Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1895

Chronique n° 1523
30 septembre 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 septembre.


La principale préoccupation de l’esprit public depuis quelques jours est venue de Madagascar. Les journaux ne parlent guère que de notre expédition, et il n’est pas un lointain village où elle ne soit l’objet de toutes les conversations. Nous vivons dans un temps où la perméabilité des masses populaires les plus profondes fait des progrès prodigieux. Les nouvelles de l’autre bout du monde se répandent partout avec une rapidité dont on ne pouvait, il y a quelques années encore, se faire aucune idée. Il est vrai qu’elles y arrivent assez souvent déformées par les milieux divers qu’elles ont si rapidement traversés, et par les miroirs plus ou moins fidèles qui en ont renvoyé l’image. L’importance relative des objets change quelquefois du tout au tout. On n’imaginerait pas combien les détails qu’on nous donne, avec une singulière abondance, sur l’agonie et la mort d’un pauvre petit soldat, ou même d’un malheureux porteur somali, émeuvent la sensibilité des lecteurs. Et cela est triste, assurément. Mais enfin, lorsqu’on entreprend une expédition militaire, ne faut-n pas s’attendre à des accidens de ce genre ; et les récits trop appuyés dans lesquels se complaisent les correspondans des agences et des journaux constituent-ils une littérature bien saine ? On sent un peu trop chez eux, soit dit sans les offenser, l’habitude des romans-feuilletons. Les petites choses finissent par couvrir complètement les grandes. Et malheureusement, dans un pays où tout le monde lit, mais non pas depuis bien longtemps, et où les impressions littéraires sont d’autant plus vives qu’elles sont neuves et qu’elles restent confuses, il s’établit une corrélation intime entre le chroniqueur et le lecteur. Ce dernier est légion ; il se confond avec le suffrage universel tout entier. On croirait vraiment, à voir le degré d’excitation, puis d’énervement, où est arrivée l’opinion publique, qu’une campagne à Madagascar avait été considérée à l’origine comme un simple jeu. Évidemment, il y a de la déception, de la désillusion, autant que de l’irritation, dans le sentiment qui se manifeste aujourd’hui partout. Eh quoi ! nous ne sommes pas encore à Tananarive? Nous avons perdu par suite de maladies quelques centaines d’hommes, un millier peut-être? Une incertitude pleine d’angoisse plane encore sur le résultat final? Qui aurait pu croire à de pareilles choses? Des fautes très graves ont été accumulées, oui sans doute, et cela est déplorable; mais il semble, à l’impression produite, qu’on s’attendait à n’en voir commettre aucune au cours d’une pareille campagne, et n’était-ce pas trop exiger?

Le 14 novembre de l’année dernière, nous rendions compte de la séance de la Chambre où M. le ministre des Affaires étrangères avait fait part au Parlement et au pays de la situation à Madagascar. La tentative de conciliation faite par M. Le Myre de Vilers avait été repoussée. Une sorte de panique s’était emparée de nos nationaux : ils avaient évacué l’intérieur de l’île pour gagner la côte et chercher quelque sécurité dans les villes du littoral, ou sur nos navires. Que faire? Fallait-il baisser la tête et accepter le fait accompli? Pouvions-nous renoncer, en un jour de défaillance, à une politique poursuivie pendant de longues années? Ni le gouvernement, ni la Chambre, ni le pays ne l’ont pensé. Il y avait, en ce moment, dans tous les organes de l’opinion, unanimité patriotique, et, malgré les inquiétudes que nous éprouvions dès cette époque, nous n’avons pas voulu la troubler. A la suite d’une longue série d’imprudences, la guerre était devenue inévitable. Il n’était plus temps de récriminer sur le passé; il fallait envisager avec sang-froid les obligations du moment présent. « L’attitude de la Chambre pendant le discours de M. le ministre des Affaires étrangères a été, disions-nous, très significative : elle a été silencieuse, recueillie, presque impassible. Le temps est passé où il suffisait de parler de Madagascar pour provoquer sur tous les bancs, depuis l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, un entraînement auquel personne n’échappait. Depuis lors, on a pris des renseignemens, on s’est éclairé ; on a su qu’un tiers à peine de la grande île était utilement cultivable, que tout d’ailleurs y était à faire, qu’il n’y avait pas la moindre route, pas même de sentiers, et que la fièvre s’étendait comme un mur de défense sur presque toutes les côtes. Ceux qui croient et qui disent que Madagascar serait une colonie supérieure au Tonkin n’ont certainement consulté aucun de ceux qui en sont revenus. La vérité, et la Chambre en a le sentiment, est qu’il s’agit là d’une entreprise de longue haleine, sérieuse, coûteuse, qui demandera des efforts considérables, lesquels seront peut-être médiocrement rémunérés dans n’avenir. Des fautes nombreuses, commises depuis 1885, nous ont amenés peu à peu à la situation où nous sommes. Cette situation est d’autant plus grave que notre liberté de détermination est plus apparente que réelle... » Et nous concluions comme il suit : « Ce n’est rien moins qu’une simple promenade militaire que nous allons faire à Madagascar. Nous espérons que 15 000 hommes y suffiront; nous souhaitons qu’on ne dépasse pas 65 millions. Mais il serait moins grave assurément de s’être trompé sur le nombre des millions que sur celui des hommes indispensables. »

Que l’on se soit trompé sur le nombre des millions, c’est maintenant hors de doute : dès le premier jour, nous en avions le sentiment. Si, en fin de compte, le chiffre des crédits demandés primitivement à la Chambre n’est que doublé, il faudra se tenir pour très satisfait. Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, ni de nos sacrifices. Peut-être, au moment où ces lignes seront publiées, et nous l’espérons autant que nous le souhaitons, la nouvelle de notre entrée à Tananarive nous sera-t-elle parvenue ; mais ce serait une grande erreur de croire tout terminé par là. Que le gouvernement malgache se soumette, ou qu’il résiste au dernier moment, ou encore qu’il prenne la fuite et nous oblige à le poursuivre à travers la grande île, les conséquences, dans l’une ou dans l’autre de ces hypothèses, seront pour nous très différentes et inégales, mais elles seront toujours très lourdes. Voilà ce qu’il importe de savoir pour éviter toute surprise nouvelle, car l’extrême impressionnabilité de l’opinion est un danger ajouté aux autres. Peut-être même est-il le plus grave de tous, parce qu’il est en nous-même, ce qui rend encore plus difficile d’y pourvoir. Ce qui se passe en France et à Paris, depuis quelques jours, n’est pas plus rassurant que ce qui s’est passé entre Majunga et Tananarive. On tremble à la pensée de ce qui arriverait le jour où nous aurions à traverser des épreuves plus redoutables encore que celles de Madagascar. Quelque dramatiques qu’aient été les récits des journaux, les incidens de la récente campagne ne sont pas de ceux dont on ne revient pas : il suffit d’y apporter un peu de sang-froid et de fermeté. Mais ce qui est inquiétant comme symptôme, c’est l’état nerveux de l’esprit public. Loin de nous la pensée d’établir une comparaison qui serait excessive, et par conséquent inexacte : il y a eu pourtant, dans l’affolement des imaginations, quelque chose des sentimens, ou plutôt des sensations, que nous avons vus se produire à une autre époque, où la patrie se trouvait en présence de malheurs autrement graves. Ces critiques du plan de campagne, faites le plus souvent par des amateurs de stratégie ; ces injonctions adressées au gouvernement ; ces bruits de disgrâce contre tel général; cette faveur subite témoignée, bien malgré lui, à tel autre ; cette intervention continuelle de l’ignorance publique dans les détails d’une campagne en cours d’exécution ; ce soupçon que l’on faisait planer sur tous ; ces polémiques inconvenantes entre deux ministères, pour se renvoyer mutuellement la responsabilité de fautes qu’ils ne veulent d’ailleurs pas reconnaître ; ces dénonciations venant d’on ne sait où et visant au hasard l’incapacité d’on ne sait qui; — pourquoi ne pas avouer que tout cela a eu mauvais air et n’est pas très digne d’une grande et forte nation comme la nôtre? Nous ne méconnaissons pas les fautes qui ont été commises. Qu’elles l’aient été par la Guerre ou par la Marine, cela peut intéresser ces deux ministères, et ils paraissent, en effet, attacher le plus grand prix à se blanchir l’un au détriment de l’autre ; mais nous restons médiocrement soucieux de ce côté de la question. Il nous importe peu que les fautes principales viennent de celui-ci ou de celui-là, car nous n’en souffrons pas moins dans un cas que dans l’autre. A nos yeux, la faute originelle, et la plus lourde, est dans la composition même du corps expéditionnaire. On sait avec quelle imprudente légèreté il a été formé de pièces et de morceaux par le ministre de la Guerre de cette époque, M. le général Mercier. L’erreur a été reconnue lorsqu’il était déjà trop tard pour la réparer, et elle a pesé cruellement sur la suite de la campagne. La plupart des soldats qui ont été prélevés sur l’armée métropolitaine étaient trop jeunes et n’offraient pas assez de résistance pour supporter les fatigues d’une campagne à travers un pays aussi malsain que Madagascar. Si l’on avait eu besoin d’une démonstration nouvelle de la nécessité d’une armée coloniale pour faire de la politique et des expéditions coloniales, on l’aurait eue dans tout ce qui vient de se passer. L’armée métropolitaine, formée sur le principe du service obligatoire pour tous, et du service à courte durée, n’est faite, ni matériellement ni politiquement, pour les entreprises de ce genre. Cette vérité a été niée par M. le général Mercier, mais elle a été confirmée par les faits. On n’a pas oublié qu’au moment de la discussion du budget de la Guerre, un député, M. de Montebello, a repris la question, et a demandé au nouveau gouvernement et au nouveau ministre quelles étaient leurs intentions au sujet de l’armée coloniale. Il a énuméré avec beaucoup de précision et de vigueur les obstacles qui s’étaient opposés jusqu’alors à la constitution de cette armée, et il a prié M. le président du Conseil de dire nettement à la Chambre ce qu’il en pensait. M. Ribot a donné pleinement raison à M. de Montebello. Il a promis de déposer à très brève échéance un projet d’organisation de l’armée coloniale. Depuis lors nous n’avons rien vu venir. On annonce toujours que le projet est à l’étude, et il l’est, en effet, depuis une douzaine d’années, sinon davantage, sans avoir jamais pu aboutir. Ici encore, les meilleures volontés sont venues se briser contre les prétentions opposées et les divisions du ministère de la Guerre et du ministère de la Marine, et il ne s’est pas trouvé un gouvernement assez fort pour subordonner ces intérêts contraires à l’intérêt supérieur du pays. On annonce que, sur l’initiative de M. Cavaignac, rapporteur du budget de la Guerre, la commission du budget s’est emparée de la question. Ce n’est pas à cette commission qu’il appartient de la trancher, et au surplus la solution proposée par M. Cavaignac est bien loin de nous paraître la meilleure. Mais, de manière ou d’autre, il faut une solution, et nous savons gré à tous ceux qui le rappellent, — même mal à propos, dirions-nous, si on pouvait le rappeler mal à propos. Nous espérons bien qu’après l’expédition de Madagascar on attendra longtemps avant d’en entamer une autre; toutefois, avec un empire colonial aussi étendu que le nôtre, des conflits peuvent toujours se produire, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et il importe que nous ayons pour les vaincre l’outil approprié. N’y a-t-il pas quelque chose d’illogique et de contraire au bon sens à suivre la politique que nous suivons, sans en avoir créé au préalable les organes indispensables? Si l’on a cru tout faire en instituant un ministère des Colonies, on s’est bien trompé ; on n’a rien fait du tout ; il n’y a eu rien de changé en France, il n’y a eu qu’un ministre de plus. On a augmenté l’énergie des tentations qui s’exerçaient déjà avec trop de force sur une administration très peu maîtresse d’elle-même. Le jour même où le ministère a été créé, nous avons prévu Madagascar, — hoc erat in votis ! — et c’est peut-être pour cela que M. Chautemps, rapporteur du projet de loi sur l’expédition, est devenu presque aussitôt ministre des Colonies. Mais quant à l’armée coloniale, elle est restée plus profondément enfouie que jamais dans des limbes impénétrables. On aura plus tard beaucoup de peine à comprendre que, ayant donné une si grande et si rapide extension à notre politique au delà des mers, nous ayons négligé de la pourvoir des deux instrumens qui, seuls, pouvaient en assurer le succès, à savoir une armée coloniale et une loi sur les compagnies de colonisation. Le ministère des Colonies n’est qu’une façade derrière laquelle il n’y a rien, et qui a le tort de faire croire qu’il y a quelque chose.

Ceci n’est pas une digression. Il est certain à nos yeux que, si tous les soldats que nous avons envoyés à Madagascar avaient été des hommes faits, rompus à la fatigue et habitués à de rudes climats, il y aurait aujourd’hui moins de malades dans les hôpitaux, moins de morts sous la terre ou au fond des mers, et que la colonne qui est sur le point d’arriver à Tananarive serait plus résistante et plus imposante. Oui aurait pu croire, lorsque nous sommes partis quinze mille, — et il faut ajouter à ce nombre environ dix mille porteurs, — que quatre mille et quelques centaines d’hommes à peine seraient capables de partir d’Andriba pour marcher sur la capitale? Et combien seront-ils au moment d’y toucher? Oui, certes, les fautes ont été multipliées, sans quoi ce résultat serait inexplicable. On a parlé beaucoup du désordre qui a présidé au débarquement, et qui parait, en effet, avoir été extrême. L’histoire du wharf qu’on a été obligé de couper en deux, parce que les sondages faits pour l’établir en une seule jetée avaient été mal exécutés, est passée à l’état de légende. Quelques optimistes quand même assurent aujourd’hui qu’il a mieux valu avoir deux wharfs plus courts que d’en avoir eu un seul plus long. Mais ce qu’on ne peut nier, c’est que les chalans faisaient défaut pour le débarquement, que les canonnières manquaient pour remonter le Betsiboka jusqu’à Suberbieville, et que la flotille sur laquelle on avait compté s’est trouvée insuffisante. De là des retards qui ont influé sur toute l’expédition. La marche de Majunga à Suberbieville, et de Suberbieville jusqu’à Andriba, a été extrêmement laborieuse. Pas un seul moment nos soldats n’ont été arrêtés par l’ennemi. Toutes les fois que nous les avons rencontrés, les Hovas ont pris la fuite, soit qu’ils aient été démoralisés par la supériorité de nos armes, soit qu’ils aient voulu réserver toutes leurs forces pour un combat désespéré sous les murs mêmes de Tananarive. On a pu dire, presque sans exagération, que s’il n’y avait pas eu des Hovas dans l’île, les difficultés auraient été pour nous exactement les mêmes, car elles ont consisté presque exclusivement dans le climat qu’il a fallu subir et dans la nature des régions qu’il a fallu traverser. Mais ne savait-on pas d’avance que le climat était meurtrier ? Ignorait-on qu’il n’y avait pas, sur tout le territoire de Madagascar, une seule route ? On le croirait, en vérité, lorsqu’on songe au fâcheux impedimentum dont on a encombré notre marche par le fait des voitures Lefebvre. Ces voitures avaient pourtant été essayées déjà dans la brousse du Dahomey, et elles y avaient donné de très médiocres résultats : mais enfin la distance de Kotonou à Abomey n’est pas comparable à celle qui sépare Majunga de Tananarive, ou même d’Andriba, puisque c’est là qu’on s’est décidé à se séparer de ce poids mort. Étant données les conditions générales de l’expédition, le problème était des plus simples à poser, sinon à résoudre. Il s’agissait de traverser le plus rapidement possible les parties vraiment insalubres de l’île, pour arriver jusqu’aux plateaux. Par suite de quelle aberration d’esprit a-t-on compliqué l’opération par la nécessité de faire une route, non pas seulement pour nos soldats, mais encore pour plusieurs milliers de véhicules qui ne pouvaient rouler que sur un chemin carrossable ? On a perdu ainsi un temps précieux, et, ce qui est pire, on a laissé nos hommes exposés pendant de longues semaines à un climat qui, au su de tout le monde, devait produire chez eux des effets funestes. Ce sont là les plus lourdes fautes commises dans la conduite même de la campagne. Nous ne parlons pas du rapatriement des malades par la mer Rouge ; il a été presque universellement blâmé ; mais il n’a pas eu d’effet immédiat sur l’expédition elle-même, puisque les malades qu’on renvoyait en Europe étaient évidemment considérés comme incapables de reprendre jamais leur place dans le corps expéditionnaire : de toute manière, ils étaient perdus pour la suite des opérations.

Maintenant, le sort en est jeté. Nous n’avons plus qu’à attendre des nouvelles de la colonne qui a quitté Andriba et qui est peut-être arrivée en ce moment même à Tananarive. L’esprit de critique a été poussé si Loin, — et sans doute l’esprit de parti s’y est mêlé quelquefois, — qu’on a reproché au général Duchesne la témérité de sa marche finale sur la capitale. On a même assuré qu’il n’avait agi que sur l’ordre formel du gouvernement, lequel aurait besoin d’un succès pour la prochaine rentrée des Chambres, et qui jouerait ainsi le tout pour le tout. Avons-nous besoin de dire que ces accusations tiennent de la fantaisie? Le général Duchesne, une fois parvenu à Andriba, n’avait plus qu’un parti à prendre, et nous aurions préféré qu’il le prît plus tôt. Le moindre retard nouveau nous aurait exposés à ne pas atteindre le but avant la saison des pluies : dès lors l’opération tout entière était manquée, au moins pour cette année, et nous étions exposés à toutes les rigueurs de l’hivernage dans les conditions les plus déplorables. Les lenteurs même qui ont caractérisé la première phase de l’opération ont eu du moins pour résultat d’assurer au général Duchesne une base d’opération aussi solide que possible. Puisque les voitures Lefebvre ont pu arriver jusque là, grâce à la route qu’on leur a faite, espérons qu’elles servent maintenant à quelque chose, et que les transports sont devenus faciles et rapides entre Suberbieville et Andriba. La colonne de marche est partie dans les meilleures conditions : le sort de la campagne dépend désormais de sa bonne fortune. Rien n’égale l’impatience avec laquelle, au moment où nous écrivons, la France entière attend un télégramme qui lui annonce l’entrée de nos troupes à Tananarive. Certes, tout ne sera pas terminé alors. En mettant les choses au mieux, c’est-à-dire dans l’hypothèse où le gouvernement hova se soumettrait et accepterait tel quel le traité que le général Duchesne apporte avec lui, bien des questions resteraient encore en suspens. Il serait téméraire de croire que le traité de Tananarive produira instantanément les effets que le traité du Bardo a produits autrefois dans la Régence de Tunis. Nous aurons à faire peu à peu la conquête de l’île, et à y établir partout l’autorité de notre protectorat. Mais n’anticipons pas sur un avenir qui n’est pas encore ouvert. Pour le moment, toutes les pensées comme tous les vœux se concentrent sur la colonne de marche, et il y a quelque chose d’émouvant dans cette attente générale : l’émotion toutefois est mêlée de confiance. L’anxiété de ces derniers jours se dissipera vite quand nous serons entrés à Tananarive. Nous aurons atteint, pour cette année, le résultat que nous avions visé, et c’est surtout en matière de politique coloniale qu’il est vrai de dire qu’à chaque année suffit sa peine.


A l’étranger, la quinzaine qui vient de s’écouler a été marquée par un seul événement de quelque importance, à savoir la célébration à Rome de l’anniversaire du 20 septembre. Les Allemands fêtent ce qu’ils appellent leurs noces d’argent avec la victoire : il y a vingt-cinq ans, en effet, qu’ils nous ont battus dans les conditions que l’on sait. Ces souvenirs sont trop douloureux pour que nous rendions compte des commémorations allemandes : cependant, il faut reconnaître qu’elles sont légitimes, et qu’en somme, dans l’éclat qui leur est donné, il ne s’est produit aucun incident dont nous ayons eu particulièrement à nous plaindre. On s’est appliqué à leur enlever tout caractère agressif. Il semble que les Italiens aient été un peu jaloux des réjouissances de leurs alliés et qu’ils aient voulu, eux aussi, célébrer leurs noces d’argent avec quelque chose : il est difficile de trouver une autre explication à la solennité inaccoutumée qu’ils ont donnée, cette année, à la célébration du 20 septembre. On ne peut vraiment pas, au point de vue purement militaire, comparer les fêtes italiennes à celles qui ont lieu en Allemagne, car enfin, si la poudre a parlé bruyamment, en 1870, autour de la Porta Pia, ce n’était évidemment que pour la forme : le malheureux Pie IX était sans défense. Mais, au point de vue moral et politique, la date du 20 septembre n’en est pas moins très importante dans l’histoire de l’Italie. Elle marque la fin d’une période et le commencement d’une autre. Tous les ans, on la célébrait dans les différentes villes de la péninsule, et on le faisait de manières très différentes suivant le plus ou moins d’enthousiasme qu’elle excitait ici ou là. Ces manifestations avaient conservé un caractère tout local et municipal. Cette année, on a décidé de faire du 20 septembre une fête nationale, ce qui était peut-être grandir les choses, car n’y a dans l’histoire de l’Italie contemporaine des souvenirs plus glorieux que celui-là : il est vrai qu’ils ne reportent pas la pensée juste à vingt-cinq ans en arrière, et qu’ils ne peuvent pas se combiner et s’allier avec les anniversaires allemands. Quoi qu’il en soit, la résolution une fois prise, M. Crispi l’a exécutée avec sa décision ordinaire. Non pas que cela lui ait été de prime abord bien agréable, mais il est habitué à passer hardiment sur toutes les difficultés. Lorsque la proposition a été faite à la Chambre d’ériger le 20 septembre en fête nationale, il semble bien que le gouvernement ait été pris un peu au dépourvu. L’initiative venait d’on ne sait plus quel député obscur : M. Crispi est trop fin pour n’avoir pas senti tout de suite qu’elle avait de grands inconvéniens, et, dans la franchise du premier moment, il n’a pas caché qu’elle lui semblait peu opportune. Il y a des calices qu’il faut avaler vite, en fermant les yeux; celui-là était du nombre. Combattre la motion présentée aurait semblé une sorte de désavœu des événemens de 1870, ou, dans tous les cas, aurait été interprété de la sorte. M. Crispi a donc demandé à la Chambre de voter la proposition à l’unanimité, et c’est ce qu’elle a fait. A partir de ce moment, toutes les autres questions sont passées au second plan. On ne s’est plus occupé que des fêtes du 20 septembre ; mais elles provoquaient les sentimens les plus divers.

Sans doute, une grande partie de l’opinion approuvait : toutefois, quelques-uns de ceux qui le faisaient le plus haut se demandaient plus bas s’il était de bonne politique de prendre Rome pour théâtre de manifestations qui devaient être considérées comme offensantes pour le Saint-Père. Au milieu de la ville en fête, parée, illuminée, un point était condamné à demeurer triste et sombre ; et là, un vieillard qui n’est rien moins que résigné, le plus auguste des souverains dépossédés, celui de tous assurément qui reste le plus grand dans sa chute temporelle, devait ressentir l’outrage avec amertume et préparer quelque protestation douloureuse et ulcérée. Il y a bien peu d’Italiens qui, au fond de l’âme, ne regrettent la rupture qui s’est faite entre le pape et le roi, entre la tiare et la couronne. Elle était probablement inévitable, mais ils ne la regardent pas moins comme déplorable, et, dans le secret de leurs rêves, tous s’abandonnent à l’espérance de voir cette antinomie se résoudre un jour. Il s’est passé un petit incident qui mérite bien d’être mentionné, parce qu’il révèle sous une forme piquante ce que ce sentiment a de profond. L’homme qui paraissait le plus naturellement désigné pour prendre part aux fêtes de Rome est le général Cadorna : c’est lui qui a enfoncé la Porta Pia en 1870, et fait à coups de canon la fameuse brèche par où est passée la révolution triomphante. Le général Cadorna a reçu une invitation particulière d’avoir à se rendre à Rome ; il a répondu au Syndicat en s’excusant pour des raisons d’âge et de santé. Il se réjouissait volontiers du pèlerinage patriotique qui allait faire accourir tant de citoyens italiens, mais il avait soin de marquer sa satisfaction de voir « à toutes les époques de l’année accourir à Rome des pèlerins de toutes les parties du monde pour rendre l’hommage dû à l’Église et à son vénérable chef. » Qui se serait attendu à cette réponse de la part du bombardeur de 1870? Elle est pourtant bien italienne. Les journaux avancés ont jeté feu et flammes contre le général Cadorna : qui sait ce que leurs rédacteurs écriront à leur tour dans vingt-cinq ans? Sur tous les points de l’Italie des manifestations de respect et de sympathie se sont produites en faveur du Saint-Père, et des télégrammes de condoléance lui sont venus par monceaux du monde entier. En Belgique en particulier et en Autriche, de la part soit du clergé, soit des fidèles, de vives protestations se sont élevées contre ce que la célébration du 20 septembre avait de blessant pour le Saint-Siège et pour le pontife qui l’occupe avec tant de dignité.

En outre, M. Crispi ne pouvait pas se dissimuler que les fêtes de Rome causeraient quelque embarras à plus d’un gouvernement étranger, et surtout à ceux avec lesquels il a noué les liens les plus intimes. Tous ont accepté les faits accomplis il y a vingt-cinq ans, mais il en est qui n’aiment pas beaucoup qu’on les leur rappelle. Ne parlons pas de nous, à qui on ne peut vraiment pas demander de prendre goût aux anniversaires de 1870, quels qu’ils soient, et celui du 20 septembre n’a rien qui doive particulièrement nous agréer. Mais nous ne sommes pas seuls à éprouver, à l’égard de cette date, un sentiment de réserve. L’Allemagne elle-même, dont le gouvernement est protestant, compte un très grand nombre de catholiques, organisés comme on le sait en parti puissant, et avec lequel il faut compter. Dans chaque pays, les catholiques ont leurs préoccupations dominantes. Chez nous, il ne semble pas que, depuis d’assez longues années, la situation temporelle du Saint-Père y occupe la première place : il n’en est pas tout à fait de même en Allemagne. L’irritation y aurait été extrêmement vive si le gouvernement avait pris une part quelconque aux fêtes de Rome, et il a bien fallu ménager cette susceptibilité

Avons-nous besoin de dire qu’en Autriche l’embarras a dû être encore plus grand. Si le gouvernement de l’Allemagne est protestant, celui de l’Autriche est catholique. L’empereur Guillaume aime à aller à Rome. Avant lui, son père, lorsqu’il était prince impérial, faisait aussi de fréquens voyages en Italie, et il a passé à San-Remo les derniers jours qui ont précédé sa fin. Il n’en est pas de même de l’empereur François-Joseph. Celui-ci a bien voulu oublier que l’Italie actuelle s’est faite en grande partie à ses propres dépens; mais il n’a pas oublié aussi aisément qu’elle s’est faite aux dépens du pape, et, plus encore par inclination de conscience que par raison politique, il n’a jamais remis les pieds dans la péninsule depuis 1870. Lorsqu’il vient dans le midi de la France, il a soin d’éviter le territoire italien. En 1881, le roi Humbert, accompagné de la reine Marguerite, est allé à Vienne, où il a été reçu officiellement, en très grande pompe. L’empereur François-Joseph ne faisait aucune difficulté à accueillir chez lui son allié, son ami ; mais lorsqu’il s’est agi pour lui de rendre la visite, la difficulté a commencé. Il l’aurait rendue volontiers, on le dit du moins, à Venise, à Milan, dans des provinces qui lui avaient autrefois appartenu à lui-même et qui lui avaient été arrachées par le sort de la guerre; mais, à Rome, il n’y pouvait consentir. S’il avait renoncé pour son compte à la Vénétie et à la Lombardie, le pape n’avait pas renoncé à ses États. Il y avait là une situation devant laquelle on pouvait s’incliner, mais qu’on ne pouvait pas consacrer par une démonstration personnelle. Ce qui est sûr, c’est que, depuis quatorze ans, la visite faite à Vienne par le roi Humbert et la reine Marguerite ne leur a jamais été rendue, parce qu’il aurait fallu pour cela que François-Joseph allât à Rome. La politique a conseillé de part et d’autre de jeter un voile sur cette situation fausse; malheureusement, la fête du 20 septembre a quelque peu soulevé ou même déchiré ce voile. L’abstention de l’Autriche, abstention qui d’avance était certaine, a déterminé celle des autres puissances. Tous les ambassadeurs, sauf, l’ambassadeur d’Angleterre, ont fermé leurs fenêtres le 20 septembre et se sont gardés de les pavoiser. Nous ne pouvions pas faire plus que les autres, qui ne faisaient rien. La fête du 20 septembre a donc gardé un caractère tout italien : elle y a gagné en intimité, mais elle y a un peu perdu en rayonnement, La Triple-Alliance n’y a pas figuré.

Il est vrai que l’attitude de l’Autriche était particulièrement difficile dans cette circonstance, car, si l’Autriche est l’alliée de l’Italie, il s’en faut de beaucoup que la confiance des deux gouvernemens soit entière et porte sur tous les points. L’Autriche, assurément, a fait son deuil de ce qu’elle a perdu ; il n’entre pas dans sa pensée de reconquérir la Vénétie et la Lombardie ; mais elle a la prétention de garder toujours ce qu’elle a pu conserver jusqu’ici, c’est-à-dire Trente et Trieste, et il n’est pas un seul patriote italien qui n’ait l’espoir de les lui arracher un jour. L’alliance austro-italienne porte sur des intérêts européens très généraux et plus ou moins bien compris : elle s’arrête aux intérêts respectifs des deux pays. La révolution italienne est momentanément suspendue, elle n’est pas achevée : elle ne le sera que lorsque Trieste et Trente auront fait retour à la patrie antique et en auront complété l’unité. Il y a à Trente, et surtout à Trieste, une population italienne très ardente, dont les comités se rattachent à ceux de la péninsule, et, dans les uns pas plus que dans les autres, on ne renonce à rien. Les obligations qui résultent de la politique d’alliance mettent une sourdine à l’expression de ces sentimens, sans que l’intensité en soit diminuée. Des conspirations, des luttes à main armée ont eu lieu autrefois, et ont fait des martyrs dont le nom est resté dans les cœurs patriotes. N’était-il pas évident qu’une fête comme celle du 20 septembre, qui n’était autre chose que l’arrogante glorification de la révolution italienne, devait amener une fermentation violente dans ces élémens plus ou moins troubles, que la raison d’État peut comprimer, mais non pas les étouffer ? C’était jouer avec la poudre que de célébrer cette date. L’Autriche s’est abstenue ; nous allons voir à quelles manifestations on s’est livré contre elle ; mais si, faisant violence à ses sentimens, à ses instincts, elle avait cru devoir les subordonner à un intérêt politique supérieur et prendre part, quand même, aux réjouissances de Rome, il est infiniment probable qu’elle aurait été encore plus maltraitée. La prudence, en un tel jour, conseillait de ne pas montrer le drapeau autrichien.

À Trieste, la commémoration du 20 septembre avait été formellement interdite, et rien n’était plus naturel. En Italie, dès le premier jour, les comités révolutionnaires ont annoncé l’intention de célébrer la mémoire du triestin Venezian et d’installer son buste dans une niche sur la façade du Vascello, le casino qui, en 1849, été vivement disputé entre Français et Italiens. Ce sont des souvenirs bien lointains, et complètement effacés pour nous. La police avait interdit l’inauguration du buste de Venezian et fermé avec des planches la niche où on devait le placer. Il n’a été tenu aucun compte de ses ordres, et les planches qu’elle avait clouées contre la niche ont été violemment arrachées. Le buste de Venezian a été inauguré aux cris de : « À bas l’Autriche ! » pendant que le député Barzilaï, Triestin lui-même, prononçait un discours très violent. On raconte aussi qu’au moment où la députation des Triestins, — car si on a pu leur interdire de célébrer le 20 septembre chez eux, on n’a pas pu les empêcher d’aller le célébrer à Rome, — au moment donc où la députation des Triestins déposait sur la tombe de Victor-Emmanuel une couronne avec cette inscription : « A leur roi regretté, Trieste et l’Istrie! » M. Villa, président de la Chambre des députés, qui visitait le Panthéon, a demandé qu’on lui présentât les délégués. « Je me réjouis avec vous, leur a-t-il dit, de l’hommage rendu au grand roi. J’ai toujours éprouvé un sentiment chaleureux pour l’italianité de Trieste, C’est mon ardent désir que vos vœux s’accomplissent. » Un tel langage, dans la bouche du président de la Chambre des députés, a une portée qui n’échappera à personne. Au reste, les manifestations du même genre se sont multipliées, et il deviendrait difficile de les raconter toutes. Parfois, elles ont pris un caractère nettement républicain. Mais, de toutes, les plus significatives sont celles qui se sont produites devant le palais Chigi, où siège l’ambassade d’Autriche. Le 21 septembre, lorsque le long cortège qui venait de quitter la Porta Pia a défilé devant l’ambassade, toutes les bannières se sont abaissées en même temps comme si elles obéissaient à un mot d’ordre, en même temps que se faisaient entendre des salves de sifflets. Les fêtes populaires ont cela de précieux, mais aussi de dangereux, qu’elles font jaillir avec force les sentimens que la diplomatie comprime au fond des cœurs. Et c’était bien là le péril du 20 septembre, péril que M. Crispi avait, dès le premier moment, entrevu, mais qu’il se faisait fort de conjurer. On voit qu’il n’y a qu’assez imparfaitement réussi.

Au reste, l’incident le plus curieux a été le discours que M. Crispi lui-même a prononcé au pied de la statue de Garibaldi. L’inauguration de ce monument a été, si on nous permet d’employer ce mot vulgaire, le clou de toutes ces fêtes. Elle a réussi admirablement. Le temps était splendide. L’enthousiasme était à son comble. M. Crispi, qui est un des derniers survivans des grandes luttes et qui a gardé dans son caractère quelque chose de ce qu’elles ont eu d’aventureux, de hardi, de brutal, enfin de très mélangé, M. Crispi était en quelque sorte désigné pour prendre la parole. Il l’a fait, mais, de l’aveu de tous, son discours a causé une grande déception. Un thème admirable s’offrait à lui : qui ne l’aurait applaudi s’il s’était borné à le développer? Pourquoi ne s’est-il pas contenté de glorifier la patrie italienne, de mesurer l’espace parcouru, le progrès accompli depuis vingt-cinq ans ? Il aurait fait vibrer tous les cœurs, même au delà des Alpes, s’il avait montré l’Italie ayant pris place désormais au rang des grandes puissances, étendant glorieusement son domaine colonial, participant à toutes les grandes choses qui se font dans le monde, et sûre enfin de son avenir autant qu’elle est fière de son passé. On lui aurait su gré d’éviter toute allusion à ce que l’œuvre accomplie avait eu quelquefois d’exigences fâcheuses et à ce qu’elle avait laissé de divisions. En un jour pareil, une fanfare purement patriotique aurait été tout à fait à sa place. M. Crispi ne l’a pas compris. Irrité sans doute des manifestations qui s’étaient déjà produites autour du Saint-Père, il a adressé au Vatican une admonestation sévère et menaçante, et dans quels termes ! A l’entendre, c’est pour son plus grand bien que le Pape a été privé du pouvoir temporel. Ce pouvoir était pour lui une gêne, une diminution de sa liberté. Il y avait là un problème resté irrésolu à travers :les siècles et qui pesait sur la papauté : le génie italien l’a résolu par la loi des garanties. « La catholicité devrait être reconnaissante à l’Italie des services qu’elle a rendus au pontificat romain. Tout cela est notre œuvre : œuvre du parlement et du roi. Je dirai même, a-t-il ajouté, que ce fut l’accomplissement de la volonté du Très-Haut. Les audacieux qui, méconnaissant la loi éternelle, s’opposent à la volonté de Dieu ne manquent pas, et nous devons reconnaître avec regret que ce sont ceux qui se disent ses ministres. Mais ils ne prévaudront pas, et peut-être deviendront-ils plus sages. Les ministres du culte savent qu’on ne les touchera pas tant qu’ils resteront dans les limites de leur droit. Ils savent qu’en prêchant la rébellion contre les lois leur œuvre ne profiterait qu’aux anarchistes, qui nient Dieu et le roi. Cette œuvre alors ne pourrait pas rester impunie. » On croirait entendre Bonaparte, devant la grande Pyramide, parlant aux imans et aux muphtis.

Il serait impossible de comprendre pourquoi M. Crispi, d’ailleurs à l’étonnement général, a cru devoir prononcer de semblables paroles, si sa situation et son intelligence élevées ne lui avaient pas fait sentir par mille symptômes qui échappaient à d’autres, mais dont sa perspicacité était frappée, que cette fête, qu’on le voulût ou non, ne pouvait pas être celle de l’union : tout au plus était-elle celle de l’unité, et encore? Nous ne voulons pas dire par là qu’elle n’ait pas été fort brillante. Elle a jeté pendant plusieurs jours de suite un très vif éclat. Le roi, la reine, le prince royal, ont été l’objet d’ovations enthousiastes et sans cesse renouvelées. Mais on a été un peu surpris de l’absence autour d’eux de quelques personnes de leur famille. Quoi qu’il en soit, leur popularité s’est manifestée de la manière la plus évidente. Les critiques, et elles ont été abondantes, ont porté sur leur gouvernement. On en a voulu à M. Crispi de n’avoir pas accordé amnistie pleine et entière aux condamnés politiques, dont le plus grand nombre ont été frappés par les tribunaux militaires à la suite des troubles de Sicile. Leurs peines ont été diminuées, elles n’ont pas été levées. M. Crispi a craint sans doute de paraître céder à l’opinion publique, qui, dans des élections répétées, a donné une écrasante majorité de suffrages à quelques-uns de ces malheureux. Nous ne sommes pas juge de la question de savoir si la situation intérieure de l’Italie permettait en ce moment de pousser la clémence jusqu’au bout, et il faut bien croire que non, car jamais occasion n’avait été plus favorable au plein exercice de la générosité royale. En tout cas, la déception a été grande, et les journaux avancés ne manquent pas de l’exprimer en termes acerbes ou même violens. Il en est plusieurs qui blâment les fêtes, et qui opposent à ce décor de théâtre l’état de l’Italie telle qu’ils la voient, ou peut-être qu’ils veulent la faire voir. Nous n’avons aucune intention de nous faire ici l’écho de leurs doléances. L’Italie a jugé bon de choisir le 20 septembre pour sa fête nationale : c’est son affaire. Ne nous a-t-on pas reproché quelquefois à nous-mêmes d’avoir pris pour la nôtre le 14 juillet ? Et il est certain que si on regarde froidement le fait en lui-même, au lieu de le considérer comme un symbole, il prête facilement à la critique. Mais le 14 juillet ne regarde que nous, tandis que le 20 septembre touche, comme on l’a vu, à des intérêts internationaux qui n’ont pas encore retrouvé leur équilibre. La loi des garanties elle-même, bien qu’on nous la présente comme une des productions les plus achevées du génie italien, mérite-t-elle tout à fait son nom ? On peut en douter, puisqu’il dépend du gouvernement seul de la retirer, et que M. Crispi a semblé menacer le Vatican de ne plus en tenir compte le jour où il jugera que le clergé est sorti des limites de son droit. Mais, encore une fois, nous ne discutons pas ces questions. Tout ce que nous voulons dire, c’est qu’elles dormaient, et que M. Crispi, soit par la fête du 20 septembre elle-même, soit surtout par le langage qu’il y a tenu, les a brusquement réveillées. Il les a posées à nouveau, agitées, discutées, et non pas peut-être résolues de manière à tranquilliser tout le monde. À quoi bon cette mise en scène ? C’est un plus grand principe politique que celui qui recommande quieta non movere. Le temps arrange bien des choses, à la condition qu’on le laisse agir patiemment et sans le troubler. Lorsqu’on fait le bilan des avantages et des inconvéniens que la fête du 20 septembre a procurés à l’Italie, il est au moins douteux que la balance penche du côté des premiers.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.