Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1852
30 novembre 1852
Vivre loin de son pays est certainement l’un des plus grands malheurs et l’une des plus difficiles épreuves que les hommes puissent supporter. Ce n’est pas seulement parce qu’on est loin, parce qu’on est privé des charmes de la patrie. Cette séparation, quand elle naît des déchiremens publics, a de plus graves conséquences : on s’accoutume à ne plus voir les choses sous leur jour réel ; on s’enfonce dans son délire ou dans son illusion ; on poursuit « on orgueilleuse chimère tandis que tout se modifie et se renouvelle, et que la pensée du lendemain n’est déjà plus celle de la veille au sein du pays même. Cela est vrai surtout dans les révolutions, parce que ce sont les temps où les courans changent le plus vite, et où l’on passe le plus rapidement d’un extrême à l’autre. S’il n’en était point ainsi, comment expliqueriez-vous ces manifestes étranges que le gouvernement a eu l’habileté de publier à la veille du dernier vote, en leur ôtant ce privilège, cette saveur particulière, si l’on nous passe ce terme, que donne une circulation clandestine ? Manifeste de la société la révolution, du comité révolutionnaire, de la commune révolutionnaire, manifeste du comité des invisibles, manifeste des démocrates-socialistes de Jersey, chacun a voulu dire son mot à la France, qui semble heureusement ne plus entendre cette langue sinistre. Il y a donc quelque part des têtes où fermentent encore de telles fureurs que le malheur ne saurait absoudre ; il y a des hommes qui pensent que la meilleure manière de parler au peuple, c’est de lui dire : Prends ta fourche et dresse le poteau pour assouvir nos vengeances ! Les habiles politiques qui ont rédigé ces pièces ont cru sans doute qu’on n’irait point assez vite au scrutin, et ils sont venus interposer leur figure, leur geste, leur attitude, leurs menaces, leurs colères ; ils ont réussi à se remettre un moment dans la mémoire des populations et à prouver qu’il y avait bien d’autres gens que les gens d’autrefois qui n’apprenaient rien et n’oubliaient rien. Irons —nous mettre à côté la protestation par laquelle, au moment de la résurrection de l’empire, M. le comte de Chambord a cru devoir rappeler à la France l’illustre passé monarchique dont il est la personnification et les conditions d’hérédité traditionnelle qu’il représente ? Le gouvernement lui-même a fait la distinction de ces pièces diverses, entre lesquelles il n’y a en effet nulle analogie ; tout diffère, et la situation, et la convenance, et la dignité, et la modération du langage. Ces documens n’ont qu’un trait commun, c’est qu’ils étaient également inutiles quant au résultat. Il y a dans les événemens une logique qui ne s’arrête point pour un manifeste ou une protestation. Cette logique, c’est le scrutin qui vient d’avoir lieu. Le mot de la situation est dans l’urne, d’où il sort en ce moment. On a dit au peuple : Voter est un crime ! Voilà sa réponse : huit millions de voix achèvent la transformation de l’état politique de la France en ratifiant de nouveau l’empire. Dans un morceau écrit de bonne foi et avec la finesse d’un esprit élevé, M. de Falloux disait un jour ici même, on peut s’en souvenir, que, dans l’élection du 10 décembre 1848, il y avait une négation de la république et une demi-affirmation de la monarchie. Nous avons bien aujourd’hui, si nous ne nous trompons, l’affirmation tout entière. On nous permettra de ne nous étonner ni de nous attrister beaucoup de la fin de la république. Ce n’est point sa mort qui nous attriste, c’est sa vie qui nous a affligés. Notre génération a pu apprendre, par une expérience propre, ce qu’elle ne pouvait que soupçonner il y a quelques années : c’est que la république, par ce qu’elle fait et ce qu’elle empêche, par les croyances qu’elle ébranle, par les idées qu’elle met en doute, par les extrémités qu’elle enfante, est aussi fatale à la liberté qu’à l’ordre. Quant à la monarchie, elle est de tradition en France, et à ce titre elle est toujours en quelque sorte dans l’instinct public ; mais elle a surtout, à nos yeux, ce grand avantage encore, qu’elle est le plus court chemin pour revenir aux conditions d’un régime régulier et modéré. La situation de la France étant donnée d’ailleurs, il n’est point inutile que les institutions nouvelles sortent d’un scrutin comme celui d’aujourd’hui. Les pouvoirs contestés sont des pouvoirs de lutte, et les pouvoirs de lutte sont souvent condamnés à s’attester eux-mêmes. Là où l’opposition se tait, où l’antagonisme des partis s’efface, il y a nécessairement place pour tous et pour tout, pour les instincts et les besoins les plus divers, pour cette liberté honnête et juste qui consiste à agiter, dans le respect des lois, les grandes questions auxquelles la civilisation reste attachée. Nous n’ajouterons qu’un mot sur ce point. Quand, à l’issue des révolutions, ce mot d’ordre et de reconstitution du pouvoir circule dans l’air en France, il n’est point à redouter que notre pays s’arrête à mi-chemin. Il serait plutôt à craindre qu’on ne crût avoir tout fait en fondant un gouvernement par un vote. Il reste cependant pour la société elle-même et pour chacun individuellement beaucoup à faire. À quoi serviraient ces grandes haltes, ces momens de grand repos et de sécurité, si on n’en usait pour s’interroger, pour se réformer, pour passer au creuset tous ces entraînemens et ces préjugés qui ont fait, dans notre siècle, mentir tant de promesses ? Ce sont les bénéfices d’un régime qui se fonde sur ces deux choses, la stabilité et la paix : — la stabilité qui permet à la pensée publique de se porter sur toutes les entreprises sérieuses et utiles ; la paix, qui permet à ces entreprises de s’étendre, de rayonner et de devenir le bien commun de la civilisation européenne.
Quoi qu’il en soit, la paix dans les relations internationales et la stabilité intérieure sont d’assez grands biens pour qu’on n’ait point heureusement à en redouter l’augure. Seulement elles ont leurs conditions, et l’une et l’autre se tiennent au fond plus qu’on ne pense. Ce qui fait que nous aimons à croire au maintien de l’ordre général en Europe, c’est qu’il est dans les besoins, dans les instincts, dans les tendances des peuples. Que le premier coup de canon retentisse sur le continent, quel est le gouvernement assuré de sortir intact de cette mêlée sanglante ? Quelle est la société, parmi toutes les sociétés européennes, qui peut se promettre d’affronter sans péril cette extrémité, en mettant même à part le hasard des batailles ? On sait d’où l’on part, sait-on où l’on va ? Chacun, nous en sommes sûrs, s’arrêterait plein d’émotion devant cet inconnu, qui serait aujourd’hui plus que jamais l’inconnu. Nul, il faut en convenir, n’a un grand goût à la guerre. Aussi a-t-on pu voir l’immense effet produit par ce simple mot du prince Louis-Napoléon à Bordeaux : « L’empire, c’est la paix ! » Aussi s’est-on hâté de considérer comme une confirmation de cette parole la réduction de trente mille hommes opérée dans notre armée. Ce n’est point sans doute le désarmement de la France : les cadres de nos forces militaires subsistent ; mais enfin licencier une partie de l’armée, cela veut dire apparemment qu’on n’est point dans le dessein de s’en servir au premier jour. La réduction de notre contingent militaire a un double résultat : elle rend trente mille bras à l’agriculture et au travail, et elle est un témoignage effectif, un acte à l’appui d’une parole, sans compter même l’économie qui en doit résulter nécessairement dans le budget. Ce qui fait encore que nous croyons à la paix et à son utilité, c’est qu’elle est la garantie la plus tutélaire et la plus efficace de cet ensemble d’entreprises et d’intérêts que le gouvernement active ou favorise, et dont il prend souvent l’initiative. La paix est nécessaire au commerce, à l’industrie, au crédit, aux travaux de tout genre. Quelques progrès qu’ait faits la prospérité publique depuis un an, il ne faut pas croire qu’elle soit remontée au niveau où elle était avant la révolution de février, et que les transactiops aient retrouvé toute leur activité d’autrefois. Les recettes de l’état en pourraient fournir la preuve en plus d’un point, nous le croyons. Le gouvernement lui-même le sent bien, puisqu’il multiplie les mesures et les stimulans, et qu’il vient de sanctionner en ce moment même la création ou l’agrandissement de deux institutions nouvelles destinées à exercer une immense influence sur le mouvement des affaires.
L’une de ces institutions, c’est la banque foncière. On sait dans quelles conditions cette banque avait été créée ; son action se bornait à la circonscription de la cour d’appel de Paris. Ses bases viennent d’être singulièrement élargies. La banque foncière, sans changer de destination, est transformée aujourd’hui en une banque centrale ; elle est autorisée à étendre ses opérations à toute la France, à la charge d’élever ses prêts hypothécaires au chiffre de deux cents millions, de créer des succursales dans tous les départemens et de fixer l’intérêt au taux uniforme de 5 pour 100, y compris l’amortissement au moyen duquel la dette contractée s’éteindra naturellement en cinquante ans. Nous ne méconnaissons pas quelques-uns des plus sérieux avantages des modifications que vient de subir la banque foncière de Paris. L’uniformité et la modération du taux de l’intérêt sont un évident bienfait. D’un autre côté, peut-on espérer que 200 millions suffiront, malgré toutes les combinaisons du crédit, à soulager l’ensemble de la propriété, sur laquelle pèsent 6 ou 7 milliards d’hypothèques ? Là est la grave question ; mais, en dehors même de cette considération, il y a dans cette mesure, nous l’avouons, un côté politique qui nous touche. C’est là encore une occasion perdue pour les départemens de vivre et d’agir par eux-mêmes, de se subvenir, à eux-mêmes. Le crédit foncier vient se centraliser à Paris, comme tout le reste. Au commencement de la dernière révolution, il s’était développé sur tous les points de la France un mouvement tendant à revendiquer une certaine part d’action provinciale. Les esprits prévoyans et pratiques faisaient sans doute la part de ce qui n’était que le ressentiment d’une révolution subie à contre-cœur et d’un besoin juste et légitime. Ils savaient, par exemple, que ce mouvement ne devait point aller jusqu’à porter atteinte à l’unité politique du pays ; mais en même temps ils pensaient qu’il pouvait être utile de rendre quelque aliment à la vie locale, d’étendre les attributions des départemens quant aux choses administratives et aux intérêts, matériels. On assure, il est vrai, que c’est de l’impuissance des départemens à se donner par eux-mêmes des institutions de crédit foncier qu’est née aujourd’hui la pensée de créer une banque unique et centrale. Pour peu qu’on y réfléchisse cependant, nous tournons ici dans un cercle vicieux. Cette impuissance peut exister ; elle est le fruit d’habitudes invétérées, de l’excès prolongé de la centralisation en toute chose ; elle est arrivée au point où elle est, parce qu’à chaque difficulté nouvelle, à chaque création de ce genre, on a fait le même raisonnement qu’aujourd’hui. Or s’ensuit-il qu’il faille s’enfoncer encore plus dans cette voie ? La question est de savoir si des institutions de crédit plus rapprochées de la propriété territoriale n’eussent point été mieux en rapport avec les conditions et les besoins de cette propriété, si une multitude d’efforts se produisant dans des sphères différentes, ayant leur caractère propre et généreusement stimulés, n’eussent point fini par surpasser l’action d’un établissement unique, en groupant les intérêts dans un ordre plus naturel. C’est là ce que nous voulons dire. Quant à l’utilité de l’institution en elle-même, elle n’est point douteuse ; quant au degré de confiance et de popularité qui s’y attache, on peut le mesurer au crédit qu’obtient la banque foncière, même avant d’avoir réalisé aucun de ses bienfaits possibles.
Aussi bien tous les esprits, comme nous le disions, se tournent aujourd’hui du côté de cette nature d’opérations et de combinaisons faites pour transformer les conditions matérielles du pays. Il n’en faudrait pour preuve que cette autre création qui vient d’éclore dans le monde financier sous le nom de société générale de crédit mobilier. C’est sans nul doute un des plus puissans instrumens de crédit qui aient été agencés et combinés depuis longtemps. L’institution qui vient de naître, et dont les proportions ont excité quelque étonnement, ne vient point remplacer les autres institutions de crédit, la Banque de France par exemple ; elle s’y rattache au contraire, elle la supplée et lui sert d’intermédiaire en plus d’un point. Ses opérations ne se confondent pas davantage avec celles de la banque foncière ; ce que celle-ci fait pour la propriété immobilière, la société nouvelle est autorisée à le faire pour la propriété mobilière. Elle prête sur effets publics, titres de rente, actions industrielles. Ses statuts l’autorisent à s’intéresser directement elle-même dans les grandes entreprises de l’industrie et du commerce, notamment, dans celles de chemins de fer, et à soumissionner des emprunts. La société de crédit mobilier peut de la sorte devenir en certains momens un auxiliaire utile pour l’état et donner une impulsion nouvelle aux travaux publics. Elle repose sur un fonds social de 60 millions, qui, lorsqu’il sera réalisé en totalité, se décuplera par l’émission d’obligations à longue échéance. Comme on le voit, la société nouvelle est destinée à devenir en quelque façon l’ame et le ressort du crédit et de l’industrie. Nous ne nous étendrons point sur tous les détails d’une telle combinaison ; il suffit d’en marquer le caractère général. Au fond, quel est le sens de cette institution comme de bien d’autres mesures aujourd’hui ? C’est incontestablement d’accélérer le mouvement des affaires et des transactions, de faire servir le crédit aux travaux et aux entreprises d’utilité publique, de faciliter la circulation des capitaux en les mettant, par un intérêt progressivement réduit, à la portée de ceux qui ont à invoquer leur secours. La seule chose qu’il y ait à souhaiter, c’est que toute cette ardeur et tout ce mouvement se développent dans des conditions normales, régulières, et que tous ces intérêts engagés ne deviennent point le butin d’une spéculation heureuse et prompte à surprendre les rtveils de la confiance publique. — Ainsi donc, qu’on observe l’ensemble de la situation actuelle de la France : dans l’ordre politique, c’est un gouvernement qui se fonde ; dans l’ordre matériel, c’est du moins un grand essor, si ce n’est une prospérité bien assise encore. Mais, dans l’ordre intellectuel, aperçoit-on les mêmes symptômes ? Y a-t-il quelque chose qui se fonde ? Peut-on distinguer quelque mouvement semblable à ce réveil de l’activité matérielle ?
Dans l’ordre intellectuel malheureusement, ce n’est point assez d’un instant de repos. Il ne suffit pas de combinaisons ingénieuses et de banques. Si la confiance publique et le crédit sont difficiles à manier et susceptibles de bien des caprices dans leurs évolutions, il y a quelque chose de plus délicat et de plus mystérieux encore dans ses mouvemens de décroissance ou de progrès, d’atonie ou d’activité : — c’est l’intelligence. Nous n’en sommes point à constater, les langueurs et les défaillances de l’inspiration contemporaine. Les symptômes d’un étrange affaiblissement se reproduisent partout, au théâtre comme dans les livres, en France comme dans toute l’Europe. La réouverture du Théâtre-Italien, qui vient d’avoir lieu sans un bien grand éclat, est une preuve de plus de la vérité de ces considérations. La rareté des bons chanteurs et la pénurie encore plus grande des compositeurs rendent bien difficile l’existence de ce théâtre, qui a joui d’une si brillante fortune pendant les trente dernières années.
S’il fallait chercher les causes de cette atonie singulière, il ne serait pas difficile peut-être d’en dire au moins quelques-unes. Ce n’est pas vainement que l’esprit reste si long-temps soumis à cette action des révolutions, qui confondent toutes les notions, celles du beau aussi bien que celles du vrai, — qui énervent. ou égarent les pensées, accréditent toutes les perversités de l’imagination, et font monter à la surface de la société toute sorte de vulgarités grossières et orgueilleuses. L’esprit littéraire se corrompt à ce spectacle aussi bien que l’esprit politique ; il perd son ressort et sa moralité ; il flotte entre toutes les influences décevantes pour aboutir à une espèce d’impuissance et de dissolution. Le terrain moral lui manque en quelque façon. Alors il n’est point douteux qu’il faut bien des conditions et du temps pour qu’il se reconstitue quelque chose dans l’ordre intellectuel, pour que le goût public se réveille, pour que les talens se groupent et se disciplinent sous l’empire d’idées et de croyances communes, pour qu’il renaisse enfin un certain souffle de vie et de fécondité. Tant que ce souffle ne se fait point sentir, il n’y a pas ce qu’on peut proprement appeler un mouvement intellectuel ; il y a des efforts individuels, des tentatives sans cohésion, des inspirations qui s’interrogent elles-mêmes, des talens qui se survivent. Ainsi fait M. de Lamartine, qui continue son Histoire de la Restauration et qui approche maintenant du terme. Il se hâte même aujourd’hui après s’être trop attardé dès le début. Un volume suffit pour parcourir toute cette période si pleine qui va de 1821 à l’avènement du roi Charles X. M. de Lamartine en arrive, non aux scènes les plus grandioses, mais aux scènes peut-être les plus instructives de la restauration, à tous les complots ourdis dans l’ombre des sociétés secrètes, aux luttes des partis, aux scissions irréparables des opinions. Il faut rendre cette justice à M. de Lamartine, qu’il montre la vérité en beaucoup de points. Ce qui ressort de plus clair de cette histoire, comme de bien d’autres, c’est que la restauration a été surtout perdue par deux factions, le libéralisme révolutionnaire et l’ultra-royalisme. Au milieu des personnages de cette époque, un de ceux qu’il serait le plus curieux d’étudier et de replacer sous son vrai jour, c’est M. de Villèle, homme fin, habile politique, qui avait sur les libéraux l’avantage d’être sincèrement monarchique, sur les royalistes l’avantage d’être de son temps, et qui, par cela même, tomba sous la conjuration des partis extrêmes. On connaît au reste la manière de M. de Lamartine. Il a l’instinct des grands courans de l’histoire ; il ressaisit merveilleusement les traits saillans d’une figure. Seulement il idéalise, il promène son imagination sur une époque, et l’exactitude, la vérité pratique de tous les jours, la précision des faits et des détails, deviennent ce qu’elles peuvent. Il existe, assure-t-on, au sujet des premiers volumes de l’Histoire de la Restauration de M. de Lamartine, une lettre du prince de Metternich qui réduit singulièrement les proportions du rôle que l’auteur attribue à M. de Talleyrand dans les scènes du congrès de Vienne, notamment à l’heure où vint tomber, comme un coup de foudre, la nouvelle du débarquement de l’empereur à Cannes. M. de Metternich a trop tenu dans ses mains les fils secrets de l’histoire pour se prêter beaucoup à l’idéalisation des choses et des hommes, même, imaginons-nous, quand il s’agit d’un diplomate ; il a trop vécu de la vie réelle pour n’avoir point fini par croire, pour n’avoir point vu que, dans les événemens les plus extraordinaires, il y a un côté plus simple, plus naturel, plus vulgaire si l’on veut. C’est ce côté plus ordinaire, dit-on, que M. de Metternich montre dans sa lettre sur les scènes d’alors. Il fait de l’histoire en déshabillé, oui, en déshabillé, car c’est véritablement ainsi, à ce qu’il semble, qu’il reçut la grande nouvelle du débarquement, et c’est ainsi de même que la reçut de lui l’empereur François, ajoutant ce simple mot : C’est à recommencer ! La coalition nouvelle était tout entière, sans que M. de Talleyrand y eût mis la main, dans cette première parole échappée à un empereur en robe de chambre. Que peut prouver cela ? C’est que les détails de l’histoire sont souvent vulgaires ; il n’y a que ses résultats qui soient grands. Rien n’est plus simple : l’histoire dans ses accidens et dans ses faits particuliers est l’œuvre de l’homme, dans ses fins dernières elle est l’œuvre de la Providence, et ce n’est point le pied bot de M. de Talleyrand qui eût devancé cette Providence, dont le doigt avait déjà marqué l’heure terrible et solennelle de Waterloo.
C’est un des caractères de notre temps, on a pu l’observer bien des fois, d’avoir introduit la philosophie dans le domaine historique. Non-seulement la philosophie a pénétré dans l’histoire, mais elle a envahi aussi la poésie. Il s’est produit parmi nous plus d’une tentative, plus d’une œuvre où les mystères de la destinée humaine, dans ce qu’ils ont de plus obscur et de plus insondable, étaient interprétés dans la langue des vers. C’est dans cette voie que M. de Laprade a marqué ses premiers pas, et il y a porté une pensée pleine d’une noble inquiétude, une imagination rêveuse, un amour singulier de la nature, et ce culte de l’idéal qui remplit les âmes généreuses. On peut se souvenir des poèmes d’Éleusis, de Psyché : c’étaient les premiers fruits de cette inspiration qui se plaisait à interroger les traditions antiques et à écouter, comme l’auteur le dit lui-même, l’écho religieux d’Orphée. Le seul succès que ne put obtenir complètement ce remarquable écrivain, c’était de faire du genre lui-même un genre approprié à notre génie, à nos instincts intellectuels et à notre langue. Dans un récent recueil de Poèmes évangéliques, M. de Laprade embrasse aujourd’hui par la foi et par l’intelligence les grandes traditions chrétiennes, qui répondent à quelque chose de plus profond et de plus intime en nous. Chaque fragment est une scène de la vie du Christ. Le Précurseur, la Tentation, la Tempête, la Samaritaine, s’enchaînent comme les chants divers d’un même poème. L’auteur n’ajoute rien à la vérité traditionnelle, et il se trouve que cette vérité est encore une grande poésie. Ce qui distingue M. de Laprade parmi les poètes contemporains, c’est l’élévation et l’honnêteté de l’esprit, la haine des séductions grossières et une inviolable fidélité à son art. C’est à ces qualités qu’il doit une originalité attachante, quoique peu faite pour le vulgaire. Dans ce déclin de l’inspiration moderne, dans ce dénûment de toute poésie,’on sont du moins ici un souffle pur et généreux. M. de Laprade, à notre avis, a gagné évidemment à s’inspirer de cette puissante et palpitante réalité des traditions chrétiennes, et ce qui prouve mieux encore combien son talent peut trouver de ressources nouvelles dans ce contact de la réalité, ce sont quelques pièces telles que Invocation, Actions de grâces, Consécration, où les sentimens du cœur et les impressions du foyer prennent un accent vrai et émouvant. L’auteur place tout à côté les peintures religieuses et les souvenirs de sa mère : qui pourrait trouver que ce ne sont point deux pensées faites pour marcher ensemble et pour fournir à la poésie son plus fécond et son plus noble aliment ? Il y a là même, si nous ne nous trompons, un indice pour M. de Laprade comme pour bien d’autres ; ce qui nous manque trop souvent en effet, c’est l’instinct de ces honnêtes et saines réalités de la vie. N’est-ce point cet instinct dont l’absence se fait sentir dans toutes ces révolutions qui ont emporté l’Europe, et qui, après l’avoir bouleversée, la tiennent encore captive sous le poids de leur souvenir ? Il faut bien songer que, pour beaucoup de pays, l’histoire actuelle est l’histoire d’une pénible et laborieuse convalescence.
C’est ce qui fait que les peuples qui ont pu échapper à cette contagion sont d’autant plus heureux. La Hollande, par exemple, n’a point vu s’interrompre la régularité de sa vie politique. Le bon sens national triomphe aisément dans ce pays des excitations et des fantômes, et ne laisse de place qu’aux événemens ordinaires. Le cabinet néerlandais se complétait et se fortifiait, il y a peu de temps encore, par l’accession au ministère des affaires étrangères de M. van Zuylen van Nyevelt, qui avait d’abord refusé, ainsi que nous l’avons dit, et qui a cédé finalement aux instances du roi. M. van Zuylen appartient à une des premières familles de Hollande. Il joint à des études sérieuses un talent oratoire et un tact qui l’ont fait remarquer jeune encore aux états-généraux. M. van Zuylen est entré aux affaires au moment où le budget devenait la grande préoccupation du parlement, et il s’est produit là subitement dans la seconde chambre, à l’occasion des dépenses des affaires étrangères, un incident où le nouveau ministre a eu à manifester la pensée qui dirige sa politique et à opposer la sagesse aux déclamations. C’est un député, M. Groen van Prinsterer, qui, par un discours assez intempestif, a provoqué cet incident. M. Groen van Prinsterer nous semble être un de ces patriotes qui aiment à soulever les questions oiseuses et brûlantes en même temps. Il a donc posé au ministère une série d’interrogations d’un à-propos au moins douteux. La Hollande reconnaîtrait-elle l’empire en France sans protestation ? Le gouvernement néerlandais résisterait-il, si on voulait exiger de lui la restriction des libertés du pays ? Ne serait-il point politique d’abolir cette loi de 1816 sur la presse que la Belgique est en ce moment occupée à refaire ? À quoi le ministre de l’intérieur d’abord, M. Thorbecke, a répondu fort sagement que soulever de telles discussions, c’était le moyen d’appeler les dangers plutôt que de les éviter. M. van Zuylen est venu compléter, la pensée politique du cabinet en termes mesurés et dignes, de nature à dissiper tous ces fantômes, et il a ajouté, ce qui est très vrai, qu’il est pleinement au pouvoir de la presse d’empêcher par la modération qu’on n’ait à invoquer contre elle la loi de 1816. L’attention publique en Hollande se porte de préférence, depuis quelque temps, sur un objet d’un genre bien différent et d’un intérêt plus positif, c’est l’état des colonies. Divers projets sur le gouvernement des Indes vont probablement être discutés dans cette session. Déjà ils ont été examinés dans les bureaux des chambres, et les opinions semblent assez divergentes sur plusieurs points, tels que la responsabilité du gouverneur-général, les moyens d’évangélisation des possessions d’outre-mer, l’influence de la législature des affaires coloniales, etc. D’un autre côté, le ministre des finances, M. van Bosse, vient de faire pubUer les états du commerce de 1851. La valeur des importations a été, en 1851, de 303,993,224 fiorins ; elle n’avait été, eu 1850, que de 284 millions. La valeur des exportations est montée également d’une année à l’autre de 230 millions à 212 millions de florins. L’Angleterre figure pour plus de 130 millions dans l’ensemble de ce commerce ; puis viennent Java et les autres possessions hollandaises des Indes pour 63 millions à l’importation et 14 à l’exportation. La France vient après le Zollverein et la Belgique. Comme on voit, ces résultats témoignent d’un progrès normal et régulier tout à l’honneur de l’activité sensée et intelligente de ce petit peuple.
En Angleterre, tout l’intérêt de la dernière quinzaine s’est concentré sur les débats du parlement. Nous n’avons point besoin de dire que ces débats portaient tous sur cette éternelle question du free trade, qui reviendra encore prochainement lors de l’exposé financier de M. Disraéli. À la proposition de M. Villiers, M. Disraéli a répondu par une contre-proposition à peu près identique, et l’une et l’autre se ressemblaient tellement que, de l’avis du Times lui-même, il était difficile à un œil exercé de saisir entre elles aucune dissemblance. Voilà l’opposition bien empêchée ; si elle donnait la préférence à M. Villiers, l’opinion publique n’allait-elle pas l’accuser de voter systématiquement contre le ministère et d’avoir plus à cœur le désir de renverser le cabinet que le maintien du free trade ? Par sa contre-proposition, M. Disraéli avait immédiatement transformé la question économique en question politique. D’autre part, abandonner la proposition de M. Villiers, cela équivalait, pour l’opposition, à se désarmer elle-même et à tirer sur ses propres troupes. Que faire donc et quel moyen terme choisir ? Ce moyen terme, lord Palmerston s’est chargé de le trouver. Continuant, au sein de la chambre des communes, la même politique qu’il avait inaugurée au Foreign-Office, lord Palmerston s’est constitué l’arbitre des partis et leur souverain juge, comme autrefois il s’était constitué juge des questions en litige dans toute l’Europe. Il a effacé la proposition de M. Villiers et en a substitué une autre de son invention, plus acceptable pour le ministère. D’un même coup, il plaçait le cabinet sous sa haute suzeraineté et enlevait aux avocats du free trade les bénéfices de cette campagne parlementaire. L’opposition n’a pas voulu se laisser battre ainsi et jouer tout-à-fait le rôle de dupe. Au moment où le ministère déclarait accepter la proposition de lord Palmerston, un des chefs les plus habiles de la coalition libre échangiste, sir James Graham, est venu proposer un amendement, lequel a été accepté et voté. De la sorte, l’opposition a sauvé son honneur. Ainsi s’est terminée cette première campagne parlementaire, qui n’a été un triomphe m pour le ministère ni pour l’opposition.
Il y a pourtant quelqu’un qui triomphe et quelqu’un qui a été battu. Le triomphateur, c’est lord Palmerston ; le battu, c’est le parti radical de Manchester. M. Cobden et ses amis ont été réellement joués par les grands seigneurs whigs et les puissans lords peelites. Le discours de sir James Graham a jeté la lumière sur les menées et les intrigues des partis. La motion de M. Villiers, cette motion si hostile au ministère, n’était pas sérieuse ; aucune h’action de la chambre ne s’y est trompée, si ce n’est le parti radical, qui en attendait les résultats que l’on peut sans peine imaginer : la reconnaissance formelle du free trade sans aucune compensation pour les classes agricoles, et la chute de ce cabinet qui lui est odieux. Or sir James Graham est venu apprendre aux communes qu’il était presque convenu que la motion de M. Villiers serait abandonnée, que lui, le très honorable baronnet, après avoir consulté lord Aberdeen, avait rédigé un projet de proposition plus modéré et plus acceptable pour le cabinet, que ce projet avait été communiqué à lord John Russell, lequel l’avait trouvé bon et avait demandé seulement quelques phrases additionnelles. Lord John Russell et sir James Graham conférant ensemble et s’accordant sur les termes d’une proposition libre échangiste ! le chef du parti whig renonçant à l’initiative prise par son parti, et toutes ces intrigues ourdies sans que les libres échangistes purs, les inventeurs du système, eussent été seulement consultés ! — le parti radical s’est mis en colère, a violemment attaqué lord Palmerston, et traité le parti whig de coterie. Dans toute cette affaire en effet, les libres échangistes purs et simples ont été complètement sacrifiés et joués par les chefs des partis politiques.
Le ministère Derby n’est pas encore sauvé cependant. Dans quelques jours, M. Disraéli lira l’exposé de ses plans financiers, et là nous retrouverons sans doute son idée favorite d’une compensation à donner aux classes agricoles. Le combat recommencera sur ce terrain, les radicaux l’ont déclaré déjà, et c’était en haine de cette compensation précisément qu’ils tenaient tant à la proposition de M. Villiers, dont les termes renfermaient une adhésion complète et sans réserve aucune au free trade. La lutte, transportée sur ce terrain nouveau, deviendra plus acharnée ; les tories, qui ont fait le sacrifice de leur système, ne feront pas aussi facilement le sacrifice de leur politique traditionnelle et des intérêts des populations qui leur sont les plus dévouées. Deux aristocraties, — celle de la terre, celle de l’industrie manufacturière, — se trouveront en présence, et, pour le salut de l’Angleterre, il est à désirer qu’aucune des deux ne domine jamais exclusivement. Voilà quelle est la situation des partis aujourd’hui en Angleterre : des nuances, des coteries, des menées, des rivalités et des haines sourdes. C’est là une situation triste et affligeante pour le pays qui a produit Chatham et Burke, Pitt et Fox, Canning et Peel, — une situation qui deviendrait désastreuse, si elle se prolongeait.
Tandis que les discussions parlementaires suivent leur cours en Angleterre, l’ouverture des cortès se prépare avec une certaine animation en Espagne. Chacun pressent une lutte décisive et se dispose pour la soutenir. D’un côté, les oppositions diverses, progressiste et modérée, tiennent des réunions, se concertent et finiront probablement par réunir leurs efforts pour livrer un même combat. Pour sa part, le cabinet de Madrid vient de se modifier en partie. Le ministre de l’intérieur, M. Ordonez, cède son portefeuille à M. Cristobal Bordiu, et M. Miguel Reinoso, ministre de fomento, est remplacé intérimairement par le ministre des affaires étrangères, M. Bertran de Lis, en attendant qu’il lui soit donné un successeur définitif. M. Ordonez inclinait en secret, assure-t-on, vers une fraction du parti modéré aujourd’hui en dissidence avec le ministère, et cela suffit pour expliquer sa retraite. Quant à M. Reinoso, comme il arrive souvent, il porte la peine d’avoir trop fait ou d’avoir trop voulu faire dans son département, spécialement consacré aux travaux publics. Depuis quelque temps, on se préoccupait en Espagne de la multiplicité des concessions de chemins de fer et des dangers financiers qui pouvaient en résulter. Le moment est venu où l'on a senti le besoin de s’arrêter et de coordonner toutes ces œuvres entreprises ; c’est le ministre spécial qui a été sacrifié. Au reste, cette modification ne touche en rien à la politique du cabinet espagnol ; cette politique subsiste tant que M. Bravo Murillo est à la tête du pouvoir ; c’est elle qui va avoir encore à soutenir la lutte. Nous avons dit quelquefois que le gouvernement espagnol était entré depuis un certain temps dans une voie très utile de publicité en tout ce qui touche les finances, l’industrie et le commerce. Nous en avons encore un récent témoignage : il vient de paraître à Madrid un remarquable Mémoire de M. Caveda, directeur-général au ministère du commerce, sur la dernière exposition de l’industrie en Espagne. Un décret de 1827 posait le principe des expositions industrielles au-delà des Pyrénées : elles devaient avoir lieu tous les trois ans ; mais la guerre civile survenant bientôt, ce principe ne put recevoir d’application. Ce n’est qu’en 1850 que cette pensée a pu être réalisée dans l’Espagne pacifiée, et c’est de l’exposition de cette époque que M. Caveda rend un compte étendu. Bien qu’il s’applique à des faits déjà vieux de deux ans, ce Mémoire renferme cependant plus d’une curieuse donnée sur les divers élémens de la richesse de la Péninsule, sur les mines, les fers, les tissus, les laines, sur tout ce mouvement industriel de l’Espagne contemporaine. Ce qu’on en peut conclure, c’est qu’en général l’industrie est incertaine encore au-delà des Pyrénées, mais qu’elle est en même temps dans une voie marquée de progrès. Et quels élémens de richesse n’y a-t-il point dans ce pays ! Voici les mines d’Almaden, par exemple, qui autrefois produisaient à peine 2,500 quintaux de mercure et qui aujourd’hui en produisent 22,000 quintaux. Une des questions les plus curieuses à étudier en ce genre serait celle des laines et des produits des troupeaux. Comment la Péninsule, dont l’industrie lainière faisait autrefois l’envie de l’Europe, est-elle arrivée à ne plus figurer dans les importations de l’Angleterre que d’une manière imperceptible, 5/8 pour 100, tandis qu’encore en 1815 elle comptait dans ces mêmes importations dans la proportion de 22 pour 100 ? Cette question se lie à toute la constitution agricole et industrielle de la Péninsule. Il faut ajouter cependant que l’Espagne est en progrès depuis quelques années sous ce rapport ; mais il lui reste beaucoup à faire pour retrouver la splendeur passée de son industrie.
En Allemagne, un calme que l’on ne connaissait plus depuis un an paraît devoir succéder aux ardentes polémiques suscitées par la rivalité douanière de la Prusse et de l’Autriche. Du moins il n’est question aujourd’hui que de conciliation et d’arrangemens à l’amiable. Dire que les esprits vont désormais suivre invariablement cette voie, ce serait peut-être trop favorablement augurer du désintéressement des deux grands partis qui sont aux prises. Dussent les tentatives du moment pour rétablir entre eux l’accord faire place à de nouveaux dissentimens qui n’étonneraient personne, ces essais de transaction, après tant de débats irritans et de paroles amères échangées des deux parts, attestent la puissance de l’opinion. Si en effet l’Autriche a reculé au jour même où elle semblait victorieuse par la dissolution du congrès de Berlin, elle n’a cédé que devant les inquiétudes causées par la perspective d’une désorganisation complète du Zollverein prussien. Ces inquiétudes ont pris assez de consistance pour que le cabinet de Vienne ait cru prudent de ne point les braver, et au lieu d’être destiné à achever la victoire de l’Autriche sur la Prusse, le dernier congrès assemblé à Vienne ne paraît pas avoir reçu d’autre mission que d’aplanir les difficultés en débattant les concessions à faire à la Prusse.
La Turquie continue d’inspirer des craintes trop légitimes à tous ceux qui désirent que la guerre ne puisse plus trouver de prétextes en Europe. Les insurrections que l’on redoutait sur divers points et qui éclatent peu à peu menacent de prendre un caractère de plus en plus sérieux. Les Druses se sont retirés dans leurs défilés inaccessibles, et il ne paraît pas que les troupes envoyées pour les combattre aient jusqu’à présent obtenu de succès marqués. Si par hasard elles étaient battues, les suites de cette défaite seraient considérables en Syrie, où les esprits sont prêts à profiter de toutes les occasions pour créer des difficultés au gouvernement. On assure d’autre part que la situation de l’Arabie se présente sous un aspect très inquiétant. Ces célèbres Wahabites, qui, en 1803, sont parvenus à posséder les villes saintes de la Mecque et de Médine, et qui n’en furent dépouillés qu’en 1813 par les armes d’Ibrahim-Pacha, ces protestans de l’islamisme, n’ayant plus aujourd’hui rien à redouter de l’Égypte, tombée dans l’impuissance, se préparent à faire subir un nouvel assaut à la domination ottomane en Arabie. S’ils n’étaient eux-mêmes travaillés par des dissentimens intérieurs, s’ils trouvaient un chef assez puissant pour les discipliner, leur succès ne serait pas douteux, et l’empire arabe, qui n’a pu se fonder en Égypte, aurait peut-être plus de chances de réussir dans la presqu’île arabique.
Lorsqu’un état est saisi de l’esprit de vertige, tout ce qu’il entreprend semble tourner fatalement contre lui-même. Rien de plus triste, rien de plus alarmant pour l’avenir de la Turquie, que les dernières conséquences de cette malheureuse affaire de l’emprunt non ratifié. Le gouvernement turc refuse d’emprunter pour son compte, afin, dit-il, de ne point mettre le pays sous la dépendance des capitalistes de France et d’Angleterre ; puis, par une contradiction à laquelle on ne saurait trouver une seule excuse raisonnable, il demande au pacha d’Égypte des avances que celui-ci ne peut faire qu’en empruntant à son tour à l’étranger ! Pour comble, Abbas-Pacha emprunte chez la grande puissance qui depuis quelques années consacre précisément une part de son activité à prendre des hypothèques sur l’Égypte. On a rejeté l’expédient dans un cas où il n’était pas moins favorable aux intérêts politiques qu’aux intérêts matériels de l’empire ; puis on y recourt dans un cas où il ne présente que des inconvéniens pour l’indépendance de la Turquie. Il y a un an à peine que la Porte montrait les plus vives alarmes à la nouvelle de la résolution prise par Abbas-Pacha de faire construire un chemin de fer par une compagnie anglaise ; aujourd’hui on le pousse à se mettre à la merci des banquiers de Londres et à fournir au gouvernement anglais de nouveaux prétextes pour intervenir im jour dans les affaires de l’Égypte.
Il est vrai que l’Angleterre paraît être aujourd’hui dans les meilleurs termes avec la Sublime Porte, dont elle ne cesse d’entretenir les fâcheuses susceptibilités à l’égard d’autres puissances. La question de Tunis est une de celles dont le cabinet anglais se sert à cet égard avec le plus de succès à Constantinople, depuis que la santé délabrée du bey fait prévoir sa mort, déjà plusieurs fois annoncée et vraisemblablement prochaine. Cette éventualité soulève en effet une question qui tient à cœur à la Turquie et peut-être encore plus à l’Angleterre. L’hérédité, et avec elle l’indépendance du gouvernement de Tunis, vont-elles recevoir une consécration définitive ? Ou bien la régence va-t-elle rentrer dans la condition d’un pachalik ottoman, en se replaçant officiellement sous la suzeraineté de la Porte ? L’influence française, on le sait, et la sécurité de la frontière algérienne sont eu jeu dans cette question, et ce n’est pas au moment où l’action de l’Angleterre se consolide en Égypte que la France peut renoncer à celle qu’elle exerce depuis tant d’années à Tunis. La présence prématurément annoncée de la flotte britannique à côté de l’escadre française dans les parages de Tunis ne pourrait donc servir qu’à compliquer le différend. Le résultat fût-il, par impossible, favorable aux prétentions de la Turquie, on peut se demander quel profit elle en retirerait ? Elle est dans une crise peu propice à un mouvement d’expansion ; en reprenant le gouvernement de Tunis, elle ne ferait qu’ajouter à sa faiblesse.
Voici d’ailleurs, à l’autre extrémité de la frontière ottomane, en Europe, sur l’Adriatique, un nouvel état qui se forme sur les débris des anciennes conquêtes des Turcs, le Monténégro. En réalité, ce petit état est indépendant depuis la fin du dernier siècle ; mais cette indépendance pouvait être douteuse en droit, et plusieurs fois les Turcs n’eussent pas demandé mieux que de la contester les armes à la main, si la Montagne-Noire eût été d’un plus facile accès. Vraisemblablement le Monténégro, avec sa population de trois cent mille âmes, va entrer dans la famille des états européens. La Russie et l’Autriche paraissent d’accord pour seconder les Monténégrins dans cette évolution. Le pays était, depuis bientôt deux siècles, gouverné par un évêque schismatique qui allait chercher sa consécration épiscopale soit en Autriche, soit à Saint-Pétersbourg. Le successeur du dernier évêque, mort il y a un an, a résolu, d’accord avec la Russie, de renoncer au pouvoir théocratique qu’exerçait son oncle ; mais le pouvoir temporel qu’il conserve ne fera que gagner en importance à ce sacrifice. Le nouveau souverain, Daniel Niegosch, aura le titre de prince-régnant, comme le prince de Serbie, avec l’indépendance de plus. C’est un événement qui n’est pas sans gravité aux yeux des Slaves turcs, et qui ne manquera pas de causer de fréquentes et délicates difficultés à la domination ottomane en Bosnie.
La Grèce, de son côté, vient d’être, de la part des grandes puissances protectrices, l’objet d’un protocole de nature à exercer un salutaire effet sur son avenir, en écartant les craintes causées par la question de succession au trône. La constitution de 1844 a établi, relativement à la religion du chef de l’état, une prescription qui n’existe point dans le traité de Londres, qui confère la couronne de Grèce à la dynastie catholique de Bavière ; elle a déclaré que les successeurs du roi Othon devraient professer la foi du pays. Il y avait ainsi une sorte de désaccord entre la constitution grecque et le traité de Londres, et ce désaccord avait un côté d’autant plus délicat que le roi Othon n’a pas de postérité, et que la couronne parait destinée à revenir à l’un de ses frères. Par le nouveau protocole arrêté à Londres, les puissances, comprenant combien il importe en effet que le futur souverain des Hellènes professe la religion orientale, ont donné leur consécration officielle aux prescriptions de la constitution grecque à cet égard. Le prince Adalbert de Bavière, qui, par la renonciation du prince Luitpold, se trouve désigné implicitement comme l’héritier naturel du roi Othon, devra donc adopter le symbole grec. Le protocole ne semble pas s’être prononcé sur la question de savoir si la profession de foi du prince devra avoir lieu du jour où il sera officiellement investi des prérogatives d’héritier présomptif, ou seulement de celui où il sera appelé au trône ; mais le point principal est gagné : le nouveau roi appartiendra à la religion du pays, à cette communion orientale qui est regardée par les populations comme un des élémens essentiels de leur nationalité.
Aux États-Unis, les élections présidentielles sont terminées ; le général Franklin Pierce l’emporte à une majorité considérable sur le général Scott. Il fallait s’attendre à ce résultat ; pourtant on aurait pu croire à plus de résistance de la part des whigs. Les chiffres de l’élection présidentielle démontrent éloquemment la faiblesse actuelle de ce parti, autrefois si puissant ; les états de la Nouvelle-Angleterre, qui lui étaient naguère tout dévoués, l’ont abandonné à leur tour ; le Vermont et le Massachusetts ont persisté seuls à égarer leurs voix sur le candidat de ce parti, délaissé de tous. Les whigs vont perdre le pouvoir ; mais avant d’en descendre ils peuvent encore, en restant fidèles à leur politique traditionnelle, rendre des services à leur pays. Le nouveau président n’entrera en fonctions qu’au mois de mars prochain ; en sachant mettre le temps à profit, l’administration actuelle peut terminer bien des différends et dissiper bien des nuages. Le choix de M. Everett comme successeur de Daniel Webster au département des affaires étrangères est un choix excellent. M. Ed. Everett est un des hommes les plus remarquables de l’Union et un de ceux qui honorent le plus ce petit état du Massachusetts, qui a déjà produit tant d’hommes de talent. Ancien membre du congrès fédéral et des assemblées de l’état du Massachusetts, orateur éminent, écrivain exercé, rédacteur depuis longues années du North American Review, M. Everett continuera dignement la politique whig, sans avoir ces préoccupations malheureuses qui, durant la dernière année de sa carrière, ont fait commettre tant de fautes à M. Webster. Il peut mettre un terme, par exemple, à ces déplorables collisions dont le port de la Havane est le théâtre et à tous ces démêlés qui peuvent avoir une issue sanglante.
Quoi qu’il en soit, par l’élection qui vient d’avoir lieu, voilà l’Amérique du
Nord marquant son dessein d’aller toujours en avant, selon sa devise, dans
cette voie d’envahissement et de conquête où les passions populaires la poussent,
et où elle ne peut être retenue que par la sagesse intelligente des chefs
qu’elle se donne. Tandis que ces grands et prodigieux destins s’accomplissent
au nord du Nouveau-Monde avec une sorte d’entraînement méthodique, l’Amérique
du Sud échappe-t-elle enfin au chaos d’agitations stériles où elle se débat ?
Elle n’est point encore, à ce qu’il semble, au bout de ses brusques reviremens.
En fait de conquêtes et de civilisation, voici une révolution nouvelle qui vient
d’éclater à Buenos-Ayres, et, comme toujours, comme ne cessent de dire tous
ceux qui font des révolutions, c’est celle-ci qui est la bonne, qui va réaliser
les bienfaits et les promesses de toutes les autres. Il plane encore un certain
mystère sur les récens événemens de la Plata, sur leur portée et leur issue
définitive. Il y a un fait avéré néanmoins, et ce fait, c’est une révolution qui
a renversé l’autorité dictatoriale du général Urquiza à Buenos-Ayres même
et dans toute la province argentine de ce nom. C’est dans la nuit du 10 au
11 septembre que ce mouvement a eu lieu. Urquiza venait de quitter Buenos-Ayres
et de s’embarquer pour Santa-Fé, où se réunissait le congrès général
pour statuer sur l’organisation définitive de la république. Les envoyés de
France et d’Angleterre, M. de Saint-Georges et sir Charles Hotham, étaient avec lui du voyage. Il laissait à sa place, comme gouverneur, un de ses lieutenans
les plus dévoués, le général Galan. À peine avait-il fait voile vers
Santa-Fé, que le mouvement éclatait. Ce sont encore, selon l’habitude, deux
militaires, les généraux Piran et Madarriaga, qui en ont pris Tinitiative, en
soulevant quelques contingens de Buenos-Ayres et de Corrientes. Le général
Galan n’a eu que le temps de battre en retraite. Aussitôt tout ce que le général
Urquiza avait défait par son coup d’état du 23 juin s’est reconstitué de
soi-même. Les députés proscrits sont rentrés, la presse a retrouvé la parole ;
la salle des représentans, précédemment dissoute, s’est rouverte et a délégué
le pouvoir exécutif à son propre président, le général Pinto, — après quoi
elle a fait un manifeste. Ce qu’il y a de plus clair dans ce manifeste, c’est
que le général Urquiza est soupçonné de bien des crimes : il est accusé d’avoir
fait fusiller deux cents soldats après la bataille de Monte-Caseros, d’avoir déporté
cinq ou six mille citoyens, d’avoir dépouillé Buenos-Ayres de ses armes
et de ses munitions pour la laisser sans défense, d’avoir dilapidé les fonds
publics, etc., etc. La conclusion naturelle de ce manifeste, c’était un décret
qui destituait dès ce moment Urquiza de la direction provisoire de la confédération,
au moins quant à Buenos-Ayres. Que faisait cependant le général
Urquiza ? Là est le doute encore aujourd’hui, d’autant plus que les faits autorisent
les conjectures les plus diverses. D’un côté, Urquiza semble revendiquer
par une circulaire aux agens étrangers sa qualité de délégué aux affaires
extérieures de la confédération, faisant appel au congrès réuni à Santa-Fé ;
de l’autre, il négocie avec le pouvoir nouveau pour la retraite des forces d’Entrerios
restées à Buenos-Ayres, ce qui semble impliquer une sorte de reconnaissance
de ce pouvoir. De là l’obscurité qui plane encore sur ces événemens.
Au fond, quel est le vrai caractère du mouvement de Buenos-Ayres ? Sans
nul doute, c’est un mouvement unitaire, libéral. Le nom seul du principal
ministre actuel le dit : c’est le docteur Valentin Alsina, qui avait été d’abord
ministre avec Urquiza, et qui s’était séparé de lui, quand il avait vu poindre
l’ambition du chef militaire. Cependant il y a une cause bien plus réelle et
bien plus profonde que le désir d’avoir un régime libéral : c’est que, comme
nous le disions récemment, Buenos-Ayres s’est sentie diminuée par les événemens
qui se sont succédé depuis un an sur les bords de la Plata ; elle s’est vu
enlever son importance politique, ses monopoles commerciaux, sa qualité de
province directrice dans la confédération. Peut-être aussi Urquiza a-t-il trop
traité la capitale argentine en pays conquis. Tout cela a amené la révolution
dernière, qui n’est, de la part de Buenos-Ayres, qu’un suprême effort pour
ressaisir son importance, et qui s’est opérée du reste, il faut le dire, avec une
sorte d’unanimité, sans nulle effusion de sang. Maintenant, si les autres provinces
argentines répondent à l’appel de Buenos-Ayres, il n’est point douteux
que le rôle d’Urquiza est fini ; si le dictateur trouve parmi elles au contraire
quelque appui, c’est sans doute encore la guerre civile, et la guerre civile,
c’est plus que jamais l’arène ouverte aux chefs militaires, en dépit de tous
les efforts des unitaires de Buenos-Ayres pour secouer ce joug. On a cru renverser
le pouvoir militaire en abattant Rosas, on a eu le général Urquiza ;
on vient de renverser Urquiza, ce sera quelque autre général, peut-être un
de ceux qui ont dirigé le récent mouvement. La grande erreur de ces peuples
est de croire qu’ils détruisent le despotisme en détruisant un homme ; le despotisme reste cependant, parce qu’il est en eux-mêmes, dans leurs passions,
dans leurs vices, dans leur inaptitude à se conduire et à se gouverner.
Quant à l’attitude de l’Europe en présence de ces conflits, elle ne peut être
sans doute qu’entièrement neutre. Que les gouvernemens dont les envoyés
sont aujourd’hui dans la Plata eussent préféré le maintien du général Urquiza
à la tête de la confédération, ce serait assez simple : de ce côté du moins, on
savait à qui parler et avec qui négocier ; du côté de la salle des représentans
de Buenos-Ayres, il n’y a rien. Il faut dire néanmoins que le nouveau gouvernement
a cru devoir maintenir le principe libéral de l’ouverture des rivières
argentines tel que l’avait posé le général Urquiza. C’est là aujourd’hui
l’intérêt supérieur pour l’Europe. ch. de mazade.
Briefe aus Ægypten, Æthiopien, etc, Lettres écrites d’Égypte, d’Éthiopie et de la presqu’île du Sinaï, par Richard Lepsius[1]. — Outre les grands travaux scientifiques dont il a commencé la publication depuis son retour d’Égypte, M. Lepsius, qui, comme on sait, a dirigé dans ce pays une expédition scientifique ordonnée par le roi de Prusse, vient de donner au public une suite de lettres écrites pendant son voyage et datées de l’Égypte, de la Nubie, du mont Sinaï, de la Palestine. Il ne faut point les comparer aux lettres dans lesquelles Champollion jetait à pleines mains, avec la promptitude divinatoire de son génie et la verve de son entrain méridional, les découvertes les plus hardies et les conjectures les plus nouvelles mêlées à des impressions d’une entraînante vivacité. M. Lepsius réserve plus que Champollion les investigations scientifiques pour ses grands ouvrages, et on ne peut l’en désapprouver ; mais il reste assez d’indications de ce genre pour éveiller la curiosité, qui sera plus pleinement satisfaite ailleurs. Les points les plus importans sont indiqués en passant par un homme qui sait à quoi s’en tenir sur le résultat, et çà et là des lumières très nouvelles se font jour avant l’exposition définitive. En ce qui concerne ses impressions personnelles et l’effet pittoresque, l’auteur est grave et sobre ; mais plusieurs passages reproduisent avec une vérité très sentie les scènes de la nature, de manière à en faire reconnaître tout d’abord l’aspect quand on les a contemplées, et à y transporter par l’imagination quand on ne les connaît point. Celui qui écrit ces lignes a retrouvé dans les Lettres de M. Lepsius un souvenir personnel : il avait eu la bonne fortune de rencontrer M. Lepsius parmi les ruines de Thèbes. Il le remercie d’avoir bien voulu s’en souvenir ; seulement il prend l’occasion d’assurer de nouveau le savant professeur de Berlin, et sans crainte d’être démenti par personne, qu’il n’avait mission d’aucune académie pour aller chercher l’inscription démotique de Philé, et qu’en la rapportant en France, il n’avait d’autre but que de satisfaire sa propre curiosité et surtout celle des personnes qui s’occupaient plus spécialement que lui du démotique, et à la disposition desquelles il s’est empressé de mettre l’inscription dont il s’agit. Une course de M. Lepsius dans le Fayoum amène l’importante découverte du fameux labyrinthe, la détermination du roi sous lequel ce monument célèbre a été construit, et la confirmation de l’opinion de M. Linant sur le lac Mœris, dont ce Français distingué a déterminé l’emplacement comme il a reconnu les restes des immenses digues qui en retenaient les eaux artificiellement rassemblées. A une grande distance du Fayoum, au-dessus de la seconde cataracte, M. Lepsius a retrouvé d’autres traces du souverain qui, avant l’invasion des barbares appelés les pasteurs, avait construit ces œuvres gigantesques. En même temps, à l’autre extrémité de son empire, l’on marquait sur les rochers du Nil la hauteur à laquelle les eaux s’étaient élevées dans telle ou telle année du règne de ce Pharaon. M. Lepsius a découvert ces marques précieuses, qui montrent qu’à cette époque reculée le Nil s’élevait à vingt-quatre pieds plus haut qu’à présent.
Venant après Champollion, qui a ouvert le champ aux études hiéroglyphiques et qui, dans son voyage d’Égypte, n’avait pu épuiser du premier coup les recherches, M. Lepsius a dû porter surtout son attention sur ce qu’avait laissé à faire son illustre devancier. Ainsi il a visité dans les environs des pyramides quatre-vingt-deux tombeaux, dont la plupart remontent aux rois qui ont élevé ces gigantesques monumens, de sorte que les scènes peintes sur leurs parois et les inscriptions qui les accompagnent nous donnent quelque idée de la vie sociale du peuple égyptien il y a au moins cinq mille ans. Outre de nombreux dessins, M. Lepsius a rapporté trois de ces tombeaux; il a fait une étude soignée des pyramides, qui l’a conduit à une opinion entièrement neuve sur leur construction. M. Lepsius, après avoir visité les curieuses et merveilleuses ruines de Thèbes et avoir remonté le Nil jusqu’à Korosko, un peu avant la seconde cataracte, quitta le fleuve, qui en cet endroit décrit un arc assez considérable, et, coupant à travers le désert de Nubie, alla visiter les monumens du Nil supérieur, ces monumens que l’on a crus les plus anciens, quand on faisait descendre la civilisation avec le Nil de l’Ethiopie dans l’Égypte, et qui sont placés aujourd’hui parmi les plus récens. Ainsi les temples de Naga, où l’on avait cru reconnaître un âge très ancien de l’architecture éthiopienne, sont du temps des Romains, et l’un d’eux a eu pour architecte un Romain. Les pyramides de Méroë étaient, disait-on, les types antiques reproduits plus tard dans les plaines de Memphis; mais les ornemens et les vases trouvés dans le mur de la chambre d’entrée de l’une d’elles par Ferlini, et que j’ai eu occasion de voir il y a une douzaine d’années en Italie, montrent évidemment l’influence du goût grec. Ces fameuses pyramides de Méroë sont, en effet, contemporaines de la domination grecque en Égypte. M. Lepsius a constaté qu’au temps où elles ont été construites on ne connaissait plus le sens des hiéroglyphes, et qu’on les plaçait au hasard en guise de décoration, comme ces évêques du moyen-âge qui, ne voyant dans les lettres arabes qu’un pur ornement, faisaient broder sur leur chappe : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. « En définitive, et c’est la conclusion de M. Lepsius, l’art éthiopien est un rameau tardif et secondaire de l’art égyptien; devant ces faits tombent beaucoup de déclamations et de systèmes.
Revenue à Thèbes, l’expédition prussienne que dirigeait M. Lepsius y établit ses quartiers. On dessine, on copie des inscriptions, on prend des empreintes, on fait des fouilles. L’histoire de l’ancienne Égypte est là, à partir de la douzième dynastie, et les ruines de Karnac, où se trouvent juxtaposés des débris qui diffèrent de deux mille ans, suffisent presque à raconter cette histoire. De Thèbes, M. Lepsius va visiter les inscriptions hiéroglyphiques du mont Sinaï, témoignages curieux de la présence d’une colonie égyptienne dès les âges les plus anciens dans cette localité où des mines de cuivre l’avaient attirée. Le Sinaï est pour M. Lepsius l’objet de recherches d’un autre genre, et il arrive à cette conclusion, qu’on s’est trompé jusqu’ici sur la véritable cime de la montagne célèbre où la loi fut donnée au peuple juif, discussion intéressante sans doute, mais à laquelle je préfère l’interprétation des hiéroglyphes; car, lorsqu’il s’agit de faits merveilleux, soit qu’on les admette, soit qu’on les rejette, la tradition est la véritable histoire.
On voit que M. Lepsius ne se borne pas exclusivement à l’investigation des antiquités égyptiennes : tout en poursuivant cette étude, il a étudié aussi et classé diverses langues parlées aujourd’hui par les populations nubiennes et à peu près inconnues. C’est surtout, comme il le dit lui-même, l’histoire qui est l’objet des travaux de M. Lepsius. J’ai vu à Thèbes, entre ses mains, le manuscrit de son Livre des Rois, qui, tout porte à l’espérer, contiendra le tableau chronologique le plus complet des dynasties égyptiennes, depuis les Pharaons, qui ont élevé les pyramides, jusqu’à l’empereur Décius, le dernier nom de souverain écrit en hiéroglyphes que M. Lepsius ait découvert. Les Lettres de M. Lepsius annoncent de manière à en faire vivement désirer l’achèvement les grands travaux scientifiques dont plusieurs publications importantes ont déjà donné une haute idée au public en plaçant M. Lepsius à un rang si éminent parmi les égyptologues contemporains.
J.-J. AMPERE.
LA GRECE DU MOYEN-AGE ET TREBIZONDE, Médiéval Greece and Trebizond, par George Finlay[2], — Voici un bon ouvrage, qui renferme beaucoup et suggère encore davantage. Comme exposition des événemens, il ne satisfait pas entièrement; comme philosophie historique, il ne regarde que d’un côté; mais ce n’est pas moins là un livre substantiel, indiquant un homme qui a pensé par lui-même, qui a vu dans les faits une logique et des rapports découverts par lui, et qui, à plus d’un égard, s’est ainsi créé une manière neuve d’envisager l’histoire.
M. Finlay vient d’ajouter encore une étude de mérite aux travaux remarquables que la Grèce a inspirés de nos jours. Évidemment la Grèce attire les esprits. On subit le charme de sa littérature naïve et spontanée, on se tourne avec intérêt vers ses vieilles populations si impressionnables et si bien douées, quoique souvent si peu sages; on l’aime, en un mot, et peut-être est-ce là un caractère important de la direction actuelle des intelligences. Depuis long-temps sans doute, et pour ainsi dire de tout temps, les sympathies de l’Angleterre étaient allées du côté de l’antiquité hellénique; mais les nôtres, et en général celles de l’Europe, inclinaient plutôt du côté de Rome et de son esprit systématique. Maintenant les Romains sont généralement délaissés pour la Grèce, et plus que jamais l’Angleterre suit sa première pente. Dans le domaine de l’érudition européenne, la patrie d’Homère, d’Eschyle, de Platon, est sa province spéciale. Si la philologie et l’archéologie grecque doivent beaucoup aux Allemands, c’est aux Anglais qu’appartient la primauté dans l’histoire proprement dite. Pour leur rendre cette justice, il suffit de se rappeler les noms de Thirlwall et de G. Grote, et encore ces noms sont-ils loin de représenter tout ce que l’Angleterre a fait pour éclairer l’histoire de l’ancienne Grèce. A côté d’eux, il resterait à mentionner l’Histoire de la langue et de la littérature grecques, par le colonel Mure, les commentaires du docteur Arnold sur Thucydide, et nombre d’autres bons ouvrages, parmi lesquels je rangerai la Grèce sous la domination romaine, par M. Finlay lui-même.
Dans son dernier volume, il est vrai, M. Finlay ne s’occupe plus de l’antiquité grecque. Il pénètre sur un autre terrain qui a été en grande partie défriché par des Français qu’il cite à chaque page, par Ducange et surtout par M. Buchon. On sait avec quel dévouement persévérant M. Buchon s’était voué à l’étude des principautés françaises établies en Morée à la suite de la quatrième croisade. L’histoire qu’il en a donnée, les anciennes chroniques qu’il a exhumées ou rééditées, ses recherches personnelles enfin dans les archives de l’Italie et sur le sol grec ont fait de ses travaux le point de départ des historiens à l’égard du moyen-âge grec. Pour sa part, M. Finlay doit beaucoup aux découvertes de M. Buchon, et, au point de vue des matériaux révélés à la science, il ne l’a point éclipsé; mais son attention était portée d’un autre côté, et son sujet n’est plus le même. Au lieu de concentrer son attention sur la principauté d’Achaïe et sur le duché d’Athènes, M. Finlay a voulu embrasser dans son cadre les établissemens des Vénitiens, le royaume lombard de Salonique, le despotat grec de l’Épire et la province byzantine de Morée, où les empereurs grecs parvinrent à rétablir leur autorité aux dépens des conquêtes des Latins. Bien plus, il a jeté un regard en arrière sur les grands traits de l’histoire byzantine : la suppression des institutions municipales, l’affermissement de l’autorité impériale, et l’intime union de l’église orthodoxe avec la nationalité grecque. Il a aussi consacré plusieurs chapitres au servage, à la condition des diverses classes, aux races étrangères qui avaient envahi ou colonisé le pays et qui devaient être plus ou moins absorbées par l’ancien élément hellénique. Puis, après avoir retracé l’invasion des croisés et la destinée de l’empire latin de Romanie, il a séparément passé en revue les principaux débris du monde byzantin qui parvinrent à s’organiser en gouvernemens distincts sur le continent européen. De la sorte, son œuvre embrasse le tableau complet des luttes de la féodalité contre la civilisation gréco-romaine. En outre, M. Finlay a essayé de reconstruire l’histoire de Trébizonde dont M. Buchon ne s’était pas occupé, et il a incidemment fait rentrer dans son sujet les tribus musulmanes qui, par leurs conquêtes dans l’Asie Mineure, se préparaient à déborder sur la Grèce européenne.
On a souvent répété que le but de l’histoire était de demander au passé des enseignemens à l’usage du présent. Ce n’est pas tout-à-fait cet axiome que nous voudrions appliquer à M. Finlay. Quant aux historiens eux-mêmes, les faits qu’ils examinent sont rarement la véritable source où ils puisent les sympathies avec lesquelles ils jugent. Au contraire, ce sont les événemens de leur temps et toutes les circonstances au milieu desquelles ils vivent qui forment le plus souvent jusqu’aux tendances et aux convictions d’après lesquelles ils apprécient les épisodes de leur sujet. D’ailleurs, rien n’est dangereux comme les enseignemens du passé, dans le sens que l’on donne généralement à ces mots. On est sûr de se tromper quand, d’après l’histoire d’un peuple, on pré- tend conclure quelle est la valeur absolue d’une institution, quels sont les effets qu’un arrangement social doit produire uniformément en tout temps et en tout lieu. Pour juger la méthode de M. Finlay, j’aime mieux partir d’un autre principe. La principale utilité de l’histoire, dirai-je, c’est de nous arracher à l’illusion qui nous fait trouver tout naturel ce que nous avons toujours vu ; c’est de nous forcer à reconnaître que les hommes comme nous ne sont pas l’homme universel et la seule humanité possible; c’est, en un mot, de nous faire connaître notre propre caractère national et notre propre état social, en nous révélant d’autres caractères nationaux et d’autres types de sociétés, sur lesquels nous nous détachons nous-mêmes en relief. — Il y aurait ainsi deux manières d’écrire l’histoire, ou du moins deux genres de mérite pour l’historien. Il pourrait nous éclairer, soit en nous initiant à l’esprit des autres peuples, soit en indiquant nettement le contraste de leur économie politique avec la nôtre; en d’autres termes, sa valeur dépendrait du talent qu’il aurait pu montrer, ou pour suivre dans les faits historiques les conséquences des institutions, ou pour découvrir dans le sort et les institutions mêmes des peuples les conséquences bonnes ou mauvaises de leur caractère.
De ces deux espèces de mérite, le dernier n’appartient pas éminemment à M. Finlay. Il est législateur par instinct. Tout en appuyant sur l’importance des institutions municipales, il est porté à admirer la centralisation à la romaine, parce qu’elle laisse le moins possible au hasard et à l’arbitraire. Il sympathise avec le règne des règlemens civils que la réflexion peut concevoir comme bons. Bref, il a étudié le moyen-âge grec avec une disposition d’esprit qui s’inquiétait avant tout de savoir quelles sont les meilleures combinaisons sociales, par quels vices d’organisation les nations succombent, et comment on peut le mieux parer à des dangers analogues. Ce n’est pas à dire qu’il n’ait point tenu compte de l’état des mœurs et des esprits : il a même jeté beaucoup de lumières sur la mort intérieure de la société byzantine, avec ses perfidies à courte vue, ses turbulences sans but et son manque absolu de conscience publique. Seulement il ne descend guère au-delà des causes secondaires de cette désorganisation : il en accuse l’esclavage, la fausse répartition du pouvoir, l’absence de toute éducation de famille; mais il songe peu à s’enquérir si ces fâcheuses combinaisons ne révélaient pas un tempérament national qu’on pourrait retrouver en entier, même dans les plus glorieux hauts faits de la Grèce. Toutefois, si M. Finlay ne répond pas à toute une série de questions que l’on peut s’adresser, son silence à cet égard est largement compensé. En regardant d’un seul côté, il n’en a que mieux saisi et fait ressortir l’état civil des Latins et des Grecs, c’est-à-dire ce qui, dans ce cas, était, je crois, la chose principale. Et, en effet, que voyons-nous? Après la prise de Constantinople, les croisés s’en vont planter de par le pays des châteaux forts et organiser à leur ombre la féodalité : non pas le régime féodal tel que les circonstances l’avaient fait en France ou en Angleterre, mais l’idéal de la féodalité que les romans de chevalerie avaient contribué à développer, et qui s’était systématiquement rédigé dans les assises de Jérusalem. Il n’y a pas jusqu’à la république de Venise qui ne soit obligée de concéder sa part de conquête à des seigneurs feudataires chargés d’établir eux-mêmes leur domination. Face à face apparaissent donc deux civilisations qui représentent parfaitement, sous leur forme la plus accentuée, les deux principes encore en présence dans notre société : d’un côté, c’est la centralisation absolue du monde byzantin avec ses populations habituées à être gouvernées, à être protégées, à tout attendre et recevoir de Constantinople, qui ne leur demande que des impôts; en regard, c’est la décentralisation féodale, qui remplace le règne des lois par une hiérarchie d’hommes libres; c’est le self-government de l’Angleterre à son origine. Tout cela est certainement du plus haut intérêt, et M. Finlay l’a très nettement fait toucher. En abordant ensuite isolément chacune des principautés latines ou grecques, l’historien poursuit avec intelligence son enquête sur l’état des populations. Jusqu’à l’arrivée des Francs, le Bas-Empire avait été, comme Venise, une société essentiellement basée sur le commerce, qui fournissait de quoi payer les frais du pouvoir central, de ses armées, de ses juges et de ses fonctionnaires. Tout change soudain sous des influences différentes que M. Finlay distingue avec perspicacité. Dans la principauté française d’Achaïe et dans le duché d’Athènes, le pouvoir des conquérans se consolide, grâce à la présence de trois élémens qui se font contre-poids. Les Grecs sont riches, les contributions que le suzerain peut prélever sur eux le met en état de solder des mercenaires pour tenir en respect ses vassaux, et les barons, naturellement rivaux du suzerain, protègent contre lui les classes riches. Dès que les Catalans dépossèdent les ducs français, l’équilibre cesse avec la vitalité des institutions féodales, et le duché s’affaisse sur lui-même. Dans le royaume de Salonique, les conquérans ne sont plus des Français, mais des Lombards, déjà à demi italiens, et chez qui les habitudes féodales sont presque effacées. Au lieu d’occuper militairement les campagnes, ils se concentrent dans les villes : ils forment des espèces de garnisons sans s’inquiéter de l’agriculture, et ils ruinent leur pays par la solde qu’ils prélèvent eux-mêmes pour leur service. Dans l’Épire, où un fils naturel d’un prince byzantin fonde un état indépendant, M. Finlay démêle une pondération analogue à celle qui a servi d’assiette à l’Achaïe. En tirant des impôts des villes, le despotat est à même de solder un corps d’étrangers autour duquel il peut grouper sans danger les hommes de la montagne. De la sorte, la turbulence des Albanais trouve un emploi réglé, et les pillards jusque-là indomptés, qui n’avaient servi qu’à désoler les campagnes, deviennent un moyen d’ordre pour l’avantage de tous.
A Trébizonde la scène change encore; mais cette fois, c’est pour nous ramener à quelque chose d’analogue au Bas-Empire dans ses plus mauvais jours. Curieux état, composé de races hétérogènes et improvisé en quelque sorte par un Comnène avec le seul ascendant de son nom, la Trébizonde du moyen-âge était restée presque inconnue jusqu’à ces dernières années. Ce fut un savant professeur, M. Fallmerayer, qui la découvrit, pour ainsi dire, en découvrant à Venise une chronique de Michel Panaretos, publiée depuis par M. Tafel de Tubingue. A l’aide de cette chronique et de quelques manuscrits, M. Fallmerayer composa son Histoire de l’Empire de Trébizonde, publiée à Munich en 1827. Cette histoire est la première œuvre moderne qui ait donné une narration suivie des événemens, et c’est le travail de M. Fallmerayer qui a servi de base à M. Finlay. Il a résumé les découvertes de son devancier, en le complétant et en le rectifiant sur plusieurs points. Il a surtout utilisé ses propres connaissances générales pour tacher de deviner ce que les anciens textes ne disaient pas, ce qu’ils pouvaient seulement indiquer.
Qu’il reste encore beaucoup d’ombre sur la condition des diverses classes de la population de Trébizonde, c’est ce qu’établit l’historien dans sa conclusion même. Cependant il a au moins posé les questions, s’il ne les a pas toujours résolues, et dans ses pages on suit assez clairement les destinées politiques de Trébizonde. Des intrigues de palais, des empereurs s’anéantissant eux-mêmes au milieu des plaisirs et sans souci des affaires, des ambitieux acharnés à s’arracher le droit de puiser dans le trésor, des contrées chaque jour à tout jamais frappées de stérilité par les dévastations et les incendies de la guerre ; chaque jour aussi des traités violés, des défaites honteuses, et une diplomatie de misérables expédiens : en un mot, la décadence byzantine sur le sol asiatique et tout autour les musulmans qui acculent de plus en plus l’empire sur le bord de la mer, — voilà le tableau de Trébizonde. Les hordes mongoles, ottomanes et persanes n’en sont pas la partie la moins intéressante. Les conquêtes des maîtres futurs de Constantinople sont expliquées en quelques mots, d’une manière frappante et qui satisfait l’esprit.
À la fin de son volume, M. Finlay a placé une table chronologique des souverains grecs, latins et musulmans. Dans ses notes, il cite consciencieusement ses autorités ; tout à travers son œuvre il montre des connaissances géographiques recueillies sur les lieux ; et, sans être moi-même complètement compétent pour juger l’exactitude de toutes ses conclusions, je puis reconnaître partout un esprit exact et précis. Sa narration seulement laisse à désirer. Plus enclin à s’enquérir des causes qu’à décrire les effets, il s’applique trop peu à raconter, et ses jugemens ne sont pas assez rattachés à son récit ; mais l’aridité même qui en résulte est de la bonne espèce : M. Finlay a les meilleures qualités de l’école historique de Mackintosh. Il est laconique et condensé ; il est positif surtout. Il n’a rien de ces écrivains philosophiques qui éclatent en interjections devant un éternel mirage, et qui, au lieu de voir en esprit les hommes et les choses du passé, aperçoivent seulement leurs vieilles visions, les idées que ces hommes et ces choses ont pu évoquer en eux. Lui, au contraire, il possède à un haut point la faculté de se représenter le passé dans sa réalité ; il le reconstruit par la réflexion jusqu’à lui donner du corps, et, s’il ne s’arrête pas à en peindre les aspects, il excelle à en donner le sentiment général.
En résumé, M. Finlay fait penser, et il laisse une impression qu’il y a toujours honneur à laisser : c’est que l’histoire est inépuisable et que les mêmes matériaux, ne pût-on rien y ajouter, pourraient encore fournir à chaque époque et à chaque homme une nouvelle histoire en répondant à chacun ce qu’ils ont à répondre à ses interrogations. Niebuhr, de notre temps, l’a glorieusement prouvé. Sans être des novateurs aussi inspirés, d’autres le prouvent encore après lui, et M. Finlay, pour sa part, est un bon exemple de ce qu’on peut faire en mettant à profit pour l’histoire les connaissances de notre temps. Il a appliqué les découvertes de l’économie politique en recherchant l’état de la production et de la répartition des richesses ; il s’est souvenu des lois de la population pour se rendre compte de la disparition des races conquérantes ; il a utilisé la science ethnographique en s’efforçant de rechercher l’origine des diverses populations, et, par-dessus tout, il a profité de la science politique en examinant quelle était dans chaque contrée la balance des véritables pouvoirs, je veux dire des castes, des êtres collectifs qui représentaient la répartition des forces sociales, et qui, par leurs luttes, produisaient la vie de la communauté. Bien certainement les vieux historiens n’adressaient guère de pareilles interrogations à leurs documens, et, en étudiant de ce point de vue le moyen-âge byzantin, M. Finlay a produit une histoire qui a son côté neuf, et qui peut mettre d’autres écrivains en bon chemin,