Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1895

Chronique n° 1524
14 octobre 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 octobre.


Nos troupes sont entrées le 30 septembre à Tananarive. Partout, devant elles, l’armée hova avait pris la fuite ; mais, heureusement, il n’en a pas été de même du gouvernement. Celui-ci a bien voulu nous attendre. De notre rencontre au centre de la capitale est résulté un traité qui établit notre protectorat sur des bases solides. La nouvelle en est arrivée à Paris le 10 octobre : elle s’est répandue dans toute la France en quelques heures, et a provoqué partout une grande satisfaction. Les fautes du début, sur lesquelles les journaux s’étaient étendus avec trop de complaisance, les lenteurs inévitables avec lesquelles nous arrivaient les dépêches, tout avait contribué à exciter et à entretenir la nervosité de l’opinion. Il était temps que cette longue attente prît fin. Si nous avons au dehors, et une fois en campagne, le courage, l’énergie, la ténacité, qui assurent le succès de nos entreprises, nous manquons au dedans du sang-froid et de la patience qui permettent d’en attendre les résultats. Le malheur est que, dans ces brusques alternatives de confiance et d’abattement, nous sommes trop disposés à nous calomnier nous-mêmes, et que nous trouvons au delà des frontières des auditeurs encore plus disposés à nous croire. Les journaux étrangers affectaient, depuis quelque temps, de parler de la France avec une commisération bienveillante, qui était au plus haut degré irritante. Eh oui ! nous avons fait des fautes ; mais qui n’en fait pas ? Oui, des vies humaines ont été sacriflées en pure perte, par suite de préparatifs incomplets ; mais connaît-on une campagne militaire, et surtout une expédition coloniale, où les mêmes accidens ne se produisent pas ? Il faut ignorer l’histoire pour s’étonner de ces mésaventures, — nous ne disons pas pour s’en indigner, car, pour cela, le parti pris suffit. Lorsque l’expédition de Madagascar a été votée par les Chambres, nous avons pressenti, et annoncé aussi clairement qu’on pouvait le faire sans semer d’avance le découragement, tout ce qui est arrivé depuis. Mais ce qu’il n’y avait aucun mérite à prévoir et à prédire, c’était le succès final. Sur les quinze mille hommes que nous envoyions à Majunga, trois ou quatre mille devaient certainement arriver à Tananarive, ce qui était assez pour réduire les dernières résistances du gouvernement hova. Notre entrée dans la capitale ne pouvait faire de doute pour personne : toute la question était de savoir ce que nous y trouverions.

L’état des esprits en France a été très intéressant à observer, mais aussi un peu pénible à suivre pendant le cours de la campagne. Nous sommes un pays où le suffrage universel est devenu une terrible réalité, c’est-à-dire où les affaires les plus grandes et les plus complexes sont soumises, au jour le jour, au jugement de chacun, et Dieu sait combien ce jugement est mobile, et de quoi, le plus souvent, il est composé ! Il y entre une part d’ignorance à laquelle il serait assez difficile d’accoler un coefficient exact : en tout cas, il devrait être élevé. Le suffrage universel ne lit pas les livres, les rapports, les documens sérieux. Son éducation se fait au hasard de lectures sommaires. Tout ce qui parle à son imagination entre et pénètre profondément ; le reste demeure à la surface. L’expédition de Madagascar a été, on ne peut pas dire préparée, car ce serait faire trop d’honneur à l’événement que d’y voir le résultat d’un plan méthodiquement préconçu, mais amenée par une longue série de touches et de retouches par lesquelles les députés de la Réunion, les membres des groupes coloniaux, enfin les journaux qui prennent de toutes mains tout ce qu’on leur dit, ont peu à peu formé l’opinion. Le gouvernement a suivi, volens, nolens, bon gré, mal gré, le plus souvent par faiblesse, avec la pensée qu’il y avait dans toutes les solutions du pour et du contre, et que le mieux, en pareil cas, était de s’abandonner au courant et de se fier aux dieux. Les Chambres ont montré plus de facilité encore à se laisser entraîner et, la plupart du temps, elles ont elles-mêmes poussé et entraîné le gouvernement. Il y a quelques jours, les journaux de l’opposition demandaient au gouvernement les comptes les plus sévères au sujet de Madagascar : ils avaient oublié, — car rien n’égale leur puissance d’oubli, — à quel point ils étaient eux-mêmes responsables de tout ce qui s’était passé. Lorsque la Chambre a voté l’expédition, elle a éprouvé tout d’un coup un sentiment d’inquiétude et de doute, qu’elle a dominé assez vite; mais, si on se reporte aux discussions et aux votes antérieurs, on verra que sur cette question de Madagascar, et par une sorte d’enchantement dont il serait difficile et surtout délicat d’analyser aujourd’hui les causes, tous les partis retrouvaient d’accord. On criait sans cesse au ministère : En avant ! en avant ! Quant à l’opinion, on lui avait fait croire que Madagascar était un véritable paradis terrestre, d’une fécondité agricole prodigieuse, d’une richesse minière incomparable, et sur lequel il suffisait d’étendre la main pour s’en emparer. Les gens qui s’étaient donné la peine de lire attentivement les récits des voyageurs à travers la grande île africaine, ou mieux encore de les interroger eux-mêmes, savaient à quoi s’en tenir sur cette fantasmagorie ; mais le bon peuple s’y était laissé prendre, et, lorsque l’expédition a été ordonnée, on a cru généralement en France que nous partions pour une promenade militaire, où nous n’aurions à cueillir que des lauriers, des fleurs et bientôt des fruits.

Aussi la surprise a-t-elle été pleine d’angoisse lorsque les premières nouvelles sont arrivées. Eh quoi ! la maladie décimait notre corps expéditionnaire ! Nos généraux, nos amiraux avaient commis d’impardonnables maladresses et en rejetaient mutuellement la responsabilité les uns sur les autres ! Le débarquement avait été mal fait ! Rien ne paraissait avoir été préparé pour conduire rapidement, par voie fluviale, nos soldats de Majunga à Suberbieville I Les voitures Lefebvre, au lieu d’être une aide, devenaient un embarras et un obstacle ! Le rapatriement des malades s’opérait dans les conditions les plus défectueuses! Nous rappelons ces souvenirs d’il y a huit jours, non pas pour les faire revivre, mais plutôt pour montrer la fragilité de l’opinion qui les a déjà presque oubliés. Sur le moment, l’impression a été prodigieusement vive. La déception a été d’autant plus amère que la confiance première avait été plus grande. Ceux qui connaissaient Madagascar s’étonnaient moins, mais ils étaient peu nombreux. Ceux qui connaissaient l’histoire, la nôtre en particulier, avaient fait d’avance la part des erreurs d’exécution inévitables, mais ils étaient aussi une exception. En réalité, les mêmes journaux qui avaient poussé à la guerre avec le plus d’acharnement étaient au premier rang pour accuser le gouvernement, non seulement de la manière dont il l’avait conduite, mais de l’imprudence avec laquelle il l’avait entreprise. La presse radicale et socialiste qui est, de parti pris, hostile à toute expansion de la France au dehors, engageait contre le ministère une polémique qui devait se terminer à la tribune de la Chambre. L’opinion était subitement retournée. Tout le monde a son journal aujourd’hui, jusqu’au fond des campagnes, et, sous ce rapport, la perméabilité des masses rurales a fait de surprenans progrès depuis quelques années. L’esprit critique est encore nul, ou du moins très insuffisamment développé; on juge mal, on compare peu. Les impressions se forment subitement par les yeux qui lisent, ou même qui se contentent de regarder, car l’image parle encore plus vite que la lettre à déchiffrer; et les journaux illustrés ne représentaient que de lamentables scènes de champs de bataille ou de salles d’hôpital. Le désastre prenait une forme plastique obsédante, persécutante. L’histoire des plus grandes choses est semée d’accidens très semblables à ceux qu’on nous racontait; mais ils disparaissent dans l’ensemble et s’effacent devant les résultats. La différence est que, autrefois, on ne connaissait tous ces détails que longtemps après, et par des historiens qui avaient eu le temps d’être ou de redevenir justes, tandis qu’on les apprend aujourd’hui, avec la rapidité de l’électricité et longtemps avant le dénouement, par des reporters qui, n’ayant encore rien vu, s’émeuvent de tout, font des photographies instantanées au hasard de ce qui se présente, souffrent avec un malade rencontré à un coin de route, et pleurent de tout cœur sur un mourant auquel ils ont eu l’occasion de serrer la main. Et toute cette sensibilité s’épanche torrentiellement dans de longs articles ! Il faut avouer qu’il y a là une difficulté de plus pour la guerre moderne, et non des moindres, car le moral de la nation, sa constance, son imperturbabilité, ne sont pas un élément négligeable dans le résultat définitif.

On ne saurait avoir trop de reconnaissance pour la petite colonne qui, cheminant lentement mais sûrement d’Andriba à Tananarive, a mis fin à toutes ces anxiétés. Le général Duchesne s’est fait beaucoup d’honneur par la manière dont il l’a organisée et dirigée. Il n’y a pourtant pas lieu de passer d’un extrême à l’autre, et de traiter la marche sur Tananarive comme un des plus hauts faits d’armes de nos annales. L’excès dans l’enthousiasme serait une preuve nouvelle de la dépression que nous avons éprouvée pendant quelques jours, et une manière d’en prendre la revanche sur nous-mêmes. Que sera-ce donc si nous avons jamais une vraie guerre, et si nous remportons de véritables victoires? Mieux vaut laisser aux choses leurs proportions exactes. La partie de nos troupes qui est arrivée à Andriba et qui s’est avancée sur la capitale était évidemment très solide. Non seulement, elle a dû être choisie parmi les élémens les plus résistans, mais les fatigues mêmes de la campagne avaient opéré une sélection naturelle : tout ce qui était trop faible était resté en route ou avait été rapatrié, de sorte qu’on peut regarder la petite colonne qui a été chargée de l’opération dernière comme la quintessence même du corps expéditionnaire. Elle portait avec elle la fortune de l’expédition, et, on peut le dire aussi, le sort de notre ministère. Dans l’état des esprits, nous avions besoin d’un succès complet, éclatant, pour faire trêve aux appréhensions d’hier et pour les effacer. Heureusement ce succès a été atteint. Du même coup, les responsabilités sont devenues plus légères. L’orage qui s’alourdissait sur certaines têtes s’est dissipé. Le ciel s’est rasséréné. Grande leçon de philosophie pour ceux qui contemplent les choses humaines, et qui voient combien il y a peu de rapport entre les événemens et les conséquences qu’on en tire, hier contre telles personnes et aujourd’hui en leur faveur. La seule vérité éternelle est que tout est bien qui finit bien.

Et tout a bien fini. Un échec sous les murs de Tananarive était d’ailleurs invraisemblable. Les Hovas avaient montré pendant toute la campagne l’impossibilité où ils étaient de nous résister. Notre supériorité les a découragés dès le premier moment. Ils se sont fiés à la maladie, aux rigueurs du climat, aux difficultés du terrain pour nous décimer tout le long de la route, sans rien faire eux-mêmes pour seconder la nature. Ils se sont constamment repliés devant nous après des simulacres de combat. On a pu craindre d’abord qu’il n’y eût là de leur part une manœuvre, et qu’ils ne voulussent sérieusement se défendre que sous les murs de Tananarive, c’est-à-dire au moment où nous aurions été le plus affaiblis ; mais une tactique de ce genre, parfois très redoutable, ne peut être suivie avec succès qu’avec des troupes extrêmement aguerries et douées d’un caractère moral inébranlable. Et tel n’était pas le cas de l’armée malgache. Elle fuyait partout devant la terreur de nos armes : dès lors, ce n’était pas la résistance du dernier moment qui était à redouter, et nous n’avions aucune inquiétude sur le sort de notre vaillante petite colonne; mais on pouvait craindre que le gouvernement malgache ne prit la fuite comme l’avait fait son armée, et ne se réfugiât vers le sud. On sait qu’une dépêche d’origine anglaise, partie de Vatomandry et rédigée un peu trop vite d’après les récits de quelques fuyards, avait annoncé à l’Europe que les choses s’étaient passées de la sorte. La reine avait, disait-on, cherché un refuge chez les Betsiléos. Dans ce cas, notre déconvenue aurait été grande. Non seulement nous aurions rencontré des difficultés sérieuses pour l’hivernage de nos troupes, mais, dès que la saison des pluies aurait pris fin, nous aurions été obligés de recommencer la campagne dans des conditions qui restaient très confuses. Enfin, si nous n’avions trouvé personne avec qui traiter, notre situation politique aurait été des plus perplexes. Que faire? Créer de toutes pièces un gouvernement nouveau, lui conférer notre investiture et nous servir de lui pour donner le change aux diverses populations de Madagascar? Mais ces populations s’y seraient-elles trompées? Auraient-elles accepté la substitution d’une reine à une autre? Se seraient-elles inclinées docilement et aveuglément devant une autorité qui n’aurait été que le reflet de la nôtre? Rien n’est plus incertain. Il y aurait eu, pour le moins, un schisme politique, et, aussi longtemps que le gouvernement préexistant aurait tenu la campagne, tout porte à croire que son prestige serait resté supérieur à celui du gouvernement que nous aurions nous-mêmes institué. Il n’est d’ailleurs pas besoin de remonter bien haut dans nos souvenirs pour trouver une situation analogue à celle-là. Les expéditions coloniales en vue de l’établissement d’un protectorat se terminent de deux manières très différentes, et nous avons fait successivement l’expérience de l’une et de l’autre depuis une quinzaine d’années. Nous avons eu à Tunis le traité du Bardo qui a mis fin d’un seul coup à nos opérations militaires et politiques. En Annam les choses se sont passées autrement. Le roi a pris la fuite avec son ministre. Nous avons fait un autre roi, il le fallait bien. Mais il a fallu aussi réduire le premier, ce dont nous ne sommes venus à bout qu’après plusieurs campagnes où nos militaires se sont couverts de gloire et ont été naturellement couverts de décorations : le malheur est qu’elles ont obéré nos finances et nous ont condamnés, au 5 moins provisoirement, à une autorité très amoindrie. Les choses devaient-elles se passer à Tananarive comme à Tunis ou comme à Hué ? L’événement seul pouvait le dire. Elles se sont passées comme à Tunis.

C’est une simplification dont il serait difficile d’exagérer l’importance. Déjà une polémique passionnée était engagée pour nous amener à préférer à Madagascar l’annexion au protectorat, et si nous n’avions pas eu le gouvernement hova sous la main, les argumens n’auraient pas manqué aux partisans du premier système. — A quoi bon, auraient-ils dit, créer un gouvernement qui ne sera que notre doublure, et à travers lequel on ne verra que nous ? Ce gouvernement n’aura de force que celle que nous lui donnerons ; pourquoi ne pas exercer cette force, qui est nôtre, directement et sans intermédiaire? On comprend qu’il puisse y avoir profit à se servir d’un gouvernement déjà établi, reconnu, consacré, pour transmettre sous son couvert des ordres auxquels les autorités du pays ont l’habitude d’obéir. Cet avantage est grand, mais l’aurons-nous avec un gouvernement qui sera taxé et convaincu d’usurpation ? Non, évidemment. Nous devrons faire, que nous le voulions ou non, la conquête de l’île et soumettre successivement toutes ses peuplades : dès lors, ne vaut-il pas mieux travailler pour nous que pour un gouvernement interposé? — Cette logique, avouons-le, n’aurait pas manqué de force; elle aurait frappé beaucoup d’esprits ; et nous aurions été entraînés dans un dédale de difficultés militaires, politiques, administratives et surtout financières qui auraient pesé longtemps et lourdement sur nous. Madagascar nous a déjà coûté très cher, trop cher à notre gré; c’est bien le moins que nous employions, pour achever de nous, y établir, les procédés les plus économiques, ceux du protectorat. Nous avons un traité ; personne ne le connaît encore, mais, évidemment, il est sorti du portefeuille du général Duchesne et non pas de sa tête; il a été préparé à Paris, comme l’avait été celui du Bardo. Il comporte le protectorat dans sa plénitude, avec toutes ses conséquences, tel enfin que le gouvernement anglais, dirigé alors comme aujourd’hui par lord Salisbury, l’a reconnu en 1890. Et cela allège pour nous les difficultés diplomatiques aussi bien que les autres : à ce point de vue encore, le protectorat doit être préféré à l’annexion. On nous aurait peut-être demandé, on se serait certainement adjugé des compensations si nous avions annexé la grande île africaine, tandis que les compensations pour notre protectorat ont été d’avance acquittées par nous et réalisées depuis cinq années déjà par l’Angleterre. Nul ne peut dire que l’établissement actuel du protectorat de la France à Madagascar changera l’équilibre des forces dans l’Océan indien en dehors des prévisions et des conventions antérieures. De même qu’en 1878, pendant le Congrès de Berlin, au moment où elle s’est emparée de Chypre, l’Angleterre a renoncé à contester plus tard notre politique à Tunis ; de même en 1890, au moment où elle a mis la main sur Zanzibar, elle a accepté pour l’avenir toutes les conséquences du protectorat déjà établi par nous à Madagascar. Dans les deux cas, si on nous passe le mot, nous avons payé d’avance, nous sommes en règle. Il y a eu entre les gouvernemens anglais et français entente formelle, écrite, plus explicite encore pour Tananarive que pour Tunis. C’est là, en faveur du protectorat, une considération de plus qui a assez de poids par elle-même pour qu’il soit inutile d’y appuyer plus longtemps.

Les partisans de l’annexion se trompent d’ailleurs lorsqu’ils disent qu’il suffit de la proclamer pour faire tomber tous les traités préexistans. Lorsqu’on s’empare d’un pays, on le prend avec les charges et les servitudes qui le grèvent, avec sa dette s’il en a une, avec les arrangemens internationaux qui le lient. Les traités subsistent jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à leur terme normal, à moins qu’aucun terme ne leur ayant été assigné, on ne prenne le parti de les dénoncer. C’est là une question d’opportunité, qui demande, pour être heureusement résolue, du tact, de l’habileté, de l’esprit d’à-propos, mais qui ne se présente pas dans des conditions sensiblement différentes sous le régime de l’annexion et sous celui du protectorat. À Tunis, par exemple, nous avons respecté les traités, d’abord parce que quelques-uns avaient une échéance fixe qu’il nous a paru préférable d’attendre, ensuite parce que nous avions promis de les maintenir tous tels quels. Cette promesse avait pour objet de nous assurer alors la bienveillance de l’Europe, et si elle nous a causé plus tard des difficultés assez embarrassantes, elle nous en a épargné, sur le moment, d’autres qui n’auraient pas été moindres. Le régime du protectorat n’y est pour rien, et il est même probable que, si nous avions commis la faute de proclamer l’annexion en 1880, nous nous serions crus obligés, pour la faire accepter par l’Europe, de prendre vis-à-vis d’elle des engagemens encore plus nombreux et plus stricts. Il n’est donc pas exact que l’annexion fasse table rase et supprime tous les traités antérieurs. Cela n’est vrai que des Capitulations, qui subsistent dans le système du protectorat et qui disparaissent ipso facto, dans celui de la souveraineté directe d’une grande nation civilisée ; mais le principal intérêt des Capitulations est dans la juridiction, et l’Angleterre a déjà accepté pour ses nationaux, — au moins en principe, car il y a eu, dans l’exécution, quelques réserves et des lenteurs dont nous n’avons encore pas vu le terme, — celle des tribunaux que nous avons établis à Madagascar. Au reste, le gouvernement anglais est celui de tous qui s’est toujours montré le plus facile et le plus libéral pour la suppression des Capitulations dans les pays protégés, et il a lui-même, étant donné l’activité de sa politique coloniale, trop d’avantages à persévérer dans cette attitude pour qu’on puisse craindre de l’y voir renoncer.

De quelque côté qu’on se tourne, on n’aperçoit aucun bon argument à faire valoir contre le protectorat, et il faut bien croire que ceux qui l’attaquent ont pour désir inavoué de créer une administration de toutes pièces, et de distribuer une plus grande quantité de places. C’est précisément pour un motif contraire que nous sommes résolument hostiles à l’annexion. Rien n’est d’ailleurs moins conforme au bon sens que de vouloir implanter une administration française dans un pays dont les idées, les mœurs, les habitudes sont si différentes des nôtres. Entre autres défauts, cette administration aurait celui de n’être ni obéie, ni même comprise : il faudrait la mettre, pendant de longues années, entre les mains de l’autorité militaire, à moins qu’on ne préférât placer un soldat à côté de chacun de nos agens. La force, présente et effective sur tous les points, pourrait seule faire respecter un pareil établissement. Dans le système du protectorat, il suffit que la force soit placée au centre et qu’elle s’y exerce d’une manière efficace pour se faire sentir jusqu’aux extrémités. Les anciens organes de transmission continuent de fonctionner comme par le passé, avec la différence qu’ils transmettent d’autres ordres. Le danger alors, et nous espérons que notre gouvernement saura y échapper, est de marquer avec trop d’évidence à tous les yeux la sujétion du gouvernement protégé. Son prestige est une valeur à ménager : l’art du protecteur consiste à dominer toujours sans avilir jamais. Tout le monde sait, au surplus, avec quelle facilité et quelle souplesse le protectorat s’applique aisément aux milieux les plus divers. M. Alfred Grandidier, qui connaît si bien Madagascar, écrivait, il y a peu de jours, une lettre à M. Paul Leroy-Beaulieu, dans laquelle il se déclarait partisan de ce régime, et il le définissait ainsi : « Ce que nous voulons, et vous le voulez aussi, c’est que notre gouvernement utilise le concours des autorités indigènes pour l’administration intérieure du pays, que nous ne substituions pas brutalement et maladroitement nos lois et nos méthodes administratives à celles qui sont en usage, qui sont appropriées aux populations malgaches, et dont la transformation doit se faire lentement. » Et il ajoutait : « S’il n’y a à nos yeux qu’un seul genre d’annexion, il y a, au contraire, autant de formes de protectorat que de pays protégés. » Il le faut bien, puisque le protectorat a pour méthode essentielle de respecter les mœurs établies, et que celles-ci sont partout différentes. Le protectorat qui convient à la Tunisie n’est pas celui qui convient à l’Annam et au Tonkin, et aucun de ces derniers ne s’appliquerait exactement à Madagascar. Dans chaque pays nouveau, il faut des formes nouvelles. Nous avons pour nous éclairer au cours de cette œuvre, assurément délicate, notre expérience déjà acquise et l’exemple des deux plus grands peuples colonisateurs, l’Angleterre et Rome. Car rien n’est plus vieux que ce système grâce auquel la république romaine, respectant l’existence des rois, dont elle faisait ses cliens, a autrefois dominé l’univers. Montesquieu l’a résumé en quelques traits qu’on ne saurait trop méditer, car ils en contiennent toute la substance. « Il fallut attendre, dit-il, que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées avant de leur commander comme sujettes, et qu’elles eussent été se perdre peu à peu dans la république romaine. Voyez le traité qu’ils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille : il fut un des principaux fondemens de leur puissance. On n’y trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner l’empire. C’était une manière lente de conquérir : on vainquait un peuple et on se contentait de l’affaiblir... Ainsi Rome n’était pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde. Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils n’auraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver. C’est la folie des conquérans de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n’est bon à rien; car dans toute sorte de gouvernement on est capable d’obéir. » Et que faut-il davantage? Le gouvernement malgache, par la manière dont il s’est défendu et par celle dont il s’est soumis, a montré qu’il avait autant que tout autre les aptitudes requises pour obéir.

L’opinion, en France, a naturellement accueilli avec une joie patriotique les nouvelles venues de Tananarive. Au dehors, on a été généralement équitable à notre égard : avec des formes différentes et parfois quelques réticences, on a reconnu la valeur de notre effort la réalité de notre succès. Il serait d’ailleurs difficile de les contester aujourd’hui. La France a applaudi au courage et encore plus à l’endurance de ses soldats. Grâce à ces heureuses qualités de nos troupes, les fautes initiales ont été réparées. Il faudra bien se garder de jamais prendre pour modèle l’organisation du corps expéditionnaire, ni des services de tous les genres qui ont été mis à sa disposition pour les transports par terre et par eau; mais nous espérons que, toujours et partout, nos soldats montreront les mêmes vertus militaires et continueront de faire notre consolation et notre orgueil. Ils ont beaucoup souffert, et ne se sont pas découragés un seul moment. Le plus grand nombre d’entre eux n’étaient pourtant, ni par leur âge, ni par l’entraînement préalable, préparés aux fatigues d’une pareille campagne dans un pareil climat. Nous dirons toutefois qu’à quelque chose malheur est bon, si on profite de cette nouvelle et dure leçon pour se décider enfin à faire une armée coloniale. Tel qu’il s’est montré, notre corps expéditionnaire a été au-dessus de tout éloge. S’il n’a pas fait de grandes choses, c’est qu’il n’y en avait pas à faire ; mais il s’est constamment tenu à la hauteur de ce qu’on attendait de son énergie et de sa patience, et il a justifié les espérances de la patrie.


L’espace nous manque pour parler comme nous le voudrions des incidens qui se sont produits à Constantinople et qui en ont ensanglanté les rues. Bien qu’on en ait exagéré la portée, il ne faut pas non plus la méconnaître. La situation est telle que si le Sultan ne se met pas rapidement d’accord avec les puissances au sujet des réformes à introduire en Arménie, des complications nouvelles se produiront sans aucun doute, et il deviendra presque impossible d’en mesurer les conséquences. On a eu tort de croire, à la Porte et au Palais, que les négociations pouvaient se prolonger impunément sans aboutir, et que la question arménienne finirait par s’user dans les lenteurs des chancelleries. Nous avons prévenu le gouvernement ottoman du danger auquel il s’exposait. Il était impossible de prévoir comment ce danger se manifesterait, et toute l’Europe a été surprise de la forme tragique qu’il a prise ; mais, de manière ou d’autre, un peu plus tôt ou un peu tard, le feu qui couvait devait éclater.

Si d’ailleurs il y a eu des torts dans cette affaire, ils n’ont pas été tous du côté ottoman. L’Angleterre, sans mauvaise intention à coup sûr et pour amener le Sultan à céder plus vite, a paru quelquefois donner aux Arméniens un peu plus que des encouragemens : le langage que lord Salisbury a fait tenir à la Reine dans le discours prononcé à l’ouverture du Parlement a pu passer pour une excitation. Les Arméniens ont montré bientôt après qu’ils n’avaient nul besoin d’être excités, bien au contraire. Depuis longtemps déjà, les comités formés un peu partout, mais surtout à Londres, leur soufflaient au cœur des passions qu’il devait être, on l’a vu du reste, très difficile de contenir et de diriger. Qu’au milieu même de Stamboul, l’initiative de l’émeute où ont péri des officiers de police, deux juges, et finalement une quantité de malheureux, que l’agression première soit venue des Arméniens, tout le monde l’avoue, et l’Angleterre en a témoigné au premier moment une colère qui n’était peut-être pas exempte de quelque sentiment confus de sa propre responsabilité. Les mêmes hommes qu’on s’appliquait à nous présenter comme d’innocentes et de touchantes victimes, se sont précipités dans la rue, l’injure à la bouche, le pistolet et le sabre au poing, et ont fait de leurs armes un usage meurtrier. Cet épisode inopiné a fait naître quelques doutes sur les récits qui nous viennent d’Asie. On commence à se demander si là, comme sur les bords du Bosphore, les violences des Arméniens n’ont pas plus d’une fois provoqué celles des Turcs. Celles-ci n’en ont pas moins été odieuses à Sassoun, et à Constantinople même, pendant les premiers jours. La répression a été en partie abandonnée aux softas, ce qui devait lui donner inévitablement le caractère de la vengeance collective, sans mesure, sans pitié, visant non seulement les Arméniens, mais tous les chrétiens. Nous savons bien que des désordres de ce genre se produisent presque fatalement dans toutes les grandes villes où un crime peut être attribué à une partie de la population contre l’autre ; il était naturel qu’à Constantinople le désordre fût plus grand qu’ailleurs et la police moins efficace ; mais on doit éviter à tout prix le retour de semblables événemens. Que faut-il pour cela? Que l’Europe ne donne pas l’impression aux sujets du Sultan que, s’ils se révoltent, et quelle que soit la cause de leur révolte, ils seront soutenus. Il y a peu de pays en Europe, sauf la France grâce à sa merveilleuse unité, où une insurrection n’éclaterait pas dans des conditions semblables. L’Angleterre même ne serait pas épargnée, et l’exemple du passé permet de croire qu’elle ne ramènerait pas l’Irlande à l’obéissance par les moyens les plus doux. Encore une fois, cela n’excuse pas la Porte. Le Sultan doit réaliser enfin les réformes qu’il a promises en 1878, au congrès de Berlin, et dont on n’a pas encore aperçu le moindre vestige. Mais, là encore, il n’est pas sans inconvénient d’adresser à l’empire ottoman, au sujet de sa propre sécurité, des menaces que l’émeute se charge bientôt d’exécuter. Nous comptons sur l’accord de l’Angleterre, de la France et de la Russie pour dénouer sans violence nouvelle une situation dans laquelle on peut voir, d’un côté aussi bien que de l’autre, qu’il est imprudent de jouer avec l’incendie. On assure que les négociations engagées sont en bonne voie et même sur le point d’aboutir : tant mieux ! car en Orient rien ne se passe comme ailleurs, et des incidens moindres que ceux de Sassoun et de Constantinople ont souvent, par une répercussion rapide et profonde, causé à l’Europe entière des embarras qui lui seraient particulièrement pénibles en ce moment.


Ce n’est pas ici le lieu de parler de M. Pasteur : on l’a fait dans une autre partie de cette Revue mieux et plus complètement que nous ne le pourrions nous-même. Mais sa mort est un événement qu’il ne nous est pas permis de passer sous silence. Elle a produit une émotion qui est encore loin d’être calmée. Grâce aux applications pratiques qu’il avait tirées de ses découvertes, M. Pasteur était devenu populaire : la reconnaissance des foules s’unissait pour lui aux témoignages du monde savant. Il a connu de son vivant la véritable gloire : elle s’est présentée à lui sous toutes les formes, les plus hautes et les plus touchantes. Et peut-être cela n’est-il arrivé à personne à un pareil degré. Il faudrait remonter jusqu’à Lavoisier pour retrouver le nom d’un homme qui ait fait autant pour la science, et dont les découvertes aient contenu autant d’avenir. L’un et l’autre ont été des gloires françaises, mais combien le sort des deux hommes a été différent ! M. Pasteur, du moins, a connu jusqu’au bout le bonheur dont il était digne :il est mort entouré de l’affection des siens et de l’admiration de l’univers civilisé. Ses funérailles ont donné Heu à une manifestation à laquelle tout Paris s’est associé. Les illustres étrangers qui étaient en ce moment nos hôtes se sont rangés respectueusement autour de son cercueil, à côté du Président de la République. Les plus humbles et les plus puissans de ce monde lui ont fait cortège. M. le ministre de l’instruction publique a trouvé pour lui rendre hommage un langage qui était digne de lui, et digne aussi de l’immense auditoire qui écoutait dans un silence recueilli. Le savant n’est pas tout l’homme, a dit M. Poincaré, et Il a fait de l’homme simple, modeste, bon, l’éloge qu’il méritait à l’égal du savant lui-même, quelque grand qu’ait été celui-ci. Nul dans notre siècle n’a reculé plus loin que M. Pasteur les limites de la science, et nul aussi ne les a mieux connues et respectées. Il n’a pas eu la prétention de résoudre tous les problèmes qui agitent l’esprit humain parce qu’il en avait résolu quelques-uns, ni de les traiter uniformément avec les mêmes méthodes. Et c’est pour cela que, de nos maîtres les plus illustres, il est celui qui s’est le moins égaré. Il a justifié la définition qui voit dans le génie une longue patience. Ses procédés d’expérimentation touchaient à l’infaillibilité, et son œuvre, d’abord si passionnément contestée, a fini par s’imposer avec la clarté de l’évidence à tous ceux qui étaient à même de la juger.

Un étranger à l’esprit pratique a calculé par milliards ce qu’avaient déjà rapporté les découvertes de M. Pasteur. Sans doute, ce n’est pas à ce critérium qu’il faut mesurer la valeur scientifique de l’œuvre ; elle permet seulement d’admirer le désintéressement de l’inventeur qui n’a jamais voulu tirer de ses travaux un profit personnel. Mais que dire de tant de vies humaines qu’il a sauvées, de tant de souffrances qu’il a atténuées ou supprimées ? Et nous ne sommes qu’au début ; que de choses encore restent à découvrir dans le champ fertile qu’il a si largement ouvert ! C’est à lui qu’en reviendra la gloire. On est frappé d’étonnement quand on songe à tout ce qu’a fait éclore cette existence toute laborieuse, discrète, retirée, qui ne s’est produite au dehors que par des découvertes et des bienfaits. Mais surtout on est affligé d’une perte qui nous diminue à ce point. Des hommes que nous avons eus et auxquels on a pu appliquer l’épithète de grands, M. Pasteur était le dernier. Lorsque, au dehors, on contestait le génie de la France, nous le nommions et tout le monde s’inclinait : personne ne pouvait lui être comparé. Notre consolation est que sa gloire entre dans notre patrimoine national. Depuis quelques années déjà, il avait terminé sa tâche immense : la maladie qui l’a emporté l’avait condamné au repos. Mais le mouvement qu’il a imprimé à la science est de ceux qui ne s’arrêtent plus. Il l’a vu se continuer autour de lui, le suivant du regard, l’encourageant de ses conseils, heureux de ce que ses continuateurs savaient lui faire produire. L’avenir seul dira tout ce qu’en aura retiré l’humanité.


FRANCIS CHARMES.


Les Tenailles, par M. PAUL HERVIEU.

Nous n’avons pas à cacher, — et, aussi bien, quand nous le voudrions, nous ne le pourrions pas, — l’espèce de sympathie naguère encore mélangée, ou plutôt avivée d’un peu d’inquiétude, que nous avons de tout temps ressentie pour le talent original et « singulier » de M. Paul Hervieu. Nous en avons aimé la singularité même, si c’en est bien une que de n’avoir voulu se régler sur aucun modèle, d’avoir prétendu d’abord et uniquement être soi, de n’avoir fondé son succès que sur la sincérité, sur la probité, sur la personnalité de son observation ; et quand on attaquait l’auteur de l’Armature ou de Peints par eux-mêmes sur sa manière d’écrire, nous ne nous lassions pas de répéter le mot si vrai de Marivaux, nos lecteurs se le rappelleront, que, pour exprimer des choses un peu singulières, on a souvent besoin d’un style un peu singulier. C’est ce que la critique semble avoir fini par comprendre. Il y a des défauts qui n’en sont plus dès qu’ils sont, je ne dis pas la rançon ou l’envers, mais la condition de certaines qualités, — et tel est bien le cas de ceux que l’on reprenait chez M. Paul Hervieu. Si l’on a pu s’y tromper jadis, nous ne craignons plus que l’on s’y méprenne après le succès des Tenailles, et nous nous en réjouissons pour l’auteur, mais encore plus pour nous, et pour l’art.


Ce n’est pas que nous acceptions la thèse des Tenailles, et, au contraire, nous la combattrions volontiers. « Ce qui fait, a-t-on dit, que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a sauvé la vie à tous les instans; il ne peut donc réclamer contre elle. » Oserons-nous en dire autant de l’institution du mariage? Contrat ou sacrement, de quelque nom qu’on le nomme, le mariage n’a été inventé qu’en faveur de la femme, pour mettre sa faiblesse à l’abri de l’égoïsme, de l’inconstance, de la brutalité naturelle de l’homme. Où le mariage n’existe pas, c’est là qu’en vérité, bien loin d’y pouvoir être elle-même, la femme n’est qu’une esclave, une chose, un instrument de plaisir, l’odalisque du pacha, la bête de somme du nègre ; et, pour cette seule raison, toutes les facilités que l’on ouvre au divorce, les femmes ne se doutent pas du prix qu’elles les paieront un jour. Cette indissolubilité contre laquelle elles réclament les a tirées de l’antique esclavage : elle leur garantit seule leur personnalité dans le présent et dans l’avenir. Plaignons donc, j’y consens, les « victimes » du mariage. Il y en a. Il y en aura toujours, comme il y aura toujours aussi des « victimes » de la famille, ou de la patrie, ou généralement de toutes les institutions humaines. Ce n’est pas seulement la « création », c’est peut-être encore et surtout la société qu’il nous faut nous représenter


comme une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un;


et là même est le grand argument de tous les pessimistes. Faisons encore mieux ! Ne nous contentons pas de plaindre ces « victimes »; soulageons-les, si nous le pouvons; efforçons-nous d’introduire dans les lois qui règlent le mariage, — comme aussi bien dans toutes nos lois, — le plus que nous pourrons de justice et de charité. Mais pour y réussir, prenons bien garde, en voulant émanciper quelques femmes, de ne pas préparer à toutes les autres une servitude plus dure que l’ancienne, et d’abord, ce qu’il s’agit de perfectionner, ne commençons pas par l’abolir.

Empressons-nous d’ajouter que, si nous n’acceptons pas sa thèse, la pièce de M. Paul Hervieu n’en est pas moins tout ce qu’elle est comme pièce. Nous ne partageons pas non plus l’opinion de M. Dumas sur la recherche de la paternité, ce qui n’empêche pas le Fils naturel d’être l’un des chefs-d’œuvre du théâtre contemporain ! Comme à l’auteur du Fils naturel, nous sommes donc reconnaissant à l’auteur des Tenailles d’avoir obligé le public à prendre parti dans une grande question. Si l’on ne veut pas en effet que le théâtre tombe au rang d’un divertissement inférieur, et que l’opérette ou le vaudeville à surprise y règne bientôt souverainement, il n’est que temps d’y rétablir la « thèse » ou l’idée dans leurs droits. Il y a une idée, il y a une question d’engagée dans la pièce de M. Paul Hervieu. Nous n’en demandons pas aujourd’hui davantage. Puisque l’auteur des Tenailles semble être partisan du divorce « par consentement mutuel », il faut même lui savoir gré de n’avoir constitué à son héroïne aucun de ces griefs qui eussent donné le change sur le vrai point du débat. « Monsieur » n’a pas ruiné, ni battu, ni trompé « Madame » ; il a été pour elle ce que vingt autres maris sont pour leur femme, qui s’en contente. Mais s’il y en a une qui ne s’en contente pas? Voilà toute la question, et nous louons M. Paul Hervieu de l’avoir traitée avec autant de franchise que de talent.

On ne pourrait s’en plaindre que si les exigences de sa thèse avaient coûté quelque chose à la vérité du caractère de ses personnages, et je sais bien qu’on le lui a reproché. « Théorème », a dit l’un ; « syllogisme », a répondu l’autre ; « équation », a dit un troisième, qui sans doute se comprenait lui-même. Mais, tout justement, c’est le contraire qu’il eût fallu dire! On peut bien regretter que M. Paul Hervieu n’ait pas suffisamment expliqué ses personnages, et, par exemple, quand son Irène s’écrie qu’elle n’est plus à trente ans la femme qu’elle était à vingt, on aimerait que l’analyste subtil de l’Armature eût lui-même développé ce que ce cri de détresse contient de vérité profonde. Mais elle n’en est pas pour cela moins vraie ni moins vivante ; et quant aux Fergan, que le monde soit plein de ces gens qui professent que « les femmes sont nées pour faire leur devoir, qui est de donner à leur mari des enfans qui soient de leur mari, et de les élever du mieux qu’elles pourront», c’est ce qui est, hélas! incontestable, puisque c’est M. Francisque Sarcey qui l’affirme. Tel était, en d’autres temps, l’avis d’Arnolphe et de Molière


Je vous épouse, Agnès, et cent fois la journée
Vous devez bénir l’heur de votre destinée.


N’est-ce pas ce que crient tous les discours de M. Fergan? Peut-on être plus convaincu de sa souveraineté de mari? non seulement de l’étendue, mais il dirait volontiers de la « sainteté » de ses droits? Contre cette révoltée qui voudrait vivre de sa vie, à elle, se targue-t-il assez de représenter la loi, les mœurs, et la « société » ? De par son contrat de mariage, il a titre contre sa femme. Elle a promis, il faut qu’elle paie : c’est tout son raisonnement, qu’autorise le Code et qu’au besoin appuiera la gendarmerie. J’ose bien avancer que pour n’avoir pas reconnu la vérité du personnage, il faut avoir soi-même vécu dans je ne sais quel monde artificiel et livresque, dans la fréquentation habituelle du répertoire de Labiche ou de Scribe! M. Fergan est vrai, de la vérité de tels de nos contemporains que nous coudoyons tous les jours; et bien loin que M. Paul Hervieu l’ait imaginé pour la démonstration de sa « thèse», vous êtes aveugles, si vous ne voyez pas qu’au contraire sa thèse est sortie pour lui tout entière de la fréquentation des Fergan... qui pullulent!

Mais j’y songe : ce que l’on a trouvé de plus « géométrique », dans les Tenailles, ne serait-ce pas le manque d’épisodes, et cette simplicité nue d’une intrigue où l’auteur n’a rien admis qui ne tendît au dénouement ? Eh quoi ! point de « tirades », ni de « couplets », ni de mots ! de ces mots que l’on retient et que l’on s’en va répétant :


Je me nomme Michel, et quand on m’appelle Ange,
C’est qu’on veut me gratter où cela me démange.


A défaut de ces jolies choses, M. Paul Hervieu ne pouvait-il au moins « mettre en scène », comme l’on dit, les causes de la désunion du ménage Fergan ? imaginer quelque aventure ? compliquer, embrouiller savamment son intrigue? faire évoluer autour de son action principale, et de ses deux personnages, dix, quinze, vingt autres personnages — comme dans les Faux Bonshommes ou dans les Effrontés — et deux ou trois autres actions? Ne l’avait-il pas fait dans l’Armature et dans Peints par eux-mêmes ? Que lui en coûtait-il de le refaire dans les Tenailles? Nous trouverions ainsi sa pièce moins « géométrique », moins « énigmatique », plus claire enfin, disent nos augures, comme étant plus semblable à celles que nous connaissons, dont nous conservons pieusement la « formule, » ou le « moule », pour l’imposer à tous ceux qui préféreront nos éloges à leur propre pensée. Et ils ne s’aperçoivent pas, en parlant de la sorte, que cette simplicité d’action qu’ils critiquent est précisément le mérite ou l’un des mérites éminens de la pièce de M. Paul Hervieu.

Car, assurément, pour a corser » son intrigue, le brillant romancier de l’Armature et de Peints par eux-mêmes n’avait qu’à le vouloir, comme aussi pour pailleter son dialogue de mots que les « Monsieur de l’orchestre » eussent à l’envi reproduits dans leur « soirée théâtrale ». Mais, tout justement, il ne l’a point voulu, et il ne l’a point voulu parce que, en écrivant les Tenailles, il n’a point voulu refaire l’Armature ou Peints par eux-mêmes, mais autre chose ; parce qu’il sait que le drame et le roman font deux ; et parce que, s’ils font deux, on ne saurait donc les traiter par les mêmes moyens. Non seulement on passe au roman d’être « chargé de matière », mais on le lui demande ! et on le lui demande parce qu’il est, parce qu’il doit être une image ou une représentation, un commentaire ou une illustration, une interprétation de la vie contemporaine. Mais les conditions du drame sont tout autres; et, comme l’a dit M. Dumas, dans une de ses Préfaces, si la « logique » pourrait bien être la première des qualités de l’auteur dramatique, rien n’est plus remarquable, dans les Tenailles, que la logique avec laquelle ayant posé, dès le début de sa pièce, la question qu’il y voulait traiter, M. Paul Hervieu l’a menée droit à son dénouement.

Et j’aime autre chose encore des Tenailles, qui est la subordination de tous les incidens à la volonté des personnages du drame. Tandis que, dans l’Armature ou dans Peints par eux-mêmes, il n’arrivait rien ou presque rien à personne qui ne fût l’effet comme imprévu de quelque fatalité, toute l’action ici se résume en un conflit de volontés adverses. « Tu veux me quitter, dit Fergan à sa femme, et moi je ne veux pas que tu me quittes. » Ce sont les deux premiers actes du drame, et le troisième est tout entier contenu dans cette réplique : « Tu voudrais me quitter maintenant, dit Irène à son mari, et moi, je ne veux pas que tu me quittes. » Épiloguons maintenant sur les moyens qu’ils prennent l’un et l’autre d’arriver à leurs fins ! Oui, cet « enfant de l’adultère » que nous voyons paraître au troisième acte est bien un peu inattendu ; et ce qui nous étonne davantage encore, c’est que depuis dix ans qu’elle tient sa vengeance, Irène ait différé si longtemps à l’exercer ! On se demande aussi comment, dans quelles conditions, après s’être livrée si complètement à son amant d’une heure, elle a réintégré le domicile conjugal. « Ah ! toi ! toi ! s’écrie-t-elle à la fin du second acte, en s’adressant à Michel Davernier, fais de moi ce que tu voudras ! » Nous voudrions savoir ce qu’elle est devenue depuis lors ; et comment, du « scandale » que semble annoncer son exclamation passionnée, son mari n’a cependant rien su. Toutes ces questions se posent ; et s’il y a de 1’ « inexpliqué » dans les Tenailles, il est là ! Mais en attendant que l’auteur nous l’explique ou qu’il l’éclaircisse, — dans une autre pièce, — nous, qui croyons que la véritable « action dramatique », la seule qui mérite d’être appelée de ce nom, est celle qui sort du conflit des volontés humaines entre elles ou avec la fatalité, comment ne serions-nous pas heureux de voir notre opinion partagée par M. Paul Hervieu et justifiée par le succès de sa pièce ? Nous le sommes donc et nous le disons.

On pourrait louer encore d’autres qualités dans cette pièce ; mais les Tenailles sont presque le premier ouvrage dramatique de M. Paul Hervieu, et c’est pourquoi nous nous bornons aujourd’hui à en indiquer les qualités proprement dramatiques. Il en est une pourtant, d’un autre ordre, que nous nous reprocherions de ne pas signaler en terminant : je veux parler de cette générosité d’inspiration qui circule d’un bout de la pièce à l’autre, et qui en fait la valeur morale. Summum jus, summa injuria, dit un ancien adage ! On peut avoir juridiquement, socialement raison, comme le mari d’Irène, et moralement, ou humainement tort. C’est ainsi qu’aucun « contrat » ne saurait moralement autoriser un être humain à disposer souverainement d’un autre être ; et c’est ce que semblent, en vérité, ne pas savoir ou avoir oublié tous ceux qui n’ont vu dans Irène que la « femme incomprise » des anciens romans de Mme Sand, une fille ou une petite-fille de Valentine et d’Indiana. Elle serait plus voisine des héroïnes d’Ibsen. Mais ce qui fait la moralité plus haute des Tenailles, — je dis bien : la moralité, — c’est que la même loi dont ce mari si sûr de son droit s’était jadis armé contre sa femme, se retourne un jour contre lui pour le frapper mortellement. Il avait invoqué contre sa femme une espèce de contrat public dont il croyait avoir calculé toutes les charges, et voici qu’il avait oublié la plus lourde de toutes : Is pater est quem nuptiæ… « Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ainsi, s’écrie-t-il désespéré, face à face avec vous, toujours, toujours ! Quelle existence voulez-vous que je mène ! » Et sa femme lui répond froidement : « Nous sommes rivés au même boulet. Mettez-vous enfin à en sentir le poids et à le tirer aussi. Il y a assez longtemps que je le traîne toute seule. » Elle a raison ! Mais, lui, quand sur ce mot il s’exclame « qu’il n’y a pas de justice », au contraire, il se trompe, il y en a une ; et en ce moment même elle s’exerce contre lui. Car, si nous n’admettons pas que l’on abolisse le mariage pour favoriser l’évasion des Irène, ni même que la société intervienne entre elle et le mari qu’elle peut bien n’avoir pas choisi, mais enfin qu’elle a accepté, nous ne saurions davantage admettre que ce mari, valût-il cent fois mieux que M. Fergan, épuise contre elle la totalité de son droit conjugal, et ce qui est « juste », c’est qu’il soit puni d’avoir voulu le faire. Il y en aurait long à dire sur ce point...


L’interprétation des Tenailles a été ce que l’on pouvait attendre de la Comédie-Française. M. Raphaël Duflos, qui tient le rôle de Fergan a bien saisi et bien rendu ce qu’il y a de naïvement odieux dans le personnage. M. Le Bargy, Mme Pierson, dans des rôles secondaires, ont joué comme toujours en excellens « comédiens » qu’ils sont. On les voudrait quelquefois moins corrects, d’une correction moins soutenue, moins artificielle peut-être, ou qui fût en tout cas mieux cachée. A un théâtre, sinon nouveau, mais assez différent de celui dont ils ont l’habitude, il va falloir des manières de jouer plus naturelles, moins apprêtées, plus larges. C’est ce que Mlle Brandès a bien compris. Elle était ce que l’on appelle un peu « nerveuse » le soir de la première représentation, et son jeu, trop passionné, n’a pas toujours assez laissé voir ce qu’il semble qu’il y ait, dans le personnage d’Irène Fergan, de froideur de résolution. Mais ceci dit, nous ne nous souvenons pas de l’avoir vue dans un rôle dont la composition générale lui fasse plus d’honneur. Et quand elle aura maintenant adouci ce que sa voix a d’un peu rauque encore, comme quand elle aura réglé ce que son geste a parfois de trop... romantique, nous ne doutons pas qu’elle prenne une des premières places à la Comédie-Française, où aussi bien, en ce moment, il y en a plusieurs à prendre.


F. B.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.