Chronique de la quinzaine - 28 février 1854

Chronique n° 525
28 février 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1854.

Telle est la puissance de certaines situations politiques qu’elles ne font un pas que pour se mieux manifester dans leur grandeur ; elles ne se simplifient et ne s’éclaircissent qu’en s’aggravent. Il y a peu de temps encore, l’incertitude des négociations relatives à l’Orient restait tout à la fois le tourment et l’illusion de la conscience publique. Aujourd’hui le dernier mot redouté et attendu de cette longue crise n’est plus à prononcer. La clarté s’est faite sur tout ; les gouvernemens ont appelé la plus large publicité à leur aide pour ne laisser place à aucune méprise, faisant de l’opinion universelle l’arbitre de leurs efforts passés et de leurs résolutions présentes. La situation est tranchée de part et d’autre ; de part et d’autre aussi, on sait où l’on va, et si la Russie, insensible aux dernières tentatives qui ont été faites, a persisté jusqu’au bout dans les suggestions hautaines de sa politique, les puissances occidentales peuvent du moins marcher à la lutte qui leur est imposée avec le sentiment d’avoir tout épuisé pour échapper à l’extrémité fatale de la guerre. Ainsi l’Europe se trouve ramenée à l’une des plus formidables crises qui l’aient agitée depuis les grands chocs de l’empire. Seulement, et ce n’est pas le moindre signe des transformations contemporaines, l’attitude respective des divers peuples est loin d’être la même. C’est la Russie qui se trouve isolée aujourd’hui sur le continent au milieu de ses alliances dissoutes, c’est l’Europe tout entière qui est prête à lui opposer le faisceau de plus en plus serré de ses forces morales et matérielles.

En vérité, on peut le dire encore, l’empereur Nicolas avait accoutumé, jusqu’ici l’Europe à plus de prudence et de perspicacité. À la faveur des révolutions continentales, il avait su se donner les dehors d’un certain rôle modérateur et conservateur, et si on n’y pouvait voir un abandon de sa politique vis-à-vis de la Turquie, du moins devait-on présumer qu’il proportionnerait son action en Orient aux nécessités et aux devoirs du rôle qu’il ambitionnait dans l’Occident. On sait ce qu’il en a été. On a vu comment, engagée imprudemment peut-être au début dans cette lutte, la Russie s’y est enfoncée par obstination, mêlant une incontestable audace à la ruse, essayant de frapper un grand coup à Constantinople, et entretenant les illusions de l’Europe par des assurances démenties à l’instant même. Faut-il une preuve de la duplicité de cette politique ? Elle est tout entière dans un simple, rapprochement qui résulte des pièces diplomatiques. Le 14 mai 1853, M. de Nesselrode, à Saint-Pétorebourg, déclarait encore que tout était fini. Or pendant ce temps que faisait le prince Menchikof à Constantinople ? Il posait un ultimatum impérieux ; il déclarait sa mission terminée le 18 mai, et le 21 il quittait Constantinople. Ainsi il en a été depuis l’origine jusqu’au moment où, changeant de langage sans quitter la voie des subterfuges, la Russie a dû se dire en butte à une pression exagérée de l’Europe. Est-ce la pression de l’Europe cependant qui amenait l’ultimatum du prime Menchikof ? Est-ce par l’envoi des flottes à Besika, envoi ordonné et notifié le 2 juin, que s’explique l’invasion des principautés, annoncée le 31 mai par M. de Nesselrode dans sa lettre à Rechid-Pacha ? Est-ce la présence de nos vaisseaux dans le Bosphore qui a pu provoquer l’attaque de Sinope ? Et pour tout dire, la pression de l’Europe s’était-elle exercée à un degré quelconque, lorsque, l’envoi du prince Menchikof à Constantinople coïncidait avec les préparatifs militaires sur le Pruth et les arméniens dans les ports russes de la Mer-Noire ? Comment s’explique cette étrange conduite du gouvernement russe ? Il faut tenir compte sans doute de la terrible logique d’une politique ambitieuse ; mais n’est-il pas aussi permis de penser que le tsar a mal calculé, et ne s’est point fait une idée exacte de l’état de l’Europe ? il a trop multiplié les yeux de sa diplomatie, d’une diplomatie peu officielle peut-être, qui lui a fait voir ce qu’elle voyait elle-même indubitablement, et non ce qui était. Il a trop cru au pouvoir d’une habileté vulgaire pour entretenir des incompatibilités d’humeurs et d’intérêts entre les gouvernemens. Ne l’a-t-on pas vu, jusqu’au dernier instant, essayer de se glisser à travers les moindres divergences qui pouvaient se manifester entre l’Angleterre et la France ? Et finalement, qu’a donc gagné la Russie dans ce jeu périlleux qui vient se dénouer par la guerre ? Elle y a gagné de voir son crédit sur le continent pour longtemps compromis, l’ensemble de ses rapports et de sa politique avec l’Orient remis en doute tous les traités conquis sur la Turquie depuis un siècle virtuellement abrogés. De toutes les questions qui ont pu s’agiter depuis un an, il n’en reste plus qu’une debout, celle de savoir si, dans une affaire comme le règlement de l’étal de l’Orient, le droit de décider souverainement appartient à une seule puissance ou à l’Europe entière, — et ce droit, il est aujourd’hui au bout de l’épée de la France et de l’Angleterre aussi bien qu’au bout de l’épée de la Russie.

C’est donc là une phase nettement dessinée et caractéristique des affaires d’Orient, — la phase de l’action après celle des négociations infructueuses. Pour les puissances occidentales, le point de départ et le but, c’est le maintien de l’équilibre et de la sécurité de l’Europe, identifiés aujourd’hui avec l’indépendance de l’empire ottoman. Maintenant les faits les plus récens ne peuvent que se coordonner à la donnée principale de cette situation, qui vient d’éclater dans toute sa gravité. La lettre de l’empereur des Français au tsar, dernière tentative essayée entre une suspension de rapports diplomatiques et une rupture définitive, a reçu la réponse qu’il était malheureusement facile de prévoir. L’empereur Nicolas déclare ne point accepter les propositions qui lui sont faites ; Dès lors, pour la France et pour l’Angleterre, que restait-il à faire, si ce n’est à se préparer aux conséquences de ce refus ? C’est vers ce but que tout converge des deux côtés du détroit depuis quelques jours. Au milieu de ces préparatifs, s’il est un spectacle solennel et saisissant, c’est à coup sûr celui qu’a offert jusqu’ici le parlement anglais. Dans les deux chambres, la question a été débattue, et dans ces débats, qui se renouvellent encore chaque jour, tout est grave et décisif. Le seul intermède peu sérieux, c’est M. Cobden. En vérité, M. Cobden ressemble un peu trop aux instrumens qui excellent à jouer un air, un seul air. M. Cobden a joué excellemment l’air du libre-échange, et il a imaginé être docteur en toute matière politique. C’est ainsi qu’un homme d’esprit peut arriver aux excentricités les plus bizarres. En déclamant en ce moment contre la guerre et contre la Turquie, M. Cobden a eu au moins le succès des membres du congrès de la paix qui ont cru de leur devoir d’aller conférer avec l’empereur Nicolas à Saint-Pétersbourg, et qui viennent d’effectuer un très heureux retour en Angleterre. Ce n’est pas sur le terrain de M. Cobden, on le conçoit, que pourrait se placer l’opposition sérieuse. Le seul reproche adressé par l’opposition anglaise au gouvernement de la reine Victoria, c’est celui de n’avoir pas arrêté cette crise dès le début par plus de décision et d’énergie. C’est là ce qui semble le plus plausible en effet, mais c’était là le difficile. À l’origine, la Turquie n’était pas en état de se défendre, l’Angleterre et la France ne s’étaient pas complètement mises d’accord ; la politique de la Russie ne s’était pas assez dévoilée, et ni l’Autriche ni la Prusse n’étaient suffisamment éclairées sur cette politique violente et agressive.

C’est le temps qui a permis à la Turquie de s’armer et de trouver dans son sein des forces nouvelles, c’est le temps qui a scellé l’union intime de la France et de l’Angleterre, et qui a contribué à rapprocher des deux puissances l’Autriche et la Prusse elles-mêmes ; c’est le temps en un mot qui a créé cette situation où la Russie est seule d’un côté, et où l’Europe est de l’autre. Ainsi cette année de temporisation n’a point été perdue. C’est là, pourrait-on dire, le résumé des divers discours prononcés par lord John Russell et sir James Graham, par lord Palmerston et lord Clarendon. Le discours de John Russell reste notamment comme l’expression la plus élevée et la plus fière du patriotisme britannique à la veille de la guerre, et ce qui achève de lui donner sa signification, c’est la demande faite au parlement d’une augmentation de dix mille hommes pour l’armée de terre, de dix mille hommes pour l’année de mer, ainsi que d’une somme de 3 millions de livres sterling. C’est du reste l’honneur de l’opposition anglaise de n’avoir nullement marchandé ces ressources en hommes et en argent, et de s’être montrée prête à seconder le gouvernement, comme l’a déclaré M. Disraeli. Quant à la France, où les grandes questions politiques n’ont plus aujourd’hui leur retentissement à la tribune, le gouvernement y supplée par des publications destinées à éclairer l’opinion, et qui ne font d’ailleurs que montrer sous une autre face l’alliance des deux pays. En ce moment encore, le gouvernement publie une circulaire de M. le ministre des affaires étrangères qui prescrit à nos agens au dehors d’étendre leur protection à tous les sujets anglais que pourraient atteindre les conséquences de la guerre ; c’est sans nul doute à titre de réciprocité. Au milieu des traits divers d’une situation qui se dessine de plus en plus, quels sont aujourd’hui les points principaux, les actes si l’on veut, qui la caractérisent et la résument ? Il n’y a point encore, il est vrai, de déclaration de guerre officielle ; mais en Angleterre comme en France des troupes sont embarquées et dirigées vers Constantinople. Dans peu de jours, une sommation semble devoir être adressée à la Russie pour l’évacuation des principautés, ce qui sera, à bien dire, la véritable, déclaration de guerre, et en attendant une convention est soumise à la signature du sultan pour régler les conditions de l’appui prêté par la France et l’Angleterre à l’empire ottoman. Les deux puissances n’ont à stipuler aucun intérêt personnel, aucun agrandissement de territoire ; de son côté, la Turquie s’engage à ne traiter de la paix que de l’avis des cabinets occidentaux. Qu’il puisse y avoir lieu suivant la chance des armes, ainsi que le disait récemment un ministre anglais, à reprendre à la Russie des territoires pour les remettre entre les mains d’anciens possesseurs, comme aussi à lui faire payer les frais de la guerre, tout cela est certes au nombre des éventualités d’une semblable lutte ; mais cela ne change pas son vrai caractère, qui est d’être une guerre entreprise pour conquérir la paix, pour assurer à l’Europe des garanties plus efficaces et plus durables contre le retour périodique de ces secousses désastreuses. Jetées dans la lutte sans l’avoir voulu, sans ambition personnelle d’agrandissement, l’Angleterre et la France stipulent pour un intérêt universel. Lord Clarendon le disait ces jours derniers, puisque la question se présente, il faut la résoudre et lâcher de la bien résoudre. C’est là le sens élevé, le but et la limite de l’intervention actuelle des deux puissances occidentales ; tout le reste est livré aux chances des événemens.

Au point où en sont arrivées en quelques jours la France et l’Angleterre, la seule question capable de préoccuper les esprits prévoyans, c’était évidemment celle de savoir si la guerre resterait circonscrite en Orient, s’il ne viendrait pas s’y mêler, pour la compliquer, des mouvemens nationaux ou révolutionnaires. Cette question même, il est facile de le voir, en impliquait une autre, celle de savoir quelle serait l’attitude de l’Autriche et de la Prusse. Or c’est sous ce rapport surtout qu’une amélioration sensible se manifeste dans les conditions actuelles de l’Europe. Tout annonce aujourd’hui que l’Autriche et la Prusse ont fait un pas de plus vers l’Angleterre et la France. Lord Clarendon, dans une des dernières séances du parlement, laissait entrevoir leur concours comme n’étant plus douteux. « Nous n’entendons plus parler de neutralité, » disait-il. L’Autriche, pour sa part, vient de faire avancer un nouveau corps de vingt-cinq mille hommes vers ses frontières. Si la Prusse n’a point une mesure semblable à prendre pour le moment, elle parait être dans les mêmes dispositions. En agissant ainsi, la Prusse et l’Autriche ne font que répondre à ce qu’on avait le droit d’attendre de l’indépendance de leur politique et du sentiment de leurs intérêts les plus élevés. Nous ne parlons pas même de ce qu’il pouvait y avoir de blessant pour l’orgueil légitime des deux grands états allemands dans l’offre récente de cette garantie de neutralité, qui, pour la Russie, avait toute la valeur d’une alliance effective en immobilisant les forces de l’Allemagne, et qui aux yeux de monde portait le cachet d’une sorte de patronage de suzerain. Au point de vue des dangers qui peuvent être suscités en Europe par des mouvemens révolutionnaires ou nationaux, où est l’intérêt le plus réel de l’Autriche spécialement ? Consiste-t-il à s’allier avec la Russie, qui a donné le premier exemple de la violation des traités, et qui en ce moment même, par la force des choses, est l’âme des agitations de la Servie, agitations qui peuvent s’étendre aux provinces slaves de l’Autriche ? Cet intérêt ne consiste-t-il pas plutôt à se rapprocher complètement de l’Europe, dont la solidarité est assise sur le respect des traités ? Que l’Autriche eût incliné vers la Russie, il n’est point difficile de pressentir les complications qui pouvaient naître immédiatement. Qu’elle s’unisse à l’Angleterre et à la France conjointement avec la Prusse, la base nécessaire de l’alliance des quatre puissances n’est-elle pas le maintien des conditions territoriales actuelles de l’Europe ? Et en outre l’union des quatre états n’est-elle pas la force la plus imposante pour tenir en respect les élémens révolutionnaires ? C’est ce qu’exprimait récemment le Moniteur en disant que, si les drapeaux de la France et de l’Autriche marchaient unis en Orient, on ne les diviserait pas sur les Alpes.

Ce danger révolutionnaire, que le comte Orlof invoquait il y a peu de jours à Vienne, c’est justement ce qui sépare l’Autriche de la Russie, parce qu’après tout si l’impulsion révolutionnaire vient de quelque côté aujourd’hui en Europe, ce n’est ni de l’Angleterre ni de la France. Du reste, l’Autriche n’en est point sans doute à savoir que la plus extrême modération et la marche la plus prudente ne sont point des gages suffisans à Saint-Pétersbourg. Le peu de succès de la mission du comte Orlof parait avoir tellement irrité le tsar, qu’au premier moment il voulait, assure-t-on, interdire à ses officiers de porter des décorations autrichiennes et enlever à quelques corps de son armée les noms qui rappellent l’Autriche. Tout ceci vient à la suite d’un incident singulier qu’on rapportait il y a quelque temps. On raconte donc, — que ne raconte-t-on pas ? — qu’après la guerre de Hongrie l’empereur François-Joseph, étant allé à Varsovie et se trouvant auprès d’une statue de Sobieski, aurait dit à l’empereur Nicolas, en lui montrant l’image du héros polonais : « Voilà le premier sauveur de l’Autriche, sire, vous êtes le second. » Plus tard, il y a quelques mois, après les conférences d’Olmütz, où la politique russe n’avait pu arriver à ses fins, l’empereur François-Joseph étant retourné à Varsovie, l’empereur Nicolas lui aurait dit, en lui montrant la même statue de Sobieski : « Voilà la première dupe, je suis la seconde. » Le tsar se serait même servi, dit-on, d’une expression moins impériale encore que celle de dupe. S’il résulte de ces paroles que l’amitié de la Russie n’est pas toujours aussi chevaleresque qu’elle le parait, cela prouve aussi qu’à travers la réserve habituelle de sa diplomatie, la résolution de l’Autriche n’a cessé d’être la même au fond. Peut-être devrait-on aller plus loin : on pourrait dire qu’en agissant ouvertement en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman, l’Autriche est de toutes les puissances la plus fidèle à sa politique. Lorsqu’avant la guerre de 1828 la Russie, pour des griefs à peu près semblables à ceux d’aujourd’hui, se disposait à employer les moyens coercitifs contre la Turquie, elle dut se demander quelle serait l’attitude des divers états de l’Europe ; elle posait même le cas où elle aurait à faire face à tous. Or le pays le plus opposé aux desseins de la Russie à cette époque était l’Autriche. Le prince de Metternich, malgré sa répugnance aux partis extrêmes, allait jusqu’à accepter les chances d’une guerre,et il l’eût faite, si la France s’y fût prêtée. Une dépêche curieuse de M. Pozzo di Borgo, datée de 1825, atteste assez ces dispositions. D’autres sentimens prévalaient alors en France et en Angleterre. L’esprit libéral était exalté par l’insurrection grecque. L’affranchissement de la Grèce suivit en effet, et l’Europe y vit un triomphe ; mais ce qui n’était point du tout un succès pour l’Europe, c’est que pendant ce temps la Russie poursuivait la guerre contre la Turquie, abandonnée de tout le monde, et lui arrachait le traité d’Andrinople, étape nouvelle dans la voie de ses conquêtes en Orient. Même après ce traité M. de Nesselrode disait encore de l’Autriche : « Nos rapports avec elle sont froids, et ne peuvent que l’être après toutes les contrariétés qu’elle nous a suscitées pendant la dernière guerre, » Qu’en faut-il conclure ? C’est que dans la crise actuelle, en se rangeant du côté de la France et de l’Angleterre, l’Autriche ne fait que demeurer fidèle à ses précédens politiques en même temps qu’elle satisfait à ses intérêts les plus directs en Europe et en Orient. En réalité, si on examine bien, l’Autriche est beaucoup plus engagée qu’elle ne le croit peut-être elle-même. Pour elle, accepter l’alliance de la France et de l’Angleterre n’est que la conséquence naturelle de tout ce qu’elle a fait depuis un an, puisque depuis un an elle n’a cessé d’avoir sa part dans toutes les propositions de paix. C’est pour se tourner du côté de la Russie qu’elle aurait eu à faire un effort immense ; elle aurait eu à revenir sur toute sa politique.

Sur quoi donc peut compter la Russie aujourd’hui ? Elle ne peut plus espérer le concours de l’Autriche et de la Prusse. Elle ne peut s’appuyer sur des états relativement moins importans tels que le Danemark, et la Suède, qui nourrit encore le vieux grief de la Finlande conquise, et qui marcherait plutôt contre elle. Elle n’a la sympathie d’aucun gouvernement et d’aucun peuple. Seule en Europe, c’est en Orient même qu’elle semble reporter sa pensée et son action. Depuis un an en effet, on peut observer comme un dialogue muet entre le gouvernement russe et les populations grecques de l’Orient. – Je défends la foi orthodoxe, dit la Russie, je revendique ses privilèges, je couvre de ma protection votre religion et vos foyers. — Soit, disent les populations orientales par leurs organes les plus distingués : nous voulons plus qu’un protectorat russe, nous voulons l’empire chrétien rétabli à Byzance ; mais pour le moment vous êtes l’ennemi des Turcs, vous menacez leur domination, et cela nous suffit. Puis la guerre est une occasion d’affranchissement. — Ainsi s’est exalté progressivement l’esprit grec. Assez souvent nous avons indiqué le travail qui s’opère dans ces contrées. Les publications les plus remarquables ne cessent d’enflammer les ressentimens contre la Turquie et de relever les victoires de la Russie, tout en disant qu’on ne veut pas du protectorat russe, qu’il n’y a point de parti russe. À quoi cela conduit-il ? Aux insurrections qui viennent d’éclater sur divers points. Dans l’Albanie, dans la Thessalie, dans la Macédoine, des mouvemens simultanés se sont produits. Arta est le foyer de la plus active propagande. Quand même il n’y aurait pas quarante mille insurgés debout, comme on l’a dit, ce ne serait pas moins le côté le plus délicat et le plus grave peut-être de la crise présente, et ce n’est que par la plus extrême bonne foi, par la loyauté de son action, que l’Europe peut en triompher. En prêtant son appui à l’empire ottoman, l’Europe n’a point caché qu’à ses yeux un des élémens essentiels du règlement futur des affaires de l’Orient, c’était une amélioration dans l’état des chrétiens orientaux, dans leur vie religieuse comme dans leur vie civile et politique. Une dépêche de M. le ministre des affaires étrangères à notre représentant à Berlin en fait une des conditions du concours de la France, tout récemment, lord Clarendon, dans le parlement anglais, reproduisait le même engagement. Ainsi l’Europe n’a point été la dernière à prendre en main l’intérêt des populations orientales, et ce qu’il faut ajouter, c’est que le gouvernement turc ne s’est nullement refusé à cette pensée ; mais en même temps qu’elle fait entrer dans les plans de sa politique une amélioration sérieuse de l’état des populations chrétiennes, l’Europe a bien le droit sans doute de ne point asservir son intérêt à tous les entraînemens de ces populations. Ce qui arrivera d’un empire chrétien, c’est le secret de l’avenir et point l’objet de la politique actuelle, qui ne peut se servir que des élémens qu’elle trouve.

Pour le moment, il s’agit de régler la situation de l’Orient, d’assurer son indépendance contre la Russie et de faire sortir de cette crise quelque bienfait pour la civilisation et pour l’humanité. C’est dans cette œuvre que l’Europe a le droit de ne point mesurer son action à toutes les espérances. S’il y a dans les populations grecques des sentimens généreux en principe, des instincts légitimes, il y a aussi un point au-delà duquel ces instincts et ces sentimens iraient droit contre leur but : ce serait s’ils se mettaient en contradiction avec la politique occidentale. Qu’en résulterait-il ? c’est que, s’il y avait un Navarin, s’il était même possible, il ne serait point probablement en faveur des insurgés de l’Epire. Ce qui est vrai des populations grecques de la Turquie est bien plus vrai de la Grèce proprement dite, qui, comme état indépendant, a des devoirs plus précis. Le royaume grec ne saurait oublier qu’il a été constitué et garanti par trois puissances, dont deux sont la France et l’Angleterre. Il en résulte qu’une stricte neutralité est aujourd’hui pour lui une obligation plus particulière. Évidemment le gouvernement grec peut ressentir des sympathies pour ses coreligionnaires de la Turquie, on peut au théâtre éclater en applaudissemens aux seuls mots de Byzance ; mais ce n’est point là une politique. Le cabinet d’Athènes obéit sans doute à des impulsions plus sages et surtout plus pratiqués. La Grèce se rattache à l’Occident par trop de liens, sans compter les obligations légales et matérielles, pour songer à jeter dans la balance le poids de quelques illusions d’un patriotisme inopportun. Se mêler à la lutte qui commence, ce serait, pour le gouvernement grec, prendre un parti entre les états occidentaux qui ont garanti son existence, — et prendre parti pour l’un sous une forme quelconque, ce serait délier les autres de leurs engagement. Voilà pourquoi, si nous croyons à une certaine émotion publique, nous ne croyons pas à un dessein politique arrêté, calculé. Quelque grave que soit donc cet élément nouveau dans les affaires d’Orient, il ne détournera point sans doute l’Europe de son but, il ne déplacera point la question, telle qu’elle est aujourd’hui posée entre les puissances occidentales et la Russie. Si cette question est posée en des tenues si extrêmes, ce n’est point certainement l’Europe qui l’a voulu. Il y a moins de six mois, elle offrait encore au gouvernement du tsar les moyens les plus honorables de sortir de cette crise : le crédit moral de la Russie restait intact dans le monde ; elle conservait en Orient les prérogatives d’une puissance prépondérante ; tout au plus acceptait-elle une trêve, une halte, dans sa marche conquérante. L’Europe se contentait de la paix aujourd’hui, c’est l’œuvre de tout un siècle qui va être débattue sur les champs de bataille. Si la Russie n’a montré nulle condescendance pour la paix du monde, est-il bien sûr qu’elle ait eu une grande habileté dans l’intérêt même de sa propre politique ?

Quoi qu’il advienne, la France est engagée au premier rang dans cette lutte, et toutes les opinions comme tous les partis au dedans ne sauraient qu’en accepter les conséquences. Si l’esprit révolutionnaire a toujours plus contribué à paralyser les progrès intérieurs qu’à les servir, il y a des momens où en se montrant il constituerait un véritable crime : c’est quand un intérêt national nécessite une liberté d’action, une persistance de vues particulière. Dans une telle situation, n’est-il point naturel aussi que toutes les forces, toutes les mesures du gouvernement se tournent vers le même but ? Un décret récent appelait sous les drapeaux les contingens arriérés de 1849 et 1850. Un autre décret vient de révéler la création d’une troisième escadre, composée de 10 vaisseaux, 14 frégates, 15 corvettes à voiles ou à vapeur, et prête à prendre la mer. Une dernière mesure, réalisant en France ce qui a été déjà fait en Angleterre, prohibe l’exportation de toute une série d’articles pouvant servir à la guerre, tels que poudre, plomb, effets militaires, bâtimens à voiles et à vapeur, machines propres à la navigation, etc. Il est un autre côté de l’état actuel qui n’est pas moins digne de considération, c’est celui des finances, et le gouvernement n’est point sans nul doute à s’en préoccuper. Ce qu’on peut observer depuis quelques jours dans les opérations des fonds publics, c’est une certaine tendance à ne point fléchir sous le poids des circonstances, à se relever au contraire à mesure que l’accord de l’Europe semble mieux s’établir et se dessiner. C’est dans ces conditions, c’est en face des perspectives nouvelles de la guerre, au milieu des fluctuations que la crise actuelle communique à tous les intérêts, dans le silence ou la suspension des préoccupations inférieures, que la session législative va s’ouvrir le 2 mars. Le corps législatif n’est plus appelé à intervenir dans la direction des intérêts extérieurs ; il n’a donc ni la mission ni la possibilité de rivaliser avec le parlement anglais. Dans la sphère déterminée de ses prérogatives, il ne peut que porter un soin plus vigilant dans l’étude des questions financières qui lui seront soumises et du budget prochain. Très probablement il aura à discuter un certain nombre de lois réglant des questions intérieures. C’est la vie ordinaire suivant son cours à travers les agitations puissantes qui vont ailleurs peut-être changer les destinées du monde.

Au milieu de préoccupations semblables qui ont bien tout ce qu’il faut pour absorber une société et la rappeler à tous les grands spectacles, qui croirait cependant qu’il reste assez de temps et assez de facultés oisives pour s’intéresser à une expérience bizarre, vieille déjà d’un an en France, — l’expérience de plus en plus surprenante des tables qui tournent et qui parlent ? Ces malheureux meubles, dignes d’un meilleur sort, ont leurs prophètes, leurs évangélistes et même leurs exorcistes ; ils ont leur légende dorée toute brodée de prodiges. On les interroge sur la paix et sur la guerre, sur les choses les plus inconnues ou les plus futiles, et ils ne font nulle difficulté de répondre. Mais voici qui est bien mieux et qui vient enrichir la légende. Il y a, dit-on, un prédicateur fameux qui a eu l’idée de questionner une table, et qui lui a arraché un aveu des plus imprévus : c’est qu’elle était tout simplement Ninon de Lenclos. Cet aveu obtenu, il s’agissait de demander à Ninon si elle ne consentirait pas à dépouiller la forme vulgaire d’une table et à paraître en personne ; c’est à quoi l’illustre épicurienne ne s’est nullement refusée : elle a pris jour et heure, et elle a comparu, au grand effroi de cette imagination terrible, qui l’avait évoquée. À ceci il n’y a de comparable que les tressaillemens les dramatiques et les convulsions d’une corbeille à qui on présente l’Évangile, selon ce que rapporte l’auteur d’une brochure, prêtre aussi, et qui porte un nom philosophique. N’est-ce point le cas d’emprunter au père Ventura un mot récent sur les tables parlantes, qu’il appelle « un des plus grands événemens de notre siècle ? » Ainsi parle le célèbre théatin dans une lettre à l’auteur d’un livre écrit avec une bonne foi effrayante sur les Esprits et leurs manifestations fluidiques, — M. Eudes de Mirville. Comme l’auteur du livre des Esprits, le père Ventura voit dans les tables tournantes toute une révélation, une justification de la Providence, une réhabilitation du moyen âge et de l’église, un signe des temps.

Il y a certes un phénomène aussi étrange que le phénomène des tables qui tournent et qui parlent, c’est cette épidémie de crédulité qui s’attache en certains momens à des faits restés sans explication pour en tirer les conséquences les plus inouïes. Le merveilleux n’éclate-t-il donc pas en traits assez puissans dans l’univers, sans qu’on faille chercher dans les incarnations d’une table et dans les convulsions d’une corbeille ? Et si tant est qu’il y ait là quelque fait bizarre et mal expliqué, l’éclaircit-on beaucoup mieux en imaginant toute une légion d’esprits invisibles et de démons occupés à tenter l’homme sous toutes les formes, pour s’emparer de lui ? Ce qu’il y a de plus singulier en effet, c’est qu’en général ce sont des imaginations religieuses qui se vouent le plus passionnément à ce passe-temps fiévreux ; elles se lamentent sur un caprice qu’elles propagent ; elles donnent à tout cela l’authenticité de leur crédule bonne foi, pour se procurer la satisfaction d’une conjuration contre le démon. Sait-on, en pareil cas, le plus infaillible exorciste ? C’est le bon sens, et pour notre bonne renommée, il ne faudrait pas trop prolonger ce puéril amusement. Étrange manie d’esprits fermés à toutes les lumières naturelles des événemens, et qui se plongent dans leurs surexcitations inutiles, tandis qu’autour d’eux tout vit, tout marche et constitue le plus grand, le plus saisissant merveilleux, celui qui résulte du drame humain se développant dans sa variété et dans sa puissance !

S’il n’est point inutile d’observer ces symptômes, c’est qu’ils sont l’indice d’un travail qui s’opère dans une certaine région de l’intelligence publique. Ils sont l’expression de tout un ordre d’idées qui se fait jour dans un certain nombre de publications destinées à bouleverser toutes les lois de la philosophie et de l’histoire. Les explications les plus simples et les plus naturelles ne suffisent plus, le merveilleux et le surnaturel sont invoqués à tout instant ; la Providence est prise à témoin pour le moindre objet ; on la mêle à tous nos petits actes, à toutes nos petites passions, et si comme dans notre siècle la civilisation et l’humanité ont à subir de cruelles épreuves, on en vient à se réfugier dans la prédiction des catastrophes suprêmes, de la fin du monde. C’est la pensée qui se retrouve au fond du livre de M. de Mirville, toujours à propos des tables tournantes. C’est le thème d’un livre écrit par un ecclésiastique sur la raison des temps présens. Que pourrait-on répondre à cela ? La réalité est que l’humanité n’est ni aussi bien portante que quelques-uns voudraient le faire croire, ni aussi malade que d’autres le disent. Le propre de notre temps plus que de tous les temps, c’est qu’il est obligé à lutter sans cesse pour sauvegarder toutes les vérités religieuses, morales, philosophiques, et que tout le monde a sa part dans cette lutte. Or, indépendamment des forces que prête la religion, s’il est une arme sûre et efficace pour soutenir le combat, c’est le bon sens, c’est l’esprit de conduite, c’est la fermeté d’une raison saine, éclairée un peu moins, on en conviendra, par un phénomène ridicule que par la leçon permanente des événemens et les spectacles de l’histoire.

Plutôt que de chercher les lois du monde dans ces visions souvent puériles, ce qui est bien plus simple, c’est de se rapprocher de la réalité, c’est d’observer l’histoire dans ses manifestations les plus diverses, dans ses phases successives. Là on peut apprendre comment les civilisations grandissent et par quelles causes elles s’énervent et se dégradent, comment ces êtres collectifs qu’on nomme les peuples passent par toutes les fortunes, comment aussi les mêmes choses se reproduisent sans cesse à travers les siècles sous des noms différens. Sans doute il faut en venir alors à des faits précis, à des données qui n’ont point le charme de l’inconnu et du merveilleux ; mais l’esprit se sent du moins sur un terrain plus solide et plus sûr. Ouvrez le livre de M. Combes sur l’abbé Suger, son ministère et sa régence ; vous trouverez la monarchie française dans une des périodes les plus critiques et les plus laborieuses de sa formation ; vous verrez reparaître la figure d’un de ces prêtres hommes d’état d’autrefois. Suivez M. Charles Gay dans ses recherches diplomatiques sur l’établissement de la maison de Bourbon à Naples ; vous assisterez à toute cette mêlée d’intérêts qui a rempli une partie du XVIIIe siècle, et dont quelques-uns des résultats subsistent encore. Le passé le plus lointain lui-même a ses lumières, et certes il n’est point de spectacle plus instructif que celui de cette Grèce antique dont M. Filon vient de retracer le tableau dans son Histoire de la démocratie athénienne, en s’éclairant des philosophes grecs, des orateurs, des poètes. C’est là surtout qu’on peut voir comment les mêmes choses peuvent se reproduire. Un poète comique, Aristophane, ne peignait-il pas déjà, il y a plus de vingt siècles, ce brave Populus toujours caressé, pressuré et berné par tous les ambitieux, et Lysistrata allant au club des femmes ? « Tu veux faire une constitution, dit Populus ; cela n’est pas bien neuf. » Il n’est pas jusqu’au fameux axiome socialiste sur la propriété qu’Aristophane n’ait trouvé. À tout prendre, l’histoire de toutes les démocraties grecques ne se résume-t-elle pas éternellement dans cette phrase de Montesquieu sur Syracuse : « Cette ville, toujours dans la licence ou dans l’oppression, également travaillée par la liberté et par la servitude, recevant toujours l’une et l’autre comme une tempête, et malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense qui n’eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran ou de l’être lui-même. » C’est là l’instruction puissante et la lumière de l’histoire telle que l’esprit peut la recueillir par une étude directe et attentive, qui a bien son charme aussi, sans compter son utilité, toujours sensible.

El si l’histoire a cet attrait toujours vivant et toujours neuf dans le monde de la pensée, à un autre point de vue, plutôt que de chercher son plaisir, un plaisir malsain et irritant dans les puérilités des phénomènes occultes, ne vaut-il pas mieux placer ses préférences dans les recherches et les goûts naturels de l’imagination ? L’âme humaine dans ses tressaillemens, la vie dans sa mobilité, les enchantemens de la nature rajeunie au printemps ou fécondée par l’été, tout cela a un langage qui, pour n’être point celui d’une table, n’en a pas moins sa grâce et son éloquence, que recueillent les esprits bien doués pour en faire une poésie juste et touchante. Ce n’est pas que là même il n’y ait des difficultés singulières. Ce n’est pas tout que d’entendre ce langage, il faut le noter, lui donner une forme vive et originale. En un mot, au sentiment qu’on a de la poésie intime des choses, il faut joindre l’art qui sait l’exprimer. C’est là le poète. C’est parce que cet accord d’un sentiment profond et d’une expression vraie est si rare que les poètes sont si peu nombreux. C’est parce qu’on s’est accoutumé à méconnaître ces lois supérieures que l’inspiration poétique semble être devenue impuissante parmi nous. La poésie renaitra-t-elle ? Elle renaîtra sans nul doute, comme renaissent toutes les choses immortelles, en se transformant, et déjà ne pourrait-on pas apercevoir la trace d’une sorte de travail mystérieux ? Chaque jour n’a-t-il pas sa moisson. M. Joseph Autran cherche la poésie dans la vérité et la simplicité des tableaux, comme le montrent ses Laboureurs et Soldats. M. de Gramont, l’auteur d’un Chant du passé, puise son inspiration, nous ne savons trop où. Combien d’autres encore !

Peindre un cœur déçu et prêt à se réfugier dans la mort, le rapprocher de la nature pour le rattacher à la vie, l’émouvoir au spectacle des scènes rustiques et de l’existence laborieuse des pauvres gens, mêler à la description des moissons blondissantes le tableau de la fin sereine du père de famille, dans la ferme, tel est le sujet des Laboureurs de M. Autran. Peindre la vie militaire dans sa mobilité, avec ses accidens et ses contrastes, et aussi avec ce qu’elle a d’humain aujourd’hui, tel est le sujet des Soldats. L’un et l’autre de ces poèmes reposent sur une idée vraie, qui se développe dans une action simple et naturelle. La poésie de M. Autran se fait remarquer par une incontestable facilité. Ce qui la rehausse dans les Laboureurs et Soldats, c’est l’honnêteté de l’inspiration, la pureté des sentimens et plus d’un détail empreint d’une grâce délicate. La facilité, qui est le caractère du talent de M. Autran, est peut-être aussi son piège ; mais il y a du moins dans ses Laboureurs et Soldats une certaine unité d’inspiration qu’on ne retrouve pas dans le Chant du Passé de M. de Gramont. Le livre de M. de Gramont est un composé de sonnets et de ce que l’auteur appelle des rhythmes, sans compter des traductions de psaumes qui font peut-être ici une assez singulière figure. Ce qui manque dans la poésie de M. de Gramont comme dans beaucoup d’autres vers contemporains, ce n’est point l’habileté ni un certain mouvement d’images et de couleurs : c’est l’originalité, cette originalité intime, dont l’absence fait qu’on n’aperçoit pas souvent de différence sensible entre les vers de la veille et ceux du lendemain. Cette poésie est comme une poignée de fleurs du matin gracieuses et éphémères. Heureux quand on en peut retirer un fragment, un sonnet où une poétique pensée s’enveloppe d’une forme saisissante ! En est-il ainsi dans la Fleur du Panier, de M. Armand Barthet ? M. Bartbet n’en est pas à ses débuts poétiques ; il a fait une comédie en vers, le Moineau de Lesbie, qui a figuré au Théâtre-Français. Depuis, il a écrit encore une autre comédie dans le même genre, le Chemin de Corinthe. Il y a dans les vers nouveaux de M. Barthet, comme dans les précédens, un mélange de grâce, de fantaisie et de sentiment qui n’est point sans charme. C’est en particulier l’attrait du petit poème d’Aldine. Seulement, c’est là un genre d’inspiration qui dégénère aisément en affectation, en caprices vulgaires, et qui par un autre chemin revient à l’éternel écueil, l’absence d’originalité. Mais de tous les genres de poésies, le plus ingrat, à coup sûr, est celui des poésies de circonstance. Il faut être un esprit sincèrement ému pour faire les Messéniennes, ou une imagination puissante pour faire les Orientales au moment où tous les regards se tournent vers l’Orient. M. Dromain l’a voulu essayer encore aujourd’hui dans les Syriennes, en promenant sa muse dans le Bosphore et à travers la Turquie. Que dirons-nous ? les Syriennes ne sont pas les Orientales, et il est à craindre qu’elles ne soient emportées comme une paille légère, disparaissant, avant d’avoir pu être observées, dans le mouvement de choses qui s’agite vers l’Orient. Ainsi la poésie elle-même, en certains momens, se met d’accord avec les faits et ramène au but où tout tend, où tout se précipite aujourd’hui.

Si la question d’Orient reste l’élément dominant dans les préoccupations universelles, si dans la plupart des pays l’attention se concentre dans cette pensée unique, ce qu’il faut néanmoins observer, c’est comment des pays tels que l’Angleterre parviennent en même temps à suffire à leurs intérêts les plus variés. Récemment à l’ouverture du parlement et lorsque la guerre était déjà plus qu’une possibilité, lord John Russell présentait un bill de réforme électorale, suivant l’engagement qu’il en avait pris l’an dernier. C’est en 1831, on le sait, que la loi électorale de l’Angleterre a été réformée une première fois et purgée de ses vices les plus choquans, de sorte que les modifications actuelles ne sauraient avoir la même importance. Dans tous les cas, lord John Russell ne pouvait accepter absolument l’opinion qui demandait la répartition des sièges au parlement, suivant le chiffre de la population ; il en serait résulté l’annulation complète de l’aristocratie territoriale, et ce n’est point là que tend le gouvernement britannique. Lord John Russell s’est proposé simplement de faire disparaître quelques anomalies qui restent dans la loi actuelle, en étendant du même coup le droit électoral. D’un côté, il y a un assez grand nombre de collèges dont la population est trop peu nombreuse pour justifier une représentation politique comme celle dont ils jouissent aujourd’hui. Aussi soixante-deux sièges sont-ils supprimés ; en revanche, il est accordé un représentant de plus à neuf villes, à chaque cité et comté comptant plus de cent mille âmes. Les suppressions et l’augmentation s’équilibrent à peu près ; mais la partie la plus importante du bill actuel est celle qui étend le droit d’élection. Le droit électoral appartiendra désormais à tout fonctionnaire touchant 100 livres sterl. de traitement, à tout homme jouissant de 100 livres sterl. de rente annuelle en fonds publics, aux gradués de l’université, aux propriétaires de dépôts faits à la caisse d’épargne depuis trois ans et montant à 50 livres. Enfin, dans les comtés, les droits électoraux sont accordés à tout individu habitant une maison d’une valeur locative de 5 livres, à la condition que le loyer aura été payé dans la même maison pendant deux ans. Comme on le voit, le bill actuel, très favorable aux classes moyennes, l’est également aux classes populaires, et les amène progressivement à la vie politique. Sera-t-il voté ici qu’il a été présenté ? le parti tory n’essaiera-t-il pas de l’arrêter au passage, comme portant atteinte à l’esprit fondamental des institutions anglaises ? C’est là une question. Quoi qu’il en soit, il y a une chose à observer, c’est ce que disait lord John Russell au sujet des circonstances dans lesquelles il présentait son bill ; il ne voyait nullement dans une guerre avec la Russie un motif de ne point expédier comme d’habitude les affaires intérieures du pays. Ainsi tous les intérêts marchent ensemble pour ce vigoureux peuple, et en même temps, dans une occasion récente, le gouvernement anglais a su être généreux avec intelligence : il a gracié l’un des malheureux Irlandais déportés à la suite des événemens de 1848, M. Smith O’Brien, qui avait refusé, il y a peu de temps, de s’évader avec quelques-uns de ses compagnons du lieu où il subit sa peine.

La puissance que manifeste l’Angleterre dans la vie politique n’appartient malheureusement qu’à elle ; s’il fallait aujourd’hui un contraste, on n’aurait qu’à observer l’Espagne. La Péninsule, on le sait, est depuis quelque temps déjà en proie à une crise des plus sérieuses. Plus on va, plus la situation se tend et s’aggrave, et la question n’est plus que de savoir aujourd’hui si elle est arrivée à ses limites extrêmes. L’insurrection militaire qui vient d’éclater à Saragosse est un symptôme de cette situation. Il y a peu de jours, on ne l’a pas oublié, le gouvernement espagnol croyait devoir envoyer plusieurs généraux sur divers points, aux Canaries et aux Baléares. Deux de ces généraux n’ont point obéi, le général d’Donnel et le général José de la Concha. Où s’étaient cachés les deux généraux ? C’est ce qu’on ignorait. Le gouvernement parait avoir eu toutefois quelques soupçons depuis le passage du général Concha à Saragosse ; aussi avait-il pris des mesures pour faire partir de cette ville le régiment de Cordoue, dont le chef, le brigadier Hore, n’était pas sûr. C’est le 20 de ce mois à midi que devait s’effectuer le départ de ce corps pour Pampelune ; mais ce même jour le brigadier Hore se mettait en insurrection, entraînant une partie de son régiment, il parvenait même à s’emparer du fort de l’Aijaferia. Le brigadier Hore comptait évidemment sur le concours de la population civile. Ce concours lui a manqué, et la lutte s’est concentrée entre les troupes insurgées et les troupes restées fidèles ; il s’en est suivi un combat des plus meurtriers dans lequel le brigadier Hore a été la première victime. Le reste du régiment insurgé, après cette première défaite, a évacué le fort de l’Aljafeira et a gagné la campagne. À peine cette tentative insurrectionnelle a-t-elle été comme à Madrid, le gouvernement a mis immédiatement toutes les provinces en état de siège et a pris les mesures les plus sévères. Divers généraux, tels que le général Serrano, le général Manzano, le général Nogueras, ont été cantonnés dans des villes éloignées de Madrid. Le général Zabala a reçu des passeports pour Bayonne. Un certain nombre d’arrestations ont été opérées, ces arrestations ont frappé jusqu’ici MM. Cardero, Gonzalez Bravo, Alejandro Castro et les rédacteurs de divers journaux. Voilà donc un premier résultat de cette pénible situation où se débat l’Espagne. Maintenant quelle sera la conduite du gouvernement ? L’insurrection récente paraît devoir précipiter la réalisation des projets de réforme constitutionnelle que nourrissait le ministère. C’est à des cortès constituantes, dit-on, que serait présenté le projet de constitution nouvelle, et cette constitution elle-même modifierait sous plusieurs rapports le régime politique actuel. Le sénat, pour sa part, porterait la peine de son opposition dans ces derniers temps ; il se recruterait par le mode électif, c’est-à-dire que les provinces nommeraient trois candidats sur lesquels la reine choisirait le sénateur. Pour le sénat comme pour le congrès, un système électoral nouveau serait mis en pratique, ce serait le système à deux degrés. Dans les deux chambres, la nomination du président appartiendrait à la couronne comme aujourd’hui. Les fonctionnaires de l’ordre judiciaire ne pourraient être ni députés ni sénateurs. Enfin le nombre des membres du congrès serait considérablement réduit. Quelque apparence libérale qu’il y ait à certains points de vue dans ces projets, qui paraissent être ceux du gouvernement espagnol, il n’est point douteux que, pour le moment, le pouvoir royal y trouvera des élémens nouveaux de force. En sera-t-il toujours de même ? Ceci est une question différente. Mais en dehors des considérations politiques qui s’attachent à ces plans de réforme, ces événemens ne sont-ils pas de nature à inspirer plus d’une réflexion douloureuse ? La première, c’est de voir l’insurrection militaire se manifester de nouveau au-delà des Pyrénées. Il y a plus de dix ans que l’Espagne était affranchie de ce fléau, et le général Narvaez n’avait pas peu contribué à ce résultat. Aujourd’hui il faut se demander si la tentative récente est un fait isolé, ou si elle est un symptôme de l’état de l’armée. Et dans quel moment ces épreuves viennent-elles tomber sur l’Espagne ? C’est justement à l’heure où il serait le plus utile à l’intérêt général de l’Europe que chaque pays restât libre de ses forces et de ses ressources. Il serait difficile dès ce moment de fixer avec précision le vrai caractère du dernier mouvement de Saragosse. On peut en voir du moins le résultat, et il rend plus sensible encore cette situation d’un pays considérable, que ses déchiremens séquestrent en quelque sorte des grandes affaires de l’Europe et du monde. ch. de mazade.




REVUE LITTERAIRE.

LE DEVOIR, par M. Jules Simon[1]. — C’est le privilège de la morale de ne laisser aucune place au scepticisme et de réunir en un même sentiment tous les esprits honnêtes, quelque divisés qu’ils soient d’ailleurs sur les choses divines et humaines. De là ce phénomène, assez ordinaire dans l’histoire de la philosophie, d’une foule de nobles âmes qui n’ont cru qu’à la vertu. Quand l’Aristote des temps modernes, Kant, porta la critique à la racine même de l’esprit humain, résolu de ne s’arrêter que devant l’inattaquable, il ne trouva rien de bien clair que le devoir. En face de cette révélation souveraine et irréfutable, le doute ne lui fut plus possible. Et voyez la merveilleuse efficacité du devoir pour édifier et pacifier les âmes : sur cette unique base, l’inflexible critique reconstruit tout ce qu’il avait renversé d’abord : Dieu, la religion, la liberté, que la raison ne lui avait donnés qu’enveloppés de contradictions, lui apparaissent maintenant en dehors du champ de la controverse, dans une belle et pure lumière, assis non sur des syllogismes, mais sur les besoins les plus invincibles de la conscience humaine et à l’abri de toute discussion.

Il faut féliciter M. Jules Simon d’avoir compris, et compris à propos, cette puissance de l’idée du devoir pour opérer le rapprochement des esprits. Le livre qu’il vient de nous donner est la meilleure preuve de l’unanimité de la nature humaine, sur ce grand et principal objet de la foi. Toutes les haines de parti, toutes les passions, tous les dissentimens expirent sur le terrain où il a eu l’heureuse hardiesse de nous porter. Lui-même tout le premier en recueille le fruit dans l’accord des voix les plus diverses, qui se réunissent pour approuver la pensée de son livre et reconnaître le talent élevé avec lequel il a traité ce beau et difficile sujet.

Les livres de morale rencontrent dans l’esprit de certaines personnes un préjugé en apparence assez fondé. On leur reproche d’être stériles, de n’enseigner au lecteur que ce qu’il savait déjà, s’il est honnête homme, et ce qu’il n’apprendra jamais, s’il ne l’est pas. Cette objection peut atteindre en effet les moralistes pédantesques qui aspirent à donner un formulaire complet de la vie humaine, ou qui prétendent démontrer par de longs raisonnemens ce que l’homme ne découvrira jamais, s’il ne le trouve dans l’inspiration immédiate de sa conscience ; mais elle n’infirme en rien l’opportunité et la valeur réelle du livre de M. Simon. Le devoir, il est vrai, ne s’enseigne pas directement, et l’on peut affirmer d’ailleurs que c’est bien rarement faute, de connaissances théoriques que le mal se commet ; mais il y a une sorte d’influence bienfaisante qui résulte de l’accenl général du discours, de l’onction spiritualiste et d’un certain parfum d’honnêteté. Voilà le grand enseignement qui sort du livre de M. Simon : mais je l’avoue, il ne prouve rien qui ne fût déjà parfaitement démontré pour un galant homme ; mais il met l’âme dans cette disposition générale qui fait aimer le devoir. Les vérités sur lesquelles repose la morale, — la liberté humaine, par exemple, — sont tellement claires, si on les prend dans leur simplicité, qu’elles n’ont pas besoin de démonstration, ou tellement obscures, si on veut les soumettre à l’analyse ; qu’elles deviennent alors des nids de sophismes sans fin. L’argumentation est donc ici tout à fait déplacée : ennoblir les âmes, inculquer une certaine manière élevée de prendre la vie, coopérer en un mot à cette longue éducation du sens moral qui fait du bien une habitude pour l’homme, et éloigne de son esprit jusqu’à la pensée de mal faire, telle est la tache du moraliste. Elle est parfaitement remplie dans le livre de M. Jules Simon. Après l’avoir lu, on est meilleur, non par l’effet de tel ou tel raisonnement, mais par l’effet du livre tout entier.

La morale aspirant à régler la vie, c’est-à-dire la chose du monde qui consent le moins à se renfermer dans les catégories « le la scolastique, est plus obligée que toute autre étude, à se tenir éloignée des systèmes. Un système en effet, quelque ingénieux qu’il soit, n’embrassant qu’un côté des choses, ne saurait tenir compte de l’infinie variété de nuances avec laquelle les faits se présentent dans la réalité. La science entière de la morale peut se résumer en deux mots : pas de système, pas de paradoxe ; tout principe poussé à l’extrême aboutit au renversement de la morale. Le principe du devoir lui-même s’est évanoui quand on a voulu le soumettre à une inquiète analyse, et les théories du probabilisme sont venues prouver qu’avec un peu de subtilité et un bon directeur, on peut se croire tenu à bien peu de choses. La conscience interrogée, avec calme et simplicité peut seule, couper court aux sophismes que la dialectique soulève sur ces délicates questions de l’obligation morale : nulle part la modération d’esprit, le tact qui fait deviner et préférer les nuances moyennes, ne sont plus nécessaires. M. Simon réalise pleinement cette condition essentielle du moraliste : on ne saurait être plus orthodoxe, plus éloigné de tout excès ; s’il y avait un index en philosophie, un tel livre, le mettrait en défaut. D’un bout à l’autre, pas une nouveauté, et certes, en un pareil sujet, c’est là un éloge ; il n’y a pas de découverte à faire en morale, mais des vérités toujours bonnes à dire, quand, on les dit avec autant d’élévation et d’autorité que le fait M. Simon.

M. Simon ne sépare pas dans son livre la morale des croyances de la religion naturelle, et nous l’en approuvons. Nous pensons comme lui que ces deux termes sont inséparables, et qu’en réalité chacun a de morale ce qu’il a de religion, et de religion ce qu’il a de morale. On peut douter cependant que les formes particulières sous lesquelles M. Simon présente sa pensée religieuse, aient le don de satisfaire tous les esprits. M. Simon ne cache pas sa prédilection pour cette théologie simple et raisonnable, qui, sous des noms très divers, est devenue depuis un siècle une sorte de religion commune à l’usage des esprits éclairés. Je ne suis pas précisément de ceux qui pensent que c’est là une croyance définitive, destinée à absorber et à réunir toutes les autres, et ayant le droit de s’imposer comme une démonstration scientifique. L’essence du sentiment religieux est d’être libre dans sa forme. Lorsqu’une société d’hommes consent à abdiquer son indépendance religieuse, comme cela a lieu dans le catholicisme, rien de plus facile que de faire régner un symbole sur un grand nombre de consciences ; mais dès que chacun prend au sérieux le devoir de se former à lui-même sa croyance, il n’y a pas un symbole qui puisse rigoureusement satisfaire deux personnes, car il n’y a pas un symbole qui corresponde rigoureusement à la manière dont deux personnes se représentent l’déal. Depuis le fétiche jusqu’au Dieu indéterminé, dont on se demande : Est-il ou n’est-il pas ? depuis le Dieu des bonnes gens jusqu’au premier moteur abstrait de la scolastique, c’est toujours un même instinct de la nature humaine qui se traduit par des formes inégalement belles et pures, mais aspirant toutes à exprimer la même chose, et toutes presque également éloignées de l’infini qu’il s’agit d’exprimer. On est religieux dès qu’on admet l’objet idéal et divin de la vie humaine : l’athée, c’est l’esprit étroit, qui, fermé à l’amour désintéressé des bonnes el belles choses, ne voit dans ce monde que matière à jouir, et ne s’élève jamais au-dessus de ses vues basses et égoïstes.

Dieu me garde, en faisant cette réserve, de prétendre élever une objection contre les excellentes doctrines du livre de M. Simon ! Une fois qu’il est bien entendu qu’on est libre dans les choses divines de faire plus ou moins grande la part de l’image et de la métaphore, je ne vois rien dans la formule religieuse de M. Simon qui ne doive, comme sa morale elle-même, rallier tous les esprits bien faits. Ah ! le beau et enviable privilège que celui d’écrire un livre sur lequel tout le monde est d’accord ! Maintenant surtout, au milieu des attaques dirigées contre l’esprit moderne, il faut s’unir ; or l’on ne s’unit que par les grandes vérités inattaquables, en se sacrifiant mutuellement les paradoxes et les opinions individuelles. L’aristocratie dont les temps modernes ont besoin, celle des nobles âmes, se recrutant à peu prés également dans tous les ordres de la société, ne se formera que quand tous ceux qui ont un peu de sens et d’honnêteté se donneront la main, et, tout en gardant une entière liberté sur les formes particulières de leur croyance, s’embrasseront sur le terrain commun de la raison éclairée et du devoir.


ERNEST RENAN.


HISTOIRE DE CENT ANS, par César Cantu, traduite par.M. Am. Renée[2]. — Les résumés et les abrégés sont sans aucun doute, parmi les ouvrages historiques, ceux dont la composition présente le plus de difficultés, quand ils ne sont point conçus, comme l’excellent livre du président Hénault, d’après la méthode strictement chronologique. Il faut en effet raconter et juger tout à la fois, et faire tenir, si l’on peut parler ainsi, en quelques pages les idées, les travaux, les souffrances, la gloire et les désastres de plusieurs siècles. Cette tache, toute rude qu’elle soit, est possible encore lorsqu’il s’agit d’un seul peuple ; mais lorsqu’il s’agit de tous les peuples, c’est à désespérer vraiment les travailleurs les plus infatigables. Aussi devons-nous féliciter d’abord M. Cantu de l’avoir entreprise, tout en nous réservant sur certaines parties de son travail une entière liberté de discussion.

M. Cantu est l’un des écrivains italiens qui, de notre temps, ont obtenu le plus de succès et de popularité. Son Histoire universelle a eu plusieurs éditions en Italie ; elle a été reproduite dans la plupart des langues de l’Europe, et traduite en français par MM. Aroux et Leopardi. Son Histoire de Cent Ans, moins volumineuse et par cela même accessible à un plus grand nombre de lecteurs, a été accueillie avec une égale faveur, et M. Amédée Renée en a donné récemment une bonne traduction, accompagnée de notes, de commentaires et surtout de rectifications importantes, car, tout en reconnaissant le mérite de l’œuvre de M. Cantu, il était, ce nous semble difficile qu’un traducteur français aussi bien renseigné que M. Renée sur notre histoire nationale laissât passer sans les combattre certaines affirmations qu’on peut regarder comme peu conformes à la vérité historique, et surtout comme injustes pour la France.

Considérée sous le point de vue littéraire, l’Histoire de Cent Ans est un livre bien conçu et bien exécuté. Quoique l’auteur se soit lancé à travers les annales de l’ancien et du nouveau monde, il a toujours marché d’un pas ferme et sûr dans le dédale immense des faits, en embrassant tout à la fois la politique, la guerre, la science, la littérature, les arts, l’industrie, l’économie sociale, et il serait difficile, nous le pensons, de condenser plus de choses en moins de pages. Il entraîne le lecteur par la rapidité d’une exposition toujours nourrie et soutenue, mais souvent, quand il juge les hommes ou les choses, il se montre à l’égard de certains personnages, ou de certaines doctrines sociales et politiques, d’une sévérité qui nous a paru tant soit peu systématique. Son livre s’ouvre par un tableau de l’Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle, et ce qu’il dit de la France à cette époque ne nous parait point toujours conforme à l’exacte vérité. En attribuant exclusivement, comme il le fait, la décadence des mœurs publiques à la littérature dite du XVIIIe siècle, il commet, nous le pensons, une grave erreur, car la régence est de beaucoup antérieure à cette littérature, et nous croyons avoir démontré, en rendant compte ici même[3] des Mémoires de l’avocat Barbier, que la corruption était déjà dans les mœurs, avant d’être dans les livres ; que cette corruption d’ailleurs ne fut point, comme on se plaît à le dire, indistinctement répandue dans toutes les classes de la nation ; que si des hommes perdus de vices, comme le cardinal Dubois, déshonorèrent le titre vénérable dont ils étaient revêtus, les membres du clergé inférieur restèrent, quant à l’immense majorité, sévèrement fidèles aux véritables traditions chrétiennes. S’il est donc injuste de juger à cette date l’église gallicane d’après quelques hommes que cette église elle-même a toujours répudiés, il n’est pas moins injuste de juger la nation elle-même d’après quelques cercles et quelques coteries. Comme un trop grand nombre d’historiens, M. Cantu a eu le tort de prendre une partie de la littérature et de la noblesse pour le peuple Français et Paris pour la France. Il a de même, en jugeant Les écrivains du XVIIIe siècle, confondu dans une égale réprobation la portion purement littéraire de leurs œuvres avec la portion purement dogmatique. Qu’il blâme sévèrement Voltaire de ses attaques aussi injustes que passionnées contre la religion chrétienne, tout le monde sera de son avis ; mais parce que Voltaire s’est obstiné avec un aveuglement déplorable, à méconnaître tout ce qu’il y a d’incomparable dans cette religion sublime, il ne s’ensuit pas que le Siècle de Louis XIX soit un livre sans valeur, écrit par un panégyriste qui ne sait qu’admirer. Il ne s’ensuit pas non plus que l’Essai sur les Mœurs ne soit qu’une thèse contre le pouvoir ecclésiastique. Voltaire, quoi qu’on en ait dit, avait un savoir immense, et quand il voulait être de bonne foi, il avait toutes les qualités qui font les grands historiens. Les nombreuses publications qui ont été faites de notre temps sur le grand roi n’ont fait que confirmer la plupart de ses jugemens, et en ce qui touche les faits généraux et la juste appréciation des événemens, on a peu de chose à dire après lui. Dans l’Essai sur les Mœurs, il a jeté en prenne une foule d’idées historiques neuves et fécondes, et s’il a quelquefois, comme le dit avec raison M. Cantu, substitué ses opinions aux faits réels, il n’en a pas moins restitué en bien des points aux événemens leur véritable caractère. De plus, il a eu le mérite de constituer chez nous en histoire la méthode analytique et critique, méthode qui, en définitive, a ouvert la voie aux travaux de l’école contemporaine. S’il a été aveugle dans sa haine contre le christianisme, s’il en a méconnu, nous ne dirons pas seulement les vérités éternelles, mais même les vérités sociales et pratiques, il n’en a pas moins fait preuve d’une sagacité singulière toutes les fois qu’il a cherché à pénétrer dans la réalité des faits purement humains.

Ce qui nous étonne après le jugement sévère de M. Cantu sur Voltaire, c’est son jugement sur Rousseau. Suivant l’auteur de l’Histoire de Cent Ans, Rousseau s’efforça de substituer à l’esprit raisonneur les sentimens religieux ; il représente le mouvement du peuple vers l’avenir ; seul il vit qu’une grande catastrophe était imminente, et qu’il n’était possible d’en prévenir les effets qu’en revenant à l’ancien culte, et en sauvant la morale du naufrage où périssait le dogme. Tel est, ajoute M. Cantu, le but de l’Emile ; telle est la pensée du Contrat social. Mais quel est donc cet ancien culte vers lequel Rousseau voulait ramener le monde ? Évidemment ce n’était point le catholicisme primitif ; c’était le culte de Voltaire, c’est-à-dire le pur déisme, et par cela même M. Cantu, qui est sincèrement catholique, n’aurait point dû, sans s’exposer à être taxé d’inconséquence, condamner l’un en se montrant indulgent pour l’autre. Quand il parle en termes sévères de l’œuvre de démolition entreprise par les écrivains du XVIIIe siècle, il devait faire à chacun sa juste part, et reconnaître, ce qui est incontestable, que Rousseau y a travaillé au moins autant que Voltaire. La Profession de foi du Vicaire savoyard est la préface de cette déclaration célèbre : Le peuple français reconnaît l’Être suprême, et la révolution ne s’y est point trompée ; en proclamant le déisme comme religion de l’état, elle associa, sous le dôme du Panthéon et dans une même apothéose, Voltaire et Rousseau. Il y a plus encore : quand M. Cantu dit que Rousseau représente le mouvement du peuple vers l’avenir, il aurait dû préciser plus nettement sa pensée, car, en comparant en bien des pages les théories du Contrat social aux théories les plus aventureuses du socialisme moderne, on reconnaît entre elles une incontestable parenté, et il nous parait peu probable que M. Cantu, qui n’est ni révolutionnaire ni socialiste, ait voulu donner ces faits comme une excuse en faveur du philosophe genevois. Les parties du livre de M. Cantu qui se rapportent à l’histoire économique et politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont traitées d’une manière plus ferme et plus nette. On lira surtout avec intérêt ce qui concerne le développement de la Russie sous Catherine, les rapports de la tsarine avec les écrivains français, et l’histoire des divers partages de la Pologne, en sa qualité d’étranger complètement désintéressé dans le débat, M. Cantu montre dans toutes ces questions l’équitable impartialité de l’historien, et il y a là, il faut en convenir, des faits regrettables pour l’honneur de notre ancienne diplomatie et pour l’honneur de nos écrivains les plus célèbres. Voltaire, complètement mystifié par le philosophisme hypocrite de Catherine, applaudit au partage de la Pologne ; il traite ceux de ses compatriotes qui désapprouvent cet acte de spoliation de don Quichottes welches. Le cabinet de Versailles, pendant ce temps, laisse tout faire, et quand l’acte d’iniquité est accompli, il donne pour excuse qu’il n’a été prévenu de rien. Seul parmi les souverains de l’Europe qui restèrent en dehors du partage, le sultan Mustapha III comprit l’immense portée de cet acte, et voulut faire la guerre ; mais il resta complètement isolé ; et ce qui se passe, aujourd’hui sous nos yeux n’est sans doute que la conséquence directe des fautes qui furent commises à cette date par le gouvernement français. La France du XVIIIe siècle, en encourageant la Russie dans la voie des conquêtes, imposait fatalement à la France d’aujourd’hui la nécessité d’agir ; car c’est une loi de l’histoire européenne que, chaque fois qu’un état cherche à dominer et menace l’équilibre général, il retrouve en face de lui, comme adversaires, ceux que dans d’autres temps il avait comptés pour alliés, et qui même avaient aidé à ses premiers succès.

Lorsqu’il arrive à l’époque de la révolution et de l’empire, M. Cantu, tout en restant un narrateur distingué, tout en groupant et en résumant avec art des faits très complexes, M. Cantu, disons-nous, ne garde pas à l’égard de la France la même impartialité. Heureusement pour le lecteur, M. Renée ne perd jamais de vue la stricte vérité de l’histoire, et à chaque assertion hasardée il ajoute une note rectificative. On a de la sorte sur une foule de faits importans deux opinions souvent très opposées, qui représentent l’une la tradition de l’esprit italien, l’autre la tradition de l’esprit français, et nous devons dire que les notes de M. A. Renée sont toujours assez précises pour ne laisser aucun doute. S’agit-il, par exemple, du rôle de la France en Italie ? M. Cantu ne nous épargne point les reproches. Il accuse Napoléon d’avoir divisé, démembré, vendu l’Italie, après avoir promis aux Italiens qu’ils ne seraient ni Français, ni Allemands, et il ajoute qu’en se rappelant la campagne de Marengo à Sainte-Hélène, il regrettait, avec un remords en vain dissimulé, de n’avoir point fait alors à cette patrie de ses aïeux le bien qu’il aurait pu lui faire ! « L’Italie, répond justement M. Renée, a-t-elle donc perdu la mémoire ? " En effet, si jamais depuis de longs siècles une seule chance lui a été offerte de devenir un état puissant, ne l’a-t-elle pas due à la France et à Napoléon ? En promettant aux Italiens qu’ils redeviendraient un peuple, le vainqueur de Marengo ne leur a-t-il point recommandé avant tout de rester unis ? Ont-ils suivi ce conseil ? Cette unité italienne que rêve M. Cantu, comme la rêvait Machiavel, quelle autre nation que la France a jamais cherché à la constituer ? A la fin du XVIIIe siècle, l’esprit militaire était complètement éteint, et dans les quinze premières années du siècle suivant, les Italiens, disciplinés et aguerris, s’étaient associés glorieusement à nos luttes et à nos victoires. Et qui donc leur avait rendu la conscience de leur courage, si ce n’est la France et Napoléon, qui seuls aussi pouvaient constituer chez eux une armée nationale ? La France n’est-elle pas, je ne dirai point justifiée, mais glorifiée, lorsque l’on compare sa politique dans la péninsule avec celle de Ferdinand, de Ruffo, de Nelson, et qu’on la voit détruire les brigands, quand ceux qui se disaient ses maîtres légitimes ou ses alliés les prenaient pour auxiliaires. M. Cantu blâme en termes amers la destruction de la république de Venise ; mais il n’oublie qu’une chose essentielle, c’est qu’au moment même où cette république prodiguait à la France des assurances d’amitié, elle complotait à Vérone le massacre de nos soldats. Le rôle et l’influence de la France dans les événemens qui se sont accomplis récemment sont aussi parfois l’objet de reproches non moins immérités. Ainsi, dans le chapitre intitulé les Espérances de l’Italie ; chapitre écrit d’ailleurs avec une verve remarquable, l’auteur de l’Histoire de cent ans, en énumérant les différens systèmes qui se sont produits de notre temps sur l’organisation de l’unité italienne, parle des opinions de Balbo et de Gioberti, qui voulaient fonder une fédération dont Rome eût été le cœur et le Piémont l’épée, et il ajoute que le grand obstacle à la réalisation de ce projet fut l’influence des idées françaises, hostiles à la royauté et à l’église. Puis, quelques pages plus loin, dans le chapitre intitulé Revers des Italiens, il se charge lui-même d’absoudre la France, en disant que ceux qui marchaient en tête du mouvement avaient oublié d’apprendre au peuple la nécessité des grands sacrifices. Il ne s’agit point ici des sacrifices imposés par la lutte des champs de bataille, car à Milan. à Venise, à Brescia, l’Italie a noblement prouvé que ses enfans savaient combattre et mourir ; il s’agit surtout du sacrifice des vieilles rancunes, des divisions intérieures, des discordes guelfes et gibelines, des rivalités des grandes villes et de celles des petits états ; ce sacrifice, que demandait Napoléon, l’Italie en a-t-elle compris la nécessité ? Non certes, et pour s’en convaincre, il suffit de citer les deux chapitres que nous venons d’indiquer. On y voit se produire l’un à côté de l’autre les systèmes les plus contradictoires, et, il faut le dire aussi, les plus bizarres, car des écrivains qui ont joui pendant quelque temps d’une grande influence sur les affaires de leur pays ont été jusqu’à proposer d’offrir à l’Autriche des provinces turques comme dédommagement dans le cas où elle viendrait à perdre la Lombardie. Le secret des revers de l’Italie est là tout entier en quelques pages, comme le secret de son indépendance et de son unité est dans ces nuits de Napoléon : « Restez unis. »

Les jugemens de. M. Cantu sur la littérature française au XIXe siècle, et principalement sur les écrivains contemporains, ont donné lieu, comme ses jugemens politiques, à de nombreuses rectifications de la part de son traducteur, M. Renée. La critique de l’historien italien est souvent, malgré sa forme très-affirmative, indécise et vague ; le traducteur, dans ses notes, le ramène à des données plus précises, et sur bien des points il le combat vivement. Quand M. Cantu frappe d’un blâme sévère un grand nombre de nos romans et de nos drames, quand il fait peser sur quelques-unes de ces compositions la responsabilité la plus grave, et qu’il les rend complices de la désorganisation sociale à laquelle nous avons assisté, M. Cantu a trois fois raison ; mais il n’en est pas de même en ce qui touche les autres branches de notre littérature : ici, nous devons le dire. M. Cantu se montre d’une extrême partialité, ce qui fournit à son traducteur l’occasion de notes pleines de justesse. Ainsi, dans une note du chapitre intitulé : École romantique, M. Renée se demande pourquoi, après avoir cité longuement une foule de poètes qui sont à peine connus dans leur patrie, M. Cantu s’abstient, lorsqu’il s’agit de la France, de nommer Béranger, C. Delavigne, Alfred de Musset, Sainte-Beuve. La même remarque se reproduit à propos des historiens ; M. Cantu ne mentionne pas même par un mot MM. Daunou, Michelet, Amédée Thierry, Henri Martin, Bazin, Saint-Priest. Continuateur de Sismondi, M. Renée s’étonne vivement de voir traiter avec dédain un homme à la fois savant et modeste, qui a voué sa vie tout entière à l’une des œuvres historiques les plus importantes et les plus mûrement étudiées de notre temps, et à cette occasion, il n’épargne point la critique à M. Cantu ; cette fois encore, nous sommes complètement de l’avis de M. Renée. Les jugemens de M. Cantu, on le voit par ce que nous venons de dire, donnent lieu à des objections assez nombreuses ; mais grâce aux rectifications toujours très positives du traducteur, la vérité est pour ainsi dire en face de l’erreur, et par l’immense quantité de faits qu’elle renferme, l’Histoire de cent ans présente une lecture à la fois attachante et instructive.


CH LOUANDRE.


LE DÉSERT ET LE SOUDAN, par M. le comte d’Escayrac de Lauture[4]. — Nous possédons en ce temps deux espèces fort distinctes de relations de voyages. Nous avons des voyageurs d’une race inconnue aux autres siècles, qui se recrutent généralement parmi les poètes ou les romanciers fantaisistes dont la fantaisie est à l’agonie. Redoutant avec raison la rude application du proverbe que « nul n’est prophète en son pays, » ils courent dans les pays étrangers, pour en revenir annoncer à leurs compatriotes qu’ils ont été prophètes dans les contrées lointaines. Ces sortes d’excursions ne sont que la marche triomphale et burlesque d’une personnalité orgueilleuse, l’apothéose de cette personnalité à l’aide des facilités que le proverbe accorde à celui qui vient de loin. Heureusement il y a d’autres espèces de voyages ; il y en a qui sont entrepris dans l’intérêt de la religion, de la civilisation, de l’art ou de la science, rêvés par de hautes intelligences, menés à bien par des cœurs virils, et qui demandent, pour être réalisés, la foi en une vocation, l’âme ardente, l’énergie invincible. Ces voyages se résument, eux aussi, en des livres, et ces livres véridiques, clairs et modestes, ne font pas toujours à leur début ce bruit que la fantaisie émeut pour un instant autour d’elle, mais ils vivent par leur valeur réelle, et ils restent pour leur utilité et leur intérêt sérieux. Ces livres sont comme ces traces de leur passage et ces monumens de leur audace que les pionniers laissent au milieu des déserts : monumens simples sans doute, mais traces indestructibles que les descendans retrouveront un jour, lorsqu’ils s’en iront conquérir définitivement les lieux explorés par leurs ancêtres.

L’ouvrage que vient de publier M. d’Escayrac de Laulure est un de ces livres. M. d’Escayrac a parcouru pendant huit ans le sol de l’Afrique, particulièrement ces immenses espaces, à peine connus jusqu’ici, qui s’étendent depuis l’Algérie, jusqu’au 10° degré de latitude, sous le nom de Sahara et de Soudan. La relation qu’il publie est le résumé de ces huit années d’explorations, et c’est un spécimen fort curieux de ce que j’appellerais la géographie transcendante, si ce mot pouvait se concilier avec l’intérêt qui est un des côtés de ce récit. La première et la dernière partie du livre de M. d’Escayrac s’adressent plus particulièrement aux savans, aux voyageurs, aux commerçans ; elles donnent des renseignemens importans et de précieux conseils, tels qu’on peut les attendre d’une expérience aussi prolongée, aussi bien servie d’ailleurs par les qualités intellectuelles. Les trois autres parties s’adressent à tout homme intelligent, au philosophe, au politique, à l’historien, à ceux-là surtout qui sont appelés à quelques relations avec nos possessions d’Afrique. Elles contiennent des considérations nouvelles et originales sur l’islamisme, une curieuse étude sur les diverses races qui peuplent cette immense portion du continent africain, et dans cette étude rien ne semble avoir échappé aux remarques du voyageur. Tout ce qui regarde le passé et l’avenir de ces races, leur religion, leur politique, leurs mœurs, leur caractère, tout est analysé et groupé d’une façon attachante. Cette partie du livre est pleine d’observations générales d’une haute portée sur les instincts, les habitudes, les lois de ces peuples dans leurs rapports avec le climat et les nécessités qu’il impose. Nous y avons remarqué, entre autres, une fort complète étude sur la barbarie et sur les divers degrés par lesquels passe l’homme partant de l’état sauvage pour arriver jusqu’à notre civilisation. Sans doute nous n’adoptons pas toutes les idées de l’auteur, mais nous reconnaissons que dans toutes les questions, même celles qu’il ne fait qu’effleurer, il apporte la preuve d’un instinct droit, d’une intelligence ferme, lucide, presque novatrice parfois, mais à force de bon sens.

Il ne faut pas oublier que M. d’Escayrac a voyagé en savant, en penseur, non en poète ; son livre le prouve à chaque page, et cette observation explique tout son style, comme elle donne la clé de toutes ses qualités intellectuelles. Le style est remarquablement clair, vif et précis, fréquemment coupé, excellent dans la partie scientifique, un peu raide dans la narration, et dans les descriptions scientifiquement complet, mais grave et sévère. On devine dans le voyageur un esprit ferme, froid, énergique, une vue droite et nette, peu respectueuse pour les préjugés reçus, plutôt comptant sur sa propre force et ses propres observations que confiante en autrui. Peut-être des études d’une nature positive, une intelligence active et investigatrice, une tendance particulière, à la précision mathématique, ont-elles entraîné M. d’Escayrac à porter trop souvent les procédés de la logique absolue dans le domaine de l’histoire morale et religieuse. En résumé pourtant, le seul conseil que nous voulions donner à M. d’Escayrac pour un prochain récit de voyage, c’est de se mettre personnellement plus souvent en scène : quelques aventures trop rares, racontées avec simplicité et d’une façon charmante, nous prouvent qu’il réussirait encore avec cette nouvelle méthode. Il nous semble en effet qu’on peut donner un intérêt de vie aux relations de voyage sans tomber dans les fantaisies et les vanités de quelques ridicules touristes. En rattachant ainsi ses courses, ses pensées, ses observations à une personnalité toujours en scène, l’auteur du Désert et le Soudan atteindrait un double but : ce serait pour ses études le lieu le plus naturel, et pour ses lecteurs un nouvel élément d’intérêt.


C.-D. D’HERICAULT.


V. DE MARS.


  1. 1 vol. grand in-8o, chez Hachette.
  2. Paris, Didot, 4 vol. in-18.
  3. Voyez la livraison du 15 juin 1852.
  4. Paris, Dumaine, passage Dauphine.