Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1871

Chronique n° 950
14 novembre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1871.

Si la politique était le royaume des fantaisies, bien des Français auraient assurément toujours le droit de prétendre à un rôle distingué dans ce royaume. Si tous les rêves de l’imagination ou de l’ambition, de l’esprit de parti ou de la vanité ne coûtaient si cher, si on n’avait appris qu’ils finissent quelquefois par d’effroyables catastrophes, on pourrait les laisser passer sans s’émouvoir beaucoup, en les considérant tout au plus comme l’exubérance d’une société qui a des loisirs. Malheureusement nous n’en sommes plus à ces loisirs, qui, même quand nous les avions, auraient pu être mieux employés ; nous n’avons plus de temps à perdre à nous donner en spectacle par nos disputes inutiles, par nos jeux d’esprit, par nos propagandes ambitieuses et chimériques. La politique est redevenue pour nous tout ce qu’on peut imaginer de plus sévère, de plus ingrat si l’on veut : c’est une œuvre à reprendre par le commencement. Il faut bien se dire en effet et se répéter sans cesse que la France a été ramenée par la main brutale de la mauvaise fortune à une sorte d’état rudimentaire où elle a tous les élémens de sa vie nationale à reconquérir, à raffermir par un travail de tous les instans, par des efforts obstinés de raison pratique et de prudente activité. Tout ce qui peut détourner du but en réveillant des questions oiseuses ou des passions meurtrières est une diversion coupable. Une heure perdue ne se retrouvera pas. Tant que nous n’en serons pas revenus à la régularité laborieuse, au sentiment simple et droit de la vérité, à tout ce qui est la condition nécessaire et fondamentale de notre reconstitution, nous n’aurons rien fait, nous serons des hommes fort malheureux sans doute de ce qui est arrivé, mais n’ayant rien appris et tout prêts à recommencer le cours des excentricités et des folies qui nous ont perdus. Voilà qui est clair comme le jour, et s’il y a justement une chose pénible au point où nous en sommes, c’est le spectacle de ce contraste, qu’on a trop souvent encore sous les yeux, d’une disproportion cruelle, choquante, entre la réalité qui nous presse et ce mouvement artificiel qu’on nous donne pour de la politique, qui n’est qu’un tapage sans portée dont l’unique effet est de nous étourdir sur les véritables problèmes au milieu desquels nous sommes condamnés à vivre.

La politique ! Il n’y en a évidemment qu’une possible aujourd’hui en France au lendemain de tant d’accablantes épreuves, et cette politique, elle est si invinciblement imposée par la nature des choses, qu’il faut vraiment de la bonne volonté pour s’en détourner. La réalité en effet est là douloureuse et pour ainsi dire criante ; elle nous assiège sous toutes les formes. Une occupation étrangère qu’on a fait reculer tant qu’on a pu, mais qui pèse encore et qui pèsera pendant deux ans sur six départemens, — une crise monétaire qui n’est que la conséquence de nos engagemens et qu’on doit combattre autant que possible, — des impôts nouveaux à combiner de façon à ne point épuiser le pays, — le travail à stimuler, une armée à reconstituer, l’ordre à ramener partout dans les esprits comme dans les faits, — les habitudes de légalité et de régularité à rétablir dans un monde où ceux qui ont eu le pouvoir sont les premiers à s’en affranchir, — la paix sociale à disputer aux passions meurtrières, que faut-il de plus ? Assurément il y a bien là de quoi donner de l’occupation à tout le monde et même de quoi suffire aux plus dévorantes activités ; mais non, la réalité est importune ; il vaut bien mieux reprendre toutes les vieilles déclamations des polémiques d’autrefois, faire de la politique avec des rumeurs qu’on imagine ou qu’on grossit, et, sous prétexte d’en finir avec les incertitudes d’une situation laborieuse, commencer par ébranler le peu de sécurité que nous avons. C’est notre histoire depuis quelque temps.

Il y a une assemblée et un gouvernement dont on dira ce qu’on voudra, mais qui en fin de compte sont indubitablement le produit d’une des plus solennelles manifestations nationales. Tout cela n’a pas plus de huit mois d’existence. Est-ce un régime définitif, est-ce un régime provisoire ? C’est du moins le pays se possédant lui-même, se gouvernant lui-même, et, tel qu’il est, ce système, pratiqué avec la plus vigilante sagesse, avec le patriotisme le plus éclairé, n’a point été sans profit pour la France. Cela est beaucoup trop simple ou cela dure trop longtemps, à ce qu’il paraît. Il faut autre chose aux grands politiques en disponibilité qui sont chargés des affaires de l’empire ou de la république radicale ; il faut absolument, pour leur satisfaction, qu’il se machine à Versailles toute sorte de combinaisons mystérieuses dont ils ont le secret, bien entendu. Un jour, c’est un appel au pays, c’est un plébiscite que le gouvernement prépare avec une sournoise habileté ; un autre jour, c’est une réforme électorale qui est déjà toute prête ; naturellement on connaît les plus minutieux détails de cette réforme, on sait d’avance que l’assemblée actuelle, à la recherche d’un subterfuge pour se perpétuer, se décidera pour le renouvellement partiel et périodique, qu’elle mettra des restrictions au droit de vote. Alors, avec une érudition merveilleuse, avec un à-propos saisissant, on refait au plus vite l’histoire du comité de la rue de Poitiers, de la loi du 31 mai 1850, et on se donne l’émotion d’avoir combattu l’attentat prémédité contre le suffrage universel. Le gouvernement, il est vrai, vient de temps à autre déclarer que tout cela n’a rien de fondé, que, rassemblée étant souveraine et étant en vacances, on n’a pu guère songer à de telles innovations politiques. Qu’importe ? le bruit est répandu : , il est commenté, il continue à se propager, même après qu’il a été démenti ; on a ravivé ou entretenu le sentiment de l’incertitude, et, c’est bien clair, on a porté ainsi un incontestable secours à l’œuvre de la régénération nationale, que le gouvernement, que la « république de M. Thiers » a le tort de n’avoir pas accomplie en quelques jours !

Autre chose encore, autre thème à déclamations et à faux bruits. Depuis plus de quatre mois, les conseils de guerre et les juges instructeurs sont occupés à la terrible liquidation des affaires de la commune. Sans ajoute il y a eu malheureusement des lenteurs et quelquefois une certaine confusion dans cet immense travail, qui est encore loin d’être terminé. N’aurait-on pas pu trouver quelque combinaison plus expéditive ou moins confuse ? C’est possible. Ce qu’on peut dire pourtant, c’est que le gouvernement s’est fait dès le premier jour un devoir de procéder jusqu’au bout avec une complète régularité, que la marche régulière de la justice entraîne nécessairement des lenteurs, et que dans tous ces procès, où l’on remue à chaque instant les plus cruels souvenirs de guerre civile, les juges militaires ont montré jusqu’ici autant de patience que d’humanité. Non certes, ce ne sont pas des juges impitoyables. Au premier abord, on devrait bien, ce semble, quelque respect à cette œuvre de justice patiente. Pas du tout, on se jette sur tous ces procès comme sur une proie. On s’arme contre le gouvernement des embarras où il s’est mis par la régularité de son action, on fait un crime à la commission parlementaire des grâces de ne s’être pas prononcée encore, comme si elle avait eu jusqu’ici le droit de se prononcer, tant que les derniers appels des condamnés n’étaient point épuisés. On bataille sur tout, on soulève les discussions les moins acceptables sur ce qu’il y a de plus sacré et de plus délicat, on met tout en cause, la conscience du juge, l’autorité des arrêts de la justice, l’usage du droit de grâce ; on s’étudie à tout confondre, et en vérité, à voir le tour que prennent certaines polémiques, on dirait que ceux qui ont à se faire pardonner, que les coupables ne sont pas les condamnés de l’insurrection, que ce sont les conseils de guerre, le gouvernement et la commission des grâces. Il est certain qu’on y mettait moins de formes après le 2 décembre 1851, et même après les journées de juin 1848. Veut-on prouver que les pouvoirs publics ont eu tort de ne point agir cette fois de la même façon, que le respect de toutes les garanties est une naïveté ou une faiblesse, que l’impunité est un droit quand le châtiment s’est fait attendre ? On en viendrait tout simplement ainsi à justifier les répressions sommaires et instantanées.

Le malheur de ces polémiques qui vivent de bruits, de rumeurs et de déclamations, c’est qu’elles déplacent ou enveniment toutes les questions ; elles détournent les esprits de ce qui est le plus essentiel, elles créent ou elles entretiennent dans certaines sphères une espèce d’agitation factice qui n’est inoffensive que parce que le pays après tout reste indifférent à un genre de politique où il ne trouve absolument rien qui réponde à ses besoins, à ses instincts du moment. Qu’y a-t-il donc au fond de tout cela ? Il y a deux choses qui sont vraiment deux fléaux en France. Il y a d’abord l’esprit de parti, qui est implacable, qui ne s’inquiète ni de la vérité, ni de la justice, ni de l’intérêt national, pourvu qu’il arrive à se satisfaire lui-même, qui est toujours prêt à s’emparer de toutes les occasions et de tous les prétextes, qu’il s’agisse d’une crise intempestive d’élections à provoquer, d’une violation de la loi à encourager, d’une amnistie à réclamer. L’esprit de parti, dans son égoïste préoccupation, ne voit qu’une chose à travers tout, son propre triomphe, sa propre domination ; il veut régner, le pays lui appartient, et, tant qu’il n’a pas mis la main sur le pouvoir, il ne songe qu’à rendre la tâche laborieuse ou impossible aux autres. Les bonapartistes, en semant l’incertitude, en relevant le drapeau compromis du plébiscite, espèrent arriver à la résurrection de l’empire, et cela leur suffit. Les radicaux, en s’efforçant de leur côté d’entraîner ou d’affaiblir le régime actuel, espèrent arriver à la république radicale, et cela leur suffit, à eux aussi. Tout le reste, ce qui intéresse le pays, viendra sans doute par surcroît aussitôt que les uns ou les autres auront triomphé ! Toutes les questions seront apparemment résolues, on aura congédié définitivement l’étranger, on aura payé ses dettes, on aura retrouvé des alliances au dehors, le travail, le crédit, l’ordre moral et matériel à l’intérieur. Un trait de ressemblance entre les bonapartistes et les radicaux d’aujourd’hui, c’est que les uns et les autres en vérité parlent avec une imperturbable assurance, comme si rien ne s’était passé, comme s’ils n’avaient rien à faire oublier. L’impérialisme parle de ses succès, de sa popularité et des « dix-sept années de prospérité qui n’ont pas été sans gloire, » même après Sedan. Le radicalisme ne doute pas de sa propre infaillibilité, même après la commune, il ne se trouble pas pour si peu. Ne nous y méprenons pas, dans les polémiques où l’esprit de parti se déploie avec toute son âpreté, il y a une autre maladie qui a une apparence plus inoffensive et qui n’est peut-être pas moins dangereuse, qui est malheureusement invétérée en France. Cette maladie, pour l’appeler par son nom, c’est l’amour de la phrase, le fanatisme de la déclamation.

On fait de la politique avec des mots retentissans et vides, c’est là encore un de nos fléaux. Pourvu qu’on puisse mettre au bout d’une période les « solutions radicales, » les institutions de la démocratie, le progrès social, les aspirations du peuple, la vraie république, — celle qui est au-dessus du suffrage universel, qui a hérité du droit divin, — on croit avoir tout dit. L’amour de la phrase, ah ! il n’a pas été emporté dans nos désastres, il survit à tout, il s’épanouit glorieux, content de lui-même, chez M. Victor Hugo, le pontife d’une certaine phraséologie démocratique, humanitaire et ambitieuse. M. Victor Hugo, qui s’est promis de rentrer prochainement dans sa solitude et dans son silence, a voulu avant de s’éclipser dire son mot sur nos destinées, et il a écrit depuis quelques jours plusieurs lettres qui sont la quintessence du radicalisme romantique. L’auteur des Orientales et des Châtimens a un malheur : au milieu de circonstances cruellement sérieuses, il ne sait pas rester sérieux, et il risquerait de nous rendre ridicules aux yeux du monde entier, si l’on nous jugeait d’après son éloquence. Nous rendons justice à M. Victor Hugo : il est d’avis, lui aussi, que nous devons nous efforcer de relever la France. Seulement c’est ici que commence la difficulté : d’abord ce n’est pas pour la France elle-même qu’il veut relever la France, c’est pour l’Allemagne « esclave, » c’est pour le monde ; puis quels moyens entend-il employer ? — « Comment s’y prendre ? Qu’y a-t-il à faire ? Cela est difficile, mais simple. Il faut faire jaillir l’étincelle, d’où ? de l’âme du peuple ! »

Fort bien, ce n’est pas plus difficile que cela ; nous sommes maintenant fixés, nous pouvons marcher et nous reconnaître dans ce dédale d’éloquence où se passent tant de choses prodigieuses, « le droit et la loi coulant en sens contraire, le droit allant vers l’avenir, la loi allant vers le passé,… les problèmes qui sont les ténèbres se heurtant aux expédiens qui sont la noirceur, » les questions permanentes s’ajoutant aux questions momentanées. Que de travaux à poursuivre : la victoire définitive de la république, qui est la mère, sur les erreurs possibles du suffrage universel, qui est le fils, la dissolution de l’assemblée, l’enquête sur les faits de mars « et aussi sur les faits de mai et de juin, » l’amnistie surtout, « l’amnistie tout de suite, l’amnistie avant tout ! » Du reste, pour qu’on ne s’y méprenne pas, l’auteur a le soin d’ajouter que l’amnistie est pour ceux qui la donnent autant que pour ceux qui la reçoivent. « Elle a cela d’admirable qu’elle fait grâce des deux côtés. » Tout est pour le mieux, c’est une réconciliation universelle, le baiser Lamourette des criminels et des juges. On ne peut pas trop s’étonner de cette philosophie du droit et de la politique, lorsqu’on voit M. Hugo résumer à sa façon la philosophie de l’histoire en appelant la révolution française un bienfait qui est le « total » d’une multitude de crimes. Voilà une philosophie qui n’est pas faite pour gêner les imaginations audacieuses et les violens de tous les genres, les praticiens et les héros de la force. Qu’a-t-on à leur dire ? Ils commettent des atrocités de guerre ou de révolution, c’est possible ; mais ils n’ont vraiment d’autre pensée que d’atteindre ce fameux « total » qui sera un bienfait. Le droit et l’humanité peuvent se rassurer !

Sérieusement est-ce ainsi qu’on espère relever la France et même accréditer la république auprès de tous ceux qui ne sont pas arrivés, à ce degré supérieur de philosophie ? Lorsque des déclamations de ce genre et d’autres moins brillantes sans doute, mais plus habiles peut-être et surtout plus envenimées, ont fermenté pendant quelque temps dans une multitude, sait-on ce qu’elles deviennent, comment elles peuvent se traduire ? On le voit aujourd’hui dans ce triste et effroyable procès de l’assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas dans un jardin de Montmartre le 18 mars. Ceux qui comparaissent devant les conseils de guerre sont-ils les vrais assassins des deux malheureux généraux ? Ce n’est point là en vérité ce qui nous regarde, ni nous, ni d’autres aussi étrangers à l’administration de la justice, dans un tel drame. Ce qu’il faut retenir comme la saisissante moralité de ces événemens, c’est cette parole du maire de Montmartre, de M. Clemenceau lui-même, qui paraît avoir été tout au moins fort embarrassé dans cette néfaste journée, et qui n’a pas eu la chance de sauver les deux infortunées victimes : « La foule était dans un état pathologique effrayant. Je n’avais jamais rien vu, je ne reverrai jamais rien de pareil. Elle était altérée de sang, et, loin de blâmer le crime commis, elle était convulsive, elle hurlait ; on criait : A mort les traîtres ! Et comme je disais qu’on venait de déshonorer la république, on me répondait : Si tu n’es pas content, on va t’en faire autant… » Écoutez encore cet intéressant dialogue entre un des accusés et le président du conseil de guerre : « Il faut savoir que, lorsqu’on a annoncé que les généraux arrivaient, ç’a été un tohu-bohu, c’était à qui courrait le plus vite pour former le peloton (d’exécution). — Tout le monde voulait en être et tirer son coup de feu ? — Mon Dieu, oui. — Quelle foule de bêtes féroces !… »

Voilà ce qui arrive. M. Victor Hugo dira certainement qu’il n’a rien à voir dans ces abominables scènes, ni même dans les déchaînemens de la commune ; que lui, qui dans sa jeunesse a chanté la colonne Vendôme, il n’a pu être l’allié de ceux qui l’ont abattue devant les Prussiens ; que lui, qui défend l’inviolabilité de la vie humaine même chez les plus grands criminels, il n’a pu approuver ceux qui ont massacré des captifs et des otages. Non sans doute, nous ne lui ferons pas l’injure de le croire fort enthousiaste de ces saturnales. Il se figure jouer un grand rôle de prophète ou de conciliateur humanitaire ; mais enfin sait-il ce qu’un sophisme d’imagination peut produire dans des âmes avilies par les flatteries et les excitations des démagogues ? Et puis, comment se fait-il que, toutes les fois qu’il prend la parole, il n’ait des ménagemens, des accens de pitié que pour ceux qui sont devant la justice du pays, et que dans son humaniié, dans son patriotisme, il ne trouve pas un mot pour les victimes des exécuteurs de la commune, pour Paris incendié, pour l’honneur de la France et de la cité souveraine si cruellement mis en péril en présence de l’étranger ? Comment peut-il parler d’une amnistie faite pour ceux qui l’accorderont aussi bien que pour ceux qui la recevront ? Par quel étrange oubli, au moment même où il plaide comme il l’entend pour des condamnés, trouve-t-il le moyen de dire lestement en parlant de l’assemblée : « Cette assemblée dont j’ai l’honneur de ne plus être ? » Or cette assemblée dont il a « l’honneur de ne plus être, » c’est la souveraineté nationale, c’est le droit national, — ou il ne reste plus qu’à proclamer la loi de la force. Est-ce là le dernier mot des imaginations progressives, pacifiques et humanitaires de M. Victor Hugo ?

Assurément si le radicalisme, tel qu’il tend à s’organiser, ne poursuit pas tout simplement une victoire équivoque et fort éphémère à travers des agitations qui conduiraient fatalement encore une fois à la défaite de toute liberté, s’il veut être un parti sérieux, utile à la république dont il se croit l’unique soutien et dont il n’est jusqu’ici que le danger, il a besoin d’abord de se dégager de toutes les solidarités funestes, de rompre hautement avec ce qui a épouvanté la France ; il a besoin de se faire une politique au moins à demi rassurante, des idées pratiques sur bien des points où il se contente encore de vaines déclamations ; il a besoin de ne plus se payer de mots, de fantasmagories et d’exhibitions, comme ce président du conseil-général de l’Hérault qui avait imaginé tout récemment de mettre dans la salle des délibérations un buste de la république avec un bonnet phrygien, et à qui M. Thiers lui-même a dû faire comprendre qu’il pouvait mettre le buste de la république là où il voudrait, mais que le bonnet phrygien allait assez de compagnie avec le drapeau rouge, et que le drapeau rouge n’était pas le drapeau de la France.

La France, c’est là toujours qu’il faut en revenir quand on veut échapper aux hallucinations ou aux égoïstes conflits des partis et retrouver un terrain solide. Oui, la France avec ses blessures trop réelles à guérir, avec ses intérêts de toute sorte à relever, avec son organisation intérieure à refaire ou à réparer de façon qu’on ne flotte pas perpétuellement dans cette alternative énervante de révolutions et de réactions, c’est là le but qu’il faut atteindre, si l’on peut, et on le pourrait, si on le voulait, avec un peu de bonne foi et de bon sens, en sachant se tenir dans la réalité et subordonner toutes les considérations particulières à ce qu’on aurait appelé autrefois du beau nom de bien public. On aura beau faire, notre infortune l’a voulu ainsi, nous sommes en face de difficultés et de questions, toutes de l’ordre le plus positif, et qu’on ne parviendra certainement pas à résoudre par des déclamations ou des divisions de partis, qu’on ne pourra tout au plus qu’aggraver. On aurait beau coiffer la république d’un bonnet phrygien ou mettre dans un programme la dissolution de l’assemblée, les faits resteraient des faits, les chiffres resteraient des chiffres ; cela n’allégerait nullement notre fardeau, pas plus que cela ne ferait disparaître comme par enchantement la crise monétaire que nous traversons. À vrai dire, le jour où la France était réduite à accepter les engagemens qui pèsent désormais sur elle, il était facile de prévoir les perturbations qu’entraînerait ce déplacement brusque et artificiel de numéraire. Cette crise est venue aujourd’hui à la suite des premiers paiemens de l’indemnité ; elle ne s’est pas fait sentir seulement à Paris, elle existe dans la plupart des grandes villes d’industrie, elle se propagera inévitablement jusque dans les campagnes. Partout elle se manifeste par la raréfaction des monnaies divisionnaires, par l’élévation du change, par la difficulté de suffire aux plus simples opérations du commerce et de la vie ordinaire avec des billets de banque, dont la plus petite coupure n’est pas jusqu’ici au-dessous de 20 francs. Sans doute nous ne sommes pas les seuls à qui une épreuve de ce genre ait été infligée à la suite de grandes commotions politiques. Les États-Unis eux-mêmes l’ont connue, et leur fortune n’en a point été ébranlée ; l’Autriche, l’Italie, l’ont traversée, et n’en sont point encore sorties. C’est une médiocre consolation, si l’on veut, mais enfin cela prouve qu’il n’y a point de quoi déconcerter une nation qui a la bonne volonté de tenir tête aux embarras matériels d’une situation alourdie par les circonstances les plus douloureuses, et cette bonne volonté est assurément la première force de la France.

C’est une crise qui commence et avec laquelle il faut bien s’accoutumer à vivre. Les paiemens des premiers termes de l’indemnité allemande en ont déterminé l’explosion naturelle et prévue ; l’essentiel aujourd’hui est de la suivre avec sang-froid dans ses développemens, de la neutraliser autant que possible, de l’atténuer enfin, jusqu’au moment où l’on pourra définitivement la vaincre par l’ensemble des intérêts renaissans ou peut-être par quelque solution politique et financière qui viendra nous aider à en triompher. Cette crise monétaire, on peut la combattre dans ses phénomènes les plus actuels, les plus sensibles et en quelque sorte les plus faligans pour la vie ordinaire, par un système de palliatifs prudemment pratiqués, — soit en élevant l’escompte de la Banque de manière à offrir un attrait aux capitaux étrangers, au risque de gêner un peu le commerce, soit en suppléant à la monnaie divisionnaire, qui diminue, par des coupures de billets descendant à 10 francs et à 5 francs. L’idée de ces coupures a dû venir immédiatement, comme elle est venue pendant la guerre partout où le numéraire disparaissait sur le passage des Prussiens. Seulement qui émettrait ces valeurs courantes ? Serait-ce la Banque de France, déjà fort engagée par ses avances à l’état et surchargée d’une circulation fiduciaire qui atteint 2 milliards 300 millions, qui touche presque au maximum des émissions autorisées par des lois récentes ? Ne valait-il pas mieux laisser ce soin à des sociétés de crédit, à des établissemens particuliers qui, formés en syndicat, prendraient l’initiative de ces émissions garanties par un dépôt correspondant de billets de banque ? Ces questions ont été sans nul doute agitées dans la dernière conférence qui a eu lieu entre M. Thiers et les représentans de la Banque de France. La situation a dû être minutieusement étudiée. De toute façon, il y aura une émission de valeurs fractionnées. Les nouvelles coupures remplaceront dans la pratique journalière les pièces de 5 francs, et, comme la provision de la petite monnaie subdivisionnaire est défendue par les traités monétaires qui lui ôtent une valeur de spéculation, on peut espérer avoir paré pour le moment à la difficulté la plus pressante ; mais enfin ce n’est là qu’un palliatif ; évidemment le grand, l’unique et souverain remède, c’est que tous les intérêts reprennent un énergique élan, c’est que notre commerce d’exportation se relève de façon à rétablir à notre profit les conditions du change, à faire rentrer par la puissance du travail le numéraire que la puissance brutale des armes nous ravit.

C’est ce qui peut le mieux nous aider à porter sans fléchir notre fardeau, en nous préparant à doubler le terrible cap des trois derniers milliards et au fond qui sait même si la solution la plus vraie, la plus décisive, ne serait pas dans quelque combinaison financière qui en finirait avec toutes les incertitudes, qui nous laisserait en face d’une situation précise, et nous rendrait la disposition de nos forces en devançant notre libération ? Ce n’est peut-être pas aussi impossible qu’on le croirait. Nous doutons quelquefois de nous-mêmes plus qu’on ne doute de notre pays dans le monde, et il y a dans le crédit européen des ressources qui ne demanderaient peut-être pas mieux que de se mettre à notre service pour nous aider à venir à bout de la redoutable liquidation des 3 milliards, sans attendre deux ans encore. La France est intéressée à être libre le plus tôt possible ; la Prusse, quoi qu’on en dise, n’est point intéressée à prolonger une occupation qui n’est pas sans inconvénient pour elle. Le tout est de trouver le point où le crédit intervenant à propos peut concilier les deux intérêts.

Puisque nous sommes destinés pour quelque temps à vivre avec des crises qui sont la conséquence de nos charges, c’est bien le moins que nous vivions aussi avec l’idée permanente de nous en délivrer le plus tôt et le mieux que nous pourrons. A quoi tient la réussite de cette idée ? À la confiance qu’inspire toujours nos pays, et sans doute aussi à la confiance qu’inspire notre gouvernement. Après tout, on ne se trompe pas quand on se fie à notre pays. La France assurément a tout ce qu’il faut pour reprendre sa grande et légitime action dans le monde ; elle a les ressources naturelles, les élémens de richesse, l’aptitude au travail, l’intelligence, la bonne volonté. Que nous manque-t-il donc pour que tout cela ne reste pas stérile ? Il faut qu’on se décide une bonne fois à laisser de côté une multitude de questions inutiles ou dangereuses pour s’attacher aux choses essentielles, aux véritables problèmes de notre réorganisation, et que le gouvernement lui-même donne le signal, qu’il se mette à la tête de ce mouvement, bien autrement fécond que toutes les agitations de partis. S’il y a des anxiétés et des incertitudes dont on ne peut pas trop s’étonner, le pays dans son ensemble, il faut le reconnaître, ne demande pas mieux que d’être éclairé et conduit, de recevoir une impulsion bienfaisante, de voir un certain ordre rentrer dans toutes les parties de son administration.

Le gouvernement actuel a sans doute beaucoup fait au milieu d’innombrables et redoutables difficultés, et il n’est point certainement au bout de son œuvre. Ce qu’il a fait avec habileté est le commencement de tout ce qui lui reste à faire. L’essentiel pour lui est de ne point laisser l’indécision se propager, les passions violentes reprendre confiance, les bonnes volontés patriotiques se décourager ou s’égarer, c’est de ramener avec une fermeté patiente, mais incessante, la régularité dans cette confusion où toutes les fantaisies se donnent libre carrière, très souvent aux dépens de l’état lui-même, qui est toujours le souffre-douleur silencieux, comme le disait un jour spirituellement M. Thiers. L’essentiel pour le gouvernement est de faire sentir sa main intelligente, sa clairvoyante activité dans les mesures qu’il prend aussi bien que dans le choix des hommes, et même au besoin de ne pas attacher un trop grand prix à de petites combinaisons qui ne sont pas toujours une force en politique. Sans doute les révolutions mettent en mouvement bien des ambitions et des vanités, elles créent des capacités aussi disponibles qu’embarrassantes. Nous le savons bien, il y a des momens où tout arrive. On voit un homme journaliste de second ordre, on le retrouve dans la première préfecture de France, et, comme il ne peut pas rester préfet, le voilà en train, dit-on, de passer diplomate, ou bien c’est un avocat, homme d’esprit, qui est propre à tout ; il est ministre des finances au besoin, ministre de l’intérieur si l’on veut, il aurait même été gouverneur de la Banque de France, si les circonstances l’avaient voulu, et, de métamorphose en métamorphose, le voilà reparaissant sous l’habit brodé de représentant de la France à Bruxelles ! Tout cela est fort bien pour la galerie, qui s’en amuse.

Rien ne prouve mieux que les révolutions servent toujours à quelque chose ou à quelqu’un. Elles créent souvent aussi des embarras aux gouvernemens sérieux qui héritent de toutes ces capacités à placer et qui ont la bonté de ne vouloir désobliger personne. Ce qui nous étonne un peu plus, c’est que des hommes qui ont quelquefois reproché aux autres leur âpreté à la curée, qui tiennent sans doute à ne point se diminuer devant l’opinion, ne voient pas ce qu’il y a de malséant dans cette poursuite de fonctions auxquelles ils ne sont certes appelés ni par une vocation évidente ni par une nécessité publique, et qu’on ne leur accorde en fin de compte que par une certaine condescendance, pour leur faire plaisir. Il faut pourtant y songer, plus que jamais tout doit être sérieux et mesuré dans l’action extérieure de la France, et c’est principalement dans notre diplomatie qu’il n’y a aucune place pour ces fantaisies qui se font jour un peu de toutes parts. Ce n’est pas que la diplomatie française ait pour le moment de grandes combinaisons à nouer et surtout à cacher ; mais évidemment il y a une certaine connaissance des choses internationales dont on ne peut pas se passer, de même qu’il y a toujours une certaine réserve dont il est assez dangereux de s’écarter, parce qu’en définitive on ne négocie pas tout seul. On le voit aujourd’hui par ce livre que M. Jules Favre vient de publier sur Rome et la république française. M. Jules Favre a tenu à raconter sa diplomatie, et naturellement il la raconte comme il la faisait, c’est-à-dire avec l’esprit le moins diplomatique du monde. Il est persuadé que, s’il a été obligé de quitter le ministère, c’est à cause de la politique qu’il a suivie dans les affaires de Rome et de l’Italie. C’est une illusion inoffensive dont il n’y a rien à dire. Qu’arrive-t-il cependant ? Sous prétexte d’exposer sa politique, l’ancien ministre des affaires étrangères publie des dépêches dont il n’a point évidemment le droit de disposer, il divulgue des négociations dont il n’était pas absolument nécessaire de parler, et il rapporte des conversations dont l’authenticité est aujourd’hui mise en doute. M. Jules Favre n’y gagne pas grand’chose ! Que peut y gagner l’état, qui survit aux ministres ? Et si nous parlons ainsi, c’est parce que depuis quelque temps tout le monde se croit autorisé à publier sans distinction tous les papiers plus ou moins officiels qu’on trouve sous la main. A quoi cela peut-il conduire, si ce n’est à mettre partout en suspicion la sûreté des rapports avec la France ?

L’Autriche n’en est pas aux crises diplomatiques, elle est du moins engagée dans une crise intérieure qui devient de jour en jour plus difficile à débrouiller, qui est assurément la plus complexe qu’elle ait traversée depuis longtemps, elle qui est pourtant accoutumée à tout ce qu’il y a de plus compliqué en fait de crises. Le ministère cisleithan, présidé par le comte Hohenwarth, avait été obligé de donner sa démission à la suite de l’insuccès du compromis négocié avec les Tchèques, et un ancien fonctionnaire, un ancien gouverneur de la Bohême et de Trieste, M. de Kellersperg, avait été appelé à former un nouveau cabinet ; mais, avant même que le cabinet cisleithan fût recomposé — une péripétie bien autrement importante s’est produite tout à coup. Le chancelier de l’empire, M. de Beust lui-même, a été obligé de quitter le pouvoir en recevant, comme compensation, un siége viager à la chambre des seigneurs et le poste d’ambassadeur à Londres. Depuis cinq ans, M. de Beust était au ministère à Vienne, et il avait rendu à l’Autriche des services, soit par sa dextérité diplomatique, soit par le soin qu’il avait mis à faire la paix de l’empire avec la Hongrie. Il en avait été du reste amplement récompensé par la brillante fortune qu’il avait trouvée à Vienne, et qui le plaçait, lui l’ancien ministre du roi de Saxe, au niveau de son terrible antagoniste de Berlin. M. de Bismarck était chancelier de la confédération du nord, M. de Beust devenait chancelier d’Autriche. Le roi Guillaume avait fait un comte de M. de Bismarck avant d’en faire un prince, et M. de Beust, lui aussi, était fait comte par l’empereur François-Joseph. Pendant ces cinq ans, M. de Beust a joui d’une faveur constante à Vienne, et a pu déployer un esprit fertile en expédions, quoiqu’en somme peu propre aux grandes choses. On pourrait peut-être dire que le résultat de son passage aux affaires n’est pas proportionné au rôle d’apparat qu’il a eu.

Comment a-t-il été conduit à se retirer ? L’empereur François-Joseph n’aurait point, à ce qu’il semble, été entièrement satisfait de l’attitude de M. de Beust dans les incidens qui ont amené la chute du ministère Hohenwarth ; il aurait trouvé que le chancelier l’avait placé dans une fausse position par ses observations tardives sur le compromis avec les Tchèques. Il en était résulté, dès les premiers jours, entre l’empereur et le chancelier, un certain malaise qui devait aboutir à une séparation, d’ailleurs adoucie par les témoignages les plus flatteurs. Aujourd’hui M. de Beust a pour successeur le président du cabinet hongrois, le comte Andrassy, qui à son tour serait remplacé à Pesth par le ministre des finances de l’empire, le comte Lonyay ; de sorte que l’Autriche se trouve en ce moment avec une triple crise ministérielle, avec trois cabinets en reconstitution. La politique générale de l’Autriche n’en sera point essentiellement changée sans doute ; déjà cependant la Bohême prend-ses mesures, la diète de Prague vient de déclarer qu’en présence de la chute du cabinet Hohenwarth elle n’enverra pas de députés au Reichsrath. Tout est à recommencer, les hommes seuls changent, présidant l’un après l’autre à une crise qui est toujours la même en étant toujours nouvelle.

Ch. de Mazade.