Chronique de la quinzaine - 31 mars 1854

Chronique n° 527
31 mars 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1854.

Le dernier mot des affaires d’Orient ne pouvait plus être un mystère, même avant d’être prononcé ; il s’échappait invinciblement de la logique des faits. Les incidens successifs qui se sont produits coup sur coup depuis quelque temps, la rupture des relations diplomatiques entre les principaux états intéressés, la nature des dernières communications échangées, l’impulsion donnée à tous les préparatifs militaires, la marche des armées et des escadres, tout servait à révéler la phase nouvelle où entrait l’Europe. Mais cette phase n’avait pas reçu encore son vrai nom ; elle l’a reçu aujourd’hui de la bouche des gouvernemens eux-mêmes, elle s’appelle la guerre. Dans le parlement anglais et dans le corps législatif de France, des déclarations officielles viennent le même jour de lever tous les doutes, si tant est qu’il en pût rester. Le dernier ultimatum par lequel l’Angleterre et la France rappelaient la Russie au respect des traités, en fixant un délai dans lequel l’évacuation des principautés du Danube devait s’accomplir, posait nettement la question. L’empereur Nicolas l’a tranchée par le silence. Les gouvernemens de l’Occident à leur tour ne font que donner à ce silence sa signification réelle, en l’acceptant comme une déclaration de guerre dont la responsabilité pèse de tout son poids sur la Russie. Deux faits achèvent de préciser cette situation. D’un côté une partie de l’armée russe vient de franchir le Danube, il y a peu de jours, à Ibraïla ; de l’autre, un traité a été signé le 12 mars à Constantinople entre la France, l’Angleterre, et l’empire ottoman. Les puissances occidentales s’engagent à prêter le secours de leurs armes à la Turquie pour arriver à une paix qui assure son indépendance et son intégrité, sans prétendre pour elles-mêmes à aucun avantage particulier ; la Turquie s’engage à ne faire la paix que sous l’approbation et par le concours des puissances de l’Occident. Le protocole reste ouvert à la signature des autres gouvernemens de l’Europe, Ainsi ce conflit né presque à l’improviste il y a plus d’un an déjà, successivement aggravé en dépit de tout le zèle conciliateur des cabinets, funeste pour tous les intérêts de la civilisation, est arrivé aujourd’hui à ses proportions les plus extrêmes. Ce n’est point, si l’on veut, une guerre d’entraînement et d’enthousiasme pour l’Angleterre et pour la France ; les guerres de ce genre ne supportent pas une année de médiations et de négociations. C’est mieux que cela peut-être, — c’est une lutte réfléchie, déclinée tant qu’elle a pu l’être, mais acceptée au moment voulu sans faiblesse comme saus illusion, en vertu de cette nécessité souveraine qu’impose l’intérêt de l’Occident. Les faits, en se précipitant désormais, ne peuvent que dessiner d’une manière plus nette le sens et la portée de cette crise, déterminer avec plus de précision la politique des diverses puissances que leur position en Europe appelle à y jouer un rôle, faire la part des élémens de toute sorte qui viennent s’y mêler. Quant à la moralité des complications actuelles, bien qu’elle fût déjà suffisamment claire, peut-être lui manquait-il encore au seuil même de la guerre une dernière sanction, l’aveu du véritable auteur de cette crise, dépouillé de tous les artifices de la diplomatie officielle. Il ne manque plus rien aujourd’hui après les révélations de ces derniers jours : l’Europe a cet aveu qui relègue de plus en plus la Russie dans l’isolement de sa politique à outrance, et ne peut même laisser l’illusion à ceux qu’elle prétend protéger en Orient.

Si quelque chose est de nature à montrer qu’entre des peuples qui occupent le premier rang dans le monde, il n’y a point de petites luttes, qu’ils n’acceptent point la redoutable extrémité de la guerre pour de futiles prétextes, c’est bien certainement la lumière imprévue qui vient de se faire sur tout un côté mystérieux, ou du moins plus soupçonné que connu, de la crise actuelle. Il y a un instinct qui ne trompe pas, les prétextes restent pour ce qu’ils valent, le fond des situations ne tarde pas à se révéler. Que parlait-on de quelques sanctuaires de la Palestine, lorsque dans le secret des confidences diplomatiques, ce qui préoccupait, c’était le partage de l’Orient ? Le Journal de Saint-Pétersbourg, on s’en souvient, sous l’empire d’une irritation singuUère, se laissait aller récemment à insinuer que l’Angleterre n’avait pas toujours été aussi difficile, qu’elle avait pris part à des négociations, lesquelles ne tendaient à rien moins qu’à déclarer ouverte la succession de l’empire ottoman. C’était certes une assertion hardie, qui semblait calculée dans la pensée que l’Angleterre ne pourrait point nier et n’oserait point rompre le sceau de ses archives secrètes. Or quelle a été la réponse du gouvernement anglais ? Il a mis simplement au jour les pièces diplomatiques de cette négociation confidentielle, — ces pièces, les plus curieuses qui aient paru et qui paraîtront de longtemps, où éclatent à la fois la loyauté du cabinet britannique, les vues, les prétentions de la Russie — et, on pourrait l’ajouter, le péril contemporain de l’Europe. L’empereur Nicolas a voulu lever tous les voiles ; ils sont levés maintenant, et c’est désormais avec les pièces de cette négociation secrète en main qu’on peut contrôler chaque déclaration publique, chaque acte du cabinet de Saint-Pétersbourg, suivre la marche de la politique russe tout entière, de même qu’on y peut voir la véritable attitude de l’empire des tsars vis-à-vis de l’Europe et s-à-vis de chaque état en particulier. Le gouvernement russe, dans son dernier mémorandum du 3 mars, disait que la question d’Orient en était venue au point où elle est, parce que dès l’origine les puissances occidentales lui avaient supposé des vues ambitieuses qui n’existaient point, s’appliquant à combattre un fantôme sans réalité. Rapprochez ces déclarations des documens récemment mis au jour : la vérité est que dès l’origine les puissances occidentales ont cru instinctivement à tout ce qui est dit dans le mémorandum russe du 3 mars, mais qu’elles étaient fondées à y croire, ainsi que l’attestent les pièces secrètes, que ces vues ambitieuses n’étaient nullement une supposition chimérique, et que, la question une fois ainsi posée, il en devait sortir ce qui en est sorti. Le document secret rectifie le document public ; il rend à chacun son vrai rôle, à la Russie celui d’une agression systématique et préméditée, aux puissances occidentales celui d’une politique simplement défensive. La Russie à un certain moment, nous voulons le croire, a pu juger que l’heure n’était pas aussi opportune qu’elle l’avait pensé d’abord, peut-être a-t-elle désiré en secret désarmer momentanément et ajourner son ambition ; mais elle n’a pas su avoir le courage d’une modération qui eût été si habile : elle s’est crue engagée, et elle s’est enfoncée dans ces inextricables complications, multipliant les déclarations et les subterfuges, comptant sur le prestige de la force pour en imposer, essayant de diviser l’Angleterre et la France après avoir cherché à les gagner séparément, intimidant l’Allemagne et finissant par jeter la civilisation européenne dans la formidable extrémité où elle est aujourd’hui.

Ce n’est point d’hier qu’ont commencé les tentatives secrètes de la Russie près du gouvernement anglais. La première trace de ces négociations remonte à 1844, et se trouve dans un mémorandum que l’empereur Nicolas expédiait au cabinet britannique après avoir fait lui-même un voyage à Londres, alors peu expliqué ; mais il ne parait pas que ces premières ouvertures aient eu aucune suite. Elles ne se sont renouvelées que dans les premiers mois de 1853. Qu’on se rappelle la situation telle qu’elle était en ce moment. La France venait d’obtenir du divan quelques faibles compensations en faveur du culte religieux latin à Jérusalem. L’Angleterre était indifférente, sinon défavorable à cette démarche de la France. L’Autriche venait de faire sentir son influence en Turquie par l’envoi du comte de Leiningen, à l’occasion de la guerre du Monténégro. C’est alors que la mission du prince Menchikof sort tout armée de la pensée de l’empereur Nicolas. Le prince Menchikof va à Constantinople moins en négociateur qu’en représentant hautain d’un suzerain irrité ; il écarte les ministres étrangers, cherche à imposer au divan le secret de ses négociations, exige du sultan une véritable dépossession morale. Or pendant ce temps que se passe-t-il à Saint-Pétersbourg ? L’empereur Nicolas prend à part l’envoyé anglais, et ne lui dissimule plus que la Turquie est très malade, qu’elle touche à son dernier jour, et que ce serait une imprudence extrême à la Russie et à l’Angleterre de laisser le malade leur tomber ainsi sur les bras à l’improviste. Vainement sir Hamilton Seymour, et après lui lord John Russell, objectent-ils à l’empereur Nicolas que la Turquie n’est pas plus malade que par le passé, qu’elle i)Out avoir encore de longs jours à vivre, qu’elle a eu à traverser des crises bien autrement périlleuses ; le tsar ne persiste pas moins dans le diagnostic qu’il a porté sur le malade, et il faut bien dire qu’il avait quelque raison, ayant envoyé un aussi bon médecin que le prince Menchikof. Le point de la maladie une fois admis d’ailleurs, est-il donc si difficile de s’entendre sur la création d’un nouvel état de choses ? En vérité, c’est ainsi que cela se passe. L’Angleterre ne peut avoir la prétention de s’établir à Constantinople, cela est convenu ; les Russes ne l’occuperont pas davantage, d’une manière permanente, il s’entend, car pour une occupation provisoire, ceci est bien différent. Seulement quelle sera la durée de cette occupation provisoire ? comment sera-t-elle réglée ? Que deviendra Constantinople ? Ce sont des questions sur lesquelles règne une savante obscurité. En même temps l’empereur Nicolas, tant qu’il disposera d’un homme et d’un mousquet, ne permettra pas la reconstitution d’un empire byzantin ou l’extension de la Grèce actuelle, ou bien encore la création d’états tellement indépendans, qu’ils pussent devenir l’asile de tous les révolutionnaires. Mais la Valachie et la Moldavie jouissent d’une indépendance de fait sous la protection de la Russie, elles peuvent rester dans ces conditions. Pourquoi la Servie et la Bulgarie n’adopteraient-elles pas la même forme de gouvernement et ne seraient-elles pas admises à partager les bienfaits de ce régime, qui en ce moment enlève aux paysans moldo-valaques jusqu’à leurs instrumens aratoires, sans doute afin qu’ils ne s’insurgent pas en faveur de la Russie ? D’un autre côté, l’Angleterre peut avoir quelque intérêt à être maîtresse de l’Égypte, et il n’y a certes aucun obstacle à ce qu’elle s’y établisse. Candie a toute sorte de titres à devenir une possession anglaise : pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? On voit combien tout se simplifie dans ces arrangemens. Que manque-t-il ? Peu de chose, à peine l’exécution, heureusement.

Ce qu’il faut remarquer en regard de ce prince régénérateur de l’Orient, c’est l’attitude du diplomate anglais. En observateur pénétrant et fin qui désire tout savoir, sir Hamilton Seymour écoute, provoque des explications, maintient sa position, et de temps à autre détruit par un mot de bon sens l’édifice de la pensée russe ; il ne laisse à personne le soin de conclure que celui qui est si bien renseigné sur la mort prochaine d’un empire est décidé à la provoquer plutôt qu’à l’attendre, et il voit avec une perspicacité rare le piège tendu à son pays. Le sens de ces ouvertures ne lui échappe pas. Si l’Angleterre se refuse à s’entendre avec la Russie, elle aura d’autant moins le droit de se plaindre de ce qui surviendra. Si elle accepte l’examen de ces éventualités, elle est dès ce moment partie consentante à la catastrophe. La Russie croyait lier l’Angleterre, elle n’a fait que laisser dans ses mains un formidable témoignage qui éclate aujourd’hui contre elle. L’empereur Nicolas n’apercevait pas que la plus sanglante critique de cette prétendue sagesse qui se proposait de pourvoir aux crises de l’Orient, c’était la réponse du gouvernement anglais, lorsque lord John Russell disait que toute combinaison basée sur la dissolution de l’empire ottoman ne pouvait que hâter cette dissolution. Il ne remarquait pas qu’entre la Russie et l’Angleterre les points de vue étaient opposés, la première prenant pour point de départ une catastrophe qu’elle était décidée à provoquer, la seconde ayant justement pour politique de faire vivre le malade que la Russie voulait tuer. Voilà pourquoi l’Angleterre et la Russie ne pouvaient pas s’entendre ; voilà comment, en partant des conférences secrètes de Saint-Pétersbourg, elles devaient finir par se rencontrer les armes à la main en Orient et dans la mer Baltique. Mais entre tant d’autres choses singulières de cette négociation, ce qui est le plus étrange peut-être, c’est le rôle attribué à la France par l’empereur Nicolas. Pour le moment, le tsar voulait exclure la France de ses combinaisons, comme le dit sir Hamilton Seymour ; de là le rôle qu’il jouait auprès du gouvernement anglais, de là ce mélange de dédain affecté et d’irritation calculée qui se fait jour dans ses paroles contre notre pays. C’est la France, à n’en pas douter, qui est l’ennemie universelle, qui travaille à brouiller la Russie et l’Angleterre en Orient, pour arriver à la satisfaction de ses propres vues. Or sait-on quelles sont les vues gigantesques et effrayantes dont l’empereur Nicolas se montre si justement ému à l’heure où tranquillement il procède au partage de l’Orient ? Ce n’est rien moins que la possession de Tunis ! C’est pour aller à Tunis que nous étions prêts à mettre le feu au monde ! Convenons du moins que cette fois la France était modeste dans son ambition. Pour tout dire, peut-être en d’autres momens la Russie eût-elle mis à son alliance un plus haut prix, témoin les ouvertures faites auprès de la France l’été dernier, lorsque l’empereur Nicolas avait échoué avec l’Angleterre. Ces ouvertures, confirmées par le gouvernement français, ont pu, il est vrai, n’être point telles absolument que l’a dit un journal anglais. Ce n’est point à Paris, si nous ne nous trompons, qu’elles ont eu lieu, mais en Allemagne. Dans le fond, il n’est point impossible qu’il ne fût question d’autre chose que de Tunis. Qu’on rapproche de ces ouvertures une publication qui paraissait à cette époque et dont l’origine russe n’était point douteuse, — La vérité sur le différend turco-russe : il s’agissait tout simplement de donner pour base à l’équilibre de l’Europe la création de deux empires, l’un au nord-est, l’autre au sudouest. Sans attacher plus d’importance qu’il ne faut à une telle pubUcation, on peut y voir le symptôme de l’évolution de la politique russe à ce moment précis. Seulement la Russie n’est pas plus arrivée à ses fins avec la France qu’avec l’Angleterre, et cette fois encore Tunis a dû sortir sans dommage d’une si chaude alarme, sans compter ceux qui auraient pu avoir le sort de la possession africaine.

Voilà donc le spectacle offert par le souverain d’un grand état affectant souvent de personnifier en lui le droit conservateur, se montrant en toute occasion gardien jaloux des traités : il prémédite dans le secret des confidences diplomatiques la violation des conventions les plus solennelles ! Il distribue des territoires, dispose des populations et n’a d’autre pensée que de chercher un complice pour supprimer tout à coup un empire ! Mais quoi ! c’est le pouvoir musulman, dit-on, et dès lors tout n’est-il pas permis au nom du christianisme ? On ne songe pas qu’il y a là, à cette place dont on parle, autre chose qu’un pouvoir musulman. Il y a un être moral reconnu, il y a un état, un peuple, un gouvernement avec lequel ou a traité, avec lequel on est lié encore, qu’on regarde comme une des pièces de cette laborieuse, complexe et fragile machine de l’équilibre de l’Europe. Respecter cet état, ce peuple, ce gouvernement, c’est respecter sa propre parole, ses eugagemens, l’intérêt qu’on a placé d’un commun accord dans l’existence indépendante de cet ensemble de choses. Cela ne veut point dire à coup sûr que les puissauces occidentales soient indifférentes au progrès de la civilisation chrétienne en Orient. On en a la preuve aujourd’hui même par le traité qui a été signé le 12 mars à Constantinople, et qui réalise des réformes cousidérables dans la condition des populations chrétiennes. Cela veut dire que le christianisme, tel que l’eutendent les puissances de l’Occident, s’accorde avec le respect des traités, qu’il sait faire la part des circonstances, et qu’il ne constitue pas la force intéressée et ambitieuse arbitre du partage des empires. Du reste, qu’on le remarque bien, ce n’est nullement ici une guerre religieuse, ce qui impliquerait que dans cette lutte les puissances de l’Occident sont dans un camp opposé au christianisme. C’est une guerre politique. Pour la Russie elle-même, la religion n’est qu’un instrument d’agrandissement. Cela est si vrai que le gouvernement russe a repoussé et repousse toutes les améliorations qui ne s’accordent point avec son protectorat. Des deux côtés, c’est donc un intérêt politique. Il y a seulement cette différence entre les puissances occidentales et la Russie, c’est que les premières, en maintenant l’intégrité actuelle de l’Orient, travaillent à améliorer l’état des populations chrétiennes pour elles-mêmes, dans l’intérêt de leur présent et de leur avenir, sans ambition propre, et que la Russie prétend tout détruire pour absorber ces populations et étendre directement ou indirectement sa domination. Or imaginez la puissance russe telle qu’elle existe aujourd’hui, s’étendant encore, allant prendre à Constantinople la clé d’une des forteresses de la Méditerranée en même temps qu’elle touche par le nord à la mer Baltique, possédant les bouches du Danube et régnant sur deux ou trois mers intérieures, disciplinant tous les fanatismes et toutes les barbaries, et pouvant aller chercher jusqu’en Asie des forces inconnues pour les jeter sur l’Europe ; — imaginez cet ensemble de faits nouveaux dans l’histoire de la civilisation, et vous saisirez dans sa véritable grandeur la question actuelle. C’est ce qu’un publiciste autrichien, M. E. Warrens, aperçoit bien mieux qu’un homme d’état du même pays, M. de Ficquelmont, qui, dans une brochure récente, — le Côté religieux de la question d’Orient, — se porte un peu l’accusateur de tout le monde sans trop dire ce qu’il eût fallu faire, et pour finir par des vérités d’une évidence trop naïve souvent. Le livre de M. de Ficquelmont, penchant au fond pour la Russie, n’a qu’un malheur, celui de venir après les récentes révélations diplomatiques. Quant à l’idée de l’homme d’état autrichien, que le seul grief de l’Allemagne contre la Russie, c’est l’ensablement des bouches du Danube, on conviendra qu’il serait difficile de réduire à moins ses prétentions et sa politique.

Ce ne sont point seulement les puissantes considérations inhérentes à la question d’Orient qui dictent un autre rôle à l’Allemagne, ce sont aussi les événemens qui se précipitent. L’Allemagne a pu voir quelle place elle occupe dans la pensée de l’empereur Nicolas. L’Autriche, le tsar n’admet pas même un instant qu’elle puisse avoir en Orient une politique indépendante ; la Prusse, il la supprime de fait, et semble la considérer comme n’existant pas. Ce dédain singulier ne serait point peut-être pour l’Allemagne une raison suffisante de prendre une attitude plus décidée, si son intérêt n’était en cause ; mais en réalité entre quels systèmes de conduite l’Allemagne a-t-elle à opter aujourd’hui ? Elle n’a d’autre choix qu’entre une adhésion complète, un concours plus ou moins effectif donné aux puissances occidentales et une neutralité. Or quel sera le sens de cette neutralité ? quelle sera sa portée réelle ? comment sera-t-elle réglée ? C’est là le difficile pour l’Allemagne. Depuis quelques jours déjà c’est l’objet des préoccupations universelles. Des envoyés vont de Vienne à Berlin ; des conventions sont proposées, on n’a pu parvenir encore à s’entendre, à ce qu’il semble. Ce qui apparaît le plus clairement, c’est que l’Autriche est de moins en moins éloignée des puissances occidentales et que la Prusse se retranche plus volontiers dans une sorte d’expectative. Pour l’Autriche, le passage du Danube par les Russes, bien qu’accompli loin de ses frontières, est certainement de nature à hâter ses résolutions. Quant à la Prusse, elle semble incliner plus particulièrement vers cette politique de neutralité absolue qu’indique M. de Ficquelmont. Qu’on dise, comme l’homme d’état autrichien, que l’Allemagne est d’une constitution défensive, c’est-à-dire pacifique, soit ; mais cela veut-il dire que l’Allemagne ne doit jamais agir, même pour ce but défensif ? Or quel est le caractère de la guerre actuelle, si ce n’est justement d’être un acte de défense européenne ? n’est-elle point entreprise dans la pensée de maintenir l’équilibre du continent, et mieux encore de sauvegarder l’indépendance de l’Europe ? L’Angleterre et la France n’ont-elles point commencé par abdiquer dans leurs transactions toute pensée d’agrandissement, pour borner leur action à la conquête de la paix, d’une paix naturellement mieux ordonnée et plus sûre que celle qui existait ? Toute la question est donc de savoir, en premier lieu, si aux yeux de l’Allemagne comme de l’Angleterre et de la France, l’intégrité de l’empire ottoman est une des conditions de l’équilibre européen, et ensuite si les prétentions de la politique russe, en portant atteinte à l’indépendance de la Turquie, affectent ou non l’état actuel du continent. Sur ces divers points, il ne saurait y avoir de doutes après les délibérations de la conférence de Vienne, auxquelles la Prusse a pris part. Comment la Prusse pourrait-elle concilier la pensée de maintenir ses résolutions de Vienne avec une neutralité absolue ? Elle ne le pourrait qu’en se retirant des grandes affaires de l’Europe, car à quel titre figurerait-elle dans les conseils du continent, lorsque ses résolutions seraient dépourvues de la sanction souveraine et définitive des actes ? En réalité il n’y a point d’autre issue. C’est là sans nul doute un grave sujet de réflexions pour le roi Frédéric-Guillaume et pour un homme d’état comme M. de Manteuffel. Que la Prusse n’obéisse point à des conseils précipités, rien n’est plus naturel ; mais s’il est une illusion qu’elle devrait écarter loin d’elle, c’est que l’Allemagne n’est point directement intéressée dans la lutte actuelle. Les états allemands, dit-on, peuvent mettre sur pied près d’un million d’hommes pour opposer leurs forces matérielles et leurs forces morales à la Russie dans le cas d’une agression. Qu’on dise ce qu’on voudra : si, par une simple hypothèse, l’Angleterre et la France venaient à succomber, l’Allemagne n’en serait pas moins la vassale de la Russie avec la puissance de sa civilisation, sur laquelle M. de Ficquelmont compte si bien, et les affectations de supériorité et de dédain de l’empereur Nicolas seraient justifiées.

Quelle que soit cependant la détermination des puissances allemandes, il reste toujours dans cette terrible question un élément qui n’est pas moins grave, c’est l’agitation des populations chrétiennes de l’Orient. Il serait difficile, on le conçoit, d’apprécier exactement l’état de ces insurrections. La réalité est qu’elles existent, qu’elles se propagent, qu’elles se communiquent du royaume grec aux provinces turques, et c’est certainement un fait grave de voir jusqu’à des aides-de-camp du roi Othon quitter leurs fonctions pour aller se mêler aux insurgés de l’Épire et de la Thessalie. Quel peut être aujourd’hui pourtant l’espoir de ces populations ? S’il est une chose capable de tempérer leurs illusions, c’est à coup sûr la révélation de la véritable pensée de l’empereur Nicolas à leur égard. Elles peuvent voir qu’elles sont simplement les instrumens de la Russie, les complices d’un mouvement qui ne ferait que changer leur joug. Quant à leur rêve d’un empire byzantin, quant à l’extension de la Grèce actuelle, c’est le tsar lui-même qui le leur dit, il risquerait son dernier homme et son dernier mousquet plutôt que de la permettre. La Russie veut se servir de l’identité de religion pour protéger les Grecs ; elle ne veut pas les faire vivre comme peuple capable de rivaliser avec elle. Le malheur de ces populations, c’est de se jeter en dehors de toutes les limites du possible. Ne croyez point qu’elles soient satisfaites des réformes annoncées dans leur condition civile et politique ; il se trouve même, chose singulière, que quelques-unes de ces réformes n’atteignent pas complètement leur but ; nous n’en citerons qu’un exemple : l’impôt de la capitation qui pèse sur les Grecs a pour effet de les exempter du service militaire. La suppression de l’impôt les laissera soumis au recrutement, ce qui sera peut-être une charge plus lourde encore. Tout cela prouve ce qu’il peut y avoir de difficultés à rapprocher et à concilier tant d’élémens discordans ; mais au fond les populations grecques ne sauraient aujourd’hui méconnaître leur véritable intérêt, qui lie leur cause à celle de l’Occident. Entre la Russie et les Grecs, il y a la communauté de religion ; mais il y a désormais l’abime d’une déclaration de guerre à l’indépendance de leur race, et ce fait seul peut être une lumière pour les puissances européennes. Il en résulte qu’en travaillant à élever la condition des populations chrétiennes de l’Orient, en développant parmi elles la civilisation, en se servant de leur influence sur le divan pour multiplier les améliorations intérieures, les puissances de l’Europe travaillent en réalité à fortifier les élémens destinés à opposer une barrière à la Russie. Ainsi donc se développe cette terrible question, compliquée par l’incertitude des uns, par les insurrections des autres, et toujours ramenée dans son essence à ces termes simples et redoutables d’une lutte décisive entre la Russie et les deux puissances de l’Occident, l’Angleterre et la France, jusqu’ici seules engagées dans la guerre actuelle.

Que la guerre, vue jusqu’ici seulement en perspective, mais maintenant ouvertement déclarée, puisse avoir son effet sur l’ensemble des transactions du commerce et de l’industrie, sur les opérations du crédit public, cela ne saurait surprendre : rien n’est plus délicat dans ses ressorts que toute cette vie industrielle ; mais pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans les intérêts cette émulation généreuse de patriotisme qui consiste à porter sans fléchir le poids des grandes situations ? Les intérêts ont joui d’une paix de quarante années qu’ils ont glorifiée et rendue plus chère : ils ont eu les bénéfices de cette paix ; pourquoi céderaient-ils aux paniques d’une crise, au lieu de faire de leur fermeté même et de leur développement persistant une garantie nouvelle de force et de sécurité ? Il se trouve qu’en suivant leur cours régulier, les intérêts ne concourraient pas seulement à un but patriotique, ils seraient habiles pour eux-mêmes et serviraient leur propre cause. Ils soutiendraient virilement la lutte, pour voir leur essor doublé sous une paix victorieuse et plus sûre. Tout d’ailleurs ne semble-t-il pas disposé pour laisser aux intérêts leur libre activité, et pour qu’ils aient à craindre le moins possible ? La guerre existe sans doute avec la Russie ; mais sur tous les autres points la paix règne, la mer reste libre. Les États-Unis viennent de déclarer qu’ils ne délivreront pas de lettres de marque ; l’Angleterre et la France, en adoptant en commun une législation libérale sur les neutres, laissent une liberté suffisante aux transactions. L’activité intérieure a les mêmes alimens, et les travaux ont la même utilité. C’est en restant actifs et puissans que les intérêts peuvent jouer leur rôle et être une force de plus. Quant aux ressources spéciales dont le gouvernement a besoin dans mi moment comme celui-ci, il les avait demandées, on le sait, à un emprunt par voie de souscription nationale. Cet emprunt s’est réalisé sans effort ; on en a les chiffres aujourd’hui, ils dépassent de beaucoup la somme de 250 millions, primitivement fixée. Le chiffre des souscriptions atteint 467 millions, sur lesquels 253 millions viennent des départemens, 214 de Paris. Ces souscriptions émanent de 98,000 souscripteurs. Si on décompose encore ces chiffres, on trouve que les souscriptions qui ne dépassent pas 50 francs sont au nombre de 60,000, et s’élèvent à 49 millions. C’est l’indice de la part que les petits rentiers ont prise à l’emprunt. Aujourd’hui il s’agit de réduire proportionnellement le chiffre de 467 millions, représentant les souscriptions, au chiffre de 250 millions, représentant la quotité de l’emprunt. Comme on sait, les souscripteurs dont la demande n’excède pas 50 francs de rente ne subiront pas de réduction. Il y a une portion de 186 millions sur laquelle la réduction sera de 52 pour 100. Dans son ensemble, c’est une opération accomplie. L’emprunt récent représente une ressource extraordinaire en vue de circonstances extraordinaires : c’est en quelque sorte la part affectée à l’avenir dans les charges d’une lutte où s’agitent les destinées du pays. Mais comment l’emprunt se lie-t-il à l’ensemble de nos dépenses et de nos ressources ? En un mot, quel est l’état normal des finances de la France ? Ce sont les budgets qui peuvent le dire. Il serait difficile de préciser l’influence que les événemens auront pu avoir sur le budget de 1854, encore en exercice. En attendant, le budget de 1855 vient d’être présenté au corps législatif. Combiné en vue de circonstances normales, calculé dans la prévision d’un accroissement régulier des recettes publiques, il offre en perspective un revenu de 1,560 millions, destiné à couvrir une dépense de 1,554 milhons. Si ces prévisions se réalisent, il y aurait donc un excédant de 6 millions ; mais dans ces évaluations ne sont pas comprises les dépenses extraordinaires nécessitées par la crise actuelle. Ce sont là les deux côtés de notre situation financière, où l’imprévu, on le voit, a malheureusement encore une assez grande place. Quelque graves cependant que soient par eux-mêmes ces problèmes financiers, ils ne sont qu’un des élémens du mouvement universel de la société française, qui a eu si souvent, depuis un demi-siècle, à mettre en jeu les ressorts de sa puissance, qui a eu à subir tant d’autres épreuves, qui est passée par tant d’autres crises intérieures ou internationales, devenues aujourd’hui de l’histoire.

Il y a, ce semble, dans cette série d’évolutions qui composent notre histoire contemporaine, un fait qui de temps à autre vient remettre plus vivement sous nos yeux ces époques écoulées en marquant le cours du temps et la fuite des générations : c’est quand disparaissent les hommes qui dans ces périodes diverses ont un moment personnifié le pouvoir, une idée, une force, un entraînement même. Hier encore, c’était M. de Villèle, qui a été l’un des arbitres de la France sous la restauration. M. de Villèle disparaissait en 1827, dans un mouvement universel d’opinion, après un long ministère, et il a vécu assez pour voir bien des justices se faire à son égard. On a reconnu en lui l’homme d’un esprit fin, d’une aptitude singulière aux affaires, d’une habileté consommée, le plus propre peut-être à conduire la restauration à travers tous les écueils et à la sauver, si elle avait pu être sauvée. Le malheur de M. de Villèle, c’est qu’il n’a pu détourner la lutte extrême et redoutable engagée autour de lui. Il était trop pénétrant pour ne pas apercevoir le danger de la politique excessive que lui imposait un royalisme étroit et inintelligent, mais il n’était pas assez fort pour dominer cette politique, et il a partagé l’impopularité d’un système qui dans le fond n’était pas le sien. Le plus saillant de ses plans financiers, la conversion des rentes, a triomphé après lui. Un des traits de cette nature fine, habile et modérée, c’est que la retraite ne lui a point pesé. M. de Villèle a su quitter à propos la scène pour n’y plus rentrer. Vivant retiré à la campagne près de Toulouse, l’appât des rôles nouveaux ne l’a pas séduit. Il faisait de l’agriculture, disant volontiers qu’à d’autres temps il fallait d’autres hommes. M. de Villèle laisse, dit-on, des mémoires qui pourront jeter un jour singulier sur la politique de la restauration, et qui peut-être rectifieront plus d’un fait que l’ancien ministre ne rectifia jamais durant sa vie. Dans cette succession d’hommes et de choses que l’histoire contemporaine fait passer devant nous, M. de Villèle personnifie un moment saillant de la restauration. Combien d’autres, morts récemment, représentent d’autres instans également fugitifs ? Ils emportent avec eux une époque, et il semble que leur mort, après qu’ils avaient disparu depuis longtemps de la scène, vienne rappeler l’effrayante consommation d’idées, de systèmes politiques et d’hommes qui s’est faite dans ce demi-siècle.

C’est, dit-on, le propre du temps où nous vivons, en littérature comme en politique. Soit, il faut à notre temps une vie précipitée, emportée dans un tourbillon, livrée à tous les soins et à toutes les pensées ; la littérature suit le même mouvement, et dans cette carrière les plus heureux sont ceux qui ont le plus de verve, de bon sens infatigable, le plus d’habileté à suffire à tout. On ne saurait mieux représenter cette vie littéraire dans sa diversité que ne le font les Études historiques et littéraires de M. Cuvillier-Fleury. L’auteur est un esprit exact et ferme, qui exerce la critique avec une consciencieuse vigilance. Quand il saisit une idée juste, il va jusqu’au bout, de même que quand il lui arrive de se hasarder dans l’étude de quelque mauvais poète, il épuise le sujet et multiplie au besoin les articles. Le livre de M. Cuvillier-Fleury touche à toute chose en histoire et en littérature, à Homère et à Marie Stuart, à la duchesse de Longueville et à Napoléon, au faux Démétrius et à Mme de Gasparin ; c’est le fruit d’une expérience critique de quelques années. Les œuvres de ce genre ont leur intérêt sans doute. S’il est vrai cependant que cette activité permanente et toujours diverse de la vie littéraire, qui se traduit en fragmens, en articles, soit une des conditions de notre temps, il n’y faudrait pas puiser le sentiment d’un culte trop vif pour les moindres pages qui peuvent échapper à une plume exercée. Il en résulte qu’on joint ensemble des fragmens sans lien et qu’on ne fait point un livre. Quand chaque essai qui entre dans un ouvrage est une étude complète sur un homme, l’ensemble peut former une galerie intéressante. Quand Jeffrey, le critique d’Edimbourg, publiait le recueil de ses articles, c’était comme l’histoire d’une longue campagne littéraire se poursuivant à travers la différence des sujets, et encore Jeffrey ne publiait-il pas tout. Qu’un critique humoriste, comme Hazlitt en Angleterre, réunisse les fragmens échappés à son imagination éloquente et capricieuse, il y a là une vie propre et originale qui fait l’unité de l’œuvre. En est-il de même d’un ensemble d’articles sur des livres qui ont paru hier et dont beaucoup n’existent pas aujourd’hui ? Ces articles eux-mêmes d’ailleurs ont eu leur destination ; on a fait la part du journal où ils paraissaient. Puis, l’improvisation aidant, il peut certes échapper plus d’une inadvertance, plus d’un jugement léger, qui n’a pas même le mérite d’avoir un tour paradoxal. C’est ce que M. Cuvillier-Fleury appelle « le conflit entre l’improvisation et le livre. » Et à quel propos dit-il cela ? C’est au sujet du Cours de Littérature dramatique de M. Saint-Marc Girardin. M. Cuvillier-Fleury, qui aperçoit si bien dans les pages de l’ingénieux professeur le conflit entre l’improvisation et le livre, n’avait peut-être pas besoin d’aller si loin pour apercevoir beaucoup plus distinctement ce conflit. Qu’en faut-il conclure ? C’est que l’improvisation littéraire, comme l’improvisation politique, a ses entraînemens, ses nécessités, ses pièges, et que le livre a ses conditions. Il y a certes des cas où le conflit peut cesser, et où des fragmens improvisés peuvent devenir un livre éloquent ; mais ce sont là les rares fortunes de l’art qui se comptent dans l’histoire littéraire, comme toutes les œuvres belles et saines.

Dans le fond, au milieu de toutes les discussions contemporaines, la pensée littéraire a bien toujours quelques points vers lesquels elle revient ; il y a des tableaux qu’elle aime à peindre, des épisodes dont elle s’empare, des veines d’inspiration qu’elle explore heureusement. Ne lui suffit-il pas de se tourner vers ces dernières années que nous avons traversées, années si pleines d’agitations et de mouvement, pour y trouver plus d’une source féconde ? Et quand on songe que ces ébranlemens ne se sont pas étendus à un pays seulement, mais à l’Europe entière, qu’ils ont mis aux prises toutes les passions, les plus généreuses et les plus perverses, qu’ils ont fait de la vie de ce continent un drame plein des péripéties les plus puissantes, certes c’est là un spectacle dont bien des traits sont dignes d’être rappelés et fixés. Tel est justement l’attrait du Ure récent de M. Henri Blaze, Souvenirs et Récits des campagnes d’Autriche. L’auteur nous ramène vers un des épisodes les plus curieux et les plus saisissans des révolutions dernières. C’est en Italie et en Hongrie, ou le sait, que se sont accomplies ces campagnes de l’Autriche, et c’est sur ces deux champs de bataille que M. Henri Blaze suit les armées autrichiennes. Il joint les souvenirs du voyageur à tous les témoignages de l’histoire contemporaine, et avec ces divers élémens il trace un tableau animé et coloré où revivent les événemens et les hommes : galerie singulière où passent tour à tour Radetzky et Charles-Albert, Windischgraetz et Goergei. Comment se fait-il que l’armée autrichienne d’Italie en 1848 ait su ramener à elle l’intérêt qu’elle n’excitait point jusque-là ? C’est qu’après tout elle le méritait. Seule, livrée à elle-même sous un chef éprouvé, traquée de toutes parts, elle a fuit simplement son devoir. On peut aimer l’Italie et admirer encore l’attitude de cette armée qui soutenait et relevait la fortune de l’empire d’Autriche, tandis que les révolutions la précipitaient vers sa ruine. Et, qu’on le remarque bien, le même intérêt qui s’attache à l’armée autrichienne s’attache aussi à l’armée piémontaise. Oans un autre sens, le camp de Charles-Albert n’offrait-il pas le même spectacle ? Les soldats piémontais se battaient chaque jour, supportaient toutes les privations, et pendant ce temps ils recevaient les injures de ceux-là même qui déclamaient le plus sur l’indépendance. Le mot de trahison était partout. Les révolutionnaires italiens refusaient aux soldats du Piémont l’hommage que le maréchal Radetzky leur rendait dans un de ses ordres du jour. C’est là ce qui donne un caractère particulier et un intérêt rare à la lutte de ces deux armées, qui toutes deux font également leur devoir dans les conditions les plus ingrates, et cet intérêt élevé passe dans les récits de M. Henri Blaze. L’auteur des Souvenirs des campagnes d’Autriche reproduit le côté héroïque, quoique très réel, de cette guerre, poursuivie au milieu d’une révolution avec des alternatives si diverses, depuis le premier combat de Goïto jusqu’à Novare. Novare, c’est là en effet le dénoûment de cette tragédie de l’indépendance italienne en 1848 ; une portion de l’Italie se précipite pour un moment dans les excès révolutionnaires, l’autre se rejette dans la réaction, et le Piémont seul rentre dans ses limites.

Ce qui est caractéristique cependant pour le Piémont, c’est que seul, parmi les états italiens, il a conservé quelque chose de 1848. Le régime constitutionnel sous lequel il vit se rattache à cette époque, comme on sait, et la liberté politique la plus complète règne à Turin. Le régime constitutionnel vient même de recevoir un singulier hommage d’un homme pourtant peu convaincu de son excellence. M. Solar Della Marguerita s’est fait récemment élire membre de la chambre des députés. M. Della Marguerita a été avant 1848, pendant plus de dix ans, ministre des affaires étrangères du roi Charles-Albert, et on peut dire qu’il professe les opinions absolutistes dans toute leur pureté. Seulement, au lieu de les pratiquer comme autrefois, il profite, ce nous semble, de la liberté pour les exprimer aujourd’hui dans ses livres comme dans ses discours. Du reste, le Piémont vient de voir se produire en peu de temps divers incidens qui peuvent peindre sa situation politique. Le premier de ces incidens, c’est une modification ministérielle, qui, dans les circonstances présentes, ne laisse point d’avoir une certaine signification. M. de San-Martino s’est retiré du ministère de l’intérieur, et provisoirement son portefeuille a été remis au ministre de la justice, M. Ratazzi. Or la question était de savoir qui remplacerait le ministre démissionnaire. M. Ratazzi semble devoir passer définitivement à l’intérieur ; mais le difficile est de lui trouver un successeur au ministère de la justice. Un magistrat connu, M. Vigliani, parait avoir refusé. Ce qui rend cette question plus grave, c’est qu’il s’y rattache toujours cette éternelle et périlleuse difficulté de la lutte du pouvoir civil et du clergé. La nomination du ministre de la justice peut être un symptôme nouveau des dispositions du gouvernement piémontais. Quand nous parlons de la lutte du clergé et du pouvoir civil, sans dégénérer en conflit déclaré, elle se poursuit néanmoins sous toutes les formes. Un jour, c’est par une mesure sur les biens du clergé ; une autre fois, c’est dans la discussion du nouveau code pénal, qui édicté des peines spéciales contre les ecclésiastiques coupables de pousser par leurs discours à la haine des institutions. Ce projet, après une longue discussion, a été adopté par la chambre des députés ; mais, porté au sénat, il a rencontré une opposition assez vive dès le premier moment, et ce fait a suffi, dit-on, pour que le gouvernement ajournât d’autres projets sur la situation matérielle du clergé. C’est là toujours un des points les plus délicats de la situation du Piémont, parce qu’il met aux prises les passions les plus vives, — et les mesures les plus propres à calmer ces passions, à désarmer les susceptibilités sincères et légitimes, seront sans nul doute les plus profitables à raffermissement du gouvernement constitutionnel au-delà des Alpes. Une autre question grave, quoique d’un ordre différent, qui vient de s’agiter dans la chambre des députés de Turin, c’est celle d’un emprunt de 35 millions de francs que le gouvernement a été autorisé à contracter. Par malheur, tout en se préoccupant vivement de l’aggravation des charges publiques, tout le monde a dû reconnaître la nécessité de cet emprunt, non-seulement au point de vue de la situation ordinaire des finances, qui présente un déficit de plus de 23 millions, mais encore au point de vue de la situation générale de l’Europe. Sans sortir d’une extrême réserve, M. de Cavour n’en a pas moins saisi l’occasion de déclarer que, si l’intérêt et l’honneur du Piémont étaient mis en cause, le gouvernement serait prêt à agir. Au moment où se poursuit ce mouvement régulier d’affaires et d’incidens dans le Piémont, un autre pays de l’Italie vient d’être le théâtre d’un déplorable événement. Le duc de Parme a été assassiné le 27 de ce mois. Nulle cause politique ne semble avoir déterminé ce crime. Le nouveau souverain de Parme est né en 1848, et reste sous la régence de sa mère, fille du duc de Berry, frappé par Louvel. Les destinées tragiques de sa famille ne semblent-elles pas se poursuivre dans cette princesse ?

CH. DE MAZADE.