Chronique de la quinzaine - 14 mai 1879

Chronique no 1130
14 mai 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1879.

Le sénat est rentré l’autre jour sans bruit dans son paisible palais de Versailles. La chambre des députés rentre demain à son tour, sans plus de cérémonie, dans la résidence officielle des pouvoirs publics. Ces six semaines de vacances parlementaires qui viennent de passer auraient pu, auraient dû être fructueusement employées : on peut déjà craindre qu’elles n’aient été à peu près perdues, qu’elles n’aient servi qu’à mettre en lumière quelques difficultés, quelques discordances de plus. Les deux assemblées vont se retrouver à leur retour, comme au moment où elles sont parties, en présence de toutes ces questions qui se succèdent, qui naissent les unes des autres et s’enchevêtrent bizarrement au courant de notre vie publique. Elles vont revoir tout ce qu’elles ont déjà vu, sans compter les surprises nouvelles que le hasard et l’esprit de parti peuvent mettre sur leur chemin, et le mal le plus sensible, ie plus redoutable, n’est même pas dans tel ou tel incident, dans l’invalidation ou la validation de M. Blanqui, dans l’embarras de se prononcer sur le retour à Paris ; il est plus encore et avant tout dans ce qui fait que tous les incidens sont possibles, dans la profonde confusion des idées, dans l’incohérence des volontés, dans une sorte de décomposition et d’émiettement de toutes les forces morales et politiques. Le mal le plus grave est dans l’altération évidente et croisante d’une situation générale où M. Blanqui peut un seul instant être un personnage, où le sentiment indistinct d’une crise permanente se répand à tout propos, et où l’on est si occupé à disputer la vie de chaque jour qu’il ne reste plus ni temps ni liberté d’esprit pour traiter sérieusement les affaires sérieuses, pour s’attacher aux intérêts supérieurs du pays. Un député radical, dont les froides violences de langage devraient au moins être un avertissement, disait ces jours derniers dans une réunion populaire que le gouvernement « manquait d’orientation. » Ce représentant du radicalisme entendait sans doute d’une étrange manière son « orientation, » il aurait bientôt orienté la république sur le cap des tempêtes. Le mot, dégagé des interprétations radicales, n’est pas moins d’une certaine vérité. Le gouvernement, — et par là nous n’entendons pas tant le ministère seul que tous les pouvoirs, tous ceux qui peuvent diriger ou aider à diriger, — le gouvernement des affaires de la France « manque d’orientation. » Voilà toute la question, que ces six semaines de vacances parlementaires n’ont ni simplifiée ni atténuée, qui se retrouve tout entière, plus pressante, plus irritante que jamais au moment où les chambres rentrent à Versailles, où tous les pouvoirs vont être de nouveau en présence. L’alternative est claire et impérieuse pour eux : ils ont à décider sans plus de retard s’ils s’arrêteront, s’ils feront un énergique effort pour se ressaisir et se redresser en quelque sorte eux-mêmes ou s’ils se laisseront aller, faute d’une direction supérieure, en gémissant, à ce courant troublé, mêlé de conflits factices, de crises obscures, d’incidens plus ou moins bruyans, plus ou moins sérieux.

Tout est là, et on ne dira certainement pas que c’est l’état moral du pays qui pèse sur les pouvoirs publics, qui rend la sagesse et la résolution difficiles. S’il y a un phénomène frappant au contraire, c’est la tranquille longanimité de cette nation française, qui se laisse si aisément conduire et même tromper quelquefois, qui donne tout ce qu’on sollicite d’elle, hommes, argent, bonne volonté, soumis don, patience, et qui reste assurément en grande majorité étrangère à toutes les questions dont on l’assourdit. Le pays, il est sans doute au scrutin le jour où il faut voter, mais il est avant tout et tous les jours à ses affaires, à sa vie simple et laborieuse. Le pays, le vrai pays, il envoie des délégués à M. le président de la république, aux ministres, aux commissions parlementaires, pour demander à tous de s’occuper enfin de ses intérêts les plus pressans, de régler ses relations commerciales auxquelles il n’entend plus rien, de lui dire dans quelles conditions il peut travailler et se livrer à son industrie. Il demande à M. le ministre des affaires étrangères la paix, à M. le ministre des travaux publics des chemins de fer et des canaux, à M. le ministre de l’instruction publique des écoles, non des diversions tapageuses, au gouvernement tout entier une direction, aux assemblées une application éclairée et suivie à’ous les intérêts publics. C’est là ce que demande instinctivement, simplement, le pays, c’est toute sa politique. Le mal n’est point certainement dans cette masse nationale avec laquelle tout serait si facile. Le mal est dans ce qu’on peut appeler les région ; officielles et superficielles, dans les partis si obstinément occupés à se créer une vie toute factice qu’ils finissent par ne voir qu’eux-mêmes dans la politique, eux et leurs passions, leurs calculs, leurs ambitions et leurs préjugés.

Ce qui est certain, ce qui entre de plus en plus dans le sentiment général, c’est qu’au commencement de l’année il y avait une situation favorable, incontestée, dans laquelle le pays mettait volontiers sa confiance, et qu’en trois mois cette situation a été dilapidée, à demi perdue, conduite au point où elle est aujourd’hui. Elle a été pour le moins singulièrement compromise par les partis, par des complicités bien diverses, volontaires ou involontaires. Tout le monde y a contribué, si l’on veut, les uns par leurs emportemens et leurs prétentions, les autres par leur faiblesse et leur indécision. Le fait est qu’à partir du jour où l’on a cru que la république entrait définitivement dans son règne, le danger a commencé, les complications n’ont plus tardé à se multiplier et à s’aggraver. Que les radicaux, dès le premier moment, aient joué leur rôle d’agitateurs, qu’ils aient prétendu au pouvoir et essayé de rendre tout impossible pour se frayer un chemin, qu’ils se soient du moins efforcés d’introduire dans la république nouvelle leurs passions exclusives, leurs idées excessives, leurs procédés révolutionnaires, ce n’est pas là en vérité ce qui peut surprendre : les radicaux ne sont pas faits pour aider les gouvernemens et pour rendre la vie facile même aux régimes qu’ils préfèrent. Ils étaient dans leur rôle en suscitant toute sorte de difficultés, en tentant audacieusement de s’imposer par le contingent qu’ils apportaient à une majorité républicaine ; mais ce qu’il y a de plus grave, de plus dangereusement significatif, c’est que les modérés eux-mêmes ont peut-être contribué auiant que les radicaux, quoique d’une autre manière et dans une autre mesure, à laisser se développer cette situation pleine de troubles et de faiblesses qui existe aujourd’hui. Ils ne le voulaient pas, ils n’y ont pas moins aidé par une sorte de connivence directe ou indirecte qui n’a eu d autre résultat que de les affaiblir eux-mêmes en prolongeant une illusion.

L’erreur, la fatale erreur des partis républicains modérés, au moment où s’inaugurait l’ordre nouveau avec la présidence de M. Jules Grévy, l’erreur de ces groupes a été de ne pas prendre posiiion dès le premier jour, de ne pas rester ouvertement dans la victoire commune qu’on venait d’obtenir avec des idées précises, avec leur politique, avec leur rôle de modérateurs avoués et résolus. Ils ont peut-êcre senti la nécessité de cette conduite ; ils n’ont pas méconnu le danger des exagérations et des prétentions qui allaient se produire. Ils ont hésité ; ils ont craint de trop se hâter, de paraître suspects, d’avoir l’air de se replier vers d’autres fractions modérées dont l’alliance les aurait compromis. Ils ont cru sans doute agir avec plus de prudence ou d’habileté en suivant jusqu’à un certain point le mouvement, en acceptant une solidarité complète avec une majorité dont ils ne partageaient pas toutes les idées ou en faisant des concessions auxquelles ils se réservaient de mettre des limites. Ils ont pu réussir quelquefois à demi ; mais ils n’ont pas vu qu’ils jouaient un jeu de dupes pour eux-mêmes et pour leur politique, qu’en entrant dans cette voie ils se condamnaient à des transactions perpétuelles, à des abdications graduelles devant des exigences croissantes, et sous prétexte de maintenir la cohésion d’une majorité dont ils faisaient partie, ils s’exposaient à subordonner incessamment leurs propres idées aux idées des autres. Ils n’ont pas remarqué qu’à ce régime de transactions et de concessions forcées ils s’affaiblissaient sans profit, ils perdaient tout pouvoir de direction, ils se mettaient à la merci d’une série d’entreprises tentées contre l’indépendance de leur initiative.

Le résultat a été ce qu’on a vu, une politique d’équivoques successives, d’ajournemens, de compositions souvent étranges, une situation progressivement altérée où toute la bonne volonté possible et les meilleurs, les plus sincères efforts n’ont pas suffi à pallier des incohérences choquantes. Sans doute il y a eu des exagérations qui ont été combattues avec succès et arrêtées au passage mais il est malheureusement trop évident qu’on n’a combattu et écarté pour le moment ces exagérations qu’avec toute sorte de tempéramens et d’atténuations de nature à diminuer d’avance l’autorité d’un acte public. En un mot, dans un intérêt de conciliation, pour prolonger autant que possible l’illusion de l’alliance de toutes les fractions républicaines, on s’est prêté à tout, au moins à beaucoup de choses qui auraient pu être évitées avec un peu de décision : on n’a réussi qu’à se désarmer, à livrer les garanties les plus sérieuses, au détriment de l’autorité de la république elle-même, qui est la première à en souffrir. On n’est arrivé qu’à ouvrir cette carrière où l’imprévu se déchaîne sous toutes les formes, et c’est ainsi que par une série de faiblesses ou de connivences mal calculées on s’est mis à la merci de surprises toujours nouvelles. C’est ainsi qu’on a laissé naître, grossir et s’envenimer tous ces incidens qu’un peu de fermeté déployée à propos aurait pu réprimer au moment voulu, — et l’élection de M. Blanqui, et le retour des chambres à Paris, et l’affaire de la préfecture de police, et les conflits religieux, et la question du conseil municipal parisien. On a tout sacrifié à l’union d’une majorité républicaine insaisissable et indéfinie. On a cru bien faire, on n’a pas réussi ; on n’est arrivé qu’à affaiblir la politique de modération et de conservation par laquelle la république a été fondée, et avec cette politique une situation tout entière. C’est là que nous en sommes aujourd’hui, à l’heure où les chambres, revenues à Versailles, vont offrir une occasion naturelle à toutes les explications.

Eh bien ! le moment est venu de s’arrêter sur ce chemin où l’on s’est engagé, de reprendre pied sur un terrain plus solide. La république n’est nullement en question ici. Il ne s’agit même pas de savoir quelle part doit être faite à tel ou tel parti, au centre gauche ou à la gauche dans l’administration des affaires de la France. Il s’agit du choix d’une politique à laquelle les hommes sensés de tous les partis doivent pouvoir s’associer dans l’intérêt du pays. Une chose est certaine, c’est qu’on ne peut plus vivre longtemps ainsi dans une situation qui depuis trois mois va en s’amoindrissant. Cette situation, elle a été visiblement compromise par l’affaiblissement de toutes les garanties modératrices et conservatrices. Le mal indique le remède. L’important aujourd’hui est d’en finir avec tous ces incidens qui grossissent dans le bruit des polémiques et qui finissent par troubler les esprits ; avec un peu de résolution ce n’est point assurément impossible. Le gouvernement lui-même, dit-on, sent la nécessité d’une action plus décidée. Si le ministère a besoin de se modifier, de se fortifier par quelques accessions nouvelles, il n’a qu’à le faire et à se présenter ensuite aux chambres avec une politique arrêtée sur les points essentiels. Il n’y a plus à éluder, ce serait inutile ; la décision est peut-être à l’heure où nous sommes la plus grande habileté et, dans tous les cas, la dernière ressource. — Mais un ministère résolument modéré n’aura pas, dit-on, la majorité dans la chambre. D’abord que sait-on si un peu de fermeté ne tranchera pas bien des difficultés ? Et de plus, si la chambre refuse une majorité à un ministère, avouant sans détour l’intention de raffermir une situation ébranlée, de redresser la marche des affaires de la France, ce sera une équivoque de moins. Le ministère peut tomber honorablement dans ces conditions, et la politique modérée n’est point compromise dans des expériences nouvelles, dont ceux qui les auront provoquées garderont la responsabilité.

Tout n’est point certes favorable à l’heure qu’il est, pas plus dans les affaires de la France que dans les affaires de bien d’autres pays de l’Europe. On peut observer partout des nuages, des difficultés, des complications intimes. Il y a du moins cette chance rassurante que ce printemps maussade qui continue l’hiver ne semble pas annoncer pour cette année des guerres nouvelles, un de ces conflits imminens qui finissent par engager plus ou moins toutes les politiques en mettant en péril la sécurité universelle. Que le traité de Berlin, accepté par l’Europe comme une dernière garantie, ne soit pas de nature à créer une situation sûre et indéfiniment durable, que l’exécution de ce traité soit destinée à passer encore par bien des phases laborieuses et ingrates, c’est possible et même vraisemblable. Il finit du moins par être exécuté, ce traité de pacification orientale, dans ce qu’il y avait de plus essentiel, de plus important pour l’Europe. Les questions capitales sont tranchées, le reste est l’affaire de négociations plus ou moins prolongées, plus ou moins traversées par des incidens secondaires. À l’heure présente, les Russes ont commencé leur mouvement de retraite et quittent les Balkans, où ils ont régné en maîtres depuis plus d’un an. Leur retraite graduée s’accomplira à travers la Roumanie pour être définitivement terminée à l’époque fixée par le traité de Berlin. Le prince Battemberg, élu l’autre jour chef de la Bulgarie, paraît entièrement disposé à accepter sa quasi-souveraineté. Il est en route, se rendant tout d’abord à Livadia, auprès de l’empereur Alexandre, à qui il doit bien sa première visite. Il va vraiment recevoir la couronne des mains de celui qui l’a conquise, et avant que le nouveau prince ait paru en Bulgarie, on en est déjà à faire des plans pour lui préparer un palais, à lui organiser des gardes du corps, à discuter sur le cérémonial de l’investiture qu’il devra aller recevoir à Constantinople. Dans la Romélie orientale, destinée à rester plus directement sous l’autorité du sultan, le danger des collisions intérieures semble avoir singulièrement diminué, et avec le concours de la commission internationale on pourra peut-être arriver à une organisation suffisante. La question des frontières grecques, d’un autre côté, est décidément remise à l’arbitrage de l’Europe, qui se charge de la trancher, soit par des négociations directes, soit par les ambassadeurs à Constantinople, de sorte que sur les points les plus difficiles ou les plus aigus on semble toucher à une solution.

L’autre jour, dans un banquet de l’association conservatrice de Middlesex, puis à la chambre des lords, le chef du foreign-office, le marquis de Salisbury, s’est plu à retracer cette situation sous des couleurs parfaitement satisfaisantes. Les choses, il est vrai, n’ont marché ni aussi vite ni aussi aisément que le prédisait lord Beaconsfield il y a six mois, et même aujourd’hui cette exécution du traité de Berlin dont on peut se contenter laisse plus d’une question incertaine en Asie comme en Europe. Il y a eu en vérité, chemin faisant, plus d’une déception, et ce serait une singulière illusion de prendre trop au mot lord Salisbury dans ses déclarations sur la bonne santé de l’empire ottoman ; mais enfin l’essentiel est fait : on est sorti pour le moment des passes les plus dangereuses, et l’Angleterre peut assurément se rendre le témoignage flatteur d’avoir contribué sérieusement au résultat. Le ministère anglais, pour ce qui le regarde personnellement, a bien quelque raison de se sentir soulagé et de vouloir communiquer son optimisme. Il y a eu un moment, et ce moment n’est pas encore bien éloigné, où il s’est trouvé entraîné dans toute sorte de complications et de conflits sur plusieurs points du globe. Il avait assumé une responsabilité des plus sérieuses dans les affaires d’Orient. Au même instant il allait faire dans l’Afghanistan, sur la frontière de l’empire indien, une expédition difficile, et lorsqu’il s’y attendait le moins, à une autre extrémité, sur la côte africaine du Cap, il avait à soutenir avec une peuplade barbare, avec les Zoulous, une guerre qui commençait par des désastres pénibles pour l’orgueil britannique. L’opinion anglaise n’a pas laissé un moment de s’émouvoir de tant d’affaires engagées à la fois par l’audacieuse imagination de lord Beaconsfield. L’opposition retrouvait des armes contre le ministère. Aujourd’hui tout change d’aspect. La question orientale est entrée dans une phase où elle cesse d’être inquiétante, et par une coïncidence heureuse la guerre de l’Afghanistan se termine en même temps par une paix qui assure à l’Angleterre de nouvelles frontières faites pour garantir sa prépondérance. Le nouvel émir de Caboul, Yakoub-Khan, s’est rendu de sa personne au camp du général Brown pour sceller son alliance avec les maîtres de l’Inde. Voilà encore une question menée à bonne fin. Il ne reste plus que la guerre avec les Zoulous, et, si agaçante que soit cette affaire, elle ne peut pas embarrasser la puissance anglaise. Lord Beaconsfield et lord Salisbury peuvent donc triompher à l’aise et se complaire dans leur optimisme, à la condition toutefois de surveiller leur imagination et de ne pas trop se laisser aller à une politique aventureuse dont l’Angleterre ne tarderait pas à s’inquiéter.

Ce n’est pour le moment ni des affaires diplomatiques de l’Europe, ni de la guerre d’Orient et de ses suites, ni du kulturkampf, ni même du socialisme que le prince-chancelier d’Allemagne, M. de Bismarck, est le plus occupé. Il s’est donné une tâche peut-être assez nouvelle pour lui et devant laquelle son énergique volonté a paru hésiter quelque temps. Il a entrepris de changer la législation douanière de l’Allemagne et de relever le drapeau du protectionnisme. Déjà il y a plusieurs mois il publiait avec intention une lettre qui était comme le programme de sa politique nouvelle, qui annonçait visiblement des résolutions arrêtées. L’idée n’avait plus qu’à prendre la forme d’une proposition officielle. Aujourd’hui la quesiion est devant le parlement de Berlin, et la discussion a été ouverte par M. de Bismarck lui-même, qui s’est fait économiste et financier pour être le premier défenseur de ses projets. Il a fait la guerre pour d’autres conquêtes dans sa vie, il la poursuit maintenant pour les tarifs, pour la réforme douanière dont il entend doter l’empire.

Chose curieuse qui apparaît à l’heure qu’il est en Allemagne comme dans d’autres parties de l’Europe ! Il y a un peu partout le même mouvement de réaction contre les idées de libéralisme commercial. C’est une sorte d’émulation indéfinissable et dangereuse ; on s’excite mutuellement. Dans chaque pays, les partisans de la réaction douanière se serrent et rentrent en campagne en montrant le protectionnisme prêt à triompher chez les nations voisines. En Allemagne, on relève les tarifs sous prétexte que la France, l’Italie, l’Autriche, en font ou vont en faire autant. En France, en Italie, l’agitation protectionniste se sert de l’exemple de l’Allemagne. M. de Bismarck dit : « La France abandonne son point de vue… » M. Pouyer-Quertier et ses amis disent : « Voyez l’Allemagne et son chancelier ! » Tout le monde en est là, et tout le monde invoque les mêmes faits, la même raison, la crise industrielle et économique qui sévit plus ou moins dans tous les pays. La crise est évidente, elle ne date pas d’hier, et elle peut se prolonger encore en infligeant à tous les intérêts de cruelles souffrances, c’est malheureusement trop vrai ; mais peut-on dire que cette crise soit le résultat de la liberté commerciale ? Est-ce que cette liberté modérément appliquée, comme elle l’a été, comme elle l’est encore, n’a pas favorisé au contraire un immense développement de richesse ? Est-ce que cette épreuve que subissent l’industrie et le commerce du monde n’a pas une multitude d’autres causes, et les accidens imprévus, et les guerres incessantes, et les bouleversemens soudains d’intérêts, et les dépenses militaires démesurées ? L’Allemagne souffre dans son commerce et dans son industrie comme presque toutes les nations aujourd’hui ; l’opulence factice qu’elle s’est créée un moment par la guerre ne lui a pas profité : revenir à un régime de restrictions douanières, ce n’est pas un remède bien efficace pour elle, pas plus que ce n’est un remède pour d’autres, et, à vrai dire, ce n’est pas peut-être par de simples considérations économiques que M. de Bismarck s’est décidé à relever le drapeau du protectionnisme.

Le chancelier, dans ses combinaisons, peut assurément avoir tenu compte de l’intérêt économique, des conditions particulières de l’agriculture et de l’industrie ; il peut être fondé dans tout ce qu’il dit sur les diverses natures d’impôts, sur la nécessité de demander plus de ressources aux impôts indirects. Au fond, cela est bien clair, il a principalement obéi à une raison politique, il a vu surtout dans ce remaniement des douanes, dans le relèvement des tarifs, un moyen de constituer les finances de l’empire. Jusqu’ici l’empire n’a vécu réellement que de ce qu’on appelle la « contribution matriculaire, » c’est-à-dire le contingent financier assigné à chacun des états confédérés ; il n’a pas eu ses ressources propres, indépendantes et permanentes. C’est ce budget indépendant que M. de Bismarck a voulu créer : c’est un des ressorts de son système. Il a donné à l’Allemagne l’unité militaire, l’unité diplomatique, l’unité de représentation parlementaire. Il est toujours préoccupé de placer sous l’autorité directe de l’empire l’ensemble des chemins de fer. Les projets qu’il a présentés, qu’il défend aujourd’hui, en constituant le budget permanent de l’empire, sont un pas de plus dans la voie de l’unification, et c’est la raison de l’insistance qu’il met à faire accepter un système par lequel il croit compléter son œuvre, fonder définitivement l’autorité impériale. Réussira-t-il à obtenir du parlement la sanction des combinaisons qu’il propose ? Ce qui est certain, c’est que ses projets ont jeté quelque trouble dans les partis, et que son discours savamment préparé, peut-être aussi un peu embarrassé, n’a pas produit tout l’effet que produisent d’habitude les paroles du tout-puissant et impérieux chancelier. Ce qui est positif, c’est que si M. de Bismarck a trouvé des alliés inattendus dans le centre catholique, qui ne l’appuie sans doute que dans l’espoir d’un adoucissement de la politique religieuse, il a rencontré d’un autre côté, dès les premiers pas, des oppositions de diverse nature. Il a eu avec lui un des chefs des nationaux-libéraux, M. de Bennigsen, converti au protectionnisme ; il a eu contre lui un autre chef du parti-national libéral, M. Lasker, les progressistes du parlement, qui ont vertement critiqué les nouveaux projets. Tout n’est pas facile dans cette voie de réaction, et ce qui est peut-être assez curieux, assez significatif, c’est que M. de Bismarck a trouvé un adversaire fort sérieux dans un de ses collaborateurs officiels d’autrefois, l’ancien chef de l’office de la chancellerie impériale, M. Delbrück, qui s’est nettement prononcé contre la nouvelle politique commerciale.

L’opposition que cette politique soulève dans une partie de l’Allemagne, qui s’est produite avec un certain éclat dans le parlement de Berlin, cette opposition est évidemment très complexe. Pour les uns, la question économique passe avant tout, c’est la lutte d’une liberté modérée et bienfaisante contre le régime protecteur renaissant. Pour les autres, il y a une question de garanties constitutionnelles ; il y a en jeu le principe du contrôle parlementaire qui pourrait être annulé ou éludé par la création de ressources permanentes laissées à la disposition d’une omnipotence centrale. La discussion n’a pas laissé d’être vive, et après bien des discours on a fini par renvoyer une partie des projets douaniers à une commission spéciale. C’est peut-être, dans la pensée de ceux qui ont fait cette proposition, un moyen déguisé d’ajournement ou d’atermoiement ; mais M. de Bismarck n’est pas homme à se laisser amuser, à s’arrêter pour si peu, et il vient de saisir le parlement d’un projet particulier par lequel le gouvernement serait autorisé à établir dès ce moment, par voie sommaire et provisoire, les tarifs proposés, en attendant le vote définitif. Il faut dire que la situation, étant donnée, cette mesure était devenue peut-être nécessaire, parce qu’en vue d’une prochaine élévation de tarifs le commerce allemand se hâtait d’augmenter ses approvisionnemens à la faveur des droits qui existent encore. Le chancelier a voulu déjouer ce calcul de la spéculation, qui n’est après tout que le petit côté dans la grande discussion poursuivie aujourd’hui à Berlin. M. de Bismarck arrivera vraisemblablement à son but, dût-il avoir quelque peine à réaliser sa réforme ; il réussira, puisqu’il y tient, puisqu’il a longuement prémédité l’évolution qu’il accomplit, puisqu’il met visiblement une volonté forte à ce qu’il a entrepris. Il reste à se demander s’il aura bien préparé cette prospérité commerciale et financière à laquelle il entend travailler, s’il n’aura pas gratuitement provoqué des représailles qui ne seront après tout que légitimes, s’il ne sera pas entraîné dans des guerres de tarifs, qui n’ont jamais servi ni les intérêts économiques ni l’intérêt supérieur de la paix générale. La question est de savoir quelles seront les conséquences plus ou moins prochaines de la réaction protectionniste en Allemagne, dans quelle mesure cette évolution, tout économique en apparence, se lie à l’ensemble de la politique du chancelier. Ce n’est peut-être pas sans quelque dessein que M. de Bismarck s’engage et engage l’Allemagne avec lui dans une voie où les expériences peuvent coûter cher.

L’Italie a bien, elle aussi, sa place dans cet imbroglio des relations commerciales de l’Europe, que l’intervention du chancelier allemand ne simplifie pas, et elle n’a pas à s’occuper seulement de ses tarifs, des conditions d’un régime économique qui reste aussi incertain pour elle que pour tous les autres pays ; elle a ses affaires intérieures, sa situation morale, ses incohérences de partis, ses embarras ministériels et parlementaires, ses réformes toujours en projet, son équilibre budgétaire toujours en discussion ; elle a ses grandes et ses petites questions. À dire vrai, l’Italie, dans son bon sens, ne s’est pas beaucoup émue de la diversion que Garibaldi a voulu dernièrement lui procurer en reparaissant à Rome sans y être appelé. Est ce la suite du déclin trop visible de l’homme ? Est-ce l’effet de circonstances contraires ? Le fait est que le vieux héros n’a point eu décidément de succès dans ce récent voyage. Il semble assez embarrassé de lui-même, il se perd dans les manifestes, les discours et les lettres, tiraillé entre le roi et la ligue, entre la monarchie et la république. Il est par trop dépaysé dans la vie officielle et régulière, en dehors de son île de Caprera, d’où il ne sortait autrefois que pour les prouesses retentissantes qui ne conviennent plus à un invalide.

Pour cette fois, Garibaldi aura traversé Rome assez obscurément. Il n’a ni remué l’opinion, ni gêné beaucoup le ministère pour qui il aurait pu être en d’autres momens un embarras. Il a laissé en paix le parlement qui, après avoir passé quelques jours à discuter une loi sur les chemins de fer, a maintenant devant lui le budget, l’exposé financier qui vient de lui être soumis, et un projet de réforme électorale qui vient de lui être présenté. Le ministre des finances, M. Magliani, est un homme à l’esprit net, au langage clair et facile, qui a tracé dans son exposé un tableau peut-être un peu optimiste. Il s’est plu à constater la décroissance du déficit depuis quelques années, à énumérer les ressources évidemment nombreuses et sérieuses dont l’Italie peut disposer pour suffire aux dépenses nécessaires. Le point capital dans ces combinaisons est toujours la perspective de l’abrogation graduelle de l’impôt sur la mouture qui a été déjà votée en principe ; mais cette abrogation, dont tous les ministères de la gauche se font une obligation en arrivant au pouvoir, c’est une diminution de recettes, et M. Magliani ne l’accepte qu’en cherchant avant tout un moyen d’y suppléer, sinon par une contribution nouvelle, du moins par une augmentation de certains impôts anciens sur les sucres, sur les alcools, sur l’enregistrement. C’est une carrière ouverte à de sérieuses discussions où M. Magliani rencontrera pour contradicteurs des hommes habiles et expérimentés : M. Sella, M. Minghetti, M. Luzzati. Quant à la réforme électorale qui vient enfin d’être livrée à l’examen de la chambre, elle est assez compliquée et elle n’a certes rien d’excessif ; elle reste loin du suffrage universel que les partis les plus avancés du parlement n’admettent pas. Elle consiste paniculièrement dans la substitution du scrutin de liste au scrutin par circonscription, dans l’abaissement à vingt et un ans de l’âge exigé pour l’électorat, dans une série de combinaisons destinées à établir le cens légal, un cens d’ailleurs assez réduit. Quel sera le résultat politique de cette réforme, qui sera nécessairement revue et corrigée par les chambres avant d’être consacrée définitivement par une loi ? C’est là une auire question. L’Italie est depuis quelques années dans une situation morale où les esprits sont singulièrement indécis, où les ministères de la gauche, qui sont arrivés successivement au pouvoir, ont moins de force par eux-mêmes que par l’affaiblissement, par la décomposition des partis modérés qui, les premiers, ont dirigé la révolution italienne.

Ce règne des partis modérés renaîtra sans doute un jour ou l’autre par le mouvement naturel de l’opinion. Il a été interrompu même avant la mort de Victor-Emmanuel. Il appartient pour le moment à cette histoire qui a eu ses épisodes, ses personnages, et que des écrivains bien inspirés reproduisent de temps à autre avec un affectueux respect pour ce passé d’hier. Il n’y a pas longtemps, un ancien ministre de l’instruction publique, M. Berti, dans un livre sur Cesare Alfieri, racontait la vie d’un de ces Piémontais de forte race qui, par le bon sens, par la solidité, par la sagesse dans les conseils, ont préparé la fortune de la maison de Savoie. C’est le marquis Alfieri de Sostegno, l’ancien serviteur de Charles-Albert, l’ancien président du sénat italien, le père du libéral sénateur d’aujourd’hui. Tout récemment M. Chiala, dans une étude publiée sous le modeste titre de Commemorazione, remettait au jour la chevaleresque figure d’Alfonso de La Marmora, qui a été la personnification la plus originale du vieil honneur au service de l’Italie nouvelle et qui va trouver en M. Massari un historien. C’est une génération qui disparaît par degrés, d’année en année, de jour en jour ; mais ello a laissé partout, dans la politique comme dans la guerre, les marques de son passage, et l’Italie ne peut oublier que c’est surtout par de tels hommes, par leur dévoûment, par leurs conseils, qu’elle est arrivée à vivre, à être une nation indépendante et respectée.

ch. de mazade.


Le directeur-gérant : C. Buloz.