Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1852

Chronique n° 494
14 novembre 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1852.

Certes, il n’est point de plus curieuse et de plus saisissante étude que de noter pas à pas, autant qu’il se peut, les faits, les incidens, les symptômes, qui se succèdent et se déroulent comme les mille scènes d’un drame dont les fils mystérieux se combinent d’eux-mêmes dans un dessein en quelque sorte tracé d’avance. Ces faits, nous ne les créons pas, nous les observons : nous les enregistrons comme les documens irrécusables de l’histoire contemporaine. Seulement, pour qui y réfléchit, pour qui sait les interroger, ils sont comme un voile à travers lequel on peut lire dans la vie morale d’un siècle et d’un pays ; ils aident à pénétrer le secret des tendances, des langueurs, des retours, des contradictions, des incohérences, qui naissent et s’accumulent dans l’ame d’un peuple éprouvé par une succession de changemens politiques et de catastrophes. Voici maintenant l’heure où se précipitent rapidement et pour ainsi dire méthodiquement les conséquences les plus immédiates de quelques-uns de ces faits qui marquent d’un sceau particulier les dernières périodes de l’existence publique de notre pays. Cette pensée de l’empire, sur le point de se réaliser aujourd’hui, ne l’a-t-on pas vue grandir, se développer, prendre corps dans un travail de tous les instans ? N’a-t-on point assisté à la transformation graduelle des noms, des choses, des hommes, des pouvoirs, des institutions ? Depuis quelques mois, si on en était aux conjectures, ce n’était point certainement sur le principe même de cette transformation. Maintenant le sénat a délibéré ; il a déUbéré sur un fait à demi accompli plus encore que sur une possibilité. En réalité, ce n’est point autrement que les corps publics délibèrent dans cette œuvre de la création d’un nouveau gouvernement. Pour qu’ils l’inscrivent avec un caractère officiel dans l’histoire, il faut bien que ce gouvernement soit né déjà moralement, politiquement, — engendré par une série de circonstances antérieures. Le sénat, comme on sait, était convoque pour le 4 novembre. Il s’est réuni au jour fixé, et il n’a point fallu de longs débats pour arriver à une résolution dmt la nature ne pouvait être douteuse. Trois séances ont suffi pour l’élaboration d’un sénatus-consulte dont l’explication et le commentaire se trouvent dans un rapport de M. Troplong qui commence par une théorie générale des institutions monarchiques pour aboutir à la théorie particulière de la monarchie impériale représentée comme la souveraineté populaire couronnée.

Le sénatus-consulte actuel reporte naturellement l’esprit vers celui de 1804, et il a aussi son caractère propre. Le sénatus-consulte par lequel l’empire fut établi au commencement de ce siècle formait sur certains points un ensemble de stipulations constitutionnelles ; il réglait avec précision les conditions de l’hérédité monarchique et fixait la liste civile. Il créait autour du trône renaissant de grandes dignités. Le sénatus-consulte d’aujourd’hui ne crée, à vrai dire, qu’une grande situation, celle du chef de l’état. Au point de vue dynastique, il ne fixe point d’une manière virtuelle de droits collatéraux. C’est le chef de l’état qui règle l’ordre de succession. Il peut choisir par l’adoption un successeur parmi les enfans des frères de l’empereur Napoléon, faute d’un héritier direct, et il conserve une autorité pleine et entière sur les divers membres de sa famille. À la suite du sénatus-consulte, le prince Jérôme s’est démis de la présidence du sénat, qui appartient à l’empereur dans l’organisation nouvelle du pouvoir. Quant au surplus du régime politique de la France, il reste tel que l’a établi la constitution du 15 janvier. Au fond, cette constitution n’était-elle point d’ailleurs de nature à ce que la dignité impériale y pût entrer sans effraction, sans modification autre que celle qui concerne l’autorité exécutive ? Le sénat a donc fait son œuvre en formulant, dans la mesure de son pouvoir, la décision qui rétablit l’empire en France. Il ne reste plus aujourd’hui qu’au suffrage populaire à se prononcer sur les conclusions du récent sénatus-consulte, et au corps législatif à proclamer le résultat. C’est le 21 de ce mois qu’a lieu le vote sur tous les points de la France, et c’est quatre jours après, le 25, que le corps législatif se réunit. Ainsi chaque jour nous rapproche de l’heure où va s’accomplir définitivement la résurrection des institutions impériales. Quelle sera la pensée du nouvel empire ? On peut la trouver dans toutes les manifestations, dans tous les discours du prince-président. C’est là qu’il faut la chercher plutôt que dans des commentaires qui ne rendent pas toujours, sans nul doute, avec exactitude ce qui est dans l’esprit du chef de l’état. Les conditions politiques d’un pays peuvent changer, la condition humaine dans ce qu’elle a d’essentiel et de profond ne change pas. On disait récemment, dans la perspective du prochain vote populaire, que nous allions entrer dans une ère où le bonheur et l’aisance seraient partout, la misère nulle part. Nous ne croyons pas que qui que ce soit ait reçu mission de faire de telles promesses. Tant que cette grande et triste race d’Adam traînera son existence dans cet univers qu’elle remplit de son héroïsme, de ses désirs, de ses folies, de ses expiations, il y aura, des misères, les unes méritées, les autres imméritées ; il y aura des malheureux, les uns innocens, les autres coupables de leur propre malheur. Il n’y a que le socialisme qui prétende changer la destination de l’homme en l’appelant au bonheur, à la jouissance universelle : on sait comment il y réussit, rien qu’en se montrant. Comme la vertu et le devoir sont rigoureux, il dit à l’homme : Satisfais tes désirs et tes passions, que pourrait-il te manquer ? Comme les liens de famille mettent dans le cœur mille côtés vulnérables, il dit à l’homme : Dégage-toi de ces liens, tu n’auras plus ni l’obligation de la vie régulière ni la douleur des séparations éternelles. Le socialisme est logique en supprimant tous ces points par où l’homme offre perpétuellement prise au malheur ; il est logique au détriment de l’ame humaine, qui ne se sent jamais mieux elle-même qu’au milieu de ses efforts et de ces épreuves, et qui n’est point jalouse encore d’être élevée à la dignité et au bonheur des brutes, comme disait M. Royer-Collard dans une discussion d’un autre genre. Heureusement nul gouvernement régulier n’est tenu de faire, de sanctionner et moins encore de réaliser de semblables promesses de félicité universelle. Un gouvernement a bien assez à faire de donner aux hommes le degré d’équité et de sécurité possible dans leur vie morale et matérielle, de les préserver, s’il peut, des catastrophes, de protéger leurs intérêts, d’ouvrir des voies à leur activité et à leur industrie. Telle est sa part, et il y a là de quoi suffire aux plus grandes et aux plus légitimes ambitions.

Quand une transformation comme celle qui se prépare dans la vie publique de la France est sur le point de s’accomplir, elle devient naturellement la chose dominante. C’est une révolution véritable, et il est tout simple qu’il y ait un instant où on en sente la gravité. Seulement, à la différence des révolutions ordinaires, celle-ci s’accomplit dans l’ordre, dans la paix, avec une sorte de régularité mathématique. On en voit les phases ; on compte les pulsations de cette république mourante, qui se sent elle-même devenir empire. Et comme rien n’est troublé, rien n’est ébranlé, — rien aussi n’est interrompu. La vie habituelle suit son cours ; l’humeur publique est à ses curiosités et à ses préoccupations, à ses passe-temps et à ses labeurs. Au milieu de tous les traits qui caractérisent le moment actuel à ce point de vue de la vie ordinaire, le fait le plus saillant peut-être, c’est un mouvement considérable d’affaires et d’intérêts. L’esprit de commerce et d’industrie est dans tm enfantement perpétuel ; les entreprises se multiplient. Les comptes-rendus de la Banque sont un des thermomètres ordinaires du développement industriel, parce que la stagnation ou l’activité de ses opérations de crédit correspond à un mouvement analogue dans les affaires. Ces comptes-rendus ne sont point sans intérêt depuis quelques mois. Un des derniers présentait un accroissement de 30 millions dans le portefeuille de la Banque ; le dernier offre encore un progrès de 25 millions. Cela ne prouve-t-il pas la tendance des capitaux à sortir de leur torpeur, pour aller alimenter toutes les transactions et le travail ? Chemins de fer, crédit foncier, docks parisiens, combinaisons industrielles de tout genre, tous ces objets, toutes ces créations marchent ensemble du même pas et avec une rapidité d’essor qui redouble chaque jour. C’est là aujourd’hui que semble refluer l’activité publique, et c’est peut-être aussi de préférence sur cet ordre de questions que se fixe l’attention du gouvernement, s’il est vrai qu’avec l’empire doivent coïncider de nouvelles mesures financières. Que les esprits se tournent avec une sorte de violence vers le développement des travaux matériels, des grandes entreprises du crédit, de l’industrie et du commerce, il n’y a là rien assurément qui soit de nature à exciter quelque inquiétude. Le danger, c’est l’excès de cette ardeur aventureuse si souvent portée à jouer avec le hasard, c’est la fièvre des spéculations, c’est l’activité factice à côté de l’activité réelle. Quoi qu’il en soit, ce mouvement existe, et il est un des élémens les plus caractéristiques de notre situation, au moment même où va se dénouer par le rétablissement de l’empire cette longue crise qui a commencé en 1818, et dont l’influence se fait sentir dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe.

Il est vrai, la Belgique en particulier n’a point été entraînée dans le tourbillon des quatre dernières années ; mais la politique générale a plus d’une fois évidemment réagi sur elle. Elle n’a eu que des crises ministérielles, mais ces crises avaient leur sens dans l’ensemble de la situation actuelle de l’Europe. On a vu quelles difficultés rencontrait récemment la formation d’un cabinet en Belgique. M. Henri de Brouckère avait été, dès l’origine, chargé de composer un ministère, et, tout en prétendant se tenir en dehors des partis qui divisent le parlement, il avait un moment cependant reculé devant cette division même. Quelques combinaisons avaient été alors infructueusement essayées. Il est à croire que la réflexion est venue à tout le monde, que de toutes parts on a senti l’impossibilité de former un cabinet d’une signification politique tranchée, et M. Henri de Brouckère a été rappelé au conseil, comme ministre des affaires étrangères, par le roi ; il s’est adjoint M. Piercot, bourgmestre de Liège, comme ministre de l’intérieur ; M. Faider, avocat-général à la cour de cassation, comme ministre de la justice ; M. Liedts, négociateur du traité avec la France, comme ministre temporaire des finances ; les autres ministres sont les membres non politiques du précédent cabinet. Maintenant le cabinet nouveau existe : il s’est présenté aux chambres. Ainsi que nous l’avons indiqué, c’est un ministère en quelque sorte neutre et de transaction, appelé à régler et à liquider une situation difficile. Sans une autorité propre bien réelle, il a en ce moment la force de tout cabinet arrivé au pouvoir pour mettre fin à des questions que tous les partis veulent voir résolues, et qu’ils ne veulent point se charger de résoudre eux-mêmes. C’est ce qui fait que le cabinet de Bruxelles ne rencontrera pas très probablement d’opposition, même sur les points les plus graves et les plus délicats. Conciliation à l’intérieur et à l’extérieur, tel est le fond de la politique qui a été exposée devant le parlement. On a cru trouver cela énigmatique ; on s’est demandé ce que le nouveau ministère belge pouvait entendre par adoucir et tempérer certaines lois récemment votées, sans en altérer les principes et l’essence. Il n’est peut-être point difficile de pénétrer l’obscurité : cela veut dire que les membres de la nouvelle administration ne seront point impérieux et cassans comme MM. Rogier et Frère, qu’ils ne publieront pas la correspondance des évéques, comme cela a été fait assez peu convenablement, qu’ils tâcheront de faire une vérité de l’art. 8 de la loi du 17 juin 1850 sur l’enseignement religieux dans les établissemens publics, qu’ils feront en un mot tout ce qu’il est honorablement possible de faire pour obtenir le concours refusé par l’épiscopat au précédent ministère. Si on s’est également demandé ce que M. de Brouckère voulait dire en parlant de gages de sécurité à donner aux gouvernemens étrangers, l’énigme, nous le supposons, est dissipée aujourd’hui par la présentation d’une loi sur la presse qui assimile au délit d’offenses envers le roi le délit d’offenses, par une voie quelconque de la publicité, envers les chefs des gouvernemens étrangers. Voilà pourtant où conduit invariablement l’excès des polémiques violentes. Il y a peu de temps encore, des journaux de la Belgique prêchaient ouvertement l’assassinat contre le chef actuel de la France ; ils appelaient cela la liberté de la presse ! Ils n’apercevaient pas quel étrange service ils rendaient à cette liberté ; ils ne voyaient pas qu’ils mettaient eux-mêmes dans la plus palpable évidence la nécessité d’une répression plus efficace, et qu’ils y ramenaient naturellement les esprits les plus portés à aimer les franchises de la parole. Il faut l’ajouter d’ailleurs : la loi nouvelle n’est point une loi contre la presse, mais sur la presse ; elle n’en réprime que les plus condamnables excès, laissant toute latitude à la loyale et honnête discussion. Aussi, malgré les répugnances de certains libéraux, ne croyons-nous pas que les chambres belges refusent de sanctionner sur ce point le programme du nouveau ministère. Quant à l’arrangement des différends commerciaux avec la France, comment la bonne intention du cabinet belge pourrait-elle être mise en doute, puisqu’il vient au monde pour cela ? Dans la séance du 3 de ce mois, le ministre des affaires étrangères déclarait qu’une politique qui consisterait à ne point traiter avec la France serait une politique insensée. Il est donc présumable que d’ici à peu cette question entrera dans une phase nouvelle. Après cela, il restera encore assez à faire à la Belgique au milieu de la lutte intérieure des opinions et des chocs de deux partis aspirant également au pouvoir et également impuissans pour le moment à l’exercer.

À considérer la Belgique, au reste, comme plus d’un autre pays dans le midi de l’Europe, on ne peut se dissimuler que le système parlementaire traverse une de ces crises où un régime politique se retrempe et s’affermit, quand il n’est point emporté au courant des réactions triomphantes. Autant ce régime a eu des jours prospères où l’avenir lui semblait assuré, où le vent enflait ses voiles en quelque sorte, autant il a aujourd’hui des difficultés de vivre là où il existe. On lui fait expier bien des fautes qu’il n’a point commises, et qui, dans tous les cas, sont toujours moins imputables aux institutions qu’à ceux qui les pratiquent. Il paie pour les révolutions, et voilà son malheur. À ces complications évidentes et suffisamment graves de l’heure où nous sommes, seulement il ne faudrait pas ajouter les difficultés factices que font naître les jeux secrets de la vie publique et de l’ambition des hommes. L’existence du régime parlementaire a-t-elle été en question ces jours derniers à Turin, à l’occasion de la crise ministérielle qui vient d’avoir lieu ? On l’a beaucoup dit, on l’a beaucoup soupçonné du moins : en présence de la démission de M. d’Azeglio, le roi Victor-Emmanuel s’est entouré de conseils ; il a appelé un moment MM. de Balbo et de Revel ; cela a suffi pour faire croire à la suspension prochaine du statuto. Qu’est-il arrivé cependant ? C’est que MM. de Balbo et de Revel n’ont cessé d’apporter dans ces négociations délicates une honnêteté et une loyauté dont leurs adversaires eux-mêmes leur ont dû le témoignage. Qu’on nous permette de le dire : là n’était point la vraie question qui s’agitait. Au fond, la moralité de toute cette crise ministérielle est celle-ci : enfin M. le comte de Cavour est président du conseil ! Le seul changement notable en effet qui ait eu lieu dans le cabinet piémontais est celui qui fait passer la présidence de M. d’Azeglio à M. de Cavour, lequel reprend en même temps le portefeuille des finances, qu’il avait quitté il y a quelques mois. D’un autre côté, M. d’Azeglio est remplacé, comme ministre des affaires étrangères, par le général Da Bormida, homme de guerre dont les talens diplomatiques se révéleront sans nul doute. Les autres ministres restent à peu près les mêmes, si ce n’est que M. Cibrario passe des finances à l’instruction publique. Quel que soit le mérite des ministres actuels du Piémont, il est évident, comme nous le disions, que la signification politique du nouveau cabinet est tout entière dans son chef. Il y a long-temps déjà que M. de Cavour visait à ce poste éminent. Il y a plusieurs mois, il essayait d’y arriver par une évolution parlementaire qui mettait le ministère d’Azeglio, dont il faisait partie, en minorité dans la chambre, et qui le laissait, lui, avec la majorité. Cela ne réussit point. D’autres évolutions ont mieux réussi aujourd’hui. Ce n’est point que M. de Cavour ne soit par lui-même un homme remarquable. C’est une intelligence des plus vives et des plus ouvertes, un esprit des plus habiles, plein de ressources, fécond en expédiens. Aussi a-t-il su préparer ses voies et se trouver là pour recueillir la succession de M. d’Azeglio, qu’il avait peut-être bien contribué à ouvrir. Seulement M. de Cavour nous semble parfois avoir une vocation trop décidée pour sauver le système constitutionnel à Turin, — à la condition d’être président du conseil. Il faut prendre garde qu’on peut faire courir un véritable danger à un régime politique en se donnant pour le sauveur attitré et unique de ce régime. Au surplus, les occasions ne vont pas manquer à M. de Cavour pour appliquer les talens réels qu’il possède. Le Piémont a en effet plus d’une question difficile. Au premier rang est la loi du mariage civil, qui se représentera nécessairement à la réouverture des chambres. On a parlé aussi d’une mesure non moins grave, qui est l’incamération, ou, pour parler plus clairement, la dépossession des biens ecclésiastiques. Toutes ces questions délicates et épineuses sont les élémens naturels des rapports du Piémont avec Rome. Des négociations se poursuivent encore en ce moment. Peut-être arrivera-t-on, par transaction, à appliquer à la constatation civile du mariage le régime mixte aujourd’hui en vigueur à Naples. Quant à la question des biens ecclésiastiques, elle promet d’assez sérieuses complications, que M. de Cavour s’épargnera sans nul doute, s’il craint de n’y point réussir. Au fond, nous le croyons bien, son libéralisme n’est point de ceux qui ne sauraient au besoin s’accommoder avec les circonstances et se régler sur les nécessités du moment.

est enfin un point où peut très amplement s’exercer l’habileté du nouveau président du conseil piémontais : c’est l’état des finances. L’ancien ministre, M. Cibrario, faisait tout récemment publier une statistique financière des plus instructives, qui va de 1847 à 1852. On peut voir là ce que ces dernières périodes, pleines d’orages, si onéreuses pour tous les pays, ont coûté au Piémont. Il y a quelques années à peine, le Piémont n’avait presque point de dette publique : chacun de ses budgets se soldait par un surplus de recettes, et il y avait d’assez fortes réserves ; aujourd’hui, par suite d’emprunts successifs de tout genre contractés en 1848 et 1849, la dette s’élève à 512 millions ; chaque année en outre a un déticit qui arrive, en 1852, à 23 millions. C’est donc à bien juste titre que l’état des finances excite les plus vives préoccupations des hommes politiques du Piémont. Ce n’est point d’ailleurs le seul objet sur lequel se font des publications utiles à Turin : les esprits se tournent de plus en plus vers Fétude des plus sérieux problèmes d’administration, d’économie, d’amélioration morale et matérielle, de bienfaisance ; nous n’en voulons pour preuve que l’ouvrage distingué mis au jour à Turin par M. Minghelli sur la Réforme des prisons et l’assistance publique. M. Minghelli est un criminaliste philanthrope fort au courant de cette question pénitentiaire, qui en soulève tant d’autres de politique et de morale. Son essai est l’analyse des divers systèmes si longuement discutés parmi nous. En général, s’il faut le dire, dans tous ces systèmes pénitentiaires, il y a quelque chose qui nous arrête : n’est-il pas surprenant que sur un point où la justice est si fort engagée, où l’efficacité du châtiment est la première loi, on semble ne s’occuper que du bien-être des condamnés ? Nous ne parlons pas même des cas où, par une interprétation bizarre, par une erreur déjà sans doute redressée, on fait jouer le vaudeville aux forçats. Cela ne dénote-t-il pas qu’on est, en ces matières, sur une pente redoutable ? Il y a de quoi faire réfléchir à Paris comme à Turin, puisque, là aussi, les esprits commencent à aborder les problèmes.

Le régime parlementaire reste donc pour le moment à Turin ce qu’il était précédemment. Le Piémont est même le seul point de l’Italie où ce système de gouvernement ait survécu ; à Rome, il n’a été qu’une faction ; à Naples et à Florence, il n’a fait que paraître un instant, en 1848, pour devenir encore plus impossible par les catastrophes qui se sont mêlées à ses premières applications. La vie publique de ces pays se caractérise aujourd’hui par d’autres faits, par d’autres tendances qui rejettent assez loin des pratiques constitutionnelles. À Naples, le roi Ferdinand vient de faire en Sicile un de ces voyages princiers qui semblent si bien réussir en ce moment. Il a trouvé la Sicile pacifiée et calmée sous la main du général Filangieri ; il a rencontré cette fois des ovations là où en 1848 on proclamait sa déchéance. Le roi Ferdinand a montré d’ailleurs au même instant que les sévérités de son gouvernement étaient susceptibles de fléchir. Il a publié une large amnistie qui profitera à plus d’une victime des dernières révolutions. Après tout, la clémence n’est-elle pas un des plus heureux moyens de clore ces époques de troubles et de tempêtes universelles ? À la clémence qui s’applique aux personnes, ajoutons, comme moyen plus général et plus puissant encore, la politique intelligente, l’administration équitable, en un mot cette direction de gouvernement qui vise à satisfaire les droits légitimes, les besoins et les intérêts. C’est là une voie où le roi de Naples peut recueillir d’heureux fruits.

Quant à la Toscane, elle vient de voir se produire à côté du procès Guerrazzi, qui continue toujours, un incident qui ne laisse point que d’avoir éveillé une assez vive émotion en Europe par son caractère tout religieux. Il ne s’agit de rien moins, en effet, que de savoir si de notre temps les divers cultes doivent se poursuivre mutuellement par des restrictions qui dépasseraient le but, et par des pénalités qui seraient elles-mêmes une arme dangereuse. Deux personnes, les époux Madiai, ont subi un jugement et une condamnation assez sévère à Florence, sous l’inculpation de prosélytisme dans un intérêt protestant. Tel est le fait en lui-même. Nous n’ignorons aucune des considérations qui militent en faveur du gouvernement toscan. La liberté des cultes n’existe point à Florence, et ce jugement n’est qu’une application régulière de la loi. D’un côté, peut-être est-il étrange qu’une mission extra-diplomatique, composée de protestans d’Angleterre, d’Allemagne et de France, se soit crue dans l’obligation d’intervenir en quelque sorte publiquement auprès du grand-duc contre un acte juridique. Le grand-duc a demandé à la mission protestante ses lettres de créance, et, ne les ayant point trouvées en régie, il n’a point reçu les honorables délégués : cela était assez simple à prévoir. Mais, ceci écarté, la question n’en reste pas moins entière. C’est aujourd’hui au gouvernement toscan laissé à lui-même, à son mdépendance, de considérer quelle utilité, quelle opportunité il peut y avoir à s’armer de châtimens sévères contre des faits d’un caractère tout religieux.

Nous racontions tout à l’heure quelques-unes des vicissitudes du système parlementaire. Ce régime est-il destiné à vivre long-temps encore en Espagne ? C’est un problème qui ne peut manquer maintenant d’être prochainement résolu. On sait quelle est politiquement la situation de la Péninsule. Le coup d’état du 2 décembre, en allant retentir à Madrid il y a bientôt un an, provoquait la suspension immédiate des cortès. Depuis cette époque, le parlement n’a point été réuni de nouveau. Le cabinet espagnol a assumé la périlleuse et laborieuse responsabilité de diriger le pays par sa propre autorité, abritée sous la prérogative royale. Dans l’ordre matériel, il a multiplié les mesures. Dans le domaine politique, là où il l’a jugé nécessaire, il a agi également et a suppléé à la loi par des décrets. Il a placé notamment la presse sous un régime sévère. Plus d’une fois des bruits de coups d’état ont été dans l’air, sans arriver jamais à se réaliser. Quant au fond même des choses, il n’est point douteux que la pensée du gouvernement s’est depuis long-temps fixée sur certaines modifications dans les institutions actuelles de l’Espagne. L’incertitude, à vrai dire, n’existait que sur les moyens de procéder à ces modifications. Serait-ce avec l’aide des cortès ? serait-ce sans leur concours ? Cette incertitude elle-même est levée aujourd’hui. Les cortès sont convoquées pour le 1er décembre prochain. Le terme extrême de la suspension légale des travaux législatifs était d’ailleurs arrivé, la constitution prescrivant la convocation annuelle des chambres. Ce sont donc les cortès qui vont avoir à statuer sur les projets de réformes constitutionnelles que médite le cabinet de Madrid. Ce sera là leur premier, peut-être leur seul acte politique. Ces projets portent sur l’institution du sénat, qui serait transformé de corps viager en corps héréditaire, sur la loi électorale, sur le règlement intérieur de la chambre élective. De toute manière, c’est une diminution de la vie parlementaire, qui rentre dans l’ordre des tendances actuelles de l’Europe.

Mais, dira-t-on, qu’arriverait-il si les cortès ne sanctionnaient point ces réformes ? Il est infiniment probable, d’après toutes les apparences, que les cortès seraient dissoutes, et que les réformes ne laisseraient point de s’accomplir par la seule, autorité royale. Ce n’est point à coup sûr une entreprise sans péril, d’autant plus que le cabinet espagnol ne trouvera pas seulement en face de lui les progressistes, adversaires naturels de toute politique conservatrice, mais qu’il rencontrera encore quelques-uns des hommes les plus éprouvés du parti modéré, M. Mon, M. Pidal, des généraux qui ne prêteront point sans doute leur épée aux séditions, mais qui pourraient être aussi peu portés à les réprimer. Dans tout autre moment, le simple soupçon de projets de ce genre eût suffi pour jeter l’émotion et susciter dans le pays les signes avant-coureurs des commotions. Aujourd’hui, il faut bien le dire, il y a plus d’indifférence dans la masse nationale. Cela tient à ce que l’Espagne est prise, elle aussi, de cette lassitude qui semble gagner certains peuples, et qui a tous les caractères d’une contagion. Il n’en faudrait point trop vite conclure que les peuples font abandon de tout ce qu’ils ont voulu, aimé et souhaité ; mais, pour le moment, ils font bon marché de ce qui est purement politique. Le développement des intérêts sourit mieux à leur goût du bien-être et à leurs déceptions de tout ce qui n’est point positif. L’Espagne est dans cette période. Ce qui fait la force jusqu’ici du ministère espagnol, c’est que d’abord il a la confiance du seul pouvoir tout-à-fait incontesté au-delà des Pyrénées, — la reine ; c’est qu’en outre il s’est attaché de préférence à cet ordre d’améliorations positives où les peuples semblent aujourd’hui reporter leur activité. Tel, est le cachet de toutes ses mesures administratives, financières, industrielles. On parle en ce moment à Madrid de la création d’un ministère d’outre-mer, de l’abolition des monopoles du sel et du tabac. Au nombre des mesures déjà réalisées, une des plus sérieuses est celle qui, il y a peu de temps, opérait une nouvelle conversion de la dette. Les porteurs de la dette différée étaient autorisés à échanger leurs titres contre de la dette consolidée. Le résultat de ce décret, fait pour rehausser le crédit de l’Espagne, c’est de procurer aux créanciers la facilité de toucher un intérêt auquel ils n’auraient droit qu’en 1870. Quant à l’état, il assume, pour les huit premières années, un surcroît de dépense de 13 millions de réaux, compensé par une économie de 24 millions dans les dix années suivantes. Le développement des intérêts de l’Espagne peut trouver sa mesure dans les états du commerce qui sont régulierement publiés. On a maintenant celui de 1851. Ici encore il y a un progrès de près de 30 millions de réaux sur 1850. Les importations ont été en 1851 de 687 millions, les exportations de 497 millions de réaux. Le progrès n’est point cependant aussi considérable que de 1849 à 1850, période pendant laquelle il y avait eu un accroissement de 100 millions de réaux. Ce qu’il y a à remarquer, c’est que cet accroissement porte surtout sur les importations ; les exportations sont presque stationnaires. Cela ne prouve-t-il pas que le travail national a encore de la peine à se développer ? Les voies de communication qui se multiplient aujourd’hui peuvent seconder son essor ; mais il y a deux conditions essentielles : la première, c’est que la fièvre des spéculations aventureuses ne fasse point avorter le mouvement industriel qui se poursuit en Espagne ; — la seconde, c’est que l’instabilité politique ne renaisse point des efforts qu’on va tenter pour mieux asseoir les institutions et le pouvoir.

Le parlement nouveau s’est ouvert en Angleterre avec tout le cérémonial habituel dans ce pays de tradition et de liberté. Le ministère de lord Derby a prudemment mis un terme à la question par trop rétrospective de la liberté du commerce ; il a très bien senti qu’en présence des éventualités de l’avenir et des difficultés du présent, il fallait débarrasser la situation de cette question oiseuse, qui ne pouvait servir qu’à augmenter les dangers actuels. Assez d’autres embarras se présenteront. La protection est donc dès à présent entièrement morte ; lord Derby a prononcé son oraison funèbre à la chambre des lords sans trop d’attendrissement ; M. Disraeli, bien que moins explicite, a donné la même assurance à la chambre des communes. Les deux chefs du cabinet se réservent seulement le droit de proposer au parlement les mesures qu’ils jugeront propres à donner une compensation aux intérêts qui ont été sacrifiés et à améliorer le sort des classes agricoles. Rien n’est plus équitable que ce dessein ; reste la question des moyens à employer pour arriver à un résultat de ce genre, et sur laquelle le parlement pourrait bien encore avoir des inquiétudes. Cette question du libre échange et d’une compensation à donner aux classes agricoles sera sans doute traitée à fond dans la discussion que les whigs ont fait annoncer par l’organe de M. Villiers. En attendant, le système protecteur a reçu aussi un rude coup du discours que lord Palmerston a prononcé dans cette même séance du 12. Lord Palmerston a abordé très nettement la question du free trade et déclaré sa ferme intention de combattre quiconque essaierait de relever la protection. Est-ce un avertissement donné aux tories, et lord Palmerston a-t-il voulu leur faire entendre que, cette question exceptée, ils pouvaient compter sur sa neutralité ou son concours ? Le cabinet tory est sauvé maintenant, s’il ne continue pas trop longtemps son système de réticences, ses velléités impuissantes et ses regrets stériles du système protecteur. Il aura été sauvé sans déshonneur pour lui, sans avoir abaissé son drapeau devant les partis, à qui il peut répondre maintenant : « J’ai été vaincu, non par vous, mais par la nation. »

En Prusse, les élections qui viennent d’avoir lieu ont fait un moment diversion aux préoccupations causées par la crise douanière. Bien qu’il soit encore difficile de préciser dans ses détails le résultat des votes, il est du moins constaté que la majorité est conservatrice et ministérielle. À vrai dire, la lutte a été peu animée et le terrain peu disputé. Les radicaux avaient systématiquement déserté l’arène, et les constitutionnels ne s’y sont présentés qu’avec une foi bien tiède dans les chances de leur parti. Si l’on pouvait douter de l’influence qu’exercent les uns sur les autres, par la seule force des choses, les divers états de l’Europe, l’état des opinions en Prusse en offrirait l’irrécusable exemple. Il est facile de voir aujourd’hui que le découragement si complet qui s’est emparé du parti libéral en France s’est communiqué aux libéraux de Berlin, et fait chaque jour de nouveaux progrès dans leurs rangs. Les idées du roi de Prusse sont bien connues, car la franchise est une des qualités de ce caractère original et vraiment germanique : Frédéric-Guillaume n’est point favorable à la constitution prussienne. Les élections récentes, en donnant la majorité au ministère, ramènent l’idée, déjà plus d’une fois débattue, d’une réforme de cette constitution. Un coup d’état n’est point nécessaire pour atteindre le but que l’on se propose. Le ministère peut en toute sécurité préférer la voie d’une révision légale ; les chambres l’y suivront vraisemblablement sans une résistance bien vive. Il ne s’agit point d’ailleurs de rompre entièrement avec le système constitutionnel. Le gouvernement prussien craindrait de perdre la réputation de libéralisme qui a fait jusqu’à ce jour une partie de sa force au milieu des vicissitudes fédérales. Dans la lutte diplomatique engagée pour J’exercice de la prépondérance en Allemagne, le régime constitutionnel est le seul avantage que la Prusse ait sur sa rivale, le seul qu’elle offre aux populations de la confédération, et que l’Autriche ne puisse point leur promettre. Cette considération met la Prusse à l’abri d’une réaction qui autrement ne demanderait pas mieux que d’être complète.

L’Autriche comprend de son côté que l’opinion des populations allemandes n’est point à dédaigner dans cette rivalité d’intérêts qui partage aujourd’hui la confédération. C’est le désir de ménager cette opinion qui aura sans doute inspiré à M. le comte de Buol le discours si modéré par lequel il a inauguré le nouveau congrès de Vienne. L’Autriche a d’ailleurs à tenir compte de l’attitude des gouvernemens voisins de l’Allemagne, qui n’envisagent point d’un œil pleinement satisfait l’essai d’un Zollverein austro-germanique. L’association prussienne avait déjà, dès ses origines, suscité bien des défiances en Europe. L’Angleterre du point de vue commercial, et la France du point de vue politique, y trouvaient plus d’un inconvénient. Les inconvéniens de l’union austro-allemande seraient plus nombreux et plus sensibles encore pour chacune des deux puissances. En effet, la Prusse, en s’unissant au Hanovre, faisait un pas dans la voie de la liberté commerciale, tandis qu’en acceptant l’alliance de l’Autriche, elle resterait pour le moins stationnaire dans le système protecteur. Quant à la France, elle peut toujours craindre de voir revenir sur le tapis, à la faveur d’un Zollverein autrichien, une idée beaucoup plus fâcheuse que l’unité allemande essayée naguère par la Prusse : ce serait l’incorporation de l’Autriche à l’Allemagne, sérieusement tentée en 1851. La Russie, on le sait, ne s’est pas montrée plus favorable que la France à cette conception hardie du cabinet de Vienne, et elle ne paraît pas approuver davantage la combinaison d’un Zollverein austro-germanique. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a du moins refusé jusqu’à présent avec une persistance marquée le concours que lui demandait l’Autriche pour avoir plus facilement raison de la fermeté inattendue de la Prusse. Les gouvernemens étrangers, sans être en hostilité avec le cabinet de Vienne dans la question du Zollverein, n’encouragent donc point ses efforts autant qu’il le désirerait.

La résolution que l’empereur François-Joseph vient de prendre de son propre mouvement de ne point envoyer de représentans de l’armée autrichienne aux funérailles du duc de Wellington a vivement intéressé l’opinion en Autriche. Toutes les armées coalisées de 1815 auront des délégués à cette solennité, qui réveille les souvenirs d’une époque fatale à la France au moment même où, par un contraste qui n’est pas rare dans le jeu des choses humaines, la France relève les institutions et la dynastie que cette coalition avait renversées. L’Autriche s’abstient. L’armée autrichienne a été insultée à Londres dans la personne du général Haynau, et le gouvernement anglais a refusé toute réparation. L’empereur, ne veut pas que l’uniforme autrichien soit exposé à quelque nouvelle avanie de la populace. Cette circonstance est venue à propos fournir à l’Autriche l’occasion de prendre sa revanche d’un échec auquel on ne songeait plus, mais qu’elle n’avait point oublié. L’expédient, il faut l’avouer, est de bonne guerre, et ce n’est point à nous de gémir de la division qui éclate ainsi entre les alliés de 1815 sur le cercueil du duc de Wellington.

La Russie vient d’être frappée dans la personne de l’un des jeunes princes les plus distingués de la famille impériale, le duc de Leuchtenberg. Gendre de l’empereur, ce prince s’était fixé en Russie et identifié à tous les intérêts de l’empire. Les vues de bonheur domestique qui ont guidé le tsar plus que les considérations politiques dans le choix de ses gendres avaient été pleinement remplies par le duc de Leuchtenberg. Investi du grade de lieutenant-général, des fonctions de chef du corps des cadets des ingénieurs-mineurs et de la présidence de l’Académie des arts de Saint-Pétersbourg, il avait prouvé qu’il était capable aussi de rendre de précieux services à la grande famille et au pays qui l’avaient adopté. Le nouvel ordre de choses qui va s’établir en France perd en lui, a-t-on assuré, un ferme appui. Toutefois la politique russe n’est point une politique de sentiment. Si elle est prête à reconnaître le nouveau gouvernement français, c’est qu’elle a plus d’intérêt sans doute à le ménager qu’à le combattre.

Les soins que le gouvernement russe semble avoir le plus à cœur en ce moment sont ceux qui regardent les forces militaires de l’empire. Le tsar vient de passer une grande inspection de troupes de terre dans la Russie méridionale. Il a poussé cette excursion jusqu’aux ports de la Mer-Noire, à Nicolaïef et à Sévastopol, visitant avec sollicitude ces deux fortes positions, qui sont comme les yeux de la Russie ouverts sur Constantinople. Le tsar a pris récemment d’ailleurs une décision qui est de nature à imprimer une impulsion nouvelle aux progrès de la marine russe. Depuis le commencement de son règne, et surtout depuis vingt ans, il a beaucoup sacrifié à ce grand intérêt. C’est à l’empereur Nicolas que la Russie doit la fondation et l’organisation actuelle du ministère de la marine, et afin de couronner cette institution, à laquelle un grand rôle est assigné dans les prévisions de la politique russe, le tsar a voulu placer à la tête de ce département son second fils, le grand-duc Constantin. L’Europe n’ignore point la capacité distinguée du jeune prince, ni la fermeté de son caractère. On sait de même que c’est surtout dans le grand-duc Constantin que l’empereur aime à se reconnaître. Le choix qu’il vient de faire a donc une signification bien marquée. Il faut que la marine russe accomplisse un nouvel effort, et qu’elle puisse un jour se présenter de pair avec les troupes de terre. Or le développement des forces maritimes de la Russie rencontre, dès qu’il arrive à un certain degré, un obstacle qui irrite vivement l’ambition de ce pays. À quoi bon une marine de premier ordre pour parader dans la Baltique, fermée la moitié de l’année par les glaces, et dans la Mer-Noire, fermée par le traité protecteur de Constantinople ? Il n’y a qu’un moyen de vaincre la difficulté, et ce moyen, chacun le devine. Aussi l’accroissement maritime de la Russie est-il le fait le plus inquiétant qui puisse se produire pour la puissance qui sépare l’empire russe de la Méditerranée. Cette malheureuse et aveugle Turquie semble encourager par ses fautes volontaires tous les calculs que la Russie a pu fonder sur la dissolution de cet empire. Aussi l’opinion, toujours prompte à regarder comme probable tout ce qui est possible, suppose-t-elle que le nouveau congrès dont il parait être question, et qui réunirait à Varsovie l’empereur d’Autriche et le tsar, aura pour spécial objet les affaires d’Orient. Ce qu’il y a de certain, c’est que la Russie suit avec la plus grande attention le développement de la crise ottomane, et qu’elle ne négligera rien pour en profiter.

La nouvelle politique des États-Unis, la politique de conquête et d’expansion démocratique, triomphe et domine de plus en plus ; en ce moment même, elle inquiète Cuba et agite le Mexique. Le suffrage universel va lui donner son adhésion dans l’élection du premier magistrat de la république, et la mort la débarrasse de tous les obstacles intérieurs qu’elle aurait pu rencontrer dans le congrès ou dans les conseils du gouvernement, en frappant tour à tour les représentans les plus illustres de la vieille et traditionnelle politique de rUnion. En moins de six mois, la tombe s’est ouverte deux fois pour recevoir les deux hommes les plus éminens de l’Amérique du Nord. Daniel Webster vient de suivre Henri Clay. Le champ est libre maintenant et ouvert à l’ambition de M. Douglas et de la Jeune Amérique ; le gouvernement des masses peut triompher à son aise. Le parti whig est décapité ; il n’y a plus un seul grand représentant de la politique modérée en Amérique, et savez-vous quel est à cette heure même l’homme le plus conservateur de l’Union ? C’est peut-être le général Cass, le partisan de la politique d’intervention, l’homme qui le premier proposa de rompre toute relation diplomatique avec l’Autriche. C’est encore le seul personnage qui conserve en lui quelque chose de la vieille politique américaine et de la vieille prudence des pères de la république.

La vie de M. Daniel Webster est très belle, moins cependant que celle de Henri Clay. Il y avait peut-être chez lui moins de dévouement, plus d’égoïsme politique. Toutefois l’exemple d’une telle vie est très rare dans les états européens, et il serait difficile d’y rencontrer de simples citoyens capables de consentir à servir leur pays au détriment de leurs intérêts personnels pendant plus de quarante années. M. Daniel Webster était le plus grand juris consulte de l’Union, il eût pu gagner une fortune considérable en renonçant à la vie politique, il a préféré mettre son savoir au service de son pays. Né dans le New-Hampshire en 1782, d’un père extrêmement remarquable lui-même, élevé avec économie, instruit par des maîtres d’école de village, son jeune esprit se forma seul pour ainsi dire. Son père s’imposa de grands sacrifices pour l’envoyer au collège, et Daniel Webster l’en récompensa en subvenant à ses besoins, aussitôt que cela lui fut possible, et aux frais d’éducation d’un plus jeune frère. Avocat distingué de très bonne heure, il vint se fixer à Boston en 1804, et adopta, depuis cette époque, le Massachusetts comme son second pays natal. Les habitans de ce dernier état l’en ont récompensé ; ils étaient fiers de lui, et tout récemment encore ils étaient les seuls défenseurs de sa candidature à la présidence de la république. Envoyé au congrès en 1812, au moment de la guerre entre les États-Unis et l’Angleterre, et s’étant rangé du côté de la minorité, il n’eut pas l’occasion de déployer à son aise ses grands talens politiques et oratoires, qui furent cependant remarqués dès cette époque. Réélu en 1814, il prit une part assez active aux affaires ; mais la modicité de sa fortune l’obligea, pendant plusieurs années, à chercher des ressources dans sa profession d’avocat et l’écarta de la vie politique. Le véritable moment d’où date son rôle public est l’année 1823 ; les principaux actes de sa vie se succèdent dès-lors sans interruption. Il soutint, au sein des congrès, les droits de l’indépendance grecque, attaqua les principes de M. Clay dans la question du tarif de 1824, soutint la candidature à la présidence de Quincy : Adams. Nommé membre du sénat en 1827, il fit une opposition acharnée à l’administration du général Jackson. Lorsqu’arriva l’élection présidentielle de 1836, les électeurs du Massachusetts le présentèrent comme candidat ; mais M. Webster ne devait jamais être heureux de ce côté-là, et Martin Van Buren fut nommé. Malheureux dans sa propre candidature, il aidait à faire nommer les membres de son parti : il soutint la candidature du général Harrison à la présidence, et fut nommé secrétaire d’état pour les affaires étrangères sous l’administration de ce dernier et de son successeur Tyler. C’est alors que, des quereller s’étant élevées entre l’Angleterre et les États-Unis, il signa le traité relatif aux frontières du Canada avec lord Ashburton, dont il resta toujours l’ami. Les démocrates ayant triomphé avec M. Polk, la politique qui domine aujourd’hui commença à poindre. M. Webster vit très bien dès-lors que l’ancienne politique se mourait, et il prit une sorte de moyen terme entre les deux politiques. C’est ce moyen terme qu’il s’est efforcé de faire prévaloir jusqu’à ces derniers temps ; ainsi il désapprouvait la guerre du Mexique, mais il s’abstint de toute opposition véhémente. Il cédait plus facilement que M. Clay à l’esprit de son temps, et il était un peu de ces hommes politiques qui, bien que très modérés, croient qu’il faut pourtant donner satisfaction à l’opinion publique, même lorsqu’elle réclame des actes injustes. Après l’élection du général Taylor et le triomphe de son parti, il a soutenu le compromis d’Henri Clay, et son discours du 7 mars 1850 sur cette question est resté célèbre. Secrétaire d’état depuis l’administration de M. Fillmore, la mort l’a trouvé à son poste, et l’a frappé s’employant encore au service de sa patrie. La mort de M. Webster ne change rien à la question de la présidence : M. Franklin Pierce sera nommé, et le triomphe du parti démocratique va donner une solution à toutes les questions pendantes aujourd’hui, solution violente et peut-être sanglante, nous le craignons,

ch. de mazade.


REVUE MUSICALE.

On vient de reprendre à l’Opéra le Moïse de Rossini. L’administration a fait de louables efforts pour donner à la réapparition d’un chef-d’œuvre de son répertoire l’éclat d’une solennité. Il serait à désirer que des partitions comme Moïse, comme la Vestale de Spontini, comme l’Œdipe à Colone de Sacchini, la Didon de Piccinni, comme l’Armide et l’Iphigénie en Tauride de Gluck, ne fussent jamais reléguées dans les archives de l’histoire, et qu’on pût les entendre de temps en temps sur la scène de l’Opéra. Non-seulement l’administration y trouverait son bénéfice, nous en sommes bien convaincu, mais les jeunes compositeurs et le public éclairé, qui est plus nombreux qu’on ne pense, viendraient y puiser une idée plus nette des phases diverses qui composent la tradition de l’école française. L’horizon qui s’ouvrirait par ces représentations solennelles, qu’on pourrait faire annoncer quinze ou vingt jours à l’avance, attirerait à Paris un grand nombre de dilettanti distingués, perfectionnerait le goût de la génération présente, et rendrait plus difficile le triomphe des œuvres éphémères. Qu’on y songe, ce n’est point un idéal de poète ou de critique que nous proposons pour but à l’activité de l’administration de l’Opéra, mais une idée pratique et féconde en bons résultats.

L’opéra de Moïse, qui a tous les caractères d’un véritable oratorio, puisque la lutte des sentimens s’y trouve subordonnée à l’antagonisme des idées religieuses, est un remaniement, une transformation de l’opéra italien Mosé in Egitto, qui fut composé et représenté, sur le grand théâtre de Saint-Charles à Naples, en 1818. Rossini avait alors vingt-six ans, et, après avoir épanché la verve impétueuse, la gaieté folle et les mélodies faciles de son admirable génie, il sentit le besoin de se recueillir, de mettre plus de sérieux et de maturité dans ses nouvelles productions. Mosè in Egitto est le premier ouvrage où le divin maestro ait révélé la seconde phase de sa manière, à laquelle appartiennent également la Donna del Lago, composée à Naples en 1819, la Zelmira, représentée dans la même ville en 1822, et la Semiramide, qui fut donnée à Venise en 1823. Fixé en France depuis la fin de l’année 1824, Rossini ne tarda point à subir l’heureuse influence de notre goût national. Déjà, dans le Siège de Corinthe, représenté le 9 octobre 1826, on peut reconnaître les premières traces de cette influence. Cet ouvrage, qui a été composé en partie avec les débris d’un ancien opéra italien, Maometto Secondo, lui inspira l’idée d’approprier également pour notre grande scène lyrique son Mosè in Egitto, qui fut donné pour la première fois le 26 mars 1827. Après avoir encore préludé par un chef-d’œuvre de grâce et de fine gaieté, le Comte Ory, opéra en deux actes, qui fut représenté le 28 août 1828, il termina sa glorieuse carrière par une œuvre incomparable, Guillaume Tell, qui est la dernière et suprême transformation de son génie. Comme Gluck, comme Sacchini, Cherubini, Spontini et plus tard Meyerbeer, c’est en France que Rossini est venu compléter son œuvre et donner à son style sa forme la plus achevée.

On pourrait se demander ici quel est le genre d’influence que notre pays a exercé sur les hommes éminens qui sont venus successivement nous apporter le tribut de leur génie? Gluck était déjà célèbre en Italie, où il avait composé Orfeo et Alceste, lorsqu’il eut la pensée de venir accomplir en France la révolution qu’il méditait depuis si long-temps; Piccinni, Sacchini, Cherubini, Meyerbeer et Donizetti jouissaient tous d’une assez grande renommée avant de venir à Paris, et il n’y a guère que l’auteur de la Vestale et de Fernand Cortez qui fût à peu près inconnu lorsque la fortune le conduisit en France. Quant à Rossini, son nom remplissait le monde alors qu’il consentit à écrire pour notre première scène lyrique. On l’a dit bien souvent : ce n’est ni par la grandeur de l’inspiration, ni par la nouveauté des idées et l’originalité des systèmes que se distingue le génie de la France aussi bien dans les arts et dans les lettres que dans la philosophie. Manquant d’initiative et de spontanéité, elle reçoit volontiers de toutes mains le germe et, pour ainsi dire, la matière première de ses conceptions ; mais elle communique à ce germe les fécondes propriétés de son esprit et de son goût. C’est en effet par le goût qui implique l’ordre, et qu’on pourrait définir la qualité sociable de l’esprit humain, c’est par le goût que la France se distingue des autres nations de l’Europe, et qu’elle leur est véritablement supérieure. C’est ainsi qu’on s’explique la puissante attraction que la France a toujours exercée sur la société européenne, et qu’on a pu dire avec justice qu’elle marche à la tête de la civilisation. Il semble qu’une idée qui n’a pas été adoptée par la France n’ait point cours en Europe, et que, dans l’ordre politique aussi bien que dans l’ordre scientifique et littéraire, la sanction de son goût et de sa raison soit nécessaire pour donner la mesure, non de ce qui est absolument juste, vrai et beau, mais de ce qui est actuellement possible, utile et accessible à tous. Il serait curieux de suivre dans l’histoire la vérification de cette mission sociale de la France, et de constater l’influence souveraine de son goût sur toutes les productions de l’esprit humain. On y verrait qu’aucune renommée n’a franchi les limites du pays qui l’a vue naître d’abord avant qu’elle n’ait été pesée par le goût de notre pays, et que, depuis Dante jusqu’à Rossini, de- puis Leibnitz jusqu’à Beethoven, Weber et Meyerbeer, depuis Shakspeare jusqu’à Haendel et Byron, les grands penseurs, les grands poètes et les grands artistes des temps modernes n’ont pris un rang définitif dans l’histoire de l’esprit humain qu’après avoir été soumis au jugement de la France.

L’influence du goût de la France sur le génie de Rossini se révèle particulièrement dans quatre partitions que nous avons déjà mentionnées : le Siège de Corinthe, Moïse, le Comte Ory et Guillaume Tell. Ces opéras, qui appartiennent tous au répertoire de notre premier théâtre lyrique, marquent les développemens successifs de sa troisième manière, la dernière évolution de son style à la fois brillant et grandiose. Moïse renferme donc un grand nombre de morceaux qui ne se trouvent pas dans la partition italienne : d’abord le chœur d’introduction. Dieu puissant; le chœur sans accompagnement qui suit, Dieu de la paix. Dieu de la guerre; la marche et le chœur Reine des cieux et de la terre; les airs de danse, le magnifique finale du troisième acte, et le bel air de soprano du quatrième acte: Quelle horrible destinée. Le personnage de Moïse, qui est presque insignifiant dans la fable du poète italien Tottola, est devenu un caractère plus sérieux et plus digne de la donnée biblique, et tout le drame a été retouché par une main intelligente.

Nous ne raconterons pas un sujet qui est suffisamment connu de tout le monde, et dont il suffit de citer le titre pour faire comprendre l’idée fondamentale. Il s’agit de la lutte du peuple hébreu réclamant sa liberté du pharaon de l’Egypte, qui la refuse, — de l’antagonisme des deux religions, qui cherchent à prouver chacune leur véracité par la grandeur des miracles. Au-dessous de cette lutte nationale et religieuse s’agite la passion d’Aménophis, l’héritier du pharaon, pour la Juive Anaï. Ces deux amans, tout entiers au sentiment qui les emporte, servent à compliquer le nœud de l’action et en accroissent l’intérêt. Le dénoûment, c’est le triomphe de Moïse et celui de son peuple, qui, agenouillé aux bords de la Mer-Rouge, adresse un hymne de grâce au Dieu d’Israël. C’est là un thème admirable pour un grand musicien, parce qu’il renferme tous les accens de la nature humaine : l’exaltation religieuse, les tourmens et les délices de l’amour, les déchiremens de la haine nationale. Rossini s’en est tiré en homme de génie, il a deviné ce qu’il ne sentait pas peut-être, il a exprimé ce qu’il n’a point éprouvé, il a peint ce qu’il n’a pas vu, et tels sont les miracles qu’il est donné à la poésie d’accomplir, à la poésie, qui surpasse la nature autant que l’idéal surpasse la réalité. Quand je dis que Rossini a exprimé dans Moïse un ordre de sentimens qu’il n’a pas éprouvé, je ne prétends pas assurément mettre en doute la foi religieuse de l’immortel maestro, ni affirmer qu’on puisse rendre avec des sons, avec des mots ou des couleurs, des émotions et des idées qui n’auraient jamais traversé notre cœur. Non, la monstrueuse doctrine de l’art pour l’art, qui a servi de drapeau à une cohue de burlesques réformateurs, n’a jamais effleuré notre esprit, et nous sommes loin de penser qu’il suffise d’être un peintre et un versificateur habile pour faire l’Athalie de Racine, la Cène de Léonard de Vinci ou l’Assomption de Murillo. Ce que nous voulons seulement constater ici en passant, c’est que l’œuvre entière de Rossini accuse une imagination toute moderne, un grand coloriste, plus épris de l’éclat de la vie extérieure et de la lutte des passions mondaines que propre à exprimer les élans sublimes et la sérénité des sentimens religieux. Or on n’est point un grand artiste ni un génie vraiment supérieur, si, dans un instant donné de la vie, on ne trouve pas au fond de son cœur cette note profonde dont la sonorité mystérieuse rayonne au-dessus de l’intellect et nous remplit de terreur ou de béatitude. C’est par l’opéra de Moïse que Rossini a prouvé qu’il était de la famille des vrais génies.

De tous les compositeurs dramatiques qui ont paru depuis la naissance de l’opéra, c’est-à-dire depuis le commencement du XVIIe siècle, l’auteur du Barbiere di Siviglia est incontestablement le plus extraordinaire de tous. Si Mozart lui est supérieur par l’universalité de son génie, par la science des procédés, par la grâce et l’élégance exquise des formes, si Gluck plonge plus avant dans les profondeurs de la passion et se maintient plus constamment à la hauteur de son style pathétique, si Weber a des couleurs plus pénétrantes et des reflets plus mystérieux, aucun de ces maîtres n’égale la fécondité et la variété d’accens qui distinguent le compositeur italien. Rossini a parcouru presque toute l’échelle des passions humaines, et, s’il n’a pas réussi à exprimer d’une manière souveraine les sentimens nobles et tempérés de l’ame, ce qui est le comble de l’art, il a frappé simultanément de sa main flexible et puissante les deux notes extrêmes du clavier, il a fait jaillir à la fois le rire de Beaumarchais et les larmes de Shakspeare. Il n’y a pas entre le Don Juan et les Nozze di Figaro de Mozart le contraste qui existe entre il Barbiere di Siviglia et Guillaume Tell ou Moïse. Rossini est donc le compositeur dramatique le plus varié et le plus fécond qui ait jamais existé et le seul musicien qui ait complètement justifié cette profonde observation que Platon prête à l’un des familiers de Socrate, « qu’il appartient au même poète de composer des tragédies et des comédies. « 

Ce serait un trop long commentaire que de relever une à une toutes les beautés que renferme l’admirable partition de Moïse. Est-il bien nécessaire en effet de faire remarquer la plénitude et la vigueur de l’introduction, ainsi que le beau chœur sans accompagnement Dieu de la paix. Dieu de la guerre! le duo si connu et si charmant entre Aménophis et Anaï, dont l’andante à six-huit est d’une expression adorable; le duo entre Anaï et sa mère Marie, d’un accent plus intime, et qui n’est pas sans quelque analogie avec le duo des deux femmes qui se trouve dans Otello, et le finale du premier acte, d’un effet si puissant et si clairement construit, que l’oreille peut saisir les moindres détails de cette riche harmonie? Le second acte s’ouvre par la belle introduction en ut mineur, dont les lugubres ondulations et les modulations passagères semblent reproduire les ombres de la nuit profonde traversées de fugitives clartés qui en accroissent l’horreur. Et que dire de l’invocation chantée par Moïse — Arbitre suprême du ciel et de la terre! etc., — et de la reprise du chœur qui en forme la conclusion? C’est la statue de Michel-Ange animée tout à coup par un musicien aussi sublime que le grand artiste florentin. Quant au quintettiO toi dont la clémence — qui suit l’invocation, c’est tout simplement un morceau divin. Le duo pour ténor et basse, que Rubini et Tamburini ont rendu si célèbre, Parlar, spiegar, est-il vraiment digne de l’admiration qu’il a toujours excitée au Théâtre-Italien? J’avoue sincèrement que je trouve ce morceau au-dessous de sa réputation, et que le style trop fleuri dans lequel il est écrit ne me semble pas à la hauteur du reste de la partition. Ce n’est, après tout, qu’un canevas mélodique fort élégamment tissu, et disposé avec art pour faire briller la bravoure et la fantaisie des virtuoses. La marche, le chœur, ainsi que les airs de danse qui remplissent toute la première moitié du troisième acte, sont d’une grande élégance, et, quant au finale de ce même acte, c’est sans contredit la plus grande page de musique dramatique qui ait été jamais écrite. Ce finale est divisé en trois épisodes : Moïse vient réclamer de Pharaon l’exécution de la parole donnée; cette démarche soulève l’indignation d’Aménophis et du grand-prêtre Oziride, qui excitent Pharaon à rompre la foi promise. Dans un récitatif mesuré de la plus grande énergie. Moïse et le grand-prêtre Oziride invoquent ensemble, celui-ci les fausses divinités de l’Egypte, celui-là le Dieu vivant, qui a fait alliance avec le peuple hébreu. Tout à coup le ciel se déchire, la foudre éclate et vient briser la grossière image des idoles; tout le monde reste consterné. Un quatuor d’une mélodie exquise. Mi manca la voce, renforcé de la masse chorale, traduit la pensée secrète de chacun et l’émotion de tous. Après ce morceau, qui forme le second épisode et qui tranche par sa couleur suave avec la mélopée sublime qui en prépare l’éclosion, les passions contraires se heurtent, se déchaînent, et vont s’engouffrer dans un rhythme sonore et flexible qui bondit dans l’espace, emportant tout ce qu’il rencontre sur son passage. Après avoir entendu un pareil morceau d’ensemble, où la lumière circule de toutes parts, où chaque partie se dessine nettement à l’oreille au milieu de cette mêlée de sons et d’accords que traversent deux immenses spirales diatoniques, l’une partant des profondeurs de l’échelle et l’autre de l’extrémité opposée, on peut s’écrier encore avec le poète de la Divine Comédie : Salutiamo l’altissimo signore ! — saluons le maître puissant qui a conçu et tracé ce magnifique tableau de musique dramatique ! Le quatrième acte, très court, ne renferme que le bel air de soprano Quelle horrible destinée! et la prière immortelle que chante Moïse et le peuple qu’il vient de délivrer, et qui devrait terminer l’ouvrage au lieu de le prolonger jusqu’au passage de la Mer-Rouge, dont il est impossible de rendre la majesté.

L’exécution de ce chef-d’œuvre doit prouver aux plus aveugles partisans de ce temps-ci combien la décadence du bel art de chanter est déjà profonde. M. Gueymard, dont la belle voix de ténor réussit à faire un peu d’illusion dans Guillaume Tell et dans Robert, n’est point aussi à l’aise dans le rôle très difficile d’ailleurs d’Aménophis. Il chante assez médiocrement le duo délicieux du premier acte avec Anaï, et ce n’est qu’en poussant de gros sons métalliques, qui brisent l’élégance du rhythme, qu’il se fait applaudir dans le duo avec Pharaon. M. Morelli, qui s’acquitte avec adresse de la partie de basse, est un artiste intelligent, dont la belle voix de baryton, souple et bien timbrée, résonne sans effort dans la salle de l’Opéra. Les femmes sont au-dessous de ce qu’on doit exiger à l’Opéra même en un temps comme le nôtre. Mlle Poinsot ne chante pas plus mal le rôle de Sinaïde que tous ceux qui lui sont confiés. Sa voix dure, ses intonations douteuses et son inexpérience de la vocalisation sont plus sensibles dans la musique de Rossini que partout ailleurs. Mme Laborde, dont on ne saurait méconnaître la flexibilité d’organe, débite avec adresse le bel air du quatrième acte; nous disons avec adresse, car, pour de la passion et du sentiment. Mme Laborde n’en a jamais eu. Un succès bien, mérité est celui qu’a obtenu M. Obin dans le rôle important de Moïse. Ce rôle, qui a été créé avec un si grand éclat dans l’origine par Levasseur, est fort bien rendu aussi par M. Obin, dont la belle voix de basse, la diction noble et accentuée ont mérité tous les suffrages. Les chœurs marchent avec beaucoup d’ensemble et font merveille dans le magnifique finale du troisième acte, qui vaut à lui seul un long poème. L’orchestre accompagne cette musique lumineuse et puissante avec distinction, sauf la malheureuse tendance de M. Girard à ralentir tous les mouvemens.

Décidément le théâtre de l’Opéra-Comique n’est pas heureux depuis quelque temps. Excepté le Père Gaillard, de M. Reber, et l’agréable petit opéra de M. V. Massé, Galathée, aucune des nombreuses nouveautés qui ont paru cette année n’y a pris racine. On vient de donner à ce même théâtre un opéra en trois actes, les Mystères d’Udolphe, qui ne semble pas destiné à filler de longs jours. C’est au roman célèbre d’Anne Radcliff qu’est emprunté le sujet de la nouvelle pièce, et on aimait à croire que les auteurs du libretto, MM. Scribe et Germain Delavigne, feraient sortir de la fable du romancier anglais des combinaisons plus dignes de la comédie lyrique que du théâtre de l’Ambigu. Aussi le désappointement a-t-il été général. La scène se passe non plus en Italie, mais en Danemark, au commencement du XVIIe siècle. Il s’agit de deux grandes familles féodales, les Udolphe et les Norby, qui se haïssent comme les Montaigu et les Capulet. A côté de cette haine héréditaire transmise jusqu’à la troisième génération, se noue une histoire d’amour qui ne ressemble guère à celle de Roméo et de Juliette. Des bruits de l’autre monde, un souterrain effrayant et beaucoup trop de mystères donnent à cette pièce une couleur de mélodrame qui rappelle l’année de grâce 1792. C’est M. Clapisson, un compositeur de beaucoup de mérite, qui a eu le malheureux courage de mettre en musique ce long pathos en trois actes. M. Clapisson, qui a déjà beaucoup écrit, qui a fait Jeanne-la-Folle, grand opéra en cinq actes, le Code noir, Gibby la Cornemuse et deux ou trois petits opéras en un acte, parmi lesquels nous citerons la Perruche, n’est pas un compositeur heureux. Il a manqué jusqu’ici à ce musicien un sujet qui mît en relief les qualités naturelles de son incontestable talent. M. Clapisson a de la gaieté dans l’esprit, de la chaleur, de l’entrain, une certaine verve un peu fruste qui conviendraient à la comédie, mais à la comédie franchement populaire. Au lieu d’obéir à cette vocation, M. Clapisson s’est presque toujours attaqué à des sujets sombres qui ont grossi son style et l’ont poussé au noir. Tels sont aussi les défauts qui se font remarquer dans la nouvelle partition des Mystères d’Udolphe. Nous ne dirons rien de l’ouverture, qui manque de caractère; nous nous contenterons de signaler seulement les couplets agréables d’Éva, que Mme Meyer dit avec gentillesse; le trio du premier acte, l’andante du duo entre M. Dufrêne et Mlle Miolan; au second acte, le duo des deux basses, l’air de soprano que Mlle Miolan chante d’une manière exquise, l’air fort original du comte Udolphe et le finale de ce second acte, consistant en un chœur avec accompagnement de cor qui produirait un très grand effet, s’il était mieux motivé par la situation. N’oublions pas non plus de mentionner le sextuor sans accompagnement du troisième acte. Il y a beaucoup de talent dans la musique de cet ouvrage malheureux, dans lequel Mlle Miolan a prouvé encore qu’elle est une des meilleures cantatrices que nous ayons à Paris.

Plusieurs petits opéras en un acte sans importance ont été représentés sur le troisième théâtre lyrique, où l’on vient aussi de reprendre le postillon de Lonjumeau, de M. Adam, pour les débuts de M. Chollet, qui florissait à l’Opéra-Comique il y a de cela une vingtaine d’années. N’est-ce pas le cas de s’écrier avec le sage Salomon: « Rien de nouveau sous le soleil? »


P. SCUDO.


REVUE LITTÉRAIRE.
DES RÉCENS TRAVAUX D’ÉRUDITION ET D’ARCHÉOLOGIE.


l. Manuel élémentaire d’Archéologie nationale, par M. l’abbé Jules Corblet. — II. L’Architecture byzantine en France, par M. de Vernhell. — III. Archives de l’Art français, de M. de Chennevières. — IV. Un Musée bibliographique au Louvre, par M. J. Techener. — V. Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France. — VI. Les grandes Forêts de la Gaule, par M. Alfred Maury. — VII. La Lycanthropie, par M. Bourquelot. — VIII. Monnaies de Cnide et de Mauritanie, par M. Duchalais.

En suivant dans le Journal de la Librairie le mouvement des presses françaises depuis quelques mois, on est frappé de voir combien la production, en fait de nouveautés, est stérile pour les œuvres de pure imagination. La phalange des poetœ minores, qui donnait, il y a tantôt dix ans, un volume par jour au public, s’est dispersée par mille sentiers divers. Les bardes, qui aspiraient à gouverner le monde, et qui guidaient l’humanité vers l’avenir, ont abdiqué ce qu’ils appelaient la royauté du génie, et, désabusés par l’âge et l’expérience, ils ont compris sagement que la gloire et la popularité du succès ne dépendent jamais, en poésie, du nombre des volumes, mais de la qualité des vers. Les romanciers, qui avaient converti le roman-feuilleton en instrument de désorganisation sociale, ont perdu une bonne partie de leur clientèle, et ceux mêmes qui avaient obtenu de légitimes succès ont dû, en présence de l’indifférence du public, se tourner vers le théâtre. Fatiguée, épuisée même par de longues agitations et de tristes excès, la littérature, comme la société, semble aujourd’hui chercher l’ordre et le repos, et il se fait dans les esprits un retour marqué vers les études sérieuses. L’histoire, l’archéologie, les diverses branches de l’érudition, qui s’étaient pour ainsi dire trouvées paralysées par les agitations politiques, reprennent faveur en même temps que les classiques du XVIIe siècle, dont les éditions n’ont jamais peut-être été plus nombreuses que dans ces dernières années. C’est là un symptôme d’apaisement intellectuel qu’il est bon de signaler, et dans la spécialité même qui fait le sujet habituel de nos études quelques livres récemment publiés nous ont paru mériter un examen particulier.

L’un des membres du jeune clergé qui se sont occupés avec le plus de zèle et de succès de l’étude du moyen-âge, M. l’abbé Corblet, a donné, sous le titre de Manuel élémentaire d’archéologie nationale, un résumé rapide, mais substantiel de cette science, qui est devenue de nos jours l’indispensable complément de l’histoire. Forcé de se restreindre en un sujet aussi vaste, M. Corblet a cependant abordé toutes les questions importantes depuis la période celtique jusqu’à la renaissance. Il a traité des constructions civiles, religieuses et militaires, des meubles, des bijoux, de la peinture, de la sculpture, des monnaies. Considérée de ce point de vue et avec cet ensemble, l’archéologie est, à proprement parler, l’histoire de la civilisation par les monumens, et si, dans le moyen-âge, cette civilisation est incomplète sous le rapport de la science, il est juste de reconnaître que, sous le rapport de l’art et du luxe, elle est souvent au niveau de notre temps. En ce qui touche l’architecture religieuse, nous ne pouvons aujourd’hui qu’admirer, imiter et nous avouer vaincus; sur bien d’autres points, quand nous n’admirons pas, nous nous étonnons encore. De même que dans les mœurs l’extrême charité touche à l’extrême barbarie, de même, dans les habitudes de la vie, la rudesse et la simplicité touchent au raffinement et à la magnificence. Quelque peu explicites que soient les documens qui nous sont parvenus sur la période gallo-romaine, on a cependant tout lieu de croire qu’à cette date, dans la Gaule, l’or et l’argent ouvrés ou monnayés étaient très abondans, et l’on cite, entre autres exemples, les cent dix mille livres pesant d’or que l’armée du consul Cépion enleva dans le pillage de la seule ville de Toulouse.

Aux Romains succédèrent les Barbares, qui emportèrent comme eux d’immenses quantités de métaux précieux. Cependant on vit, dans les siècles qui suivirent immédiatement les invasions, l’or et l’argent reparaître avec abondance et sous toutes les formes. Les rois, les évêques, les grands seigneurs d’une part, les trésors des abbayes et des églises de l’autre, possédaient en vaisselle, en services de table, en objets consacrés au culte, des richesses d’une valeur inappréciable. Charlemagne avait des tables d’or et d’argent massif sur lesquelles étaient représentées Rome, Constantinople, et les régions de l’univers alors connu. Quand Lothaire, sur le point d’être attaqué par ses frères dans la ville d’Aix-la-Chapelle, pilla le trésor de l’empereur, il brisa, pour en distribuer les débris à ses troupes, un immense plat d’argent sur lequel l’artiste avait figuré en relief l’image du monde, le soleil et les astres. Les inventaires des rois de France signalent à chaque page de véritables merveilles en fait d’art : ce sont des nefs d’or ou d’argent émaillé, soutenues par des hommes sauvages, des oiselets en façon de coupes, des hanaps de fin or reluisant, des sirènes, des êtres fabuleux de l’antiquité païenne ou du monde fantastique rêvé par le moyen-âge. Dans ces temps reculés comme de nos jours, Paris, la ville du luxe et du goût inventif, avait le monopole de ces splendides futilités, et ses orfèvres, qui formaient le plus riche et le plus honoré des dix grands corps de métiers, portaient aux extrémités du monde connu les produits de leur ingénieuse industrie. L’un des religieux que le pape Innocent IV et saint Louis envoyèrent en 1252 au khan des Tartares pour le convertir, Guillaume de Rubruquis, raconte, dans la relation de son voyage, qu’il trouva à Karakoroum, résidence du khan, un orfèvre parisien du nom de Guillaume Boucher, qui s’était fixé auprès de ce prince, pour lequel il avait fabriqué une fontaine jaillissante du poids de trois mille marcs d’argent. Cette fontaine se composait d’un grand arbre au pied duquel étaient quatre lions et des serpens dorés dont les queues s’enlaçaient autour de l’arbre. La gueule des lions jetait du lait de jument; les serpens, au nombre de quatre, versaient l’un du vin, l’autre du cara-cosmos; le troisième, une sorte d’hydromel nommé boll; le quatrième, de la téracine, liqueur faite avec du riz. Un ange d’argent, tenant en main une trompette qu’il approchait de sa bouche au moyen d’un ressort habilement déguisé, s’élevait au sommet de l’arbre. Un homme caché dans un trou pratiqué sous le sol soufflait dans un tube de métal correspondant à la bouche de l’ange, et de la sorte, lorsque l’un des convives demandait à boire, le sommelier criait à l’ange de donner le signal; alors on lâchait le ressort; l’ange appliquait sa trompette sur ses lèvres; l’homme soufflait dans son tuyau pour la faire sonner; on emplissait, du dehors, les tuyaux de conduite; puis le vin et les liqueurs étaient versés par les lions et les serpens dans les bassins de la fontaine, et portés de là sur les tables. Aujourd’hui nous n’avons rien à opposer à des œuvres de cette richesse et de cette proportion. Sous le rapport du service et de l’abondance, nos dîners bourgeois feraient maigre figure à côté des repas splendides et gigantesques qui avaient lieu dans les fêtes du moyen-âge. Des machines descendaient du plafond entr’ouvert et apportaient les plats ou même la table entièrement servie. On en voit un exemple dans la description du repas donné en 1453 par le duc de Bourgogne : les différens services, de quarante-quatre plats chacun, arrivèrent ainsi, portes sur des chariots peints en or et en azur.

L’archéologie est toujours attrayante quand elle embrasse, comme dans le livre de M. Corblet, non-seulement les monumens de l’architecture, de la numismatique et des arts du dessin, mais aussi les monumens qui se rapportent aux usages de la vie civile et même aux usages de la vie religieuse. Tout ce qui se rattache à cette dernière partie, à l’ameublement des églises, aux sépultures chrétiennes, à l’iconographie, présente, dans le travail du savant abbé, un véritable intérêt. Le symbolisme, que M. Corblet définit l’art d’exprimer une pensée abstraite sous une forme sensible, tient une grande place au moyen-âge dans toutes les représentations figurées. Dans la construction des églises, leur forme générale, leur orientation, tout est disposé d’après une raison mystique. Le midi, c’est le côté lumineux, et c’est là que sont placés tous les emblèmes destinés à rappeler les vertus, le bonheur éternel, les dons du Saint-Esprit, les félicités du ciel, les miracles de la nouvelle loi; le nord, c’est le côté sombre, et c’est là aussi que sont figurés tous les faits de l’ancienne loi, la chute de l’homme, le jugement dernier, les supplices des réprouvés. Le plan des églises latines figure Jésus sur la croix. Quelquefois l’axe du chœur dévie légèrement pour traduire l’inclinato capite de la passion. La nef, le chœur et le sanctuaire représentent les trois degrés de la vie spirituelle : la purification, l’illumination et l’union. Les tombeaux, comme les églises, ont leur symbolisme. La tête des morts est tournée vers l’orient, parce que c’est de ce côté que doit briller la première aurore de la résurrection. L’alpha et l’oméga sculptés sur des sarcophages, c’est Dieu le principe et la fin de toute créature. Le vase à demi brisé, c’est la chair, le vase d’argile qui laisse échapper l’ame. Les anges, pures intelligences, sont peints à mi-corps, ou sous la forme de têtes ailées, comme pour effacer en eux l’idée de la vie matérielle. Toutes ces interprétations, soigneusement recueillies par M. Corblet dans une foule de livres, ne sont point, de la part des archéologues et des érudits, un jeu d’esprit purement gratuit; elles sont formellement exprimées dans les pères et les docteurs, et se rattachent au système tout entier de la tradition dogmatique. La science de la symbolique religieuse, long-temps enfouie dans les profondeurs du moyen-âge et à peine ressuscitée d’hier, est encore bien incomplète. Ce serait une œuvre digne des Mabillon, des Martène et des Claude de Vert, de la reconstituer dans son ensemble, et nous engageons vivement M. l’abbé Corblet à tourner ses travaux de ce côté, à donner à ce sujet important le développement qu’il comporte, car c’est trop peu, même pour l’indiquer, qu’un chapitre de quelques pages dans un manuel élémentaire.

Si nombreuses qu’aient été les études entreprises dans ces dernières années sur l’architecture religieuse, il reste encore bien des faits à élucider, et, pour peu que l’érudition soit aidée par la sagacité naturelle, on peut encore espérer des découvertes. Nous en trouvons la preuve dans le livre de M. Félix de Vernheil, l’Architecture byzantine en France. Les édifices byzantins, on le sait, se distinguent par la coupole, qui fait la base de toutes les combinaisons : or, en étudiant les églises du centre de la France, M. de Vernheil a constaté que, dans l’Aquitaine, on en trouve un assez grand nombre, quarante environ, qui s’isolent complètement de toutes les autres, et qui forment dans l’art national un groupe tout-à-fait à part. Le monument le plus remarquable de ce groupe, celui qui paraît avoir servi de modèle à tous les autres, c’est Saint-Front de Périgueux. Ces faits une fois constatés, M. de Vernheil s’est mis à étudier dans les moindres détails cette remarquable église, commencée, selon toute apparence, vers 990 et achevée en 1047; et de cette étude est résultée une découverte nouvelle, à savoir : que Saint-Front de Périgueux est une exacte imitation de Saint-Marc de Venise, lequel Saint-Marc, à son tour, n’est qu’une copie de Sainte-Sophie de Constantinople. La comparaison de ces divers monumens entre eux a fourni à M. de Vernheil l’occasion d’étudier en détail l’art byzantin, en même temps qu’il cherchait dans les faits historiques l’explication de ce singulier problème architectural. Est-ce un architecte aquitain qui, guidé en Italie par un pèlerinage, a rapporté dans son pays le modèle de la basilique vénitienne? Est-ce l’un des constructeurs de Saint-Marc qui, poussé par la vie aventureuse des artistes du moyen-âge, est venu s’établir à Périgueux? Quels sont les rapports qui ont existé entre l’Aquitaine et l’empire de Byzance? Telles sont les questions que se pose M. de Vernheil, et la discussion à laquelle il se livre, sinon pour les résoudre, du moins pour les éclairer, lui fournit l’occasion de mettre en lumière une foule de faits curieux, qui, jusqu’à ce jour, n’avaient point été remarqués, tels que l’établissement d’une colonie de moines grecs, en 1040, dans l’Aquitaine, et l’existence de colonies vénitiennes à Limoges et à Souvigny. Cette dernière ville avait même emprunté à Venise une foule de lois et d’usages; elle s’était donné un gouvernement sénatorial, ayant un baron pour chef, et, comme Venise, elle avait pris saint Marc pour patron.

Il y a beaucoup à apprendre dans le livre de M. de Vernheil, par la simple raison que l’auteur a une science fort étendue, et que, par une méthode parfaite, il en fait valoir toutes les ressources. Son travail est disposé avec une rigueur géométrique que l’on rencontre rarement dans les ouvrages du même genre; tous les faits accessoires sont bien groupés. Le morceau sur l’originalité native de notre architecture nationale, morceau qui termine le livre, est d’une excellente critique, et nous pensons, comme l’auteur, que l’on a singulièrement abusé chez nous du mot byzantin; que le type de l’église de Ravenne, de Saint-Marc de Venise, de Saint-Front de Périgueux, n’est, en France et en Italie, qu’un type accidentel qui n’a nullement modifié ni l’art italien ni l’art français. A part la petite colonie architecturale des églises de l’Aquitaine, l’art byzantin, dont le génie est complètement opposé au génie de l’art français, n’a exercé son influence sur nos monumens que pour des détails tout-à-fait secondaires. M. de Vernheil, dans les conclusions de son travail, cherche surtout à établir ce fait, qu’on a, suivant lui, trop méconnu : c’est que l’art français a eu à toutes les époques une initiative et une originalité propres, et qu’il a beaucoup moins emprunté qu’on ne le pense généralement. Nous nous rallions complètement à cette opinion, dont la justesse d’ailleurs est confirmée par une publication nouvelle, les Archives de l’art français.

A part l’architecture religieuse, qui a été dans ces dernières années étudiée à fond, les autres branches des beaux-arts, sculpture, peinture, gravure, n’ont donné jusqu’ici qu’un petit nombre de monographies, ou quelques ouvrages généraux, parmi lesquels il en est de très estimables, mais que le manque de documens suffisans a rendus nécessairement incomplets. L’Italie, la Hollande et l’Allemagne nous ont devancés depuis long-temps dans ce genre d’études, et c’est pour combler cette lacune importante que M. de Chennevières a entrepris la publication des Archives de l’art français. Inspecteur des musées de la province et initié par de longues et fortes études à la connaissance intime du sujet, M. de Chennevières a exploré un grand nombre de dépôts littéraires et de musées; il a fait appel à tous les amateurs; cet appel a été entendu, et il a réuni, de tous les points de la France, un nombre considérable de renseignemens. Son but, quant à présent, n’est point de faire l’histoire de l’art, mais seulement d’en réunir tous les matériaux, de coordonner dans un vaste ensemble les documens jusqu’à ce jour oubliés. Déjà le volume que nous avons sous les yeux promet une collection très importante. Ce volume embrasse, non-seulement le moyen-âge, mais notre époque elle-même; Nicolas Poussin, Charles Lebrun, Mignard, y figurent auprès de David et de Géricault, et, à côté des noms qui appartiennent à la France entière, se placent les noms plus modestes de quelques-uns de ces artistes provinciaux que M. de Chennevières a déjà vengés d’un injuste oubli. Il y a là, pour l’histoire des arts et des lettres dans notre pays, des pages intéressantes et souvent glorieuses; on y trouve la preuve irrécusable de ce fait, qu’à toutes les époques le sentiment du beau fut populaire en France, et que tous les gouvernemens, de quelque nom qu’on les ait nommés, entraînés en quelque sorte par l’irrésistible courant de l’opinion publique, ont compté les intérêts des arts, aussi bien que ceux de la science, au nombre des grands intérêts du pays. Dans une fort belle lettre de Charles Lebrun au chancelier Séguier, lettre publiée pour la première fois dans les Archives de l’art français, ce grand peintre dit « qu’il a toujours eu une inclination très forte. rechercher les belles curiosités, et que l’un de ses principaux soins a été de rassembler dans un volume raccourci les marques des grandeurs de l’ancienne Rome. » Ce que Lebrun faisait pour Rome, M. de Chennevières l’a entrepris pour la France, et les amateurs des belles curiosités ne peuvent manquer d’encourager son œuvre et d’y contribuer chacun pour sa part, en lui communiquant les documens qui, jusqu’à ce jour, sont restés enfouis et dispersés dans une foule de collections publiques et particulières.

Au-dessous des artistes, sculpteurs, peintres et graveurs, qui occupent les hautes régions, se pressent en foule des artistes plus modestes, calligraphes, miniaturistes, imprimeurs et relieurs, qui donnent aussi un contingent nombreux de productions brillantes, dont l’étude forme ce qu’on peut appeler l’archéologie bibliographique. Par malheur, cette science toute spéciale est restée jusqu’à ce jour concentrée dans un très petit cercle d’initiés, qui collectionnent à grand prix quelques joyaux précieux, et les gardent avec la vigilance attentive et jalouse du dragon qui veillait sur les pommes d’or des Hespérides. A part quelques amateurs de jour en jour plus rares, quelques élèves de l’École des chartes et quelques bibliothécaires qui, par exception, aiment et connaissent les livres, la bibliographie est, pour le public, une lettre morte, et cependant cette science touche tout à la fois à l’histoire la plus intime de la pensée humaine et à l’histoire des beaux-arts. C’est en la considérant surtout de ce dernier point de vue que l’éditeur du Bulletin du bibliophile, M. Techener, a publié, sous le titre de un Musée bibliographique au Louvre, un petit écrit dans lequel il exprime le vœu que l’on fasse de ce palais le siège d’une collection offrant dans l’ordre chronologique les divers types de l’écriture, du dessin, de l’impression et de la reliure, des manuscrits et des livres. Ce vœu mérite d’être pris en considération, car il est évident qu’une collection de ce genre compléterait utilement les dépôts qui font déjà du Louvre un monument sans égal au monde, et que des projets magnifiques vont rendre plus incomparable encore. On embrasserait d’un seul coup d’œil toutes les formes, toutes les variations de la langue écrite, et ce ne serait pas là seulement un musée bibliographique, mais encore une histoire de l’art par les monumens. Les miniatures, dont on réunirait pour chaque siècle les spécimens les plus remarquables, formeraient comme l’appendice de la galerie des tableaux, en même temps que les reliures des diverses époques offriraient au public les produits de l’une de nos industries les plus brillantes et les moins connues. L’objection la plus sérieuse que l’on puisse opposer, c’est que ce musée existe déjà dans nos bibliothèques publiques, et qu’en transportant au Louvre les échantillons les plus remarquables de chaque genre et de chaque époque, on décomplèterait les bibliothèques. Cette objection, prévue par M. Techener, est vivement discutée par lui, et il y répond par des argumens dont quelques-uns nous semblent tout-à-fait victorieux. D’abord, en ce qui touche les imprimés, on ne porterait point atteinte aux spécialités des dépôts publics, car on arriverait facilement, au moyen des doubles dispersés et enfouis dans ces dépôts, à former l’une des sections les plus importantes du musée bibliographique; ensuite, en ce qui touche les manuscrits, la Bibliothèque nationale, en tant qu’établissement scientifique et littéraire, serait peu affectée de l’absence de quelques volumes, moins précieux par ce qu’ils contiennent que par leur antiquité, leur reliure, ou le souvenir des personnages auxquels ils ont appartenu, et, dans tous les cas, les travailleurs sérieux auraient pour les consulter au Louvre la même facilité que dans la rue de Richelieu. Le public aurait de plus l’avantage d’en jouir, et par la classification chronologique, par la simple juxta-position des volumes, on constituerait l’histoire complète de la paléographie, de l’imprimerie, de la miniature et de la reliure. Il n’y a là, en définitive, qu’une question de déplacement. L’idée est simple et toute pratique. Comme le vieux Louvre a été, par la bibliothèque du roi Charles Ve le véritable berceau de la Bibliothèque nationale, il serait bien, dans le Louvre rajeuni, de réunir aux chefs-d’œuvre de la calligraphie du moyen-âge les chefs-d’œuvre de la typographie moderne, et, dans ce panthéon de tous les arts, de placer non loin des statues de Jean Goujon les volumes des Simon de Colines et des Estienne,

On le voit, par la variété même des sujets qu’elle a traités, l’érudition, dans ces derniers temps, a fait preuve d’une intelligente activité. Les sociétés savantes, dont nous avons eu plusieurs fois occasion ici même de signaler les travaux, ont poursuivi avec beaucoup de zèle le cours de leurs publications, et, dans le nombre, il en est une dont les études se sont élevées et étendues d’une manière notable, nous voulons parler de la Société des antiquaires de France. Les deux derniers volumes publiés par cette compagnie savante renferment des mémoires intéressans d’histoire, d’archéologie et de numismatique, de MM. Éd. Biot, Alfred Maury, Jules Quicherat, Auguste Bernard, Marion, Girardot, Duchalais, Bourquelot. Dans un curieux mémoire sur les Anciens monumens de l’Asie analogues aux pierres druidiques, M. Biot établit d’une manière incontestable que les enceintes en pierre brute regardées comme celtiques, les cromlechs, les dolmens, les menhirs, se trouvent sur tous les points du vieux monde, et jusque dans l’Amérique du Nord. Ce fait avait été remarqué déjà ; mais les récentes découvertes des érudits et des voyageurs ont donné à la question une importance nouvelle. M. Biot se demande si, en trouvant aux points les plus opposés du globe des débris parfaitement semblables, on peut encore, comme on l’a fait jusqu’ici, les attribuer uniquement à la race celtique et les considérer comme les derniers vestiges du druidisme. Sont-ce là les essais de l’architecture primitive, ou les monumens d’une idolâtrie dont les dernières traditions ont disparu sans retour ? Les Hébreux, qui dressaient d’énormes pierres aux lieux où s’étaient accomplis des événemens mémorables, ont-ils transmis cet usage au genre humain ? L’auteur du mémoire, qui sait qu’en érudition le doute est souvent le commencement de la sagesse, n’essaie point de répondre à ces questions ; il se contente de les poser, et par cela seul il intéresse encore vivement, en éveillant la curiosité de la science et en la plaçant en face d’un mystère que sans doute elle n’approfondira jamais.

Les études de M. Alfred Maury sur les Grandes forêts de la Gaule et de l’ancienne France embrassent ce sujet intéressant dans son ensemble, topographie, histoire naturelle, climatologie, traditions et législation. La partie du mémoire relative aux cultes celtiques, aux défrichemens par les moines, aux légendes chevaleresques, présente surtout un vif attrait de curiosité. Les forêts gauloises, comme les peuples mêmes de la Gaule, ont leurs grandes époques historiques et religieuses, paganisme, christianisme, chevalerie. Les bois sont les véritables temples du druidisme, et de toutes les croyances de cette religion barbare, c’est le culte des arbres qui persista le plus long-temps. Ce culte était encore, au VIIe siècle, en pleine vigueur dans l’extrême nord de la France. Les missionnaires qui à cette date convertissaient les rudes populations du Belgium suspendaient aux arbres des reliques ou des images saintes pour purifier ces monumens d’un antique fétichisme et rallier les païens autour des symboles du culte nouveau par les habitudes de l’ancienne croyance. Quand les druides eurent disparu, ils furent remplacés par les fées. C’est dans une forêt qu’une fée enlève Graelent pour le transporter dans le fantastique Éden du pays d’Avallon ; c’est dans la forêt de Colombiers, en Poitou, que Mélusine rencontre Raymondin ; enfin c’est dans la forêt de Brocéliande, dont celle de Lorge comprend encore quelques débris, qu’habitait l’enchanteur Merlin. Là mieux que partout ailleurs peut-être se sont conservées les traces des antiques superstitions ; on disait encore au XVIe siècle que les serpens, les animaux dangereux et les mouches qui tourmentent les troupeaux ne pouvaient vivre sous les ombrages de Brocéliande ; que la fontaine de Bellenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit sa veille des armes, répandait une eau magique ; que, quand la sécheresse désolait le pays, le sire de Montfort venait puiser de cette eau pour la répandre sur une pierre voisine, et qu’avant la fin du jour « la terre et tous les biens estant en icelle estoient arousez » par des pluies fécondantes. Ce caractère sacré dont la forêt de Brocéliande était investie par la tradition avait placé ceux qui l’habitaient dans une position tout exceptionnelle, et ils étaient exempts d’impôts et de toutes redevances féodales. Tout ce qui se rattache aux droits d’usage, à l’aménagement, a été étudié par M. Maury avec le même soin que la partie historique et légendaire, et son mémoire est un traité complet qui présente, à côté de la partie érudite, d’utiles renseignemens sur la sylviculture et l’administration forestière depuis Charlemagne jusqu’à notre temps.

Dans un autre ordre d’idées, le travail de M. Bourquelot sur la lycanthropie mérite également d’être distingué. À côté du dogme de la métempsychose et des métamorphoses de la mythologie païenne, il existe chez tous les peuples une tradition qui attribue à certains hommes le pouvoir de changer les autres et de se changer eux-mêmes en diverses espèces d’animaux et principalement en loups. On trouve les traces de cette croyance dans Hérodote, dans Pomponius Mêla, dans Pline ; ces écrivains, il est vrai, la traitent de fable, mais, à la manière dont ils en parlent, il est évident qu’elle était généralement acceptée par les peuples. L’avènement du christianisme la modifia sans la détruire ; les aventures d’hommes et de femmes changées en bêtes sont très nombreuses au moyen-âge, et les chroniqueurs se montrent sur ce point beaucoup plus crédules que les écrivains de l’antiquité. Vincent de Beauvais, entre autres, dans le Speculum naturale, parle de deux femmes qui tenaient, au XIe siècle, une auberge dans les environs de Rome, et changeaient leurs hôtes en chevaux, en ânes ou en pourceaux, pour les vendre au marché. Les warouts, vairous, warous, c’est-à-dire les loups-garous, les hommes-loups, les lycanthropes, occupent dans les légendes, les poèmes et les romans du moyen-âge, une place importante. Ce qu’il y a de plus bizarre et de plus triste en même temps, c’est qu’une foule d’individus s’imaginèrent sérieusement qu’ils avaient le pouvoir de se changer en loups-garous, et que ces malheureux, poursuivis par la justice, périrent victimes de leurs propres hallucinations et de l’ignorance de leur temps. Les lycanthropes, qu’on accusait, comme les sorciers, d’entretenir commerce avec le diable, étaient punis, comme eux, du supplice du feu. Cette mort, toute cruelle qu’elle fut, n’était que trop justifiée par la nature des crimes qu’on leur imputait de la meilleure foi du monde, et que la croyance à ces transformations rendait souvent très vraisemblables. M. Bourquelot cite plusieurs arrêts curieux rendus contre de prétendus loups-garous, entre autres en 1521 par le parlement de Besançon, et en 1574 par le parlement de Dôle. Le 3 décembre 1573, le parlement de Franche-Comté donna un règlement pour la chasse des loups-garous, — et de 1596 à 1600 le démonographe Jean Boguet, qui remplissait dans cette province les fonctions de grand-juge, exerça contre les prétendus lycanthropes des poursuites si actives, qu’il se vantait, comme d’une œuvre très méritoire, d’en avoir, à lui seul, fait périr plus de six cents. En 1498, le parlement de Paris s’était montré beaucoup plus raisonnable, en cassant un jugement rendu par le lieutenant-criminel d’Angers contre un habitant de Maumusson, près Mantes, qui prétendait avoir erré plusieurs années sous la forme de loup, et en envoyant ce malheureux à l’hôpital Saint-Germain-des-Prés, où il fut enfermé et traité comme maniaque.

Cette bizarre histoire de la lycanthropie, racontée dans les plus exacts détails, ajoute une page curieuse à l’histoire des hallucinations de l’esprit humain. M. Bourquelot a consulté pour l’écrire une masse considérable de documens, et nous l’engageons à ne point borner ses recherches sur la mythologie du moyen-âge au mémoire dont nous venons de parler. Ce monde fantastique dont il a si bien commencé à étudier les prodiges, ce monde de la terreur et du rêve, n’a point de limites ; on peut s’y promener à l’aise, et il en est des peuples comme des hommes : en vieillissant, ils se reportent toujours avec intérêt aux souvenirs de leur enfance, aux temps heureux où ils n’avaient point encore appris à douter, même des mensonges.

Deux études numismatiques de M. Duchalais, l’une sur les monnaies de la ville de Cnide, l’autre sur les monnaies de la Numidie et de la Mauritanie, représentent dignement, dans les Mémoires de la Société des antiquaires, cette vieille et respectable science de la numismatique, qui forme comme la base de la chronologie et de l’histoire positive. M. Duchalais est sans contredit l’un des hommes qui, de notre temps, ont fait faire à cette science le plus de progrès. La plupart des nombreux mémoires qu’il a publiés, sans parler de sa Numismatique gauloise, contiennent chacun soit une rectification importante, soit une découverte curieuse et inattendue, et, comme preuve, nous indiquerons, dans le recueil qui nous occupe, ses recherches sur les monnaies antiques de la Numidie et de la Mauritanie. Non-seulement il restitue là un siècle entier de la numismatique africaine, mais encore il trace d’après les monnaies elles-mêmes, et en faisant parler des légendes inexpliquées ou des types méconnus, un tableau très attachant de la civilisation numide dans ses rapports avec la civilisation orientale, dans ses luttes contre la conquête romaine et le génie des peuples gréco-latins. Toutes les phases de cette lutte et de la civilisation punique, M. Duchalais les retrouve sur les monnaies mauritaniennes, qui se montrent d’abord purement carthaginoises, adoptent ensuite des types helléniques, égyptiens, latins, puis des légendes à la fois puniques et latines, et enfin substituent entièrement au langage punique les légendes latines et grecques. Considérée de ce point de vue, la numismatique devient l’auxiliaire le plus puissant de la critique historique, ou plutôt elle se constitue comme une forme nouvelle de l’histoire, et, pour qui sait les interroger, les médailles parlent souvent plus haut que les livres.

CHARLES LOUANDRE.


V. de Mars.