Chronique de la quinzaine - 14 mars 1854

Chronique n° 526
14 mars 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1854.

Les situations politiques se caractérisent moins par des détails que par un petit nombre de faits principaux et saillans. Cette vérité si simple, le discours impérial prononcé le 2 mars, à l’ouverture de la session législative, la confirmait de nouveau, en représentant l’état actuel de la France comme étant sous l’empire de deux questions d’une gravité réelle, quoique d’une Importance inégale : d’un côté, au point de vue intérieur, c’était la crise des subsistances ; de l’autre, au point de vue des relations générales en Europe, c’était l’affaire d’Orient.

La crise alimentaire semble perdre peu à peu de son intensité. Les déficits de grains se comblent graduellement. L’action libre du commerce, fortifiée par quelques prévoyantes mesures, a suffi pour accélérer les approvisionnemens et les mettre presque au niveau des besoins de l’alimentation publique. La saison maintenant, en allégeant la misère et en ranimant l’activité du travail, peut achever d’ôter à cette crise ce qu’elle avait de plus sérieux et de plus périlleux. Restent les complications européennes, qui gardent toujours toute leur gravité, et qui ne cessent d’être l’affaire dominante de la France, comme des autres puissances du continent. C’est là effectivement que tout tend et que tout revient aujourd’hui comme à la question d’où dépendent toutes les autres.

En présence d’un débat diplomatique dont on connaît l’issue, l’empereur n’avait point à renouveler dans son exposé au corps législatif l’histoire de ce puissant conflit. Il a résumé l’ensemble de cette situation, fixant le point décisif où elle est arrivée, marquant l’intérêt politique de notre pays en Orient, montrant L’Angleterre et la France intimement unies dans leurs efforts, représentant l’Autriche comme inclinant de plus en plus vers les cabinets occidentaux, omettant la Prusse en parlant des dispositions de l’Allemagne, et donnant à cet exposé un sens caractéristique par une parole qui peut sembler singulière à l’ouverture d’une guerre, et qui est profondément vraie : « Le temps des conquêtes est passé sans retour ! » Quelle a été en effet la première pensée des gouvernemens au moment d’entrer dans ce conflit ? ils ont commencé par déposer dans des engagemens mutuels toute pensée de conquête personnelle et d’agrandissement ; leur avantage propre, ils l’ont vu dans les intérêts généraux de l’Occident. La guerre, ils ne l’ont point acceptée pour elle-même, comme une chance qui pouvait frayer un chemin à leurs ambitions ; ils n’ont eu recours à cette cruelle extrémité qu’avec une répugnance évidente, fondée sur le sentiment généreux des besoins de la civilisation et de l’état actuel de l’Europe. On s’est trouvé plus d’une fois sans doute à la veille de chocs aussi formidables ; jamais peut-être l’épée n’a brillé aux mains des peuples dans de telles conditions, où une lutte fut plus visiblement entreprise dans la pensée unique et désintéressée d’assurer l’empire du droit, de sauvegarder l’indépendance morale et politique du continent, et de demander à la victoire une paix environnée cette fois d’assez de garanties pour ne pouvoir être troublée impunément, selon la parole de l’empereur. N’est-ce point là le résumé de la situation actuelle ?

La France et l’Angleterre réduites à s’armer contre la Russie et mues dans cette lutte par toutes les considérations du droit européen, de la civilisation occidentale, de la sécurité publique du continent, c’est donc là une des faces, la face principale, à vrai dire, de la question d’Orient au moment où nous sommes. Il est dans l’ensemble de cette crise un autre côté qu’il ne serait point inutile de mettre en tout son jour, ne fût-ce que pour voir à travers quels défilés on en est venu à la situation actuelle. Ce qui arrivera de la guerre entre la Russie et les puissances occidentales, c’est le secret de l’avenir ; mais les négociations qui ont précédé cette guerre restent elles-mêmes à un certain point de vue une lutte des plus curieuses, et qui a bien sa moralité. Qu’on observe la politique et les démarches du gouvernement russe depuis l’origine de l’affaire d’Orient, qu’on étudie attentivement toutes les dépêches, les circulaires, jusqu’à la dernière lettre du tsar à l’empereur des Français et au mémorandum que le cabinet de Saint-Pétersbourg vient d’adresser à tous ses agens au dehors : toutes ces œuvres de la diplomatie russe, on ne saurait se le dissimuler, portent le cachet d’une habileté singulière. Il y a une persistance de vues et d’assertions merveilleusement combinée pour éluder ou lasser toute rectification, il y a de la passion souvent mêlée à beaucoup de dextérité, un degré de ruse étrange tempérant l’audace. Suivant l’occasion, la Russie masque ses plans ou les avoue hardiment, et semble mettre au défi de l’arrêter dans la conquête morale et politique de l’Orient. Contrainte à se défendre, elle cherche à jeter le trouble et l’aigreur entre les gouvernemens. Qui pourrait douter aujourd’hui de tout ce qu’elle a fait pour séparer l’Angleterre de la France ? Elle feint une confiance particulière à l’égard du gouvernement anglais ; elle a ses cas réservés avec lui, elle entre au besoin dans ses vues sur l’indépendance de l’empire ottoman, et lui montre la France comme la seule ennemie de cette indépendance. Dans les relations du cabinet de Saint-Pétersbourg avec plus d’un autre pays, on trouverait indubitablement la trace des mêmes efforts. À Constantinople, la diplomatie russe, tout en allant droit à son but, n’en a pas moins ses secrets, qu’elle veut imposer au divan. On sait à quel résultat est venue aboutir toute cette habileté. Ce n’est pas même au surplus en luttant de finesse que les gouvernemens l’ont déjouée. Le cabinet anglais a mérité d’être taxé de crédulité dans le parlement, et lord Clarendon en est réduit à recueillir dans ses dépêches quinze protestations du gouvernement russe en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman. — quinze protestations démenties par les faits !

En réalité, on pourrait dire que les cabinets de l’Occident n’ont nullement cherché à être habiles. Leur vraie force a été dans leur sincérité, dans leur droiture, appuyée sur un sentiment juste de leurs intérêts en Orient. Dans ce duel diplomatique de l’habileté et de la bonne foi intelligente, c’est l’habileté qui a été vaincue, et c’est là la véritable moralité de ces longues négociations. Il ne serait point impossible d’ailleurs que toute la dextérité de la Russie ne tournât contre elle-même. N’a-t-on pas vu récemment le cabinet de Saint-Pétersbourg, irrité des qualifications sévères qu’il avait reçues dans le parlement anglais, insinuer qu’il y aurait eu entre le gouvernement du tsar et celui de la reine Victoria une correspondance mystérieuse où aurait été débattue la possibilité d’un démembrement de la Turquie ? Or le gouvernement anglais, sous le coup de ces insinuations assez perfides, est, dit-on, sur le point de publier cette correspondance, qui semble promettre dans tous les cas d’offrir une preuve nouvelle des touchans efforts de la Russie en faveur de l’intégrité de l’empire ottoman, si l’on cherchait à se faire une impression dernière d’après tous les actes et les paroles de la Russie depuis un an. la moins inexacte peut-être serait que le gouvernement russe se tenait pour tellement assuré de sa prépondérance en Orient, qu’il a cru pouvoir tenter un coup décisif, ne supposant pas même devoir rencontrer un obstacle sérieux ; aussi sa surprise a été grande quand il s’est trouvé en face de l’Europe, qu’il croyait endormie ou désunie. Sans nul doute, sa politique et sa dignité se sont trouvées mises en jeu dans une certaine mesure ; mais c’est lui-même qui les avait engagées sans que l’Europe y fût pour rien. Ainsi tombent toutes les interprétations et tous les commentaires épuisés par le cabinet de Saint-Pétersbourg pour rattacher à une pression européenne cette série d’actes violens et agressifs que la politique russe a accomplis depuis un an. C’est là au surplus une guerre de plume qui semble n’avoir plus d’opportunité aujourd’hui. Il y a des momens où toute cette subtilité byzantine condensée dans le dernier mémorandum russe n’est plus d’aucun poids dans la balance ; c’est quand les faits parlent, quand la diplomatie se tait, quand les armées vont agir.

Il en est malheureusement ainsi aujourd’hui. La Russie continue son rôle en représentant dans ses manifestes les puissances occidentales comme allant faire la guerre au christianisme en Orient. Quant à la France et à l’Angleterre, elles n’en sont plus aux paroles et aux manifestes ; elles agissent en vue de ce conflit qu’elles sont décidées à trancher par l’épée. Une partie des troupes anglaises destinées à opérer en Orient est déjà embarquée. Les corps qui doivent composer l’armée française sont désignés. C’est M. le maréchal Saint-Arnaud qui a le commandement suprême des forces combinées, lesquelles doivent s’élever, pour le moment, à soixante-dix mille hommes. D’un autre côté, deux escadres de l’Angleterre et de la France se disposent à faire voile pour la mer Baltique ; l’escadre anglaise est même déjà partie, dit-on, pour pouvoir agir à la rupture des glaces. Ce sont là au surplus des préparatifs qui n’ont rien de mystérieux et qui se poursuivent à la pleine lumière. Récemment encore le chef des forces navales anglaises dans la Baltique, sir Charles Napier, était l’objet d’une ovation des plus humoristiques, à laquelle lord Palmerston prenait part. Lord Palmerston racontait, le verre à la main, quelques-uns des traits de la vie militaire de sir Charles Napier, peut-être même son imagination y ajoutait-elle un peu. Ce qui en résulte, dans tous les cas, c’est que sir Charles Napier est un chef d’élite qui n’en est point à faire ses preuves d’énergie et d’audace, qui part, comme il l’a dit en présence du premier lord de l’amirauté, pour déclarer la guerre, et qui répète en parlant le mot de Nelson : « L’Angleterre compte que chacun fera son devoir. » Comme on voit, tout tend à se précipiter aujourd’hui. Entre l’état actuel et une guerre déclarée, que manque-t-il ? Une simple formalité peut-être, qui ne tardera point sans doute à être remplie. Déjà dans les premiers jours de ce mois, par un acte spécial de l’Angleterre et de la France, la Russie a été sommée d’avoir à évacuer les principautés du Danube ; peu de jours lui étaient accordés pour souscrire à l’engagement d’opérer cette évacuation avant la fin d’avril, et comme il est peu probable que la Russie souscrive à ces conditions, la guerre existe, par le fait même du rejet. Tel est le résultat dernier d’une année de négociations laborieuses. Ainsi se dessine dans toute sa gravité la situation de la France et de l’Angleterre vis-à-vis de la Russie. C’est un antagonisme qui va se vider par les armes en Orient.

Ce n’est point sur ce côté des affaires d’Orient qu’il peut exister une obscurité ou un doute ; mais on n’ignore pas qu’il est d’autres élémens qui se mêlent à cette crise, qui peuvent l’aggraver ou en adoucir les périls. Il est évident que la question orientale peut se circonscrire ou s’étendre dans ses effets, s’envenimer ou s’atténuer suivant l’altitude définitive que prendront l’Autriche et la Prusse, suivant aussi le degré d’intensité des mouvemens insurrectionnels provoqués en ce moment même parmi les populations chrétiennes de l’Orient. Ce qui doit sembler étrange, c’est qu’un doute même soit possible, au sujet de la politique de l’Allemagne, représentée par l’Autriche et la Prusse. N’a-t-on pas vu en effet, depuis un an, les deux puissances allemandes s’associer à tous les efforts, à toutes les vues de la France et de l’Angleterre. Elles n’ont point agi sans doute comme ces deux derniers pays ; mais, sauf cette intervention active, leur politique a été la même. Elles ont délibéré dans les mêmes conseils, ont signé les mêmes protocoles, les mêmes propositions de paix. Elles ont marché d’un pas égal dans ces négociations, reconnaissant les droits du sultan, condamnant les prétentions de la politique russe, et leur dernière intervention dans ce sens ne remonte pas loin, elle date du 7 mars. L’Autriche en effet avait cru devoir charger le comte Orloff de quelques propositions. Laissant de côté ces propositions, l’empereur Nicolas en a adressé de nouvelles qu’il décore du nom de « préliminaires de paix. » Ces préliminaires replaçaient tout simplement la question sur le terrain où l’avait placée, au début le prince Menchikof, en y ajoutant seulement des exigences nouvelles. Ce sont ces propositions que M. de Meyendorf a été chargé de communiquer à M. de Buol, et que M. de Buol a soumises à la conférence. Par une délibération motivée du 7 mars, la conférence de Vienne a déclaré une fois de plus inacceptables les singuliers préliminaires de paix de la Russie. Ainsi c’est à peu de jours seulement que remonte le dernier acte accompli en commun par les quatre puissances. Maintenant faut-il croire que les états allemands persisteront, au moment de l’action, à se réfugier dans une vague et commode neutralité ? Il se fait, en vérité, depuis quelque temps en Allemagne un raisonnement étrange. — Oui, dit-on, la cause du sultan est juste ; l’indépendance de l’Orient menacée par la Russie, est la condition de l’équilibre de l’Europe, du repos du monde. C’est contre tout droit que les principautés du Danube ont été envahies, et vous, puissances occidentales, vous ne faites que maintenir l’autorité du droit en sommant la Russie de se retirer de ces provinces. Tout ce qui sera tenté dans ce sens comme moyen diplomatique, nous le signerons, nous le sanctionnerons de notre nom, nous l’appuierons de nos représentations ; mais si la Russie n’accepte pas le verdict de l’Europe, s’il faut faire exécuter ce verdict, nous nous abstenons. — C’est là, pourrait-on dire, le sens des déclarations qui se succèdent depuis quelques jours, et la Prusse semble plus particulièrement incliner vers cette politique, après s’être prononcée plus vivement peut-être contre la Russie. Les missions du prince de Hohenzollern-Sigmaringen à Paris et du comte de Groeben à Londres ne peuvent avoir d’autre but que de fournir des éclaircissemens sur cette attitude du gouvernement prussien.

Or, si cette idée d’une neutralité complète de l’Allemagne devenait une politique avérée pour un état comme la Prusse, ce ne serait rien moins qu’une abdication déguisée, sous une inconséquence. Vainement la Prusse dirait qu’elle n’a point accepté cette neutralité il y a peu de jours, lorsqu’elle eût pu paraître imposée par le tsar ; elle n’entrerait pas moins aujourd’hui dans les vues de la Russie après avoir manifesté une solidarité complète d’intérêts avec les puissances occidentales, tout en déclarant à ces puissances, encore en ce moment, qu’elle partage leurs vues. C’est en cela qu’il y aurait inconséquence et abdication. La Prusse passerait immédiatement vis-à-vis de la Russie à l’état de puissance subordonnée. N’est-ce point à ce rôle de la première puissance de second ordre que le prince Schwarzenberg prétendait, pour sa part, réduire la Prusse ? L’esprit si distingué du roi Frédéric-Guillaume n’a qu’à lire une fois de plus dans l’histoire de la Prusse, et à voir si c’est en s’effaçant, en abdiquant, que s’est formée la monarchie prussienne. Quelle peut donc être la raison secrète de cette indécision ? On dit, — et que ne peut-on dire ! — que le gouvernement russe, dans l’espoir d’immobiliser l’Allemagne, laisse répéter qu’il est dans l’intention de reconstituer une Pologne indépendante, en lui donnant pour roi le grand-duc Michel, et dès lors Posen et la Gallicie risqueraient de revenir au nouveau royaume polonais. C’est là pour le moment, assure-t-on, un des fantômes des gouvernemens allemands. La Prusse, sans l’avouer peut-être, y voit un motif de ne se point prononcer, et cette attitude de la Prusse doit nécessairement réagir dans une certaine mesure sur celle de l’Autriche elle-même, soit que le gouvernement autrichien partage, les craintes habilement propagées à Berlin, soit qu’il ne sente pas son action assurée en laissant derrière lui la Prusse indécise. Il est aisé de voir cependant que si la politique de neutralité n’est nullement dans le rôle de la Prusse, non-seulement elle a ce même caractère pour l’Autriche, mais encore elle est impossible.

Tout appelle l’Autriche à prendre un rôle, et sa politique traditionnelle, et le soin de sa sécurité, et ses intérêts commerciaux les plus immédiats. L’Autriche, dit-on, donnerait à sa neutralité un caractère particulier ; elle contribuerait à sa manière au maintien de l’intégrité de la Turquie en comprimant les insurrections qui la pourraient menacer dans la Servie, dans la Bosnie, dans l’Herzégovine, Il n’y a qu’une difficulté, c’est que par ce genre de neutralité l’Autriche froisserait tout le monde sans sauvegarder ses propres intérêts. D’abord elle ne pourrait intervenir dans les provinces turques limitrophes sans le consentement du divan, qui ne le donnerait point sans nul doute à moins d’être assuré des dispositions du cabinet de Vienne à agir contre la Russie, et d’un autre côté pense-t-on que la Russie vit d’un œil favorable les efforts de l’Autriche pour comprimer les mouvemens des populations gréco-slaves de la Turquie ? Ainsi L’Autriche consumerait ses forces dans une œuvre stérile, laissant au loin se débattre les grandes questions où il est de son droit et de son intérêt d’intervenir directement. La dernière illusion des gouvernemens allemands est celle d’une médiation qu’ils pourraient reprendre à un moment donné. La question n’est plus là aujourd’hui : l’épée de l’Angleterre et de la France une fois hors du fourreau, il s’agit d’une paix qui limite les envahissemens de la Russie, et qui place l’indépendance de l’Orient sous la sauvegarde de l’Europe. Toute la question pour les gouvernemens allemands est de savoir s’ils sont intéressés à coopérer à ce résultat. Telle est la considération supérieure qui nous semble lever tous les doutes : c’est là au reste un état d’incertitude qui ne peut plus durer longtemps.

Si l’hésitation et la réserve, que la Prusse et l’Autriche semblent montrer dans une mesure assez différente, — l’Autriche moins que la Prusse, — si cette hésitation et cette réserve ont leur influence inévitable sur la marche des affaires d’Orient, les insurrections qui se développent parmi les populations chrétiennes de la Turquie et jusque dans le royaume hellénique lui-même ne sont pas un élément moins grave de complication. Ces insurrections malheureusement se propagent et gagnent les diverses provinces turques où domine la population grecque. La nécessité où s’est vu le gouvernement ottoman de presser la levée des impôts pour soutenir la guerre a dû irriter les mécontentemens. La perspective d’une occasion favorable est venue enflammer les imaginations. C’est ainsi que l’esprit d’insurrection a couru dans l’Épire, dans l’Albanie, dans la Thessalie ; sur plusieurs points, les troupes turques ont été forcées de battre en retraite. La forteresse d’Arta est investie, sinon prise encore, par les insurgés, qui ont à leur tête des chefs énergiques tels que le jeune Karaiskakis, l’un des plus en vue aujourd’hui. Dans le royaume hellénique, à Athènes même, des troubles ont eu lieu à la suite de l’émotion causée par cette levée de boucliers. Des fonctionnaires, des généraux sont partis pour aller se mêler à l’insurrection, et le gouvernement grec, à demi complice de cette émotion, est tout au moins incapable par malheur de dominer une telle situation. D’un autre côté, par suite de ces faits, les relations diplomatiques semblent sur le point d’être suspendues entre le gouvernement hellénique et la Turquie, et si l’on songe que le représentant du roi Othon à Constantinople est en ce moment M. Metaxas, connu pour sa partialité en faveur de la Russie, il est difficile qu’on n’en vienne point à quelque extrémité.

Dans de telles circonstances, quelle peut être la politique des puissances occidentales ? Elle est toute tracée, et n’en est plus même à se manifester par des faits, puisqu’on annonce déjà que la France, et l’Angleterre ont obtenu du divan un acte, qui garantit une sorte d’émancipation politique et civile des chrétiens de l’empire ottoman. C’est là le but, et, n’eût-il point été atteint complètement encore, il sera poursuivi. En intervenant en Orient en effet, les puissances occidentales n’ont nullement considéré comme incompatibles l’intégrité de la Turquie et l’amélioration de l’état des populations chrétiennes. Bien au contraire, elles ont voulu asseoir l’indépendance, et la paix de l’Orient sur ces améliorations mêmes. Il en résulte pour l’Angleterre et la France un double devoir : celui d’intervenir sans cesse auprès du divan pour sauvegarder les droits de la civilisation chrétienne, et celui de ne prêter aucun secours matériel ou moral aux insurrections actuelles. Ces insurrections, elles contribueront bien plutôt à les réprimer. Les populations grecques elles-mêmes peuvent voir aujourd’hui que leur garantie la plus sûre et la plus efficace est celle qui leur est offerte par l’intervention des puissances occidentales. Si la Russie réussissait dans ses plans, échapperaient-elles à une vassalité onéreuse, en dépit de toutes leurs illusions sur la reconstitution de l’empire de Byzance ? Quoi qu’il en soit des complications qui peuvent se rattacher à ces insurrections des provinces grecques, et de l’incertitude qui peut subsister encore quant à l’action définitive de l’Autriche et de la Prusse, la question d’Orient n’en suit pas moins le cours que lui ont tracé l’Angleterre et la France : elle est passée dans le domaine de l’action.

Ce n’est pas tout d’ailleurs, on le sait, que de préparer des armes et d’équiper des vaisseaux ; dès que la fatalité des circonstances conduit les peuples dans cette voie terrible, il s’élève aussitôt une question tout intérieure qui n’est pas la moins grave : l’inévitable question des ressources financières. Il faut que tous les ressorts d’un pays se tendent à la fois et concourent au même objet. L’Angleterre vient de pourvoir à cette nécessité des jours extraordinaires en doublant la taxe sur le revenu pour six mois d’abord. L’income-tax est le grand levier de l’Angleterre dans les momens de crise ; c’est pour elle aujourd’hui un moyen de ne pas augmenter sa dette, déjà plus considérable que toutes les dettes réunies du monde, et de ne point toucher d’un autre côté à l’ensemble des réformes libérales opérées dans son régime économique depuis quelques années.

La France marche au même but, qui est de se procurer des ressources, par un emprunt réalisé dans des conditions de nature à en assurer le succès, liés les premiers jours de la session en effet, le corps législatif a été saisi d’un projet autorisant le gouvernement à contracter un emprunt de 250 millions. Ce projet a été voté presque spontanément, à l’unanimité, sur un rapport du président même du corps législatif. Il a été sanctionné par le sénat. Restait la réalisation pratique de cet emprunt, autorisé par une loi. Le gouvernement traiterait-il avec quelques capitalistes puissans, avec quelque société financière ? Il a écarté ces procédés habituels et tous les intermédiaires pour aller droit à la masse du pays, en donnant à l’emprunt actuel la forme d’une souscription nationale. Chacun y peut atteindre, puisqu’on peut souscrire pour 10 francs de rente, et même ce sont les souscripteurs de cet ordre qui se trouvent particulièrement favorisés en ce qu’ils ne sont pas soumis à une réduction proportionnelle dans le cas où le chiffre de l’emprunt serait dépassé par les souscriptions. Le mécanisme de cet emprunt est en lui-même des plus simples ; il consiste à aliéner pour 250 millions de rentes sur l’état au taux de 92 fr. 50 c. en 4 1/2 pour 100 et au taux de 63 fr. 25 c. en 3 pour 100. Pour le premier de ces fonds, la jouissance part du 22 mars 1854 ; pour le second, elle remonte au 22 décembre 1853. Le versement d’un dixième est obligatoire au moment même de la souscription. Le reste devra être versé par quinzièmes de mois en mois, il est facile de saisir les avantages qu’offre au public ce mode d’emprunt : un placement sûr, des versemens faciles, toutes les garanties qui s’attachent à la fortune même de l’état. Dans les circonstances présentes, l’emprunt tel qu’il vient, d’être fixé a incontestablement une pensée politique ; il a pour but d’associer d’une manière plus directe tout le pays aux efforts de la lutte qui s’ouvre ; il intéresse le sentiment national dans une opération financière. En dehors de ces considérations tout actuelles qui se rattachent à l’emprunt de 250 millions, on pourrait y voir un progrès nouveau des tendances qui se sont manifestées depuis quelque temps, et qui ont eu pour résultat de divulguer, de populariser la rente. Autrefois les départemens absorbaient une faible partie de la dette publique, aujourd’hui leur part est de plus de moitié. Avant 1848, il y avait 207,000 rentiers inscrits seulement ; en ce moment ce chiffre s’élève à 664,000. on ne compte pas moins de 94,000 porteurs d’inscriptions dont la rente ne dépasse pas 20 fr. Cela ne prouve-il pas qu’il y a dans la fortune mobilière comme dans la fortune immobilière une tendance permanente à se diviser, à s’étendre, à admettre un plus grand nombre d’hommes à ses bénéfices et à ses chances ? Ou en pourrait tirer plus d’une conclusion qui ramènerait aux plus sérieux problèmes. Dans tous les cas, n’est-ce point un signe évident du travail qui s’opère, des impulsions qui règnent et se propagent dans notre pays ?

Ainsi vont les événemens, ainsi marche cette société française, toujours prête à céder au goût et aux séductions du repos et sans cesse rappelée à la lutte par quelque côté, embrassant dans sa vie complexe les faits, les préoccupations, les intérêts les plus divers, et à travers tout se renouvelant par un travaillent et graduel qui atteint les hommes et les choses. Les choses changent, les situations se transforment, les hommes eux-mêmes s’en vont et disparaissent comme pour mieux marquer la fuite du temps. Chacun quitte la scène du monde, à son jour et à son heure. C’est ainsi qu’au milieu des bruits des crises actuelles s’éteignaient récemment dans une demi-obscurité deux hommes qui n’eurent jamais rien de commun que de mourir au même instant, et qui ont eu chacun son rôle et sa destinée dans ce siècle, — l’amiral Roussin et l’abbé de Lamennais. L’un était un éminent soldat, servant son pays depuis plus de cinquante ans, le dernier survivant peut-être de cette génération militaire qui avait commencé avec la révolution et l’empire ; l’autre était un penseur violent et emporté, qui semblait avoir recueilli quelques-uns des orages de cet océan aux bords duquel il était né. Comme tous les soldats fidèles à tour devoir, l’amiral Roussin laisse les souvenirs d’une vie simplement et fortement remplie ; M. de Lamennais laisse autre chose. : il laisse des œuvres qui lui font une place dans l’histoire intellectuelle de notre temps, place certainement difficile à marquer aujourd’hui.

M. de Lamennais avait soixante-douze ans ; il était né en 1782, à Saint-Malo. La première partie de sa carrière, il l’avait parcourue en apôtre brûlant du catholicisme, secouant le siècle, dans son indifférence et ce qu’il appelait son matérialisme, le plaçant entre la nécessité d’accepter la domination d’une théocratie renaissante et le péril d’incalculables catastrophes sociales. C’est là l’inspiration première de l’Essai sur l’indifférence, des livres de la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre civil, des Progrès de la révolution. Ce n’est qu’après 1830 que. M. de Lamennais entreprit d’expliquer les choses de notre temps d’une manière toute différente et tout aussi extraordinaire dans un autre sens. De là d’abord les polémiques de l’Avenir, puis les Paroles d’un Croyant, puis la rupture complète avec le catholicisme par les Affaires de Rome, puis enfin cette série d’œuvres où il n’y a plus que le choix entre des théories et des interprétations qui ne laissent plus rien subsister de la révélation chrétienne elle-même. Quoi qu’on en dise, la théorie du témoignage universel, qui fait le fond de l’Essai sur l’indifférence, ne saurait justifier ni expliquer de telles évolutions. Le véritable piège pour M. de Lamennais, la vraie cause, de ses changemens, c’est cette humeur violente qui n’a point su, au moment voulu, se résigner à un joug ; c’est cet orgueil « d’un caractère ardent, présomptueux, opiniâtre, » c’est cette « fougue d’une imagination qui outrait tout : » Nous nous servons de ses propres paroles. M. de Lamennais voyait le piège pour d’autres sans l’éviter pour lui ; il y est tombé, et il est allé jusqu’au fond. C’est le propre d’ailleurs de ces esprits excessifs de ne connaître aucune borne en aucun sens : absolus quand ils fulminent contre la révolution, contre toute idée libérale, qu’ils confondent avec l’athéisme, ils le sont plus encore quand ils se tournent contre le catholicisme et les idées conservatrices. En cela seulement ils sont fidèles à eux-mêmes ; l’extrême en tout leur plait ; ils se font avec la même imperturbable assurance les prophètes des religions les plus opposées, et rien ne les avertit qu’ils sont tenus au moins à quelque modération envers ceux qui n’ont pas le mérite de ces brusques et radicales conversions. Qu’on prenne donc M. de Lamennais pour un esprit d’une trempe rare et vigoureuse, qu’on saisisse sur le fait et dans ce qu’elles ont de dramatique les luttes intérieures d’une telle intelligence, soit ; mais qu’on n’ajoute point que c’est là un guide, une lumière dans un temps comme le notre, parce qu’on pourrait dire aussitôt à cette imagination outrée : A laquelle des vérités professées par vous faut-il s’arrêter ? Entre les extrémités de votre vie qui se querellent et se font la guerre, pour laquelle faut-il prendre parti ? Et à quoi tout cela a-t-il conduit M. de Lamennais ? Cela l’a conduit à devenir ce qu’on l’a vu dans ces derniers temps, un philosophe sans école, un penseur sans crédit, un esprit orageux se consumant lui-même dans sa propre impuissance au milieu des ruines qu’il avait faites autour de lui, et la haute mélancolie qu’on lui attribue n’est à nos yeux qu’un témoignage du sentiment de cette situation ; la fin même de M. de Lamennais n’est point malheureusement en désaccord avec elle. L’auteur de l’Essai sur l’indifférence a voulu, dit-on, mourir comme il a vécu depuis nombre d’années, en bon démocrate socialiste, il a tenu à être jeté dans la fosse commune, sans pompes, sans prières de l’église, et son vœu a été rempli. Que d’autres admirent cette fin. Il est sans doute permis aussi de la trouver plus vulgairement triste que simple. Sans prétendre pénétrer les mystères de la dernière, heure, il tant toujours se défier des simplicités de l’orgueil.

Bien loin de voir un guide, une lumière dans cette intelligence tourmentée et inhabile à se guider elle-même, il faut donc y voir plutôt cet exemple douloureux et périlleux qu’offrent toutes les intelligences naufragées. Où vont les esprits qui s’égarent sur ces traces trompeuses ? Ils vont où peuvent aller des esprits que nulle règle, que nulle foi ne conduit plus ; et comme ils ont toujours de moins que les maîtres le génie littéraire qui couvre souvent de son manteau splendide les plus tristes pauvretés, ce sont d’assez maigres héros du doute et du blasphème, de petits contempteurs des lois sociales, de vides et creux déclamateurs. Par un autre chemin, ils viennent rejoindre tous les esprits singuliers de notre temps qui ont formé un moment toute une postérité abâtardie des plus poétiques héros de l’inquiétude humaine, et qui, sauf quelques nuances, se reconnaissent toujours aux mêmes traits : absence de vigueur morale, ardeur vague de l’imagination, culte de toutes les faiblesses et de tous les doutes intérieurs, rêverie malsaine. Combien de fois ne s’est-elle pas reproduite dans de ternes copies, cette image des Hamlet, des Child-Harold, des René, des Obermann ! Elle a eu son reflet véritablement dans la réalité aussi bien que dans l’art, cette race, est-elle enfin épuisée ? Elle n’est pas disparue autant qu’on le pourrait croire. C’est encore un de ces héros dont M. Paul Meurice raconte, l’histoire dans son roman de la Famille Aubry. Natalis est le type d’une de ces natures d’artiste, molles et flottantes, qui ne savent jamais vouloir, et qui s’ingénient à se déchirer elles-mêmes. Paresseuses et égoïstes, elles ne savent rien conquérir, et comme aucune lumière morale ne les guide, leur talent même est une fascination sans grandeur. Observez-les dans leur vie : rien ne leur serait plus facile souvent que de mettre la main sur le bonheur ; mais elles le laissent fuir, et ne songent à le poursuivre que lorsqu’elles ne peuvent plus l’atteindre. De là ces luttes poignantes et stériles où l’imagination a la principale part, où la passion prend un caractère exceptionnel. Natalis Aubry ne s’éloigne en rien de cette donnée ; il veut et il ne veut pas, il donne asile dans son imagination à tous les rêves. Il aime une jeune fille, Marthe ; il ne faudrait qu’un mot de lui pour que son amour fût satisfait, et il laisse son propre frère épouser cette jeune fille, sauf à aimer Marthe d’un amour plus violent encore ensuite. Ainsi va cette mobile nature jusqu’au dernier moment, où elle ne trouve d’issue que dans le suicide, ce qui n’a rien de nouveau. M. Paul Meurice avait eu cependant une idée élevée, celle de montrer cette nature capricieuse et faible de son héros, périssant faute de nourrir un sentiment suffisant de la liberté morale et de la responsabilité. Seulement il semble se faire une idée singulière de cette liberté morale d’après les interprétations qu’il en donne. Il y mêle peut-être même un peu de politique démocratique, ce qui n’est pas fait pour éclaircir le problème. Ôtez tout cela, il reste dans la Famille Aubry quelques scènes d’une grâce passionnée et émouvante, quelques mouvemens d’une certaine force poétique. Littérairement, que manque-t-il à ce roman ? il lui manque, comme à tant d’autres compositions, de ne point renfermer en cent pages ce qui est en trois volumes. Ainsi resserrée et contenue dans ses proportions naturelles et justes, l’histoire de Natalis Aubry aurait eu sans doute plus de relief et d’originalité. Cet art de se contenir, d’écrire des livres courts qui ne disent que ce qu’il faut dire, cet art élevé, en qui se résume toute la science littéraire, semble par malheur ne plus préoccuper les esprits dans un temps de hâte et de précipitation où toutes les perspectives naturelles s’intervertissent, où toutes les notions se troublent. Au milieu de toutes les tentations qui les environnent, c’est en eux-mêmes que les écrivains ont à retrouver ce secret des compositions vraies qui intéressent, qui émeuvent sans sortir des justes proportions. Oublie-t-on que, dans un petit volume de cent pages, il y a souvent plus de génie, plus de puissance d’analyse et d’observation que dans les vingt volumes de ces romans qui naissent un matin et dont on ne parle plus le soir, si tant est qu’on s’en soit occupé ?

Pense-t-on, d’un autre côté, que le rajeunissement de l’intelligence littéraire par l’étude de toutes les conditions sérieuses et sévères de l’art n’eût point aussi sa signification dans la situation politique de notre pays ? La France lui devrait encore cette influence morale qu’elle a souvent exercée, et qui s’étend sans effort dans la paix comme dans la guerre. Quoi qu’il en soit de ces perspectives que l’esprit peut s’ouvrir, nous voici revenus au temps où ne s’exercent plus seulement les simples et pacifiques influences intellectuelles. C’est au sort des armes aujourd’hui qu’est remise la solution des plus grandes questions. Faut-il s’étonner que tous les pays de l’Europe, bien que dans une mesure différente, se ressentent de cette situation générale ? Mais ce qu’il faut observer en même temps, c’est que s’il est des complications qui atteignent à de redoutables proportions, il est d’autres difficultés qui avaient bien leur gravité dans le principe et qui s’aplanissent heureusement. S’il est des peuples et des gouvernemens entre lesquels les relations s’aggravent, il est aussi des rapports qui se resserrent et prennent un caractère nouveau de conciliante et mutuelle bienveillance. On ne saurait parler aujourd’hui des nuages, des méfiances, qui ont pu s’élever il y a deux ans entre la France et la Belgique, que pour montrer l’accord actuel des deux pays, accord déjà manifesté par plus d’un fit politique, tel que le voyage du prince Napoléon à Bruxelles, et qui vient d’aboutir au règlement définitif des difficultés commerciales nées de l’expiration du traité de 1845. La situation des deux pays se trouve désormais placée sous l’empire de diverses transactions qui règlent tous les intérêts. Ce sont en première ligne les deux conventions qui avaient été signées le 22 août 1852 et qui sont aujourd’hui mises en vigueur ; c’est en outre le traité de commerce qui vient d’être conclu et signé le 21 février 1854. Parmi les conventions qui remontent à 1852, l’une, comme on sait, stipulait en faveur de la Belgique quelques dégrèvemens de tarifs sur les cotonnettes, le houblon, le bétail ; l’autre, qui était incontestablement la plus importante, avait pour but la garantie réciproque de la propriété littéraire et artistique dans les deux pays. Il serait inutile, on le pense bien, d’entrer dans tous les détails de cette convention ; son importance est dans le principe sur lequel elle repose, principe avant tout moral et équitable, qui place sous la sauvegarde du droit international une propriété aussi sacrée que toutes les propriétés. La contrefaçon se trouve donc en droit définitivement abolie en Belgique, et la France a fait un pas décisif dans la voie où elle était entrée en négociant successivement des traités avec la Sardaigne, l’Espagne ; le Portugal, le Hanovre et d’autres états encore, pour la garantie de la propriété littéraire. Enfin est venu le dernier traité de commerce qui a été signé le 27 février, à Bruxelles, par le représentant de la France, M. Adolphe Barrot, et le ministre des affaires étrangères de Belgique, M. de Brouckère. Le traité actuel étend sous plus d’un rapport les concessions réciproques que se faisaient les deux pays par le traité de 1845. La France garantit la Belgique contre toute élévation de droits d’entrée sur les houilles, les fers et fontes belges ; elle modifie en faveur de la Belgique le tarif des fils et toiles de lin. La chaux et les matériaux à bâtir belges seront désormais reçus en franchise à nos frontières. De son côté, la Belgique assure à nos soieries, à nos vins, à nos sels, la garantie d’un traitement de faveur semblable à celui que la France assure à ses houilles et à ses fers. Le traité actuel se fonde sur le besoin que les deux pays ont réciproquement de leurs produits ; il donne un caractère plus simple et plus rationnel à leurs rapports commerciaux, et par cela même il ne peut qu’activer ces relations, qui déjà s’élèvent à un chiffre supérieur à celui du commerce de la France et de l’Allemagne. Dans nos relations commerciales, la Belgique ne vient qu’après l’Angleterre et les États-Unis, Ainsi les intérêts de la Belgique et de la France se trouvent replacés sous l’empire d’un régime normal et assuré, et l’alliance des intérêts ne peut que profiter aux rapports politiques des deux pays. C’est donc là, pour la France comme pour la Belgique, un fait d’une importance réelle, puisqu’il peut contribuer à la prospérité de leur industrie et de leur commerce.

La Hollande ne reste pas moins que la Belgique livrée au soin de ses intérêts positifs au milieu des préoccupations générales. Les chambres ont repris leurs travaux depuis quelques semaines ; elles s’étaient séparées à la fin de l’année après la discussion prolongée du budget et le rejet de cette proposition sur le système des accises, qui fit quelque bruit il y a peu de mois. Cette proposition du reste avait eu pour résultat une modification du cabinet de La Haye. Aujourd’hui le ministère hollandais vient présenter aux chambres de nouveaux projets financiers. Le principal de ces projets est celui qui propose une conversion de la dette 4 pour 100 en 3 pour 100. Une somme de 248 millions serait convertie ; des amortissemens annuels seraient effectués à partir de la troisième année de la nouvelle émission. Le résultat le plus essentiel de cette opération serait de produire une assez importante économie, qui, jointe à l’excédant des exercices financiers antérieurs, permettrait d’arriver au dégrèvement de certains impôts. Le gouvernement lui-même s’est préoccupé de projets tendant à réduire les impôts qui pèsent sur les objets de première nécessité, sur le commerce et la navigation, ainsi que d’un moyen nouveau d’améliorer la contribution personnelle qui frappe les classes moyennes. Ces divers projets devaient être soumis aux chambres ; mais le moment n’a pas été jugé parfaitement opportun : le gouvernement s’est arrêté en présence de la situation générale de l’Europe, qui ne lui permettait pas de diminuer ses ressources. C’est déjà une assez grande hardiesse de proposer une opération comme la conversion dans un instant semblable et les adversaires même du cabinet de La Haye lui ont rendu cette justice. C’est peut-être d’ailleurs à cause de cette hardiesse, que le projet rencontre d’assez vives contradictions dans les chambres. D’ici à peu sans doute, cette question sera vidée devant le parlement hollandais, qui se trouve placé entre la crainte d’aller trop vite dans les réformes de ce genre et le goût naturel qu’on a toujours à diminuer les charges publiques. ch. de mazade.