Chronique de la quinzaine - 14 mars 1883

Chronique n° 1222
14 mars 1883


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.

On aura beau se créer des illusions toujours nouvelles, se réfugier dans un vain optimisme, essayer de se tranquilliser en dénaturant le caractère et la signification des incidens importuns qui se succèdent, on ne changera pas la réalité des choses. S’il y a un fait certain, évident aujourd’hui, c’est que tout devient difficile et obscur dans les affaires de la France, c’est qu’il y a de toutes parts une lassitude indéfinissable, une défiance croissante, le sentiment vague d’un état critique qui, sans être encore précisément très aigu, peut à tout instant le devenir ; on finit par s’attendre à tout sans savoir ce qui peut sortir d’une situation où une politique de passion, d’infatuation et d’aveuglement a accumulé toutes les incohérences.

M. le président du conseil, qui s’est chargé d’un lourd fardeau en prenant les affaires, et qui jusqu’ici semble plus habile à discerner le mal qu’à trouver le vrai remède, M. le président du conseil disait l’autre jour, dans un banquet du cercle national, qu’on ne ferait rien avec le mouvement perpétuel, que le pays était affamé de repos et de stabilité, qu’il fallait fonder un gouvernement dans la république ; il essayait aussi, avec bien des ménagemens, de prémunir les républicains ses amis contre l’agitation «révolutionnaire malsaine qui touche aux bases mêmes de la constitution, » contre les manifestations, les réunions qui entretiennent le trouble dans les esprits et peuvent un jour ou l’autre conduire aux agitations dans la rue. — Eh bien! c’est là justement la question telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Avec le mouvement perpétuel on ne fait rien, on ne réussit qu’à discréditer un régime. Les discussions vaines, l’instabilité des lois et des ministères, les violences de parti ne produisent que la défiance découragée dans le pays et la stagnation dans les affaires. Les agitations factices de parlement conduisent aux agitations trop réelles de la rue. On en est là, on y est arrivé, et pour le moment tout se résume dans ces deux faits où se peint la situation du jour : une campagne de révision constitutionnelle qui vient de recommencer dans la chambre des députés, qui promet du bon temps à la province comme à Paris, et ces premières manifestations populaires qui viennent de se produire, qui se renouvelleront, à n’en pas douter, qui peuvent devenir bien autrement sérieuses. Nous voici provisoirement placés entre deux feux, avec bien peu de chances d’échapper aux incidens, aux inévitables suites d’une incertitude systématiquement prolongée. M. le président du conseil, qui vantait l’autre jour le mérite et l’utilité de la belle humeur dans la vie publique, a pour son avènement une occasion toute trouvée de montrer qu’il est homme à ne pas se contenter de paroles dans un banquet, à opposer effectivement une politique de bonne humeur et surtout d’autorité prévoyante aux déclamateurs, aux agitateurs, à tous ceux qui se figurent qu’on mène un pays avec des bouleversemens périodiques et des manifestations turbulentes. On lui a ménagé du travail par tout ce qui a été fait jusqu’ici, et tout ce qui se prépare encore pour la paix et l’affermissement de la république !

Oui, en vérité, ce qu’on a imaginé de mieux, il y a quelques jours, pour occuper ou distraire la chambre des députés, c’est de réveiller cette question de révision constitutionnelle qui semblait provisoirement sommeiller. Comme on jouissait depuis trop longtemps de la paix, comme on n’avait guère perdu que six semaines à s’exciter, à batailler confusément, misérablement, pour cette triste affaire des princes, on a éprouvé le besoin de se procurer tout aussitôt un autre plaisir, de montrer qu’on ne tenait pas plus à l’intégrité de la constitution qu’à l’inviolabilité de la loi de 1834. On a fait revivre pour la circonstance cette proposition de révision qui a été discutée l’autre jour, toute affaire cessante. Et d’où vient-elle, cette idée d’une réforme des lois constitutionnelles? Peut-on du moins invoquer en sa faveur quelque nécessité évidente? peut-on dire qu’elle est née d’un mouvement sensible d’opinion, d’un vœu manifeste et pressant du pays? Assurément le pays, dont on parle toujours, n’a témoigné aucun désir, aucune ardeur pour cette réforme, qui, en définitive, peut être la préface d’un grand inconnu. Il a laissé passer le plus souvent, sans y attacher d’importance, tous ces programmes électoraux qui ont été recueillis avec une solennité assez ridicule comme des papiers précieux, où l’on va chercher aujourd’hui la preuve que la révision a été demandée, tout au moins acceptée d’avance par l’opinion. Le pays est resté, non pas, si l’on veut, absolument indifférent, mais à coup sûr assez froid, en se disant apparemment que, s’il souffre, si ses affaires sont médiocrement conduites, ce n’est pas la faute de la constitution, c’est la faute des politiques qui ne savent pas même se servir du pouvoir qu’ils ont. En réalité, les réformateurs impatiens, beaucoup plus impatiens que le pays, ce sont ceux qui rêvent de mettre à la place de la république constitutionnelle, telle qu’elle existe encore aujourd’hui, la république des dictatures révolutionnaires, de la convention, de l’assemblée unique, et le secret de toutes ces tentatives, c’est d’arriver à supprimer ou à subordonner le sénat C’est M. Madier de Moutjau qui l’a dit avec sa véhémence de vieux tribun : « Sus au sénat ! »

Prenez garde, disent les habiles, les tacticiens, la question est ainsi engagée que, si la révision se fait aujourd’hui, on n’ira pas jusqu’à cette extrémité. Le sénat pourra être respecté dans son existence ; on le ménagera, il ne sera que réformé. Si la révision rencontre des résistances, si elle est ajournée à dix-huit mois, peut-être au-delà, si pendant ce temps la lutte s’anime, le sénat risquera d’être emporté dans la tourmente sans qu’on puisse le sauver. — Fort bien ! cela veut dire que, si le sénat est sage, s’il se prête à tout ce qu’on voudra, même à la révision dont on fait une menace contre lui, il sera récompensé, il sera peut-être épargné ; s’il prétend avoir une opinion libre, rester dans son rôle de pouvoir indépendant, résister au besoin, il sera puni, il sera supprimé. C’est vraiment se faire une idée étrange des choses. Est-ce que le sénat est une institution dont il est permis de disposer et de se jouer comme d’une création de fantaisie ? S’il existe, s’il a une raison d’être, c’est apparemment dans l’intérêt de la république. S’il est utile aujourd’hui, il sera tout aussi utile dans dix-huit mois, à l’époque où on le menace d’une opinion vengeresse, et en le frappant c’est la république elle-même qu’on atteindrait, qu’on priverait d’un de ses ressorts essentiels. Et quand le sénat aura disparu, et sans doute aussi avec le sénat la présidence de la république, et avec la présidence de la république bien d’autres garanties, que restera-t-il? Il restera M. Madier de Monjau, M. Jules Roche, M. Laisant! C’est beaucoup indubitablement; ce n’est peut-être pas assez pour rassurer le pays, pour garantir la république elle-même, que la politique révolutionnaire, si elle triomphait tout à fait, conduirait probablement par le plus court chemin à une réforme beaucoup plus radicale, beaucoup plus décisive que toutes celles qu’on propose.

La campagne révisionniste, il est vrai, n’est pas allée si loin pour le moment. Elle a été interrompue par l’accord du gouvernement et d’une assez forte majorité parlementaire. Elle se trouve légalement ajournée; mais si l’on croit en être quitte, c’est une erreur singulière. Les entrepreneurs de révision, provisoirement évincés par un vote, ne se tiennent pas pour battus. Ils ne cachent pas l’intention de se remettre à l’œuvre, d’échauffer par tous les moyens l’opinion contre cette malheureuse constitution qui leur a pourtant donné la république. Ils ont déjà commencé à Paris même, dans une réunion toute récente, où ils ont passablement menacé et pulvérisé, non-seulement le sénat, mais ceux de leurs collègues de la chambre des députés qui n’ont pas admis la révision immédiate. Ils se distribuent les rôles et préparent leurs discours; ils se proposent d’aller donner des représentations en province! De sorte qu’à la place de cette paix intérieure qu’on espérait peut-être, dont M. le président du conseil a parlé, on a en perspective, pendant un an ou deux, une agitation incessante, indéfinie, se promenant à travers la France pour conquérir les populations à l’idée d’une assemblée constituante chargée de nous donner une république nouvelle, — la vraie république, cette fois! La perspective est assurément séduisante, et s’il y avait quelques doutes, M. Clémenceau, qui est certes un habile orateur, est prêt à les dissiper. M. Clemenceau est là pour nous tranquilliser en nous assurant que le repos, après tout, n’existe pas et n’est qu’une invention monarchique, que « l’agitation, pour un peuple libre, c’est l’action réglée, » que « la loi de tous les organismes, c’est l’action... » M. Clemenceau abonde en explications et en aphorismes pour nous prouver qu’il n’y a rien de plus naturel et de plus hygiénique que de s’agiter et d’agiter les autres, de se donner la fièvre, de chercher perpétuellement querelle à toutes les lois et à toutes les institutions. Voilà une consultation précieuse! Malheureusement c’est un système qui a été déjà essayé depuis plusieurs années, et, à ce jeu redoutable, qu’a-t-on gagné? On a fini par tout ébranler, par répandre le trouble et la défiance dans les esprits comme dans les affaires. On s’est fait une triste et dangereuse habitude de cette fièvre des discussions stériles, de ces agitations incessantes auxquelles répondent aujourd’hui ces autres agitations populaires qui viennent de reparaître sur la place publique, qui naissent en partie d’une situation économique et industrielle devenue assez grave.

Que cette situation pénible existe en effet, qu’il y ait des souffrances, des misères dont on a pu se faire un prétexte pour ces manifestations récentes à l’esplanade des Invalides ou de l’Hôtel de Ville, c’est bien certain. Il n’est pas douteux qu’il y a aujourd’hui à Paris des industries singulièrement éprouvées, que des classes entières d’ouvriers sont inoccupées, que des chômages inévitables ajoutés à des grèves successives ont dû épuiser ou diminuer les ressources d’une partie de la population laborieuse. Oui, sans doute, la crise existe; elle a été attestée depuis quelque temps par une série de faits, par cette démarche que les négocians de la rue du Sentier tentaient il y a quelques semaines auprès de M. le président de la république, aussi bien que par les plaintes et les pétitions des chambres syndicales d’ouvriers. Elle s’est graduellement aggravée par bien des causes diverses, industrielles et politiques, accidentelles ou permanentes. La vérité est que l’industrie française subit aujourd’hui une redoutable épreuve qui dépasse en gravité toutes celles qu’elle a pu subir dans d’autres temps. Les ouvriers se plaignent, et ceux qui souffrent ont certes toujours le droit d’être écoutés. Ils ne s’aperçoivent pas seulement que, par les idées qu’ils se font sur les conditions du travail et sur leurs relations avec les patrons, par leurs grèves réitérées, par les règlemens qu’ils se donnent et qu’ils imposent, ils créent de véritables impossibilités et ils préparent, ils compliquent eux-mêmes une crise dont ils sont les premiers à ressentir les douloureux contre-coups. On ne va pas bien loin avec ces théories courantes qui consistent à faire la vie dure au patron, à travailler moins et à gagner davantage. Au milieu de tout cela, le travail diminue ou devient trop onéreux; la concurrence étrangère en profite pour s’introduire sur nos marchés, et la diminution s’accuse encore plus. Tout le monde en subit les conséquences; les ouvriers souffrent dans leurs moyens d’existence, les patrons sont frappés dans leurs intérêts, le pays est atteint dans sa fortune, dans sa puissance industrielle et commerçante. Chose étrange! la France, qui, jusqu’ici, dans certaines industries, avait une primauté reconnue trouve, maintenant plus que des émules, de dangereux rivaux chez les étrangers, en Italie, en Allemagne, même en Autriche. Elle n’a pas seulement à soutenir une lutte très sérieuse chez les autres, elle est menacée, tenue en échec chez elle, sur ses propres marchés. Elle a les désavantages qui tiennent à une altération croissante des conditions de travail et de salaire, à des conflits incessans, à des idées fausses qui paralysent l’activité saine et régulière. D’un autre côté, il est certain que le système qui règne depuis quelques années a sa part et une grande part dans les difficultés d’aujourd’hui. Le gouvernement, — et par là on peut entendre le parlement comme les ministères, — le gouvernement a certes contribué à tout compliquer. Par son imprévoyante administration, par ses prodigalités, par ses entreprises démesurées, il a déterminé ou précipité de brusques et dangereux déplacemens, de véritables perturbations économiques ; par sa politique tourmentée et irritante il a créé cet état d’incertitude, de malaise, de défiance dont se ressentent les affaires, où tout devient difficile sinon impossible.

La crise existe donc par toute sorte de raisons qui ne sont pas d’hier, qui ne font que s’accentuer; mais ce qui est bien clair, c’est que, s’il y a des souffrances, si la situation industrielle et commerciale est devenue grave, le remède n’est sûrement pas dans les promenades sur les places publiques, dans les manifestations tumultueuses, dans cette agitation ouvrière rivalisant avec l’agitation des politiques imprévoyans, dans cette rentrée en scène de la force aveugle des multitudes. C’est tout simplement une complication nouvelle, malheureusement assez logique dans les conditions qu’on s’est créées, et d’autant plus caractéristique que ces manifestations de la rue se produisent pour la première fois depuis nombre d’années. — « Puissions-nous ne pas le voir! » disait l’autre jour M. le président du conseil en parlant de ces descentes dans la rue. Ce qu’il aurait voulu ne pas voir, il l’a déjà vu et il le reverra encore. Cette journée du 9 mars, qui a été signalée par les processions populaires de l’esplanade des Invalides et même par quelques pillages, cette journée n’est visiblement, en effet, qu’un commencement ; elle s’est renouvelée depuis autour de l’Hôtel de Ville, elle menace de se renouveler encore le 18 mars, pour l’anniversaire de l’insurrection de la commune. Et voilà, en dehors des causes industrielles qui disparaissent dans le tourbillon, le résultat d’une politique qui, après s’être flattée pendant des années d’avoir rallié sous son drapeau ces « masses profondes » dont on a si souvent parlé, se trouve tout à coup en face des forces qu’elle a déchaînées, d’un péril qu’elle a créé!

Le fait est, que pour l’instant, le gouvernement se trouve entre cette agitation de la population ouvrière qui reprend l’habitude des manifestations bruyantes de la rue, et cette agitation révisionniste inaugurée, encouragée par des politiques fort impatiens, à ce qu’il paraît, de crises nouvelles. Comment se tirera-t-il de toutes ces difficultés et fera-t-il face à des dangers qui ne le menacent pas seul, qui sont aussi une menace pour la paix publique, pour le pays tout entier? C’est là toute la question aujourd’hui. Le ministère, il est vrai, a fait jusqu’ici bonne contenance; il n’a pas craint de mettre sa police en mouvement, de se servir de la force, de disperser les manifestations, et il semble assez disposé à ne pas se laisser surprendre par l’imprévu d’une journée nouvelle. M. le président du conseil, nous ne le méconnaissons pas, a de la résolution, de l’énergie, la « ténacité vosgienne, » comme il le disait récemment, et il n’est pas homme à rendre les armes devant la sédition, lui qui tenait le dernier à l’Hôtel de Ville le soir du 18 mars 1871 et qui proposait de tenir à toute extrémité. M. Jules Ferry a évidemment quelques-unes des qualités de l’homme fait pour le pouvoir. Malheureusement il semble ne pas se douter de ce qu’il y a de faux dans une situation où il se sépare par tactique des modérés qui pourraient être pour lui l’appui le plus efficace, et où il se condamne lui-même à chercher des alliés aux confins du radicalisme. Il l’a dit l’autre jour, il veut fonder un gouvernement, à ce qu’il assure, et il va se placer à l’extrémité de la gauche! Il en résulte qu’il s’oblige à un système permanent de connivences, de concessions, qu’il déguise sous une certaine hauteur de langage, qui ne sont pas moins réelles et qui ne lui assurent même pas la confiance de ses dangereux alliés. Avec cela on peut vivre quelque temps peut-être; on peut aussi disparaître brusquement dans quelque échauffourée parlementaire, après un certain nombre de discours et de démonstrations d’autorité qui n’auront suffi ni à fonder un gouvernement, ni à créer la stabilité dans la république ni à ramener la confiance dans les esprits. Après tout, si les affaires de la France ne sont pas dans une phase des plus favorables, les affaires de l’Europe ne sont pas non plus bien brillantes. Elles ne se compliquent pas seulement de toutes ces questions de politique générale, de ces conflits de diplomatie, de ces rivalités d’ambitions et d’influences qui se réveillent sans cesse, qui se reproduisent un peu partout, à l’orient et à l’occident, à la conférence de Londres, à Constantinople ou au Caire ; elles souffrent pour le moment d’un mal assez universel, de ce mal de l’anarchie, du socialisme ou du nihilisme d’autant plus grave qu’il touche à la racine de la société européenne et qu’il est à peu près insaisissable. C’est le phylloxéra social ! Tous les pays semblent en être plus ou moins atteints et ont affaire à cet ennemi intérieur. La Russie, qui a eu, depuis quelques années, le singulier privilège d’être le foyer le plus actif des propagandes révolutionnaires, la Russie n’a qu’une paix apparente, et on en est à se demander si, en dépit de toutes les précautions de police, le prochain couronnement du tsar ne sera pas troublé par quelque diabolique invention nihiliste. L’Autriche poursuit ses anarchistes livrés en ce moment aux tribunaux de Vienne pour vol et haute trahison. L’Allemagne a son socialisme révolutionnaire, que M. de Bismarck cherche à combattre par son socialisme d’état, — sans négliger les condamnations judiciaires et les rigueurs de l’état de siège. L’Angleterre, la puissante Angleterre elle-même, a dans ses prospérités extérieures sa maladie agraire, sa plaie irlandaise qu’elle s’efforce de guérir par tous les moyens, par les réformes ou par les répressions, et qu’elle ne guérit pas, — dont de récens procès lui ont dévoilé la profondeur. La petite Belgique, si souvent éprouvée par les grèves, vient d’avoir ces jours derniers, elle aussi, son explosion de dynamite, qui était, il est vrai, une importation de France et qui a commencé par coûter la vie à un des expérimentateurs de ce nouveau procédé de civilisation. Voici maintenant l’Espagne envahie par l’épidémie socialiste qui a reparu depuis quelques jours avec une intensité nouvelle au-delà des Pyrénées, au fond de l’Andalousie. Demain, ce sera le tour de l’Italie, qui n’est pas plus à l’abri que les autres nations, qui ne s’est signalée encore que par des essais, par des explosions partielles devant le palais de l’ambassadeur d’Autriche ou devant le Quirinal. Ce n’est rien encore au-delà des Alpes; le danger ne commencera que le jour où l’agitation aura pénétré dans les régions où la misère, la constitution sociale et agricole peuvent donner prise à toutes les propagandes.

Le mal est partout et tient à un travail révolutionnaire qui ne connaît pas de frontières, qui tend à enlacer toutes les contrées de l’Europe dans un même réseau d’anarchie. Il a sans doute des causes générales, un caractère international, si l’on veut, et naturellement aussi il a des nuances particulières selon les pays où il se manifeste. Il se produit certainement aujourd’hui sous une forme d’une étrange et saisissante originalité dans ce mouvement qui vient d’éclater ou plutôt de se dévoiler au midi de l’Espagne, qui, sans être allé encore jusqu’à l’insurrection déclarée, est assez grave pour exciter une émotion universelle au-delà des Pyrénées. Depuis quelques jours, en effet, il n’est question à Madrid que de l’état de l’Andalousie, des sociétés secrètes qui se sont développées dans ces régions, de la vaste et redoutable affiliation qui s’est formée sous le nom bizarre de la « Main noire, » des méfaits et des crimes par lesquels s’est déjà manifestée une conspiration occulte longuement préparée. Toutes les autorités publiques, — gouverneurs, juges, garde civile, — sont en campagne et multiplient les arrestations sans savoir si on a mis la main sur les vrais coupables. Le gouvernement s’est hâté de prendre des mesures militaires pour seconder l’action répressive des autorités locales et pour contenir au besoin la sédition si elle éclatait. Le parlement s’est occupé de ces affaires de l’Andalousie, non sans témoigner une assez vive anxiété. Au fond, qu’est-ce que ce mouvement qui, selon toute apparence, a des ramifications dans d’autres parties de la péninsule, mais qui semble s’être concentré, pour le moment, dans les provinces andalouses? C’est un mouvement qui se rattache sans doute par son organisation, par ses mots d’ordre, au travail des propagandes européennes, à l’internationale, et qui en même temps tient à bien des causes locales, à des habitudes traditionnelles, aux conditions morales et industrielles de ces contrées. En d’autres termes, ce qui se passe aujourd’hui à l’extrémité méridionale de l’Espagne est l’explosion d’une anarchie séculaire qui emprunte une force nouvelle à la discipline des sectes modernes.

L’Andalousie, il ne faut pas s’y tromper, est depuis longtemps un terrain tout préparé pour les propagandes révolutionnaires et socialistes. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il s’est produit par intervalles dans cette partie de l’Espagne ce qu’on pourrait appeler un socialisme pratique. Toutes les fois qu’il y a eu des révolutions, des insurrections militaires ou politiques, — et elles ont été nombreuses depuis un demi-siècle, — il y a eu des déprédations, des irruptions de paysans dans les propriétés, des ravages et même des partages de terres qui duraient autant que la révolution et finissaient avec elle. Au temps de la reine Isabelle, le général Narvaez a eu dans une circonstance à réprimer un de ces mouvemens agraires dans son pays même, autour de Loja. C’est un phénomène particulier à ces contrées où la constitution agricole s’est peu modifiée depuis des siècles, où il n’y a qu’un petit nombre de grands propriétaires vivant loin de leurs terres et un vaste prolétariat rural employé à l’exploitation, gouverné par des intermédiaires, régisseurs ou fermiers. Un des grands possesseurs du sol, qui est député de Cordoue, le duc d’Almodovar, disait récemment devant le congrès : « Les faits qui viennent de se passer n’ont pas surgi tout à coup; il n’est pas absolument vrai qu’ils soient dus uniquement à des doctrines venues du dehors. La propriété en Andalousie est concentrée en un petit nombre de mains, et son exploitation est confiée à un petit nombre de personnes, de sorte que, dans la plus grande partie de l’Andalousie, il n’existe que deux classes sociales, la haute et la basse, l’une, qui vit de ses rentes ou de ses fermages, l’autre, de son modique salaire. Ces provinces manquent de classes moyennes. Le prolétariat rural révèle une absence de sens moral résultant des conditions du pays, des vieilles habitudes locales. » Ce prolétariat dispersé dans d’immenses étendues, dans les pâturages sans fin de l’Andalousie et de l’Estramadure, vit en effet presque à l’état sauvage; il en a les ignorances et les passions. Ajoutez à ces conditions rurales l’état particulier d’un pays où le brigandage est une tradition et a ses légendes, où bandits et contrebandiers, au nombre de plusieurs milliers, trouvent partout des complices et s’assurent l’impunité soit par la terreur qu’ils inspirent, soit par l’appui qu’ils prêtent en temps d’élections aux autorités locales et aux candidats. Le résultat est cette situation troublée et incohérente que les révolutions successives n’ont pas créée entièrement sans doute, qu’elles ont exploitée et aggravée. Les révolutions n’ont pas fait cette anarchie, qui date de loin : elles l’ont disciplinée et alimentée. Elles ont préparé la fortune de ce socialisme nouveau qui a pénétré en Andalousie, qui est un mélange de brigandage traditionnel, de passions agraires et d’idées empruntées à la démagogie moderne. Là-dessus sont survenues quelques années de disette qui ont accru les souffrances dans les campagnes, et la misère a complété l’œuvre de démoralisation en livrant ces populations ardentes aux organisateurs de sociétés secrètes. Le fait est que cette association dite de la « Main notre » a pris en peu de temps une extension et une puissance extraordinaires qui se sont révélées de façon à inquiéter singulièrement l’opinion espagnole.

D’où vient ce nom mystérieux de la « Main noire ? » On ne le sait trop, pas plus qu’on ne distingue encore avec précision jusqu’à quel point et dans quelle mesure cette agitation andalouse se rattache à d’autres mouvemens socialistes dans la péninsule ou à l’étranger. Ce qui est certain, c’est que cette association de la « Main notre » qui a envahi l’Andalousie a tous les caractère des affiliations du socialisme contemporain et qu’elle est par elle-même un instrument puissant d’anarchie. Elle a son organisation, ses statuts, ses mots d’ordre, ses symboles. Bien entendu, selon le nouveau droit nihiliste qu’elle a transporté en Andalousie, elle a pour objet de défendre les pauvres et les opprimés contre ceux qui les exploitent, de travailler à la révolution sociale, de faire une distribution nouvelle des terres, — et elle commence par mettre les riches, les propriétaires hors la loi! Elle proclame que, pour les combattre comme ils le méritent, tous les moyens sont bons, « sans excepter le fer, le feu et même la calomnie. » L’initiation, à ce qu’il paraît, est entourée de mystère, et tout affilié qui trahit le secret de l’organisation révolutionnaire est passible de la peine de mort. La société a naturellement son budget, ses cotisations ; elle a aussi son « tribunal populaire » chargé de prononcer des sentences, de châtier « les crimes de la bourgeoisie, » de décider les représailles à exercer contre les propriétés aussi bien que contre les personnes. En un mot, c’est une organisation aussi complète que celle du nihilisme russe, et la « Main noire » espagnole ne s’en tient pas à la théorie, elle a passé à l’exécution. Dans ces contrées de Jerez, d’Arcos de la Frontera, d’Ubrique, où elle a ses principaux foyers, d’où elle étend son action dans les provinces environnantes, elle s’est déjà manifestée par des actes terribles. Elle a poussé ses séides au meurtre, elle a ordonné des assassinats et des pillages qui ont été exécutés. C’est alors qu’elle a été saisie par la justice, qui la surveillait depuis quelque temps, et même en ce moment, où elle est énergiquement poursuivie de toutes parts, où quelques-uns de ses chefs ont été arrêtés, où l’on a fait déjà des centaines de prisonniers, elle semble se débattre encore. Elle emploie tous les moyens pour intimider les juges, les autorités locales, les alcades. Elle menaçait récemment par des lettres anonymes d’empoisonner les eaux d’une ville. C’est une guerre étrange engagée en pleine civilisation, et on conçoit aisément l’état de terreur dans lequel vit la population paisible de ces provinces menacée dans ses biens comme dans son existence. Si cet état devait se prolonger, ainsi qu’on le disait dernièrement à Madrid, on en reviendrait bientôt au moyen âge, aux temps où il ne restait plus aux habitans des campagnes qu’à s’enfermer dans leurs châteaux ou dans leurs maisons comme dans des forteresses pour se défendre à main armée contre toutes les agressions.

C’est là évidemment une situation violente à laquelle le gouvernement de Madrid, pour son intérêt comme pour son honneur, doit se hâter de mettre fin en rétablissant le plus tôt possible, le plus complètement possible, la sécurité sociale en Andalousie. Peut-être s’est-il laissé un peu surprendre et a-t-il mis une certaine lenteur à réprimer une agitation dont les premiers symptômes lui avaient été signalés il y a quelques mois déjà. Aujourd’hui tout le monde lui demande des mesures énergiques pour rendre la paix, la confiance a une des plus belles provinces de la péninsule, et il est bien clair qu’il ne peut hésiter dans l’œuvre de répression qu’il a commencée, que ses représentans en Andalousie poursuivent courageusement. La difficulté la plus grave n’est peut-être pas là d’ailleurs. La répression matérielle peut être prompte, suffisante pour le moment; la question de l’état général de l’Andalousie et même des autres provinces espagnoles envahies ou menacées par le socialisme ne subsiste pas moins. A part l’intérêt d’ordre public à sauvegarder avant tout, il y a certainement pour les chambres et pour le gouvernement de Madrid une sorte de nécessité de prévoyance, une obligation de s’occuper d’une situation qui peut se prêter à de tels phénomènes d’anarchie, de chercher à moraliser ce prolétariat rural par l’éducation, d’alléger la misère des campagnes par l’abaissement des droits qui empêchent l’entrée des grains et des farines. Tout se tient, et le meilleur moyen de combattre les propagandes socialistes pu Andalousie comme dans d’autres provinces, c’est de compléter les répressions nécessaires du moment par des réformes bien entendues, coordonnées, sans lesquelles ces troubles peuvent reparaître sans cesse, s’étendre et devenir un vrai péril pour l’Espagne.

La Hollande est, heureusement pour elle, une des contrées européennes les moins exposées à ces crises qui touchent au plus profond d’un état social ; mais elle a des crises ministérielles qui se succèdent, qui, en se renouvelant, finissent par affaiblir tous les pouvoirs. Le cabinet van Lynden, qui existait il y a peu de jours encore, avait déjà passé une première fois, il y a près d’un an, par une de ces crises intimes, et il ne s’était reconstitué qu’avec beaucoup de peine, en sacrifiant quelques-uns de ses membres. Il a vécu depuis au milieu des difficultés, dans des conditions des plus laborieuses, et il vient maintenant d’être définitivement renversé. Un nouvel interrègne ministériel s’est ouvert pour la Hollande, et il est douteux qu’il se dénoue cette fois, comme l’an dernier, par une simple reconstitution de l’ancien cabinet sous la présidence continuée de M. van Lynden.

Cette nouvelle crise ministérielle, qui est certainement un embarras pour la Hollande, elle a eu une sorte de prologue dans un conflit engagé entre le ministre des colonies, M. de Brauw, et la seconde chambre au sujet du renouvellement d’une concession faite à la société des mines d’étain de Blitong. Cette concession, le ministre des colonies l’avait faite ou prolongée de sa propre autorité de concert avec le gouverneur-général des Indes, M. Jacob : il croyait évidemment user d’un droit ministériel. Le chambre, de son côté, a contesté ce droit. Le ministre a résisté jusqu’au bout en essayant de se couvrir du consentement royal, et la conséquence a été un vote formel de désapprobation devant lequel M. de Brauw s’est aussitôt retiré ; mais ce n’était là que le prélude de la chute complète et définitive du cabinet qui a été préparée par des causes diverses et décidée par deux échecs successifs devant le parlement. Le président du conseil, M. van Lynden, justement préoccupé de l’état difficile des finances néerlandaises, qui sont en déficit depuis plusieurs années, a demandé à la chambre la ratification d’un emprunt de 60 millions destiné à éteindre la dette flottante et à assurer le service du budget. La chambre n’a pu naturellement refuser un emprunt devenu nécessaire et déjà contracté; elle a pourtant modifié le projet et changé le taux de l’emprunt proposé par le cabinet. L’échec était après tout médiocre, si c’était un échec; il eût été sans résultat s’il n’eût coïncidé avec une autre mésaventure ministérielle plus grave ou plus significative. Le gouvernement du roi Guillaume a proposé depuis quelques mois une réforme électorale qui touche à la répartition des districts électoraux et à l’abaissement du cens. Le cabinet a demandé, il y a quelques jours, la discussion immédiate de la partie de la loi qui modifie le cens, en réservant ce qui concerne la répartition des districts. La chambre n’a pas voulu scinder la loi de réforme électorale et s’est nettement refusée à la mise à l’ordre du jour partielle réclamée par le gouvernement. Le ministère van Lynden s’est immédiatement retiré. Il est tombé sous le poids de ces deux votes et aussi par suite d’une situation générale où tout lui devenait difficile, où il rencontrait de plus en plus l’hostilité des diverses fractions libérales du parlement, qui, bien que fort divisées, se sont entendues au dernier moment contre le cabinet.

Comment va être remplacé maintenant le ministère van Lynden? La question est d’autant plus compliquée et épineuse qu’il n’y a réellement pas dans le parlement de La Haye une majorité suffisante pour former une combinaison, pour soutenir le gouvernement nouveau. Si c’est un cabinet politique qui se forme, il a sûrement peu de chances de se créer une position suffisante. Si c’est un simple cabinet d’affaires qui est appelé au pouvoir, il sera nécessairement sans autorité et n’aura sans doute qu’une existence précaire. Rien de décisif ne sera fait vraisemblablement avant les élections prochaines du mois de juin, qui permettront peut-être de constituer un ministère sérieux, moins livré à l’imprévu des fluctuations parlementaires, capable de reprendre avec quelque autorité la direction des affaires de la paisible Hollande.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

On sait qu’en février un groupe puissant de spéculateurs, assuré de l’appui du Crédit foncier, avait entrepris une campagne contre le parti de la baisse, et qu’après avoir relevé hardiment les cours au milieu d’une crise politique des plus intenses, ce groupe avait pu, pendant la seconde quinzaine du mois, grâce à un très heureux concours de circonstances, achever sa victoire sur le découvert.

Au moment, en effet, où il s’agissait d’établir par la réponse des primes et la fixation des cours de compensation la position respective des acheteurs et des vendeurs, les événemens prenaient un tour de plus en plus favorable aux premiers, tant au point de vue politique qu’au point de vue financier. Le ministère Ferry s’établissait, la question des princes était fermée ; le taux de l’argent baissait à Londres et à Paris. La liquidation des 1er et 2 mars enfin démontrait une fois de plus, par l’extrême modicité du taux des reports, l’abondance croissante des ressources disponibles.

La liquidation s’est donc effectuée, sur les rentes et sur un certain nombre de valeurs, à des cours inespérés il y a peu de temps encore. Des spéculateurs à la baisse ont dû renoncer à poursuivre la lutte. L’un d’eux a laissé, en partant, une très grosse position à liquider. Cette circonstance a été fort habilement exploitée par les haussiers, qui d’ailleurs, recevaient des places étrangères les avis les plus propres à les encourager à une accentuation du mouvement de reprise. Aussi, pendant toute la première semaine de mars, le marché de Paris a-t-il présenté le spectacle d’un très vif entrain et d’une hausse continue. Les dispositions étaient si favorables que les bruits de conversion et d’emprunt ont surgi, toutes les conditions qu’exige la réalisation de ces grandes opérations se trouvant dès maintenant réunies. Les projets de conversion ont été aussi nombreux que variés et n’ont pas seulement servi d’aliment aux conversations, car on a vu pendant plusieurs jours les cours des 3 pour 100 et du 5 pour 100 s’élever ou s’abaisser successivement, selon que telle ou telle combinaison paraissait offrir de plus grandes chances d’être adoptée.

Quant à l’emprunt, la situation du budget dit assez qu’il ne saurait être évité, et il est clair que la hausse si rapide des fonds publics devait inviter le ministre des finances à préparer un appel à l’épargne. Les besoins du Trésor sont évidens. Le gouvernement n’a plus à son compte courant à la Banque de France que 127 millions, et le montant des avances de cet établissement à l’état s’est élevé à 140 millions. En réalité donc, l’état doit 12 millions à la Banque; d’autre part, la Caisse des dépôts et consignations, qui sans doute se trouve bien à court de fonds, vient de porter de 1 à 2 pour 100 l’intérêt des dépôts et de ramener de quinze jours à cinq jours le délai de remboursement. Enfin, dans l’exposé des motifs du projet de budget pour 1884, qu’il vient de présenter à la chambre, M. Tirard dit bien que le Trésor pourra encore, jusqu’à la fin de 1883, se tirer d’affaire par divers expédiens au moyen de tout ce qui lui reste de disponible, mais il ajoute que, pour 1884, il n’aura d’autre ressource que l’emprunt. Or il ne serait pas d’une bonne politique financière d’attendre, pour emprunter, le moment précis où le Trésor se trouverait démuni de toute ressource. Il faut donc considérer comme une impérieuse nécessité l’émission, dans le cours de 1883, d’un emprunt, probablement en rente 3 pour 100 amortissable, pour une somme qui ne saurait être inférieure de beaucoup à 1 milliard. De la conversion, le ministre des finances n’a pas dit naturellement un mot dans son projet de budget pour 1884, lequel d’ailleurs ne comprend que les recettes et les dépenses ordinaires, tout ce qui se rattache à l’exécution des grands travaux publics, c’est-à-dire, en fait, tout le budget extraordinaire étant forcément subordonné au résultat des négociations engagées entre l’état et les grandes compagnies.

La Bourse, en veine d’optimisme, a monté sur la conversion et sur l’emprunt comme sur l’abaissement du taux de l’argent, ou, pour mieux dire, pendant huit jours la spéculation à la hausse a continué à traquer le découvert sur un certain nombre de valeurs sans se préoccuper des bruits qui pouvaient circuler, sans même prendre garde à l’abstention persistante du public et au peu de part que prenaient les capitaux de l’épargne à l’amélioration violente des cours.

C’est, en effet, le trait caractéristique du mouvement actuel qu’il est exclusivement l’œuvre de la spéculation et n’a porté que sur un nombre très limité de valeurs.

Le 3 pour 100 avait été compensé à 81.50; quelques jours plus tard on l’a porté à 82.50; de même, l’amortissable s’est élevé de 82.25 au-dessus de 83 francs, et le 5 pour 100 de 115.65 au-dessus de 116 fr.

Après les rentes les valeurs les plus favorisées ont été la Banque de France, le Crédit foncier, la Banque de Paris, le Suez. La Banque de France s’est avancée de 5,290 à 5,450, et le Crédit foncier de 1,320 à 1,390; les acheteurs de ces deux valeurs ayant la conviction que l’état fera appel au concours de ces deux établissemens pour la réalisation de toute grande opération financière qu’il pourrait concevoir. Le Suez a été enlevé brusquement de 2,295 à 2,470. La première décade de mars a donné des recettes excellentes, en excédent de 600,000 francs environ sur le produit de la décade correspondante de 1882, ce qui réduit à moins de 1 million le déficit que présente le rendement depuis le 1er janvier. L’élévation du chiffre des recettes est ici un fort utile adjuvant pour le succès de la lutte engagée contre les vendeurs de primes à découvert au 15 et à la fin du mois.

A la suite de ces valeurs, la spéculation avait entraîné les actions des chemins français, les fonds étrangers. Turc, Italien, Unifiée, rente espagnole, et les titres de quelques sociétés de crédit ou industrielles.

Tout ce mouvement a été brusquement arrêté jeudi dernier par un double fait : 1o  on annonçait de Londres un resserrement subit du prix de l’argent, une sorte de crise monétaire à New-York, et des sorties d’or de la Banque d’Angleterre assez fortes pour motiver peut-être un relèvement immédiat du taux de l’escompte ; 2o  les journaux annonçaient pour le lendemain un grand meeting ' des ouvriers sans travail, c’est-à-dire un essai d’organisation de l’émeute par le parti socialiste anarchiste révolutionnaire.

Les craintes provoquées au sujet de la situation monétaire n’ont pas tardé à se dissiper. On a pris à la Banque d’Angleterre, pour compte de maisons de banque américaines, de 12 à 15 millions d’or ; mais le change ne s’est pas abaissé au point où l’exportation de l’or d’Europe aux États-Unis peut devenir une opération fructueuse, et on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il ne s’agissait que d’un incident isolé.

Le meeting ' a eu lieu vendredi. Les promoteurs de l’émeute ont échoué dans leur tentative, mais on ne peut nier qu’il ne se soit produit quelques désordres dans la rue : le pillage de plusieurs boutiques de boulangerie est un fait positif qui ne pouvait manquer de causer une impression profonde dans les départemens. La journée de dimanche s’est passée sans troubles graves. On ne peut s’étonner cependant que, lundi matin, les ordres de vente aient afflué de la province et déterminé un mouvement général de recul.

Le 3 pour 100 a été ramené au-dessous de 82, le 3 pour 100 à 82.25, le 5 pour 100 à 115.40 . L’Italien à 89.20, la Banque de France à 5,400, le Crédit foncier à 1,335, le Suez à 2,420, le Turc à 12.15. Les actions des chemins français ont fléchi même au-dessous des cours de compensation du 2 mars ; les titres de presque tous les établissemens de crédit ont été l’objet d’offres suivies. La Banque des Pays autrichiens et la Banque des Pays hongrois, le Mobilier espagnol et le Mobilier français, la Société générale, le Crédit lyonnais, la Banque franco-égyptienne, les Chemins autrichiens, le Nord de l’Espagne et le Saragosse ont perdu sur les cours de la liquidation de 10 à 20 francs.

Cette réaction générale ne paraît cependant pas devoir se prolonger. Les cours actuels seront sans doute maintenus à peu près sans changement toute la semaine. Si la journée du 18 mars se passe bien, si l’attitude du gouvernement donne à réfléchir aux émeutiers et les détermine à renoncer à toute célébration bruyante de l’anniversaire de la commune, il y a lieu d’espérer que les haussiers rentreront en scène pendant la seconde partie du mois.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.