Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1871

Chronique n° 949
31 octobre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1871.

Connaissez-vous plus triste comédie dans des circonstances plus douloureuses ? Il y a un malade, le plus noble et le plus cher des malades, qui s’est vu pour son malheur livré aux empiriques, et qui a été si bien traité par eux qu’il est sorti de leurs mains exténué et mutilé, victime de ceux qui prétendaient le sauver autant que de la maladie elle-même. Survient un médecin, le dernier appelé, et tardivement appelé, comme il arrive souvent. Celui-là ne se fait point illusion, il ne se donne pas pour infaillible, il n’a pas de recettes merveilleuses, aussi meurtrières que merveilleuses ; il sait seulement qu’à ce glorieux patient qu’il a reçu épuisé il faut des soins infinis, une attention vigilante et dévouée, un régime réparateur, et par le fait le mal cède peu à peu, sensiblement. Si ce n’est point encore la guérison complète, qui sera une œuvre de patience et de bonne conduite, c’est du moins déjà un commencement de convalescence, les signes de la vie reparaissent. Pendant ce temps, les empiriques, chassés du chevet de ce malheureux, font du bruit à la porte et se déchaînent, redoublant d’audace, attroupant les passans, vantant plus que jamais la prodigieuse vertu de leurs remèdes. Ils oublient qu’ils ont failli tuer le patient, arraché à grand’peine et à la dernière extrémité de leurs mains. N’importe, que ne les laissait-on faire jusqu’au bout ? Que leur parle-t-on des efforts dévoués et modestes des derniers venus incessamment occupés à guérir les plaies qu’ils ont aggravées ? Ils ne peuvent admettre qu’on leur dispute leur proie, qu’on ait recours à un régime où ils ne sont pour rien, qu’on répare du mieux qu’on peut le mal qu’ils ont fait. Ils revendiquent bruyamment, ils réclameront jusqu’à extinction le droit d’achever le malade selon leurs formules. C’est en vérité notre histoire plus qu’on ne le croirait, et le cher patient, le glorieux malade autour de qui se joue cette triste comédie des regrets ou des ambitions empiriques, nous le connaissons bien. C’est l’histoire de ce gouvernement de bonne intention et de réparation appelé à la mauvaise heure, lorsqu’on désespérait de tout, occupé depuis huit mois à étancher le sang des blessures faites ou élargies par d’autres, et maintenant exposé chaque jour aux querelles, aux récriminations du bonapartisme et du radicalisme, qui ne peuvent lui pardonner d’avoir pris leur place avec quelque avantage au chevet du grand malade, qui croient sans doute le moment venu de reprendre le cours de leurs triomphantes expériences.

Oui, c’est ainsi, il fallait s’y attendre, et l’étonnement serait presque de la naïveté. Les partis sont implacables, ils n’ont pas plus de pitié que de mémoire. Ne leur parlez pas de patriotisme, ne leur demandez pas de respecter au moins ce repos momentané et nécessaire d’un pays revenu à peine d’hier à la vie, et si peu relevé encore des mortelles épreuves qu’il vient de traverser. Leur première préoccupation est d’essayer de triompher même sur les ruines qu’ils ont faites, et de se prévaloir même des embarras qu’ils ont créés. L’essentiel pour eux, c’est de se remuer, d’agiter leur drapeau, d’entretenir une apparence d’incertitude à leur profit, et surtout de faire la guerre au gouvernement qui existe, sous le spécieux prétexte que ce gouvernement n’est que provisoire, et qu’il n’a pas réussi en quelques semaines, en quelques mois, à remettre la France sur le chemin de la prospérité et de la grandeur. Sans doute il n’a pas fait tout ce qu’il a voulu, ce gouvernement improvisé dans une heure de détresse pour la sauvegarde publique ; il a fait du moins ce qu’il a pu pour rendre à la France le sentiment de la vie. Par le traité qu’il vient de signer à Berlin, il relègue l’occupation étrangère dans son dernier retranchement. Par un décret d’hier, il répartit entre les départemens qui ont souffert de l’invasion le premier secours de 100 millions voté par l’assemblée. Il a dompté, il y a cinq mois, l’insurrection la plus formidable, sans tomber le lendemain dans la réaction, et même peut-être sans aller jusqu’au bout des sévérités légitimes que les considérations d’ordre public exigeraient. À peine échappé à une crise sans exemple, il a rendu au pays la liberté de toutes ces assemblées locales qui sont à l’heure actuelle en pleine délibération, et qui, avec tous les avantages qu’elles assurent, ne laissent pas de donner du travail à ceux qui ont pour mission de les diriger ou de les contenir. Pour tout dire, il a eu du moins le mérite de retenir une société éperdue sur le penchant de l’abîme où elle se précipitait, et en fin de compte, si les Allemands sont en France, si le pays reste sous le poids de la plus exorbitante indemnité, si même cette réorganisation nationale, qui est devenue le mot d’ordre de notre politique, ne marche pas aussi vite qu’il le faudrait, qui peut être responsable ? Est-ce donc ce gouvernement qui, depuis huit mois, n’a d’autre souci que de faire simplement et honnêtement son devoir dans une situation désastreuse qui n’est point son œuvre ? N’est-ce pas plutôt la faute de tous ceux qui poussaient la France à la guerre il y a un an, ou qui ont tenté depuis de remplacer la dictature césarienne par les dictatures révolutionnaires, et qui, même aujourd’hui, s’occupent à organiser sur un sol encore mal affermi cette fronde turbulente du bonapartisme et du radicalisme dont nous sommes les témoins étonnés et peu édifiés ?

Que cette recrudescence d’agitation bonapartiste qui depuis quelque temps se manifeste dans les journaux et ailleurs soit assez factice, on peut aisément le croire, et au besoin rien ne le prouverait mieux que ce qui vient d’arriver au prince Napoléon en Corse, dans cette île de la Méditerranée qu’on se plaisait à représenter comme l’inviolable citadelle de la fidélité impérialiste. La pièce avait été, à ce qu’il paraît, habilement montée. Le prince Napoléon, qui vient d’être élu conseiller-général en Corse et qui avait fait demander au gouvernement français un passeport pour se rendre au poste du devoir, le prince Napoléon devait être reçu avec enthousiasme. Dès son arrivée, il allait être infailliblement choisi comme président du conseil-général, et il se proposait de prononcer aussitôt un discours qui ne pouvait manquer de retentir dans la France entière comme le tocsin de la restauration impériale. Malheureusement la pièce n’a pas réussi autant qu’on le pensait. Il est vrai que le gouvernement a été accusé d’avoir dérangé la mise en scène par l’envoi d’un commissaire extraordinaire accompagné d’une petite escadre. Ce qui est certain, c’est que, devant la volonté témoignée résolument de couper court à tout désordre, la manifestation s’est arrêtée en chemin. Le prince Napoléon n’a point été reçu sous des arcs de triomphe, il n’a point été élu président du conseil-général, il n’a pu prononcer aucun discours, et il est reparti aussitôt pour une destination inconnue, sans annoncer l’intention de venir opérer sur les côtes de France un retour d’Égypte ou un retour de l’île d’Elbe ! L’aventure n’est pas même arrivée au point d’être sérieuse. Elle est tout au plus un symptôme des fausses espérances, des fausses ardeurs dont le bonapartisme s’est senti subitement repris depuis quelque temps, et certes, quoiqu’on ne doive plus s’étonner de rien, c’est un des phénomènes les plus étranges, les plus imprévus, qu’aujourd’hui, une année à peine après Sedan, sous le coup de tous les désastres qui en ont été la suite, il se trouve encore des hommes pour parler de l’empire, pour essayer de ramasser les morceaux de ce régime impérial dans la poussière sanglante où ils ont roulé.

Il faudrait au moins avoir un peu plus de patience et attendre que tous ces cruels souvenirs fussent un peu refroidis. On dirait en vérité, à entendre toutes les justifications et les récriminations bonapartistes, que nous avons vécu dans une autre planète depuis un an, que nous n’avons rien vu de ce qui s’est passé, que l’empire a été la plus innocente des victimes, que lui seul peut se laver les mains de tout ce qui est arrivé. L’empire, ah ! l’empire a couvert visiblement la France de prospérité et de gloire, et il ne demande qu’à recommencer ! C’est l’opposition qui a fait tout le mal ; c’est l’opposition qui a conduit nos affaires diplomatiques avec cette habileté singulière dont on a aujourd’hui le secret ; c’est l’opposition qui a empêché l’empereur d’avoir une armée ; c’est l’opposition qui a déclaré la guerre il y a un an, qui a manœuvré de façon à rendre la victoire impossible, et c’est encore la faute de l’opposition, des ennemis de l’empire, de M. Thiers sans doute, si on ne s’est pas arrêté après Sedan, si on n’a pas signé une paix qui ne nous eût coûté alors que l’Alsace et deux milliards d’indemnité ! Oui, on en vient à cette avilissante excuse que l’empire, si on l’avait laissé faire, aurait pu signer la paix en cédant l’Alsace, et on croit probablement le réhabiliter dans l’esprit du peuple français par ces belles révélations ! Lorsque Napoléon Ier, seul avec la poignée d’hommes qui lui restait et avec son génie, en était à se débattre au milieu des héroïques extrémités de la campagne de 1814, il avait au moins la fierté de dire qu’il y avait des conditions que d’autres pouvaient accepter sans déshonneur, qui pour lui seul étaient inacceptables. Son successeur a un orgueil plus conforme à son génie et à sa fortune, il aurait livré Strasbourg avec un supplément de deux milliards d’indemnité pour se sauver ! Donc le 4 septembre, qui est venu empêcher ce nouveau miracle d’habileté, est le seul coupable. Et quand il serait vrai que le 4 septembre fût un malheur de plus dans une situation où se pressaient désormais les catastrophes, quand les stratégistes de la guerre à outrance et de la république auraient conduit nos affaires en détresse aussi déplorablement que le chef d’armée qui marchait à la bataille avec deux cent mille hommes dispersés de Belfort à Metz, cela empêcherait-il que l’empire, qui avait tout dans les mains, n’ait préparé les désastres de notre pays ? L’empire aurait-il moins été le grand instrument de la démoralisation de la France ?

On aura beau s’évertuer en polémiques bruyantes et en plaidoyers réclamant les circonstances atténuantes, on ne trompera pas la bonne foi publique, et on n’intervertira pas les responsabilités. La vraie responsabilité de l’empire, c’est d’avoir laissé s’accomplir en 1866 des événemens qui mettaient en danger la puissance française, et d’avoir soulevé l’opinion en 1870 pour une guerre à laquelle il ne s’était même pas préparé après l’avoir rendue inévitable. Ces apologies rétrospectives qu’on essaie sont parfaitement oiseuses et ne répondent à rien. Qu’espère-t-on ? à qui pense-t-on faire illusion en rejetant sur d’autres la faute d’événemens dont on a été le maître, en faisant appel à la « justice d’un peuple » qu’on a conduit à la plus effroyable déroute, en se donnant comme le « souverain légitime » d’un pays qui porte si cruellement la peine d’une confiance surprise ? Quand on a été un pouvoir d’une certaine nature, fondé par les coups d’état, lorsque pendant vingt ans on a mis la main sur tous les droits et sur toutes les forces d’une nation, on s’est créé l’obligation de réussir à outrance, on est condamné au succès à perpétuité pour vivre, parce que dans ce cas le succès est la seule légitimité, la seule raison d’être. Si on échoue et surtout si on disparaît dans une de ces catastrophes qui ne laissent pas même l’honneur, ce qu’il y a de mieux, c’est de se faire oublier et de n’avoir pas tout au moins la jactance de l’incapacité mal résignée. Puisque vous n’avez eu ni l’habileté ni le succès définitif dans le pouvoir, ayez du moins la dignité du silence dans votre chute, et ne nous faites pas souvenir que les malheurs d’une famille, qui n’est pas même sous le coup de la loi de proscription qu’elle a fait subir à d’autres, que ces malheurs ne sont rien auprès des malheurs d’une nation, qu’ils n’ont droit au respect que s’ils commencent par se respecter eux-mêmes. Qu’on cesse d’offrir ce spectacle de vieux fauteurs d’absolutisme se servant de la liberté qu’on ne leur dispute pas pour assaillir de faux bruits et de récriminations un pouvoir qui s’est proclamé lui-même l’administrateur de l’infortune publique.

Convenez que c’est quelquefois irritant de voir les vieux praticiens de tous les genres d’arbitraire accuser les autres de manquer aux lois, de confisquer les droits du peuple parce qu’on ne laisse pas au prince Napoléon la faculté de transformer en piédestal césarien la modeste tribune du conseil-général de la Corse. Le gouvernement l’a dit l’autre jour assez rudement, mais justement, à propos de toutes ces polémiques de l’impérialisme rentrant en scène : « les hommes qui ont précipité la France dans un abîme de malheurs et qui, s’ils avaient quelque dignité, devraient se taire, — s’ils avaient quelque patriotisme, devraient être heureux qu’on réparât leurs fautes, auront beau calomnier, ils ne tromperont pas le pays, et ne lui feront pas oublier que c’est à l’empire que la France doit sa douloureuse situation… » C’est là vraiment la moralité de cette campagne bonapartiste organisée sous cet étrange prétexte, que, tout étant provisoire, l’empire a l’incontestable droit de réclamer la confiance du peuple français, et de travailler de son mieux à remplacer encore une fois la république représentée par l’assemblée et par le gouvernement.

Singulière situation, il faut l’avouer, et où la raison du pays n’est pas de trop pour venir en aide au bon sens, à la fermeté prévoyante et libérale d’un gouvernement placé entre toutes les prétentions contraires des partis. Le bonapartisme crie de son côté, le radicalisme à son tour crie d’un autre côté, et, si au premier abord il y a une certaine différence entre ces deux camps d’opposition, il y a au moins un point commun, l’hostilité contre ce qui existe. Ce que veulent, ce que poursuivent les bonapartistes en s’efforçant de décrier le gouvernement dans tout ce qu’il pense, dans tout ce qu’il fait ou dans ce qu’il ne fait pas, on le sait de reste. Que veulent les radicaux de leur côté, et au fond qu’est-ce que le radicalisme tel qu’il se produit aujourd’hui ? C’est ici que commence le mystère. Bien entendu, le radicalisme est tout d’abord convaincu que la France lui appartient de droit divin, que les dernières élections qui ont eu lieu dans le pays, même les élections des conseils-généraux, lui ont donné une victoire complète, que la vraie république n’existera que lorsqu’il aura le pouvoir, que le gouvernement actuel n’est qu’une transaction dans une équivoque qui a déjà trop duré. Cela ne suffit pas encore cependant pour caractériser une politique. Cette politique, où est-elle et à quels traits peut-on la reconnaître ? M. Gambetta, dont la position n’est peut-être pas aussi nette qu’il le croit, et qui malgré sa dictature d’un jour a beaucoup à étudier pour être un chef de parti utile à son pays, M. Gambetta essaie de débrouiller cette énigme dans une lettre-manifeste qu’il a récemment adressée à un de ses amis pour tracer la direction que devraient suivre les conseils-généraux dans leur session. Fort bien, on va sans doute savoir la vérité de la bouche d’un des augures de la démocratie militante. M. Gambetta, il faut en convenir, ne méconnaît pas l’importance de l’étude simple et pratique des choses, qu’il recommande au contraire d’une façon pressante aux conseils-généraux ; mais voici où il commence à se perdre dans les nuages, en voulant promulguer ses dogmes. La politique radicale, selon lui, est celle qui se préoccupe surtout et avant tout de la solution démocratique de toutes les questions. « L’ambition du parti radical, — entendez bien ceci, — est de démontrer par la pratique, en se faisant à tous les degrés de la vie sociale comme de la vie publique le défenseur de tous les intérêts légitimes, qu’il ne conçoit la politique que comme un moyen de protéger, de développer, d’assurer les droits de tout ce monde du travail, bourgeoisie et prolétariat, qui fait le fond de la démocratie… » Et voilà comment, au dire de M. Gambetta, « le radicalisme n’est pas un vain mot ! » voilà pourquoi l’ancien dictateur de Bordeaux croit devoir se séparer avec éclat de ceux qu’il appelle les « républicains formalistes, » et à plus forte raison des simples libéraux ! Il a maintenant son camp à part où il rédige des programmes. Il ne lui reste plus qu’à étudier avec plus de pénétration, avec plus d’esprit, toutes ces questions dont il parle, et à prendre le temps d’éclaircir ses idées sur la politique qu’il se propose de réaliser aussitôt que la république radicale aura fait de lui son président.

Par malheur, en attendant que les idées de M. Gambetta s’éclaircissent, il y a un autre radicalisme un peu plus réel, un peu plus palpable, qui vit et qui commence à refleurir un peu partout. Il s’était éclipsé un instant au lendemain de la commune ; aujourd’hui il reparaît, il n’est pas découragé, il a repris confiance au contraire, il a des journaux, il parle au conseil municipal de Paris, il fait des propositions. Celui-là, on le reconnaît aisément, il dédaigne les obscurités ou les réticences de M. Gambetta ; il ne désavoue pas la dernière insurrection parisienne, qu’il espère bien recommencer quelque jour, il publie des souscriptions où figurent des « artilleurs de la commune » à côté des « fleuristes radicales ; » naturellement il proteste contre les « usurpations » de l’assemblée de Versailles, et il réclame l’amnistie comme un droit. Après tout, M. Gambetta peut dire ce qu’il voudra dans ses mandemens, c’est là le vrai radicalisme qui, lui aussi, a son programme tout tracé et qui peut indubitablement trouver une certaine force de circonstance dans l’incertitude des choses, dans les souffrances des intérêts, dans la confusion des esprits. Le plus grand ennemi que puisse avoir aujourd’hui la république, c’est assurément ce radicalisme qui par son essence n’est nullement une politique, qui est tout simplement l’instinct de la violence et de la destruction. À ses yeux, tout ce qui ressemble à un ordre régulier est une tyrannie ; dès que la république s’apaise et commence à devenir compatible avec toutes les habitudes d’une population laborieuse et tranquille, ce n’est plus la république ; dès qu’une loi existe, il s’agit de l’outrager ou de la violer. Vous l’avez vu récemment : des conseils d’arrondissement, dépassant la limite de leurs droits, ont eu l’idée d’émettre des vœux d’un ordre tout politique, et le gouvernement, sans hésiter un instant, a cru devoir annuler ces manifestations illégales. Vous croyez peut-être que les radicaux, dans l’intérêt de la république elle-même, se sont empressés de désavouer les illégalités et d’appuyer la prévoyante mesure du ministre de l’intérieur ; pas du tout, ils se sont empressés de railler le gouvernement sur l’inefficacité de ses répressions toutes morales, et ils ont ingénieusement montré comment le décret d’annulation n’était qu’un moyen de plus d’enregistrer et de divulguer les vœux émis par les conseils d’arrondissement. Tout ce qui est anarchie a pour eux d’invincibles fascinations. Avec cela, le radicalisme est certainement par lui-même un danger, et peut-être le plus sérieux des dangers aujourd’hui ; mais en même temps il y a une chose que les radicaux ne voient pas, c’est qu’ils sont sans nul doute les plus utiles auxiliaires des bonapartistes, ils font campagne avec eux. En menaçant par leurs agitations et par leurs propagandes un gouvernement ou une situation dont ils espèrent hériter, ils ne s’aperçoivent pas que, par les crises qu’ils pourraient provoquer, ils sont la meilleure chance de l’empire, et ici encore voilà la moralité de cette espèce de recrudescence de radicalisme dans nos affaires.

Ainsi se mêlent ces courans d’opinions et de passions autour d’un gouvernement qui, de son côté, sans aucun doute, n’a point les yeux fermés sur les difficultés qu’on pourrait lui créer. Ces difficultés sont réelles, et la plus grave n’est pas même dans le mouvement extérieur et ostensible des partis ; la difficulté la plus sérieuse serait peut-être aujourd’hui dans cette sorte d’incertitude où toutes les factions peuvent trouver une espérance. Les partis, s’ils voulaient remuer, savent bien qu’ils se briseraient contre le sentiment public, qu’ils ne pourraient rien contre cette force collective du pays toujours représentée par l’union de l’assemblée et du gouvernement. Contre l’incertitude, il n’y a qu’un remède efficace, c’est l’action persévérante et suivie d’une politique résolue. Ce que veut M. Thiers, on le sait, il l’a répété ces jours derniers encore aux conseillers-généraux du département de Seine-et-Oise qui sont allés le visiter. Aujourd’hui comme hier, il est le gardien de la trêve des partis, le dépositaire vigilant et impartial d’un pouvoir qui s’appelle la république, et dont la France en définitive reste la souveraine maîtresse quand elle voudra en disposer ; mais en dehors de cette pensée supérieure il y a ce qu’on pourrait appeler la politique de tous les jours, celle qui résout les questions à mesure qu’elles se présentent. La première chose à faire, il nous semble, serait d’écarter d’abord tout ce qui ne peut qu’entretenir un malaise inutile ou factice, et sous ce rapport il nous paraît impossible que dès sa rentrée l’assemblée ne sente pas la nécessité d’en finir avec toutes ces tergiversations qui la tiennent éloignée de Paris. Au premier moment, on a pu se faire quelque illusion ; il est désormais trop évident que plus la situation actuelle se prolonge, plus elle fait souffrir tous les intérêts sans compensation sérieuse. Il ne se peut pas que l’action publique reste ainsi suspendue indéfiniment entre Paris et Versailles, et que cette dispersion singulière des administrations continue. À la longue, l’assemblée se mettrait dans une impasse d’où elle ne pourrait plus sortir, où elle ne serait peut-être plus à l’abri d’un certain ridicule. Le retour à Paris au 1er janvier ne serait pas seulement une satisfaction pour tous les intérêts, ce serait encore un acte d’autorité et de force morale qui, loin de mettre l’assemblée en péril, la relèverait en la replaçant au vrai centre de la puissance française.

Cette première question une fois réglée, et elle n’est pas la moins importante, elle n’est que la plus inutile des difficultés léguées par les circonstances, — le gouvernement a certes assez à faire pour conduire cette œuvre de réorganisation nationale qu’il a entreprise ; il a tout à faire, et même son action peut s’étendre à cette terre d’Afrique où la France peut chercher une sorte de compensation de ses malheurs sur le continent. Le gouvernement s’en est déjà fort occupé, et il s’en occupe avec raison. Il n’a pas eu seulement à réprimer une insurrection redoutable qui semble maintenant vaincue ; il s’est appliqué à transformer l’administration de l’Algérie, à donner un caractère nouveau aux pouvoirs du gouverneur, à favoriser l’élément civil par la suppression des bureaux arabes, à préparer le développement de la colonisation par des concessions de terres particulièrement assurées aux Alsaciens qui voudraient émigrer. Enfin le gouverneur placé à la tête de l’Algérie, M. l’amiral de Gueydon, s’est déjà montré un administrateur éprouvé. C’est un champ toujours ouvert à l’activité française ; mais évidemment avant tout c’est à l’intérieur que la politique du gouvernement peut se manifester avec fruit, et, pour qu’elle se manifeste avec fruit, il faut qu’elle, procède avec décision. Cette décision est, à vrai dire, la première condition du succès. Sait-on en effet ce qu’il peut y avoir de plus dangereux ? C’est que par une sorte de superstition de routine administrative ou par hésitation, ou par suite de confusions de pouvoirs, les questions restent indécises, les affaires traînent sans solution. Les affaires qui traînent se compliquent le plus souvent en chemin, et deviennent quelquefois d’importunes difficultés. N’est-il pas vrai par exemple que, si dès l’origine on s’était fait une idée nette et précise de la conduite qu’on avait à suivre à l’égard de tous ces condamnés et ces détenus laissés par l’insurrection de Paris, on n’en serait point à se perdre dans des délibérations et des lenteurs peut-être inévitables, mais qui ont malheureusement pour effet de fatiguer ou de dérouter l’opinion ? Tout est fort régulier, nous en convenons, et c’est l’honneur de l’administration ; seulement, avant que les conseils de guerre prononcent, avant que le gouvernement ait pu rassembler des dossiers, avant que la commission parlementaire des grâces décide, bien du temps s’écoule, et ce n’est là encore qu’un détail.

Au point où nous en sommes, tout ce qui peut dégager et hâter l’expédition des affaires ne peut qu’avoir une influence heureuse. La meilleure politique, c’est l’esprit d’initiative dans un pouvoir qu’on sait bien intentionné, dont le patriotisme éclate en tout ce qu’il fait pour la libération du pays. Ce pouvoir a devant lui une œuvre nécessaire et bienfaisante qui peut se résumer dans un mot : c’est l’ordre à rétablir un peu partout, l’ordre dans le travail de tous ces corps délibérans qui sont toujours tentés de sortir de leurs attributions, l’ordre dans toutes ces situations irrégulières qui ont été laissées par la guerre, l’ordre dans les esprits qui croient tout possible parce que rien ne leur semble assuré. Enfin c’est la loi du devoir qui doit se faire sentir à tous dans son énergique et salutaire précision.

Le danger des situations incertaines, c’est justement qu’elles laissent une issue ouverte aux prétentions, aux ambitions, même aux vanités et aux mauvaises suggestions de l’intérêt individuel. Tout se fait jour dans la mêlée, et voilà pourquoi il faut se hâter de régler nos comptes de toute sorte, militaires, politiques ou financiers, ne fût-ce que pour éviter des incidens comme celui qui s’est récemment produit à l’occasion de la révision des grades, et qui a eu un retentissement aussi déplaisant qu’imprévu dans le public comme dans l’armée. Que la commission de l’assemblée qui a entrepris ce grand travail de vérification militaire se soit chargée d’une mission délicate, que ce qu’il y a de délicat dans cette mission soit encore aggravé par une certaine confusion entre les prérogatives souveraines de la commission de l’assemblée et les prérogatives nécessaires du pouvoir exécutif, cela n’est pas douteux. Nous avouons, quant à nous, qu’il nous paraît y avoir quelque chose d’assez singulier ou d’assez irrégulier dans ce mélange d’initiatives et de responsabilités. Il peut n’être pas sans inconvéniens qu’une délégation du parlement prononce sur des situations militaires individuelles, ou que le ministre de la marine, comme on l’a vu récemment, se borne à proposer dans un décret une sorte d’enregistrement d’une décision de la « commission souveraine, » et nous sommes d’autant plus à l’aise pour faire cette observation dans un cas spécial, que cette fois il s’agit d’un des hommes qui ont rendu le plus de services à l’armée de la Loire, de M. le capitaine de vaisseau Jaurès, qui, après avoir été fait général de division pendant la guerre, redevient contre-amiral. Mieux vaudrait que chacun restât dans sa sphère, que la commission de l’assemblée fît son œuvre sans affecter le caractère souverain, et qu’elle renvoyât son travail au gouvernement, qui, à son tour, déciderait sous sa responsabilité. Dans tous les cas, il fallait bien arriver à cette révision des grades. C’était une œuvre de justice distributive, de saine administration et de prévoyance. On ne pouvait évidemment accepter l’onéreux et compromettant héritage de cette immensité de grades créés par la guerre, d’autant plus qu’il pouvait en résulter une inégalité inique et choquante au détriment de toute une partie de l’armée qui a certes vaillamment combattu et qui a été la plus malheureuse. On a donc fait cette terrible révision qui nécessairement devait être une déception pour quelques-uns, et alors a commencé le défilé des récriminations et des plaintes. M. le général de Nansouty s’est plaint de la commission qui l’a mis en retrait d’emploi, et il a forcé le ministre de la guerre à lui infliger une punition disciplinaire, dure pour un vieux soldat. M. Cremer, qui, après être devenu de simple capitaine général de division, a été ramené au grade de chef d’escadron, n’a point été content du tout, et il a donné sa démission. Tout cela a été un petit orage heureusement sans durée. Le bon esprit, le sentiment de la discipline et du devoir, sont encore trop puissans dans notre armée pour que les mœurs militaires ne reprennent pas bien vite leur force ; mais enfin il y a en tout ceci une moralité, c’est que les révolutions ne diminuent pas l’amour des grades et des récompenses. Une fois qu’on a obtenu, d’une façon ou d’autre, le grade supérieur, on y tient sans se demander si d’autres n’ont pas rendu autant de services avec plus de désintéressement, et quant à nous, si nous avions une opinion à émettre, ce n’est pas la parcimonie dans la distribution des récompenses que nous songerions à reprocher au gouvernement ; nous lui demanderions plutôt de revoir, de revoir beaucoup, d’éviter les prodigalités, de fermer l’écluse des récompenses, parce qu’enfin nous ne pouvons pas être une nation de gradés et de décorés. Certes la France a un grand travail à faire sur elle-même, elle a bien des difficultés à vaincre avant de redevenir ce qu’elle a été, ce que les ressources naturelles de son génie pourront l’appeler à être encore. Elle a été entraînée par des revers inouïs dans une crise à la fois extérieure et intérieure qui est la plus redoutable épreuve pour sa fortune en même temps qu’elle est le spectacle le plus instructif pour le monde. Il ne faut pas croire cependant qu’elle soit seule à mener la vie laborieuse des peuples éprouvés, et que tous les autres états de l’Europe soient sur des roses. L’Autriche, quant à elle, reste livrée à toutes les perplexités de ce travail intime de réorganisation qui commençait au lendemain des cruels événemens de 1866, et qui depuis n’a cessé de se poursuivre à travers des difficultés dont le dénoûment fuit toujours. L’Autriche, pour tout dire, vient de retomber plus que jamais dans ses crises intérieures. Le problème qui s’agite à Vienne, on ne l’ignore pas, c’est d’arriver à concilier le régime constitutionnel créé en décembre 1867 et les droits d’autonomie des nationalités diverses de l’empire. La Hongrie une fois satisfaite par le régime créé en 1867, il restait à résoudre ce même problème de réconciliation dans ce qu’on appelle la cisleithanie, c’est-à-dire dans tout ce qui forme le reste de l’empire moins la Hongrie, et c’est ici que la lutte la plus vive éclate. D’un côté est le parti centraliste allemand, qui s’attache à la constitution de décembre, qui poursuit par tous les moyens la prépondérance de l’élément germanique dans l’empire, qui n’admet que la subordination de toutes les différentes races sous le gouvernement le plus centralisé ; de l’autre côté sont les nationalités qui réclament leur autonomie, et au premier rang est la Bohême, qui aspire à une indépendance à peu près complète sous le sceptre impérial, qui n’a jamais voulu reconnaître la constitution de 1867, qui a même toujours refusé d’envoyer des députés au Reichsrath de Vienne. Entre les deux camps sont les hommes libéraux, modérés, concilians, qui voudraient arriver à une transaction. C’est là le nœud de toutes les péripéties qui se sont déroulées en Autriche depuis quelques années.

Une première fois, l’an dernier, le comte Potoçki, comme chef du cabinet cisleithan, essayait d’arriver à une solution, et il échouait sans doute en partie devant les résistances des Tchèques, mais aussi et surtout devant l’opposition des centralistes allemands, qui depuis ont regretté peut-être de n’avoir pas secondé cette tentative. C’est alors que le comte Hohenwarth était appelé à la présidence d’un nouveau ministère cisleithan, et il arrivait au pouvoir avec la pensée d’en finir en faisant des concessions plus étendues aux Tchèques. L’empereur lui-même d’ailleurs, sans sortir de la sphère de ses prérogatives constitutionnelles, désirait très vivement une conciliation. Le comte Hohenwarth se mettait donc à l’œuvre, il procédait à des élections nouvelles qui lui assuraient dans le Reichsrath une majorité suffisante pour opérer toutes les réformes constitutionnelles nécessaires malgré l’ardente opposition des centralistes allemands, qui menaçaient à leur tour de se retirer de l’assemblée de Vienne ; une fois maître de la situation, le comte Hohenwarth abordait résolument le problème. Un rescrit impérial adressé à la diète de Prague reconnaissait ce qu’on appelle le droit public ou historique de la Bohême, et demandait aux Tchèques leurs conditions.

Malheureusement les Tchèques ont été peut-être un peu grisés par leur victoire, et, dans l’adresse où ils ont résumé leurs prétentions en articles fondamentaux, ils ont posé des conditions qui entraîneraient la dissolution de l’empire. La situation même de la Hongrie semblerait ne devenir légale qu’à dater de l’arrangement avec la Bohême. Le Reichsrath de Vienne ne serait plus qu’une réunion de délégués des diètes avec des pouvoirs très restreints, la chambre des seigneurs ne serait qu’un sénat consultatif. Bref, la constitution de 1867 disparaîtrait, l’empire se disloquerait, il ne resterait plus que les états-unis de l’Autriche. M. de Beust, qui jusque-là s’était tenu dans une grande réserve, s’est hâté d’intervenir auprès de l’empereur, et il a été appuyé non-seulement par les autres ministres de l’empire, le comte Lonyay, le général Kuhn, mais encore par le président du conseil de Hongrie, le comte Andrassy. L’empereur s’est arrêté alors, et le comte Hohenwarth a donné sa démission. Qu’en résultera-t-il maintenant ? Il est vraisemblable que le nouveau ministère appelé reprendra encore la politique de transaction, mais avec des concessions moins étendues ; seulement les Tchèques rentreront alors sous leur tente, de sorte que l’Autriche se trouve toujours dans cette alternative : si elle veut satisfaire la Bohême, les Allemands menacent de quitter le Reichsrath ; si elle modère ses concessions, ce sont les Tchèques qui plus que jamais se renferment dans l’abstention, et de tous les côtés on poursuit un dénoûment aussi impossible que nécessaire, on s’attache à une ombre de transaction qui s’évanouit toujours au moment où l’on croit la saisir. La politique autrichienne en est là, et M. de Bismarck à coup sûr la contemple sans déplaisir.

CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

L’INCENDIE DE CHICAGO.

Les télégrammes d’Amérique nous apportaient le 10 octobre une désolante nouvelle : la ville de Chicago était en flammes depuis la veille, et un ouragan ne permettait pas de maîtriser le feu. Le troisième jour seulement, le vent avait cessé, la pluie, qui tombait à torrents, avait éteint l’incendie, contre lequel n’avait pas du reste faibli un seul instant l’énergique ardeur des citoyens. Néanmoins l’étendue des ruines était sans exemple ; un tiers de la ville, tout le quartier des affaires, était perdu, 12,000 maisons n’existaient plus, et 100,000 personnes se trouvaient sans abri ; plusieurs centaines d’habitans avaient péri. Un jour auparavant, tout un quartier de la ville de Chicago avait déjà brûlé, et un journal du pays, le Chicago-Tribune, dans un numéro qu’on n’a pas pu distribuer, signalait cet incendie comme le plus terrible dont la ville ait jamais été témoin. Les hommes étaient accourus aux pompes, on s’était assez aisément rendu maître du feu ; une partie même de la

population avait assisté à ce navrant spectacle avec cette curiosité brutale et impassible qui caractérise les Américains au milieu des plus grands désastres. Bien qu’il ait suivi le premier à un intervalle si rapproché, le second incendie a une cause toute distincte. Le dimanche soir 8 octobre, un enfant, éclairé par une lampe à pétrole, trayait une vache dans une étable ; l’animal d’un coup de pied renverse la lampe, l’huile minérale prend feu, la litière s’enflamme, et, quelques minutes après, le feu, gagnant de maison en maison, menace d’embraser toute la ville.

Comment en Amérique, où tout est si bien prévu pour parer à de tels sinistres, où, sur un signal donné par un guetteur qui veille au sommet d’une tour, toutes les pompes à vapeur se mettent à la fois en mouvement et luttent entre elles à qui arrivera la première, à qui lancera la plus forte gerbe, comment a-t-il pu se faire que l’incendie de Chicago ait pris tout à coup de si vastes proportions ? D’abord les pompiers, fatigués, exténués par le feu qu’ils venaient à peine d’éteindre, étaient à bout de forces ; ensuite, par une de ces fatalités qui ne se présentent que trop souvent dans les calamités humaines, les magnifiques travaux hydrauliques qui amènent à Chicago l’eau du lac Michigan étaient en réparation, et les machines ne pouvaient pas fonctionner, ce qui a fait croire un moment à New-York et en Europe, sur la foi de télégrammes incomplets, que ces travaux avaient été tout d’abord détruits. Troisième et quatrième incidens non moins déplorables : quand l’incendie de Chicago s’est déclaré, on sortait à peine d’une sécheresse d’un mois, et tout à coup, au milieu du sinistre, un de ces ouragans qui éclatent subitement en automne dans les vastes prairies de l’ouest et causent sur les grands lacs de véritables tempêtes comme en pleine mer s’est déchaîné sur la ville. Il n’en fallait pas davantage pour activer cet incendie sans exemple dans l’histoire, et qui laisse bien loin derrière lui le fameux incendie de Londres de 1666.

Tout a été la proie des flammes. La partie de la vieille ville, — une vieille ville âgée à peine de quarante ans, — où l’incendie a commencé, bâtie en bois, a été brûlée immédiatement. Dans la ville neuve, le pavé des rues, le pavé en bois goudronné, si cher aux Américains (Nicholson’s-pavement), alimentait le feu ; « c’était, dit un témoin oculaire, comme un fleuve de flammes, de plusieurs milles de long, qui s’avançait inexorable. » Ce fleuve infernal enveloppait les maisons, faisait cuire les briques et la pierre, calcinait tout, renversait tout. Ni les constructions en fer à l’épreuve du feu, ni les maisons les mieux défendues, n’ont pu résister. Un instant les habitans, dans un élan de suprême énergie, ont pétardé des îles tout entières d’édifices pour faire la part du feu ; rien n’y a fait. La pluie seule, tombant à torrens le troisième jour, a pu éteindre le brasier ; il ne reste à la place des quartiers brûlés qu’un espace vide de neuf milles carrés. — Au milieu du désordre général, quelques bandits, qui essayaient de piller, ont été pris par les citoyens réunis en comité de vigilance, et pendus séance tenante au nom de la loi de Lynch.

La ville qui vient de brûler si malheureusement était l’orgueil des Américains. Ces hommes rustiques se plaisent à baptiser leurs cités naissantes de toute sorte de noms coquets. D’abord, quand Chicago sortait des limbes du désert, ce fut la Reine des prairies ; plus tard, quand la ville se fut développée et commanda tout le commerce de ces immenses lacs intérieurs, elle devint la Reine des lacs. Plus tard encore, — et c’était hier, — quand elle fut marquée comme la principale étape du chemin de fer qui relie New-York à San-Francisco, ce fut la Merveille de l’ouest, la Perle de l’Union. Pour les Américains, surtout les hommes du far-west, le monde tourne autour de Chicago. A part Melbourne et San-Francisco, deux fois plus jeunes, mais aussi deux fois moins peuplées, Chicago est la ville la plus récente que les hommes aient bâtie, et celle dont les développemens ont été les plus miraculeux. Elle n’existait pas en 1830, elle a aujourd’hui 310,000 habitans ; c’est dire qu’elle dépasse en importance Marseille, Lyon, Manchester, Birmingham, Glasgow. Tout autour d’elle, des villes beaucoup plus vieilles, Saint-Louis, Cincinnati, Louisville, ont été éclipsées du premier jet, et l’élan de Chicago ne s’arrête pas. Quand je la vis en 1867, elle avait 225,000 habitans, elle en comptait 250,000 quand je la revis un an après, en 1868. « Notre ville deviendra la première du globe, me disait un jour un Chicagois ; elle donne la main au Japon et à la Chine par San-Francisco, à l’Europe par New-York. »

Quand Tocqueville passa eh Amérique en 1832, Chicago n’était qu’un petit poste de traitans entretenu par les Astor de New-York pour y faire le commerce des fourrures avec les Indiens. Il y avait là un fortin où quelques soldats de l’armée fédérale tenaient en respect les Peaux-Rouges. Le Faucon-Noir errait en ces lieux avec ses bandes. En 1837, il fit aux États-Unis une guerre sanglante, fut vaincu, transporté plus loin avec sa nation, et le terrain demeura libre. La ville de Chicago fut incorporée, c’est-à-dire reconnue comme commune ; une école, une église, un journal, furent fondés. Le chiffre de la population dépassait alors 4,000. Sur les rives du lac Michigan, au bord d’une petite rivière assez profonde pour que les navires l’accostent, s’éleva un port de commerce qui est devenu une des premières places du monde, et la première de beaucoup pour le commerce des céréales, des bois, des viandes salées. Pour l’entrepôt des thés, des étoffes, de la houille, des métaux, Chicago est aussi sans rivale dans tout l’intérieur des États-Unis, et peut être appelé le plus grand dock du far-west. La houille et les métaux, le fer, le cuivre, le plomb, le zinc, sont produits en abondance par les états voisins et par l’état même d’Illinois, où est situé Chicago, qui n’en est pas cependant la capitale. Dans ces contrées privilégiées, où le sol est déjà si plantureux, le sous-sol n’est pas moins fécond ; tout concourt à faire de ces vastes plaines tributaires du Mississipi « la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l’homme après le ciel, » comme l’a écrit, je crois, Tocqueville. Il y a place pour plus de 300 millions d’habitans.

Lorsqu’on étudie les développemens d’une ville, il faut tenir compte de deux choses : de sa position topographique et du caractère des citoyens. Au point de vue de la position, Chicago est des mieux placés ; la ville s’élève au bord des grands lacs, communiquant par eau avec le Mississipi d’une part, avec New-York et le Saint-Laurent de l’autre, et par ce dernier fleuve avec l’Océan, à tel point que les navires partis de Chicago peuvent aller sans transbordement non-seulement jusqu’à Montréal et Québec, mais encore jusqu’à Londres et Liverpool. C’est comme un port intérieur à 1,500 kilomètres du rivage, et pouvant rejoindre le rivage par eau. Vienne en Autriche communiquant intérieurement par des canaux ou des rivières avec Le Havre, Bordeaux ou Marseille : voilà Chicago.

Tout cela ne suffirait pas encore à expliquer l’essor inouï de cette ville, si l’on ne tenait compte de l’énergie indomptable des habitans. C’est ici qu’éclate dans toute sa grandeur le caractère américain. Un jour on s’aperçoit que les maisons au bord du lac s’enfoncent ; l’endroit est du reste marécageux, le sol incertain et mouvant, Le niveau n’existe plus, les rues se transforment en égouts. Que faire ? On exhaussera les fondations sur place, sans changer la maison. Avec des lignes de crics soutenant les murailles maîtresses, avec de forts étais disposés aux angles, on soulève peu à peu un édifice, puis deux, puis dix. Des pâtés tout entiers de maisons sont ainsi exhaussés, sans que les habitans se dérangent. Plus tard, d’autres Chicagois, mécontens de l’exposition de leur demeure, déplaceront la maison tout entière, sur des rouleaux ou une forte charrette traînée par douze paires de colliers. J’ai vu cela à Chicago et dans d’autres villes. La maison roule par les rues, lentement, majestueusement ; restés au dedans, les habitans vaquent à leurs occupations domestiques ; — voyez, la cheminée fume, et le potage est sur le feu.

Voici un autre exemple du savoir faire de ces hommes énergiques. Un jour on constate que l’on manque d’eau potable ; les eaux de la rivière, celles du lac, sont salies par les navires. Fera-t-on un puits artésien ? Il ne donnera peut-être pas assez d’eau. On ira prendre le liquide au milieu du lac, à deux milles du rivage, afin de l’avoir bien pur. On fera un tunnel sous le lac ; l’eau descendra, filtrera par le puits d’arrivée, et sera reçue à terre, par le tunnel, dans un autre puits, où de fortes machines (celles dont il était question tout à l’heure) l’élèveront dans un château d’eau. L’ingénieur de Chicago, M. Chesbrough, m’a montré lui-même ce gigantesque travail qu’il a projeté et exécuté, et qui n’était pas encore terminé en 1867.

Nous avons dit que Chicago était devenu le plus grand marché de céréales qui existe au monde. Les grains arrivant par le lac ou les chemins de fer (Chicago ne compte pas moins de douze gares mises en rapport avec quarante lignes ferrées) sont reçus dans d’immenses édifices en briques rouges, dont l’un peut contenir jusqu’à 500,000 hectolitres de blé, et s’emplir ou se vider en trois ou quatre jours. La capacité des autres varie de 2 à 300,000 hectolitres, il y en a une vingtaine ; on les appelle, dans la langue du pays, des elevators, parce que le grain y est reçu, élevé, vanné, nettoyé, dans des monte-charge, ou élévateurs mus par la vapeur. Ces immenses établissemens sont, à proprement parler, des greniers mécaniques. Le blé, le maïs, arrivent d’un côté par le lac et sont déversés de l’autre sur le wagon du chemin de fer, ou réciproquement. Le grain, à l’arrivée, est classé par des experts officiels dans une des quatre catégories adoptées par le commerce local. On donne à l’expéditeur un reçu qui devient un véritable warrant négociable, et tout est dit ; il ne voit plus son grain. Sur le papier, la qualité, la quantité sont indiquées, le cours du jour est connu, cela suffit. C’est dans une salle de la Bourse, où est situé aussi le board of trade, que se publie chaque jour à midi le prix des grains sur les principales places du globe* notamment celle de Londres. Par suite de la différence des longitudes, il est précisément midi à Chicago au moment où l’on y proclame le cours des céréales à Londres à l’heure de midi du même jour.

Parlerons-nous maintenant de ce vaste parc à bestiaux, qui est aux environs de la ville, et où passent chaque année 2 millions de têtes de porcs et 1 million de bêtes à cornes : bœufs, moutons, etc. ? Les animaux y sont reçus, visités, soignés, abreuvés, nourris avant d’aller à l’abattoir. A côté des étables il y a un hôtel splendide avec toutes ses dépendances, bureau postal et télégraphique, et, tout autour du parc, le chemin de fer qui amène jusqu’au-devant des crèches les bœufs, les porcs ou les moutons. Et tant est grand l’accroissement du prix des terrains dans ce pays favorisé, que l’on parle déjà de vendre au prix du mètre carré superficiel les 150 hectares que couvre le parc, et d’aller rebâtir celui-ci plus loin avec profit. A Chicago, le prix d’un terrain à bâtir décuple quelquefois en deux ou trois ans.

Chicago est pour le bétail ce qu’il est pour les grains, le plus grand marché de l’Amérique. Les boucheries, où les bœufs et les porcs sont étouffés, découpés, fumés, salés, mériteraient d’être décrites : les hommes sont là, le couteau du sacrificateur à la main, les manches retroussées, ayant du sang jusqu’aux épaules. Les animaux arrivent à la file par un » couloir, tombent par une trappe dans une chaudière d’eau bouillante, sont saisis, ouverts, dépouillés, découpés, séparés par des appareils spéciaux. On pend les jambons, les côtes, les têtes, à de longues lignes de crochets ; on sépare le lard, la peau, les soies, et tout cela partie mécaniquement, partie à la main. Le sol, couvert de sciure de bois, est rouge et humide, une odeur nauséabonde, une buée chaude et épaisse, vous saisissent à la gorge ; on ne peut travailler que l’hiver, par les grands froids. Le sang est précieusement recueilli, rien ne se perd.

Il resterait encore à dire un mot des scieries mécaniques de Chicago, où se débitent tant de pieds de bois qu’on en pourrait faire le tour du monde. C’est là que se confectionnent ces maisons élégantes qu’on envoie ensuite dans tout l’ouest, et dont nous avons vu des modèles aux dernières expositions. Tout cela n’existe plus, tout cela est brûlé, et avec tant d’édifices industriels, une foule d’autres établissemens dont Chicago pouvait être fier. Les théâtres, les églises, les universités, les académies, les collèges, les grands hôtels, une partie des beaux quartiers, entre autres celui de Michigan-Avenue, qui pouvait le disputer à la Cinquième avenue de New-York et au West-End de Londres lui-même, tout cela n’est plus qu’un amas de cendres. La moitié des élévateurs ont disparu, une partie des grandes boucheries, tous les entrepôts de thé et autres denrées coloniales, tous les vastes magasins d’étoffes et de nouveautés de tout genre, ce que les Américains, employant une expression étrange, appellent du nom de dry-goods ou marchandises sèches, tout cela n’est plus. Ces vastes hôtels qui pouvaient donner asile à 2,000 voyageurs à la fois, le Sherman-home, le Tremont-house, brûlés également. Ces édifices somptueux où s’imprimaient les journaux, notamment le Chicago-Tribune, la feuille la plus importante de tout l’ouest, et cent autres édifices publics, non moins riches et imposans, la Bourse, le palais de justice, les banques, etc., tout cela a disparu.

Une chose console au milieu de tant de désastres : c’est que le sentiment de la solidarité n’a pas failli un moment au cœur des Américains, et que de tous les points des États-Unis immédiatement des vivres, des vêtemens, des tentes, ont été envoyés à une population tout entière restée tout à coup sans ressource, sans abri. Dès le lendemain, la ville renaissait de ses cendres, et un journal se réimprimait, c’était le Chicago-Tribune, qui avait tout perdu, et qui, probablement sur une petite feuille, le format des premiers jours, et avec une petite presse à main, donnait sur le lieu même du sinistre des détails sur la grande catastrophe. L’élan charitable, toujours si grand aux États-Unis, ne s’est pas arrêté une minute. Des souscriptions ont été partout ouvertes, et il y a déjà 50 millions de francs de souscrits pour aider aux réparations et permettre de relever les ruines. Le total du désastre est évalué à 1 milliard de francs ; déjà, on l’a dit, la ville se relève ; le fait n’est pas nouveau en Amérique, et plusieurs fois j’en ai été témoin en Californie : trois fois San-Francisco s’est aussi rebâti plus beau et plus florissant. Il en sera de même pour Chicago.


L. SIMONIN.


C. BULOZ.