Chronique de la quinzaine - 14 juin 1879

Chronique n° 1132
14 juin 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1879.


Rien n’est certes plus dangereux en politique que de ne pas savoir exactement ce que l’on veut et où l’on va, parce qu’alors on peut aller partout, même dans les chemins les plus scabreux, sans le vouloir. C’est le régime des aventures et des expédiées. On croit se délivrer des incidens incommodes en évitant de les regarder en face, en les éludant ou en les ajournant, et on ne fait que leur laisser le temps de grandir, de prendre une importance qu’ils n’auraient pas eue. On se figure désarmer des passions remuantes en négociant avec elles, en les flattant par des paroles, par des actions ou par des tolérances, et on ne réussit qu’à les encourager à des exigences nouvelles. On pense se créer des conditions plus faciles en palliant les conflits par des demi-mesures ou par des compromis, et on n’arrive qu’à augmenter l’incohérence, à préparer des complications plus graves, plus inextricables, qui éclateront un jour ou l’autre. C’est un peu notre histoire d’aujourd’hui, qui n’est que la suite de notre histoire d’hier. Assurément pour des ministres engagés dans la mêlée, pour un gouvernement de bonne volonté il y a des embarras intimes, souvent inévitables, dont ne tiennent pas compte de simples spectateurs placés en dehors des affaires, et cela rappelle toujours le mot que le général Trochu adressait familièrement à ceux qui le censuraient après coup sur la direction du siège de Paris : « On voit bien que vous n’y étiez pas ! » Le gouvernement, lui aussi, pourrait quelquefois répondre de la même manière à ceux qui lui reprocheraient trop vivement de paraître ne pas savoir toujours où il va et ce qu’il veut. Soit ; qu’on veuille bien cependant s’interroger en toute sincérité et se demander si de toutes ces questions, de tous ces incidens qui se succèdent, qui ont été et sont encore un embarras, la plupart n’auraient pas pu être ou évités, ou simplifiés, ou écartés avec un peu plus de décision, avec un sentiment politique plus net et plus résolu ; qu’on se demande si depuis quelques mois on a toujours agi avec cette autorité supérieure et impartiale d’un gouvernement décidé et mesuré dans sa conduite comme dans ses desseins !

Oui, sans doute, on finit par venir à bout de tout avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins de peine. On a fini par se délivrer de cette maussade affaire Blanqui. La chambre des députés a invalidé l’élection de Bordeaux d’un vote presque unanime. M. Madier de Montjau lui-même s’est prononcé, non sans une certaine éloquence de vieux tribun, contre une validation qui aurait sanctionné une flagrante illégalité. Tout le monde a été d’accord, sauf quelques radicaux, appuyés par quelques bonapartistes. L’élection a été annulée, et, cela fait, le ministère a rendu la liberté au prisonnier de Clairvaux le jour où la grâce n’impliquait plus l’amnistie. La libération décrétée par le gouvernement a payé ou complété l’invalidation prononcée par la chambre, c’est une affaire réglée ; mais enfin n’est-il pas évident que cette singulière aventure de l’élection de M. Blanqui n’est devenue ce qu’elle a été un instant, un véritable embarras, que par une série d’hésitations et de fausses, démarches, par une apparence d’indécision qui a laissé jusqu’au bout quelque espoir aux partisans du vieux santon révolutionnaire ? Encore reste-t-il à savoir si l’incident est bien réellement clos, s’il ne renaîtra pas par la fantaisie obstinée des radicaux de la bonne ville de Bordeaux, et s’il n’y aura pas une nouvelle crise dont M. Blanqui sera le héros ! Ceci regarde l’avenir ; pour le moment, la phase de la première élection est terminée, et c’est fort heureux.

Oui, sans doute, on va en finir aussi avec une autre affaire qui n’est pas moins épineuse, avec le retour des chambres à Paris. A l’heure qu’il est, le sénat délibère sur la proposition qui a été faite il y a quelques mois et qui a été l’objet d’un rapport de M. Laboulaye. Le ministère y a mis du zèle, il a trouvé le secret de garanties infaillibles pour rassurer le sénat sur les inconvéniens du retour à Paris. Il a écarté, bien entendu, tout ce qui aurait été trop significatif, tout ce qui aurait touché à la préfecture de police, au conseil municipal. Il a imaginé, tout un système préservatif, avec une zone interdite aux rassemblemens autour des chambres, avec une garde militaire spéciale affectée au service législatif et avec le droit pour les deux assemblées de revenir à Versailles quand elles le voudront. On ira à Versailles dans les grands jours, particulièrement pour la réunion des chambrés en congrès ; on restera au Luxembourg ou au Palais-Bourbon les jours non fériés. Le sénat, on n’en peut douter, se rendra sans résistance à des propositions qui, à vrai dire, n’exigeaient peut-être pas trois mois de travail. Soit, le parlement, après huit ans d’absence, rentrera à Paris ; mais ici encore ne voit-on pas comment, par des tergiversations et des ajournemens, on a tout compliqué pour arriver à un assez médiocre dénoûment qui semble perdre tout caractère sérieux ? La chambre des députés vote à l’improviste il y a quelques mois cette rentrée à Paris, le sénat regimbe, le gouvernement louvoie, gagne du temps, promet Paris aux impatiens en promettant la zone neutre avec la garde aux partisans de Versailles, et tout finit par une sorte de petit retour subreptice et craintif, qui n’est qu’un expédient de plus. C’est là justement ce qu’on peut appeler une politique dénuée d’initiative et d’autorité, livrée aux accidens et aux surprises, tour à tour agitée ou indécise dans le conseil comme dans l’action.

Ce n’est pas la faute du gouvernement seul, nous le savons bien. C’est un peu la faute de tout le monde, des partis, des chambres elles-mêmes autant que du ministère ; c’est la faute d’une situation générale qui, sous une apparence de régularité extérieure, cache malheureusement de profonds désordres d’idées, de désastreuses incohérences. La vérité est que tout va un peu à l’aventure, à la merci des passions et des fantaisies, que nous sommes encore loin d’avoir retrouvé les conditions d’une vie publique fortement organisée, et ce qui se passe quelquefois à Versailles n’est pas de nature à nous ramener par le plus court chemin a ces conditions nécessaires de tout régime sérieux. On l’a vu ces jours derniers encore par cet incident extraordinaire qui est venu s’ajouter à tant d’autres incidens et qui est certes une des plus étranges révélations de l’esprit de désordre et de violence qui règne dans les partis. C’est cette scène qui a éclaté en pleine chambre à propos d’une demande d’autorisation de poursuite contre un jeune député journaliste, la fleur des pois du bonapartisme, M. Paul Granier de Cassagnac. Le gouvernement, en y réfléchissant, n’aurait-il pas dû s’abstenir de mettre en mouvement la puissance parlementaire et de demander solennellement cette autorisation de poursuivre des articles de journaux ? Qu’a-t-il gagné ? Il a offert une occasion de porter ces polémiques violentes devant la chambre, de distribuer à tous les vents du ciel, par l’intermédiaire du Journal officiel lui-même, toute sorte de déclamations injurieuses répandues dans d’autres journaux. On portera encore une fois ce fatras devant un tribunal : c’est le droit de la défense, c’est l’éternelle histoire de ces procès de presse qui risquent de multiplier l’injure sous prétexte de la punir. Voilà ce qu’on aura gagné ! Si le gouvernement y tenait si vivement, dès que la question a été engagée, n’aurait-il pas pu du moins, par quelques mots simples et décisifs prononcés à propos, arrêter une discussion qui menaçait de s’égarer et que le député mis en cause était seul intéressé à compliquer par ses provocations ou ses intempérances ?

Il y a eu en tout cela, il faut le dire, une certaine hésitation, un certain trouble de direction ; on a manqué de sang-froid au feu, et le résultat a été une de ces scènes qui sont un scandale public, un de ces déchaînemens qui ne peuvent que déconsidérer une assemblée. Un instant la chambre s’est trouvée transformée en un cirque tumultueux. Les ministres ont été assaillis d’outrages et de menaces sur leurs bancs ; les injures les plus grossières ont été échangées, et peu s’en est fallu qu’on n’en vînt à se colleter dans l’enceinte législative. Les coups auraient peut-être suivi les paroles si quelques prudens médiateurs n’avaient séparé ces représentans de la souveraineté nationale tous prêts à offrir un spectacle peu édifiant. M. le président de la chambre a cru devoir à la dignité du parlement de jeter un voile sur cette partie de la séance, d’en supprimer la reproduction officielle, et il n’y a certes rien à dire. Le fait ne reste pas moins tout entier avec son attristante signification et sa pénible moralité. Les membres de la chambre qui de temps à autre, malheureusement trop souvent, se laissent emporter à ces violences, ne peuvent s’y méprendre : ils ne passent pas pour des héros d’Homère quoiqu’ils échangent d’injurieux défis, et ils sont jugés avec sévérité par le sentiment public, qui leur demande d’être des députés sérieux, de travailler sérieusement aux affaires du pays, non de se battre et de s’offrir en spectacle.

Que les bonapartistes mettent leur zèle et leur plaisir à multiplier ces scènes, ils sont un peu dans leur rôle : ils se figurent préparer, par la déconsidération du régime parlementaire, la réhabilitation de l’empire ; ils espèrent, par les troubles stériles et les excès de parole, dégoûter le pays des institutions libres. Ils croient relever la puissance de l’autocratie césarienne en constatant, en démontrant l’impuissance du parlement. C’est leur calcul, ils le cachent à peine. C’est aux républicains de savoir s’ils tiennent à jouer le jeu de leurs adversaires. S’ils ont quelque intelligence de la situation, ils doivent comprendre que le meilleur et même le seul moyen de servir la république aujourd’hui est d’opposer une imperturbable modération aux violences, de maintenir à tout prix l’honneur, l’intégrité, les garanties du régime parlementaire malgré les bonapartistes, contre les bonapartistes et au besoin au profit des bonapartistes comme au profit de tout le monde. C’est le rôle d’une majorité sérieuse, et la première condition pour faire respecter le régime parlementaire, c’est de le respecter soi-même, de ne pas troubler sans cesse l’équilibre des pouvoirs, de laisser au sénat sa liberté, au ministère sa part légitime d’initiative et d’indépendance, de ne point essayer en un mot de faire d’une république libérale, constitutionnelle, une république de parti ou de secte, d’exclusion ou de persécution. Les républicains veulent se défendre contre les retours offensifs de l’empire, ils ont raison, et ils n’ont pas de moyen plus efficace, plus avouable, que de se refuser courageusement à ces scènes intestines, avilissantes pour ce régime parlementaire qui reste la dernière sauvegarde, d’éviter aussi tout ce qui peut irriter, fatiguer ou blesser les instincts, les intérêts, les croyances et même, si l’on veut, les habitudes du pays.

Qu’a-t-on fait avec cette loi sur l’enseignement que M. le ministre de l’instruction publique a imaginée dès son avènement au pouvoir et qui, après avoir été examinée, approuvée, sanctionnée par une commission de la chambre des députés, va entrer en discussion dès demain ? M. Jules Ferry a tout simplement jeté une loi de discorde dans le pays. Il a cru sans doute faire un coup de maître, donner une force au ministère en lui assurant l’appui d’une partie du radicalisme, et il n’a pas cru que pour ce médiocre, cet équivoque avantage, il risquait de dénaturer la signification du cabinet auquel il appartient, il entraînait le gouvernement dans des luttes aussi périlleuses qu’inopportunes. Si M. le ministre de l’instruction publique avait agi en politique réfléchi, attentif à tous les intérêts, préoccupé de ce qui est possible et utile, il avait devant lui une voie toute tracée. Il pouvait avouer tout haut l’intention de fortifier l’autorité de l’état dans l’enseignement, de rendre à l’état le droit de collation des grades, de donner une vigueur nouvelle aux droits de contrôle et de surveillance. Il pouvait tout cela en agissant simplement, prudemment ; il aurait été suivi par une opinion assez générale. C’était la pensée de ses prédécesseurs au ministère de l’instruction publique ; c’est encore ce que propose M. Bardoux dans un contre-projet qu’il oppose à la loi de M. Jules Ferry, et qui aura sûrement dans le sénat l’appui de M. Dufaure. C’est le seul système qui concilie tout, en restant dans les limites d’une politique sensée et pratique ; mais M. Jules Ferry n’est pas homme à se contenter de si peu, il a éprouvé le besoin de faire du bruit, et il ne s’est pas aperçu qu’avec ses projets qui mêlent tout, et la question de l’enseignement supérieur, et la question de l’enseignement secondaire, et la question des associations religieuses, il ne faisait évidemment qu’une œuvre de confusion et d’exclusion ; il n’a pas remarqué que du même coup il inquiétait les croyances des uns, les sentimens libéraux des autres, sans s’inspirer en aucune façon de la pensée et des intérêts légitimes de la vieille Université de France.

M. le ministre de l’instruction publique a trouvé sans doute un coopérateur ou un commentateur fort zélé dans le représentant de la commission parlementaire, M. Spuller, qui a écrit un rapport très étudié, plein d’application, où il cite les édits de Louis XV, les décrets de l’empereur Napoléon, l’opinion de M. de Malesherbes, M. Troplong, M. Dupin, Victor Cousin, M. Guizot, le duc de Broglie — et M. Castaguary. Malheureusement le rapport de M. Spuller, même avec ses intéressantes citations, n’en dit pas plus que l’exposé des motifs de M. Jules Ferry, et l’un n’est pas plus concluant que l’autre, car pour cette prétention de constituer la république, l’héritière et la gardienne des traditions de ces grands libéraux qui s’appellent S. M. Louis XV ou S. M. Napoléon, c’est une plaisanterie que des esprits sérieux devraient désormais s’abstenir de mettre dans leurs rapports. Si l’on veut une république libérale, qu’on respecte la liberté même chez des adversaires. Si l’on veut rétablir de vieux monopoles, en invoquant M. Troplong comme théoricien, il faut savoir ce qu’on fait et ne pas déguiser sa pensée sous de vains euphémismes. Il faut savoir aussi que le gouvernement du monopole ne s’appelle pas la république. Voilà toute la question !

Qu’en sera-t-il de la discussion qui s’ouvre demain ? Il n’est pas certainement impossible que la loi de M. Jules Ferry soit votée ; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’un grand nombre de ceux qui la voteront sont les premiers à la juger avec une extrême sévérité. Ils conviennent que c’est une déplorable loi, qu’elle ne répond à aucune nécessité, qu’elle est pleine de dangers ou qu’elle sera inefficace, que c’est là une œuvre décousue et incohérente. Ils conviennent de tout ; mais ils voteront la loi, ils l’avouent tout bas, et pourquoi la voteront-ils ? Un peu parce qu’ils n’osent pas mettre dans un bulletin public ce qu’ils pensent, un peu aussi parce qu’ils craignent d’ébranler le ministère, de sorte que ce sera en réalité un vote accordé presque par grâce, sans conviction. Et voilà comment M. Jules Ferry, avec sa loi, fortifie un cabinet qui n’aurait, après tout, qu’à se dégager de ces solidarités dangereuses, à se fixer sur un terrain de sérieuse modération pour faire utilement les affaires du pays !

Telle est la singulière fortune des affairés d’Orient : la situation nouvelle, pour avoir été réglée dans un congrès, pour avoir reçu, la sanction des décrets souverains de la diplomatie, ne reste pas moins assez laborieuse, elle a de quoi occuper longtemps l’Europe. La question générale est sans doute résolue pour le moment, elle est résolue en principe par une paix que personne ne songe à contester sérieusement. Les grosses difficultés ont disparu, les petits incidens imprévus sont toujours prêts à renaître, et s’ils ne sont pas attentivement surveillés, ils peuvent ramener quelquefois à des complications plus graves. C’est l’éternelle histoire de ces allumettes chimiques dont parlait au temps passé lord Palmerston et qui ont joué un si étrange rôle dans les affaires de l’Europe. Il y a toujours un certain nombre de ces allumettes dans les affaires d’Orient où tant d’intérêts s’agitent, où tant d’influences se rencontrent et où les complications naissent les unes des autres au sein d’une confusion invétérée.

On croît tout terminé en Bosnie par le traité qui a définitivement réglé la position respective, les relations officielles de la Porte et de l’Autriche selon l’esprit de la paix de Berlin. Tout semble bien fini en effet, les conditions sont acceptées à Constantinople comme à Vienne, le traité est ratifié ; mais aussitôt voilà l’imprévu qui se montre de nouveau ; dès le premier pas les tiraillemens, les difficultés recommencent. On a oublié de s’entendre sur quelques points essentiels. De qui les consuls étrangers résidant dans les provinces occupées devront-ils désormais recevoir l’exequatur ? Est-ce du souverain ottoman, est-ce du souverain autrichien ? C’est un consul de Russie, à ce qu’il paraît, qui a soulevé la difficulté entre le cabinet de Vienne et le divan. Ce n’est pas tout. On s’occupe aujourd’hui, on s’est déjà occupé de réorganiser les églises dans les provinces de Bosnie et d’Herzégovine. Cette réorganisation religieuse ne peut être régulièrement accomplie que par un accord avec le saint-siège, À qui appartient le droit de négocier avec le saint-siège et de sanctionner la nouvelle organisation ecclésiastique ? Est-ce au sultan, qui reste, au moins en principe, le souverain diplomatiquement reconnu des deux provinces ? Est-ce à l’empereur d’Autriche, chargé d’une occupation militaire et administrative qui équivaut à une prise de possession ? Ici encore Vienne et Constantinople paraissent avoir fort à faire pour se mettre d’accord. Au fond, c’est la question de souveraineté qui renaît et s’agite sous toutes les formes, qui visiblement n’a pas dit son dernier mot.

On a pu croire aussi que tout allait finir dans la région des Balkans, avec le départ des Russes qui opèrent lentement leur retraite, et il y a eu en effet pendant quelques jours tous les signes d’un arrangement à peu près régulier, du moins conforme au traité de Berlin, La Bulgarie indépendante a élu son chef, le prince Battemberg, qu’elle attend encore, qu’elle se dispose à recevoir. La Porte, de son côté, a envoyé dans cette autre Bulgarie qui s’appelle Roumélie orientale un gouverneur général, Aleko-Pacha, chargé de présider, avec le concours de la commission européenne, à l’administration de la nouvelle province dotée d’un statut d’autonomie. Jusque-là tout s’est passé fort pacifiquement ; mais à peine Aleko-Pacha, qui pour les Bulgares, est le prince Vogoridès, a-t-il eu fait sa première étape, les difficultés ont commencé, et elles se sont manifestées sous une apparence au moins bizarre. Il y a eu ce qu’on pourrait appeler la question du chapeau ! Aleko-Pacha ou le prince Vogoridès, comme on voudra le nommer, à sa première entrevue avec les délégués de la Roumélie envoyés pour le recevoir, a été aussitôt mis en demeure d’abandonner le fez, signe de la domination turque, et il ne paraît pas s’être fait beaucoup prier : il a voulu plaire à ses nouveaux administrés, il a mis de côté le fez turc, il a couvert sa tête du kalpak bulgare, malgré les instructions qu’il avait emportées de Constantinople et les promesses qu’il aurait, dit-on, faites au divan.

À son arrivée à Philippopoli, autre difficulté. S’il a eu la pensée d’arborer les couleurs ottomanes, il n’a pas longtemps persisté dans son intention. On lui a persuadé que ce serait un défi jeté au sentiment national, qu’il y aurait péril pour la paix publique : il l’a cru ou il ne l’a pas cru, il s’est dans tous les cas abstenu d’arborer le drapeau représentant l’autorité souveraine du sultan. Au premier abord, c’est une série de faits assez puérils ; en réalité, c’est la dénégation de la suzeraineté turque, c’est, avec le consentement plus ou moins volontaire du gouverneur général lui-même, le commencement de l’unification de la Roumélie et de la Bulgarie au détriment de la souveraineté ottomane. Cette unification, du reste, elle a été préparée par les Russes, qui pendant leur séjour ont rempli de leurs officiers la milice locale, la gendarmerie indigène. Avant son départ, le chef de l’occupation russe, le général Stolypine, paraît avoir tenu un langage singulièrement significatif sur l’avenir promis aux Bulgares. L’empereur Alexandre, il est vrai, a publié les manifestes les plus corrects, les plus rassurans en donnant à son armée le signal du retour ; la réalité ne reste pas moins ce qu’elle est dans ces régions, et les premiers actes d’Aleko-Pacha ne semblent pas de nature à décourager le travail qui tend à détacher la Roumélie comme la Bulgarie de l’empire ottoman. Le nouveau gouverneur général a vraisemblablement voulu se créer une certaine popularité, il a cru prévenir les conflits ; il n’a fait peut-être que les ajourner et les compliquer. Il s’est placé du premier coup dans une position d’autant plus difficile qu’en flattant les Bulgares il a froissé d’autres parties de la population.

Quelle sera maintenant la suite de cette singulière inauguration du nouveau régime établi dans la Roumélie ? Bien des complications sont certes possibles. Ce qui est certain tout d’abord, c’est que les procédés d’Aleko-Pacha ont assez vivement ému la Porte, qui proteste contre son lieutenant, qui refusé de souscrire à une dépossession nouvelle, poursuivie indirectement en dehors des prévisions de la diplomatie. D’un autre côté, on ne voit pas bien quelle serait l’utilité de la présence d’une commission européenne à Philippopoli si cette commission ne devait être là que pour assister, indifférente ou impuissante, à l’abrogation tacite, progressive, du traité de Berlin. Cette commission, qu’on a voulu placer à Philippopoli et dont la diplomatie semble s’occuper aujourd’hui de définir les pouvoirs, elle ne peut avoir qu’un rôle utile et honorable, digne de l’Europe qu’elle représente, ce serait de rester une sorte d’arbitre maintenant l’autorité des conventions de Berlin au profit de la Porte aussi bien qu’au profit de la province autonome. Si elle n’est pas en mesure de remplir ce rôle, elle n’a plus rien à faire à Philippopoli. Ce n’est plus qu’une fiction déguisant à peine la réalité, qui est l’unification préparée par la politique russe, et alors la victoire que l’entreprenante imagination de lord Beaconsfield a cru remporter avec sa création d’une Roumélie orientale n’est que le commencement d’un nouveau mécompte, peut-être de nouveaux conflits et de nouveaux embarras.

La difficulté est toujours d’en finir avec les conflits et les complications en Orient. Quand on n’a pas affaire à un imbroglio bulgare, on se retrouve en présence de l’imbroglio turco-grec qui est décidément passé sous la juridiction européenne, et à défaut du différend des frontières helléniques, on a encore toutes les péripéties de l’imbroglio égyptien. Le fait est que tout ce qui se passe en Égypte depuis quelque temps est pour le moins étrange, et, sans se rattacher absolument aux dernières crises de l’empire ottoman, l’incident reste à coup sûr un curieux spécimen de politique orientale. Une tentative peut-être assez risquée, dans tous les cas sérieuse et bien intentionnée, s’est produite sous la forme d’une coopération toute pacifique et administrative de deux des principales puissances de l’Europe, la France et l’Angleterre. Les deux gouvernemens ont prêté à l’Égypte des ministres envoyés de Londres et de Paris, acceptés avec une apparence d’empressement par le vice-roi. L’objet avoué et défini de cette sorte d’intervention, c’était d’aider à une réorganisation financière et administrative de l’Égypte, de mettre le vice-roi en mesure de payer ses dettes, de faire honneur à ses engagemens, d’offrir tout au moins à ses innombrables créanciers les garanties d’une gestion honnête et régulière. Un beau jour, et ce jour n’a pas tardé à venir, le fantasque khédive s’est lassé de cette surveillance incommode, et sans plus de façon il a congédié les agens européens acceptés par lui, accrédités par la France et l’Angleterre. Il s’est mis à arranger ses finances à sa manière, c’est-à-dire en ajoutant au désordre et se mettant une fois de plus en révolte contre tous ses engagemens, en violant des conventions internationales. Il y a eu tout d’abord un certain mouvement de surprise ; on s’attendait évidemment avoir l’Angleterre et la France prendre quelques mesures pour ramener à la raison et à de meilleurs procédés le petit potentat du Caire. Les deux puissances ont protesté sans doute, elles ont témoigné leur mécontentement par des paroles, puis, en définitive, elles n’ont rien fait, elles ont réfléchi ou délibéré ; elles en sont encore là ! Au premier moment, le sultan n’aurait pas été éloigné de traiter sévèrement le vice-roi et de saisir l’occasion d’affirmer son droit de suzerain ; mais le khédive a de puissans moyens d’influence autour du sultan, il s’est hâté de s’en servir, et aujourd’hui les dispositions paraissent avoir sensiblement changé à Constantinople.

Qu’est-il arrivé cependant au milieu de tout cela ? Tandis que l’Angleterre et la France paraissaient dévorer leur injure ou leur mécompte sans pouvoir se mettre d’accord sur ce qu’elles feraient, l’Allemagne, de son côté, est entrée en scène avec un certain éclat, avec une vivacité assez imprévue. Elle a fait brusquement son apparition en Égypte, prenant en main la cause des créanciers allemands, protestant contre les actes du vice-roi, contre de prétendus règlemens de la dette violant les engagemens internationaux. Le khédive, un peu surpris d’abord, a paru vouloir renvoyer le représentant de l’Allemagne un pouvoir suzerain, au sultan ; mais la diplomatie allemande ne s’est pas montrée disposée à lui laisser la ressource des ruses et des moyens évasifs. Elle parle quelquefois assez rudement, la diplomatie de, M. de Bismarck ; elle n’a pas caché au vice-roi qu’il serait « responsable des conséquences de sa conduite contraire au droit. » Ce que signifie au juste cette menace, il est difficile de le dire ; elle est dans tous les cas de nature à faire réfléchir Ismaïl-Pacha sur le danger des fantaisies financières et elle est une péripétie de plus dans ces misérables affaires égyptiennes. Les Allemands n’ont pas sans doute les mêmes intérêts que les Français et les Anglais, ils n’ont pas autant de raisons d’intervenir, et d’un autre côté on ne peut guère supposer que M. de Bismarck ait des desseins particuliers sur l’Égypte. Il est plus présumable que le chancelier de Berlin, voyant la France et l’Angleterre hésiter, se diviser peut-être, laisser la place vide, a saisi, avec l’impétuosité qui lui est familière, l’occasion de prendre position, de faire sentir l’influence de l’Allemagne sur un point où elle n’avait pas paru jusqu’ici. Il a voulu introduire l’Allemagne dans cette partie de l’Orient, il est un peu suivi par l’Autriche, de sorte que ce qui était depuis longtemps par tradition l’affaire particulière de l’Angleterre et de la France devient l’affaire de l’Europe.

C’est un peu la faute du cabinet anglais, qui a l’air de jouer un singulier jeu depuis quelques semaines. Que cette Roumélie, qui est la création favorite de lord Beaconsfield, soit menacée, il ne semble pas s’en inquiéter beaucoup. Qu’il y ait des difficultés entre la Turquie et la Grèce, il reste assez indifférent. Qu’il éprouve un déboire à Alexandrie, sur ce vieux théâtre de l’Égypte, où il a si souvent paru avec éclat, il ne montre aucun empressement à rétablir l’ascendant de l’Angleterre, à maintenir l’action commune un moment nouée avec la France, Est-ce le signe de quelque évolution nouvelle dans sa politique ? Cette apparence de désintéressement ou de froideur de sa part dans certaines questions prouve-t-elle qu’il tendrait à faire, comme on dit, la part du feu dans l’Europe orientale et même en Égypte poux porter désormais son action vers l’Asie-Mineure, qu’il ferait explorer en ce moment, assure-t-on, par ses émissaires et ses officiers ? C’est un mystère que les événemens éclairciront. Il ne reste pas moins en Égypte, comme sur divers points de l’Orient, des intérêts que la France, et avec elle d’autres puissances de l’Europe, ne peuvent abandonner, dussent-elles n’avoir pas toujours l’appui de l’Angleterre. Ce qui arrivera d’ici à quelques années, de tous ces incidens qui passent, de ces transformations qui s’accomplissent à travers des péripéties toujours nouvelles, personne ne peut le prévoir. L’essentiel est d’avoir une diplomatie attentive, une politique suivie, que l’imprévu ne puisse ni surprendre ni déconcerter.

L’Italie, quoique née d’hier à la vie diplomatique et européenne, a certes ses intérêts dans ces mêlées de l’Orient ; elle en est souvent préoccupée, et il y avait récemment encore à Rome une entrevue d’un comité grec formé sous les auspices du vieux et généreux Mamiani avec le président du cabinet, M. Depretis. Le chef du cabinet a montré une grande mesure, il a combattu surtout l’opportunité d’une discussion parlementaire sur des questions qui sont un objet de négociation entre toutes les puissances. Le fait est que quelques discours de plus en faveur de la Grèce, n’aideraient pas beaucoup le ministère et que pour le moment le parlement de Rome est assez occupé de débats intérieurs qui ont certes leur intérêt pour l’Italie. Le parlement de Rome est en effet tout entier depuis quelques semaines, à de minutieuses et inépuisables discussions sur les finances, qui divisent le sénat et la chambre des députés, sur les chemins de fer qui intéressent tout le monde, sur les malheureuses affaires de la ville de Florence, à laquelle l’état doit une indemnité sans cesse ajournée et disputée. Il y a à examiner, à voter tout un système de nouveaux chemins de fer que le gouvernement a proposé aux chambres, et en Italie comme partout, ce genre de projets ou de discussions a le don de mettre en mouvement tous les intérêts locaux. Chacun plaide pour sa province, pour sa ville et même pour son village. Avouons que, si quelquefois on parle abondamment à Versailles, on parle encore plus à Rome, puisqu’à une date toute récente, après plus de quinze jours de débat, il restait plus de cent cinquante orateurs inscrits ! Quant à l’affaire de Florence, qui est aussi très longuement, très passionnément discutée en ce moment à Rome, il y a, il faut bien le dire, quelque chose de triste dans ces contestations presque cruelles qui se poursuivent sur les ruines d’une ville gravement éprouvée.

De quoi s’agit-il après tout ? Lorsqu’il y a quinze ans, par suite de la convention du 15 septembre 1864, Florence se trouvait choisie à l’improviste comme la capitale du royaume, comme une étape, si l’on veut, entre Turin et Rome, elle cédait à l’ambition assez naturelle de se renouveler, de se transformer. Elle voulait faire honneur à son titre de capitale et par degrés elle s’engageait dans cette grande et coûteuse métamorphose sous la direction des chefs de sa municipalité, d’hommes tels que M. Cambray-Dighy, M. Peruzzi, qui étaient certes des administrateurs expérimentés autant que des patriotes dévoués. Ceux qui dirigeaient cette vaste entreprise sans craindre d’imposer à leur ville des dépenses considérables ne renonçaient pas eux-mêmes, comme Italiens, à l’idée d’avoir Rome pour capitale ; mais ils croyaient qu’avec un séjour de quinze années à Florence, et ce n’était pas alors invraisemblable, on ferait face à tout. Quand les événemens de 1870 sont venus précipiter l’arrivée des Italiens à Rome ; Florence, surprise tout à coup en pleine transformation, est restée avec ses dépenses, ses charges et ses dettes immenses. Le syndic, M. Peruzzi, a tenu tête aux difficultés tant qu’il l’a pu, avec autant d’intelligence que de courage ; il ne pouvait lutter indéfiniment contre l’impossible, et l’irréparable débâcle est arrivée, elle est allée jusqu’à la faillite déclarée de Florence. Le gouvernement a été oblige de nommer un commissaire royal pour administrer la ville, Plus d’une fois pendant ces années d’épreuves cruelles on a reconnu la justice, l’urgence d’une indemnité en faveur de la malheureuse cité. On a nommé des commissions parlementaires et administratives ; il y a eu des projets de toute sorte, et c’est précisément un de ces projets qui est enfin discuté en ce moment, qui est soutenu par les hommes les plus éminens, M. Minghetti, M. Cairoli, qui est toutefois contesté par d’autres avec âpreté, M. Peruzzi, qui a personnellement connu tour à tour la popularité et l’impopularité pour une œuvre que des circonstances exceptionnelles ont pu seules conduire à une catastrophe financière, M. Peruzzi n’a pas encore pris la parole, et il est bien certain que, s’il parle, Florence sera défendue avec éloquence contre ses adversaires ; mais n’est-il pas profondément triste que dans un parlement siégeant à Rome on puisse disputer une réparation bien insuffisante encore à une ville qui a payé de sa fortune l’honneur d’avoir été un moment la capitale d’un royaume qu’elle a tant contribué à créer !

CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.

La Guerre et la Paix, roman historique par le comte Léon Tolstoï, traduit par une Russe. Paris, 1879. Hachette.

J’ai grand plaisir à signaler ici un livre qui comble une lacune regrettable dans notre littérature étrangère. Le grand roman historique de Tolstoï, l’un des chefs-d’œuvre les plus incontestés de la langue russe, n’avait pas encore trouvé de traducteur dans notre pays. Une personne bien connue dans la haute société russe par la rare distinction de son esprit a entrepris et mené à bien la tâche considérable de traduire en français cette épopée nationale. La Guerre et la Paix embrasse tous les événemens des guerres napoléoniennes auxquels la Russie a été mêlée ; dans le drame incomparable qui eut durant quinze ans toute l’Europe pour théâtre, Tolstoï dégage et fait revivre l’action particulière de son pays. Il étudie d’abord la société russe de cette époque avec une fidélité, une puissance de résurrection qui font de chacun de ses personnages un portrait vivant, sous lequel tout Russe peut mettre un nom. Puis, d’un mouvement large et superbe comme celui qui emportait le siècle au pas de Napoléon, le romancier ramasse tous les héros et les jette aux armées de Koutousof et de Bagration. Il analyse et dépeint en traits inoubliables le choc de ce vieux monde avec le monde d’idées nouvelles qu’apportait le fils de la révolution, il le suit dans ses transformations intimes, tandis que les batailles, les souffrances, les gloires, toute cette histoire de géans passe, tragique et furieuse, sur la toile de fond. Je ne sais qui je dois plus louer, de l’observateur sagace, émule de Balzac, qui se meut si sûrement dans les plus secrets replis de l’âme humaine, ou du peintre militaire qui fixe avec quelques touches chaque étape de l’épopée impériale. Un seul nom peut faire comprendre à tous en un mot la manière précise, sobre, et pourtant si vigoureuse, de Tolstoï, peintre de batailles : le nom de Meissonier. Je me figure que notre grand artiste ne voudrait pas d’autre légende pour ses tableaux que les courts récits de Tolstoï. Je transcris au hasard un épisode de quelques lignes. Nous sommes à Tilsitt, au lendemain de l’entrevue des deux empereurs : Napoléon demande qu’on lui nomme un soldat de la garde russe pour remettre de sa main la croix à ce brave :

« Les deux souverains, accompagnés de leur suite, s’approchèrent du bataillon de Préobajensky. Napoléon regarda avec assurance les soldats russes, alignés, qui présentaient les armes et fixaient, immobiles, leurs yeux sur la figure du tsar. — Lazaref ! fit le colonel d’un air décidé, et le premier soldat du rang en sortit aussitôt, le visage tressaillant d’émotion, comme il arrive toujours à un appel fait inopinément devant le front. — Où vas-tu ? ne bouge pas ! murmurèrent plusieurs voix, et Lazaref, ne sachant où aller, s’arrêta effrayé. — Napoléon tourna imperceptiblement la tête en arrière et tendit sa petite main potelée comme pour saisir quelque chose. Les personnes de sa suite, devinant à l’instant son désir, s’agitèrent, chuchotèrent, se passèrent de l’une à l’autre un petit objet ; un page s’élança en avant, et, saluant avec respect, déposa dans cette main tendue une croix à ruban rouge. Napoléon la prit sans la regarder et s’approcha de Lazaref, qui, les yeux écarquillés, continuait obstinément à fixer son empereur. Jetant un coup d’œil au tsar, pour bien lui prouver que ce qu’il allait faire était une gracieuseté à son intention, Napoléon posa sa main, qui tenait la croix, sur la poitrine du soldat, comme si son attouchement seul devait suffire à rendre à tout jamais ce braye heureux d’avoir été distingué et décoré entre tous. Sa main daigna donc toucher la poitrine, et la croix qu’il y appliquait fut aussitôt attachée par les officiers empressés des deux suites. Lazaref suivait d’un air sombre les gestes de ce petit homme ; il reporta, sans changer de pose, son regard sur son souverain, comme pour lui demander ce qu’il devait faire, et, n’en recevant aucun ordre, resta pendant un certain temps dans son immobilité de statue. »

N’est-ce pas là ce que les artistes sont convenus d’appeler « un Meissonier ? » Mais le peintre ne dispose que d’une minute ; l’écrivain, maître du temps, assemble ces détails pittoresques pour en tirer la grande histoire et ses grandes leçons. Du conseil des généraux où l’on refait la carte du monde, Tolstoï revient de préférence au front de la troupe où il semble qu’il ait toujours vécu. Comme il sait l’humble cœur du petit soldat, ses misères, sa résignation insouciante, son héroïsme naïf, sa gaîté devant la mort ! Comme il a senti ces perpétuels reviremens d’âme, le souffle glorieux des escadrons qui chargent, le découragement lugubre des civières de blessés ! Dans ce même chapitre de Tilsitt, en quelques pages, par une opposition savante, il nous mène de l’horrible hôpital de Friedland, encombré de typhoïdes et d’amputés, aux fêtes officielles, pompeuses et menteuses, des états-majors réunis sur le Niémen. Ainsi, sans une tirade déclamatoire, sans une réflexion banale, par la seule puissance du récit, Tolstoï évêque à chaque instant, dans l’esprit du lecteur, le double et inexplicable sentiment que le mystère de la guerre éveillera toujours dans l’âme humaine : l’enthousiasme invincible, le tressaillement héroïque, l’ivresse d’être là et de crier : C’est grand ! c’est beau ! puis le dégoût et l’horreur, la malédiction sur ceux qui commandent ces folies ; l’impossibilité de comprendre pourquoi on les fait, pourquoi le ciel les permet.

Ce n’est pas en quelques lignes qu’on peut étudier l’œuvre capitale du romancier, — disons mieux, de l’historien de la société russe et des guerres de l’empire de Russie. Je me réserve d’y revenir quelque jour avec l’attention et le respect dus à un aussi grand talent. J’ai voulu seulement aujourd’hui annoncer la traduction qui permettra à nos compatriotes de le goûter. La traduction est un oiseau sans ailes, chimère désespérante, surtout quand elle s’attaque à un styliste comme Tolstoï. Celle-ci a fait tout ce qu’il était possible de faire, en se gardant fidèle, sincère et sobre comme le texte original ; notre langue a donné tout ce qu’elle pouvait donner ; nul Français, en lisant ces pages, ne pourra se douter qu’il les doit à une plume étrangère.


EUGENE-MELCHIOR de VOGÜE.

Le directeur-gérant : C. BULOZ.