Chronique de la quinzaine - 30 juin 1879

Chronique n° 1133
30 juin 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1879


Les affaires du temps offrent parfois d’étranges spectacles, de singulières et saisissantes diversités. L’imprévu ne manque jamais dans cette histoire, qui recommence sans cesse, où les péripéties et les surprises de la veille s’effacent devant les surprises et les péripéties du lendemain. Les incidens tragiques éclatent au courant des choses, dans ce mouvement ininterrompu des vieilles querelles toujours renaissantes, des contradictions qui passent. Tout se mêle, et c’est ainsi qu’il y a peu de jours encore, tandis que les deux chambres réunies en congrès à Versailles tranchaient enfin la question du retour à Paris, tandis que de son côté la chambre des députés se mettait à la discussion sur l’enseignement, à ce moment même arrivait d’une extrémité du monde, à travers l’Océan, la nouvelle de la mort du prince impérial.

On l’appelait ainsi, il a gardé son titre jusqu’au bout, quoiqu’il ne fût plus qu’un héritier sans héritage. Son père, le second fondateur de l’empire, Napoléon III, est mort découronné, dans son exil de Chislehurst, après avoir déchaîné une tempête où les malheurs d’une race, d’une dynastie, ne sont rien auprès des malheurs publics. Lui, le jeune prince, sans passé et sans couronne, il est allé mourir au bout de l’univers, sur la côte d’Afrique, dans une obscure embuscade de guerre, sous la main meurtrière de quelques Zoulous, instrumens aveugles d’un destin inconnu. Qu’allait-il faire dans cette campagne ingrate et hasardeuse des armées anglaises contre des peuplades sauvages des régions australes de l’Afrique ? Était-ce une inspiration romanesque qui l’avait décidé ? était-ce la générosité d’un cœur bien né qui a voulu aller partager les périls de ses jeunes compagnons de l’école militaire de Woolwich et reconnaître l’hospitalité qu’il a trouvée en Angleterre ? Voulait-il s’instruire, apprendre la guerre et se former à l’action ? N’a-t-il pas plus simplement cédé à une impatience de l’exil, au besoin de s’arracher à une situation difficile par une diversion digne d’un prince et d’un jeune courage ? C’est tout cela peut-être. Toujours est-il que, si le fils de Napoléon III n’a rencontré qu’une mort obscure, il est tombé avec honneur en bravant le danger. C’est la fin d’un soldat, et c’est aussi l’éclipsé d’une destinée à laquelle ne manquaient point déjà les courtisans empressés à lui promettre un avenir dont ils ne disposaient pas.

Certes tout se réunit pour donner à cette aventure de jeunesse si cruellement dénouée le caractère et les couleurs d’une émouvante tragédie, pour éveiller des impressions, des sentimens qui n’ont rien de vulgaire. Il y a sûrement quelque chose de saisissant dans cette fortune d’une famille dont le premier chef a remué le monde, a élevé un empire par la guerre, a répandu son nom de vainqueur ou de vaincu jusqu’aux extrémités de la terre, et dont le descendant va périr dans une contrée inconnue, au coin d’un champ de maïs, sous la zagaie d’un Zoulou ! Il y a on ne sait quel jeu étonnant de la destinée et des révolutions contemporaines dans cette combinaison mystérieuse qui fait que l’adolescent héritier de l’auteur du blocus continental, du grand ennemi et du grand captif de l’Angleterre, va trouver la mort dans les rangs d’une armée anglaise, sous l’uniforme anglais, non loin de l’île de Sainte-Hélène ! Oui, c’est un des spectacles pathétiques de l’histoire dans un temps où l’on dit qu’il n’y a plus de place pour la poésie. D’un autre côté on ne peut se défendre d’une profonde et respectueuse pitié pour cette désolation d’une mère qui se sent si brusquement frappée au cœur, qui, après avoir vu partir avec crainte son fils plein de vie et de jeunesse, va recevoir un cadavre percé d’un fer obscur. Celle qui fut l’impératrice Eugénie, entourée d’éclat et de courtisans souvent intéressés, n’est plus qu’une majesté de la douleur vers qui vont toutes les sympathies comme vers une mère en deuil, — comme vers toutes les mères qui ont perdu leurs enfans dans des guerres néfastes. Tout ce qu’il est permis de demander, c’est que ses amis ou ceux qui se disent ses amis ne profanent pas ce deuil par une ostentation qu’elle ignore, qu’elle serait la première à désavouer. Ce jeune homme lui-même enfin, il n’avait pas eu le triste privilège d’exciter des animosités. C’était un jeune Français, né Parisien, venu au monde à l’heure des plus hautes prospérités de l’empire, étranger par lui-même à tout ce qui avait préparé les désastres de son pays. Il n’avait pas eu le temps de vivre, de commettre des fautes ; il est mort sous les armes, au premier pas qu’il a fait dans la carrière, avec la bonne grâce de la jeunesse, comme un autre duc de Reichstadt, mais plus heureux que lui, puisqu’il ne s’est pas éteint dans une sorte de captivité.

C’était assez de tout cela, de cette fin à demi romanesque d’un jeune homme, de ce deuil maternel, de ces souvenirs napoléoniens revivant un instant autour d’une tombe, c’était assez de toutes ces causes réunies pour exciter cette émotion qui s’est produite, qu’il serait puéril de nier. C’est ce qu’on pourrait appeler une émotion d’humanité et d’imagination. Quant à la signification et aux conséquences politiques de cette mort, il ne faut évidemment rien dénaturer ni rien exagérer. L’avenir de la France ne tenait ni à la vie ni à la mort du jeune prince qui vient de disparaître. Que les bonapartistes paraissent déçus et déconcertés comme s’ils avaient perdu tout à coup l’espoir d’un règne prochain, qu’ils cherchent sur quel front ils placeront une couronne mise en morceaux à Sedan, qu’ils dissertent sur les constitutions de l’empire, sur les sénatus-consultes, sur la différence qui existe entre le « bonapartisme » et « l’impérialisme, » c’est leur affaire, ce n’est pas l’affaire du pays ; c’est une question de parti entre eux, ce n’est pas une question nationale. La vérité est que, le prince impérial eût-il vécu, il ne serait redevenu un prétendant redoutable que si on s’était plu à provoquer un de ces mouvemens de réaction qui emportent tout, qui ne s’arrêtent qu’à la résurrection des régimes de la force. C’est bien plus vrai encore avec tout autre prétendant du même nom. En un mot, aujourd’hui comme hier, et si l’on veut aujourd’hui un peu plus qu’hier, l’empire n’a de finances que celles qu’on voudrait bien lui faire ; il pourrait en retrouver, à l’heure qu’il est il n’en a aucune.

Rien ne le prouve mieux que l’entière liberté laissée sans péril à des manifestations qui sont certes parfaitement légitimes, tant qu’elles restent un témoignage de deuil et de regrets, qui le seraient un peu moins si elles tendaient à relever le drapeau d’un régime déchu et que, dans tous les cas, l’empire n’eût certainement pas tolérées. Le gouvernement a donné la plus sensible marque de force et de confiance en ne s’opposant à rien, et la moralité des derniers incidens, c’est justement que la plus sérieuse garantie contre les retours offensifs de l’empire est toujours une politique assurant à la France un ordre régulier dans des institutions libérales et parlementaires. Donnez au pays ce qu’il demande, la paix, la sécurité intérieure, la possibilité de vivre sans être sous l’obsession perpétuelle de nouveaux conflits, de nouvelles agitations, et l’empire ne sera pas plus à craindre avec le prétendant d’aujourd’hui qu’avec le prétendant d’hier ; il pourra, s’il le veut, se donner la stérile satisfaction de délibérer dans ses conciliabules sur la valeur de ses senatus-consultes. Souvenez-vous, même pour l’avenir d’une république, de cette parole du plus sage et du plus habile des rois, Léopold Ier de Belgique. : « Toute mesure qui peut être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d’une opinion sur l’autre opinion est un danger. » C’est la politique de la raison supérieure, de l’équité et de la prévoyance opposée à la politique de parti. Avec cette inspiration, il y a sans doute encore des difficultés et des crises, il n’y a plus de ces oscillations violentes, précipitant parfois l’opinion fatiguée et incertaine vers des expédiens qui semblaient d’abord impossibles, qui retrouvent tout à coup des chances inespérées par la faute des partis exclusifs et des pouvoirs mal dirigés.

Que le gouvernement y regarde de près aujourd’hui, qu’il s’interroge lui-même et sur la situation qui lui est faite et sur les élémens dont il dispose et sur les conditions d’un régime dont l’avenir dépend encore, après tout, de bien d’autres circonstances que de la mort d’un jeune prince. D’où peuvent venir, les fautes et les dangers, si ce n’est des excitations radicales, des prétentions révolutionnaires et exclusives des partis, d’un système de complaisances souvent involontaires pour des passions plus ou moins ardentes, plus ou moins sincères ? D’où peuvent venir la sécurité et la force, si ce n’est de la précision des idées, de la netteté de direction, du respect énergique de tous les droits essentiels et de toutes les garanties, d’une pensée avouée et résolue de modération dans la pratique des institutions libres ? Et c’est là précisément ce qui condamne cette loi de M. Jules Ferry, livrée aujourd’hui à l’ardeur des discussions parlementaires, conçue en dehors des nécessités vraies de toute une situation. Le gouvernement est sans doute parvenu, depuis quelques mois, à surmonter bien des difficultés accumulées sur son chemin ; il y est arrivé parce qu’après tout dans son ensemble il a l’intention du bien. Il a franchi, non sans peine, non sans efforts, mais en définitive sans faire de trop compromettantes concessions, tous ces écueils de l’amnistie, du procès du 16 mai, de l’élection Blanqui, du retour à Paris. La loi de M. Jules Ferry reste assurément pour lui maintenant l’épreuve la plus sérieuse, la plus redoutable, parce que ce n’est plus ici une question de circonstance, c’est une question de politique supérieure, de direction morale, qui touche aux intérêts les plus graves, aux instincts les plus profonds. M. le ministre de l’instruction publique s’emporte parce qu’on lui dit qu’il a fait une œuvre assez pauvrement conçue, assez peu réfléchie, qui confond tout et brouille tout, qui soulève sans prévoyance les problèmes les plus délicats, les plus difficiles et les plus inopportuns. C’est cependant la vérité, et cette vérité, elle éclate tout entière dans la discussion qui vient de s’ouvrir, dans ces débats où la loi nouvelle a été sans doute défendue plus ou moins heureusement par M. Paul Bert, par M. Spuller, par M. Jules Ferry lui-même, mais où elle a été aussi combattue avec autant de mesure que d’habileté par M. Gaslonde, avec une vive et forte éloquence par un jeune député républicain, M. Étienne Lamy, qui a eu le courage de rompre avec des préjugés de parti. En réalité, après comme avant la discussion, ce qu’il y a de plus clair, c’est que cette loi de M. Jules Ferry est certainement une œuvre malvenue, brutale ou inefficace, qui dépasse le but ou ne l’atteint pas, qui, sous prétexte de fortifier l’état, trouble les sentimens libéraux aussi bien que les croyances religieuses, et qui en fin de compte crée pour tout le monde une situation d’où on sortira comme on pourra.

Cette discussion qui se prolonge depuis près de quinze jours et où les citations ont coulé à flots, où il n’y a rien de bien nouveau parce que tout a été dit depuis longtemps sur des querelles qui nous ont précédés et qui nous survivront, cette discussion, elle a du moins un mérite : elle a l’avantage de fixer le point délicat et vif de la question, le point où l’entente était possible et facile non pas entre les esprits extrêmes du cléricalisme et du radicalisme révolutionnaire, mais entre les esprits libéraux qui tiennent à concilier tous les intérêts sérieux. Ainsi il est bien clair que, si M. le ministre de l’instruction publique, qui ne veut pas être un ministre novice et qui se guérira de ce défaut comme on se guérit de la jeunesse, si M. le ministre de l’instruction publique avait plus mûrement réfléchi, il serait resté dans la vraie mesure. La restitution à l’état de la collation des grades, cette restitution qui était considérée il y a deux ans comme la limite des revendications nécessaires, n’aurait plus souffert de difficulté aujourd’hui. Tout ce qui peut fortifier le droit d’inspection, de surveillance ou de contrôle de l’état, même dans l’enseignement libre, aurait été vraisemblablement accordé ; il n’y aurait eu qu’à donner une vigueur nouvelle et une sanction plus efficace à un principe déjà inscrit dans la loi de 1850. On ne se serait pas étonné que le gouvernement se servît de ses prérogatives pour défendre l’indépendance de la société civile et tenir en respect des influences envahissantes. Il y avait là les élémens de tout ce qui était désirable et utile, d’une politique sensée, parfaitement ferme dans sa modération, suffisamment préservatrice. Où est donc le point de division ? où commence le danger ? Rien n’est plus évident : la division et le danger commencent là où apparaît la pensée des mesures d’exception et d’exclusion, là où se révèle l’intention de faire de la république la régulatrice souveraine des idées, l’antagoniste de certaines croyances, de rétablir directement ou indirectement les monopoles dans un intérêt de parti. Le danger, il est dans cet article 7, qui est probablement par lui-même assez inefficace, mais qui, rapproché d’un certain ensemble de manifestations plus ou moins officielles, plus ou moins autorisées, plus ou moins tolérées, prend une signification fort nette et dévoile tout un système de guerre. C’est là que la mesure est dépassée et qu’on ne s’entend plus.

Oh ! sans doute, nous le savons bien, nous l’avons entendu sans rire, les défenseurs et les commentateurs de la loi de M. Jules Ferry sont de grands docteurs de l’église, M. Étienne Lamy le leur a dit avec esprit. Ils n’ont pas les intentions qu’on leur prête, ils connaissent trop bien les pères et les conciles ! L’église, le clergé séculier, le budget des cultes, le concordat, ils n’y veulent pas toucher ! L’église gallicane surtout, c’est leur dernier mot, ils veulent sauver l’église gallicane ! Ce sont les dépositaires de la tradition de Bossuet ! Fort bien, c’est on ne peut plus édifiant. Seulement la logique se joue de ces subtilités et se dégage bien vite de toutes les vaines protestations. Le discours de M. Paul Bert n’a point de sens ou il signifie que, l’église étant incompatible avec la civilisation moderne, le catholicisme étant l’ennemi de la science, le moment est venu de chasser l’église, les influences religieuses, particulièrement les congrégations de toutes les sphères de l’enseignement, et d’opposer un Syllabus de l’état au Syllabus du Vatican. Oui, en vérité, on est plein de considération pour l’église, à la condition de commencer par la condamner « dans son dogme, dans sa morale, dans sa discipline, dans sa hiérarchie, dans ses pratiques, » — et de la remplacer : sauf cela on la respecte parfaitement, c’est M. Lamy qui le dit* avec une finesse mordante. M. le rapporteur Spuller est, lui aussi, un zélé défenseur de l’église, — et son discours n’a point une autre conclusion logique que le discours de M. Paul Bert. M. le ministre de l’instruction publique toi-même peut prendre les précautions de langage qui conviennent à sa position officielle ; avec ses théories sur la liberté dans l’unité, sur l’âme française, sur les deux Frances, il va droit au même but. Il fait la guerre, et déguiser sa vraie pensée sous de vaines apparences de respect pour un système religieux qu’on croit contraire à la civilisation serait peu digne d’hommes sérieux.

Assurèrent M. Jules Ferry, M. Spuller, M. Paul Bert, sont libres comme orateurs, comme écrivains. Ils peuvent penser ce qu’ils voudront, avoir leur philosophie, leurs idées et porter leurs jugemens, même leurs polémiques agressives à la tribune ; ils restent dans leur rôle. L’état, lui, n’a ni une philosophie, ni une religion officielle, ni une science ; il n’est pas un parti ou une secte faisant la guerre à d’autres partis ou à d’autres sectes : il n’a pas son Syllabus ! Il est au sein de la vie nationale le grand représentant des traditions, des lois générales du pays, le médiateur nécessaire et impartial de tous les droits, de tous les intérêts. Il existe justement pour maintenir tous les droits, pour empêcher les empiétemens, les usurpations des uns sur les autres. Est-ce son vrai rôle, à lui, de se jeter dans la mêlée des partis et des systèmes, de laisser la liberté aux uns, de la refuser aux autres, de créer par voie de suspicion plus ou moins légitime cet « ordre particulier d’indignité et d’incapacité » dont par le M. Paul Bert ? Est-ce qu’il peut être réduit à cette contradiction singulière que M. Lamy décrit si vivement et qui de sa part consisterait à dire : « Église, tu demandes le droit commun, mais tu ne l’aimes pas ; moi état, qui aime le droit commun, je te le refuse. Église, tu veux le monopole ; moi état, qui suis ennemi du monopole, je l’exerce contre toi. Église, il est dans la fatalité de ton enseignement de faire tôt ou tard des ennemis à la liberté ; moi, état, qui suis pour tous et toujours le représentant de la liberté, dès aujourd’hui je supprime la tienne. » C’est là justement la question qui se cache dans cet article 7 imaginé par M. le ministre de l’instruction publique et livré à tant de disputes.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que M. Jules Ferry et les défenseurs de ses projets en sont arrivés, non-seulement à soulever des questions religieuses qui sont toujours un danger, mais à se mettre du même coup en contradiction avec les sentimens libéraux les plus sérieux et les plus profonds. Ils sont obligés, pour étayer leur système, d’invoquer toute une législation équivoque, — une loi du 18 août 1792 qui, à part ce qu’elle a de violent, est d’une légalité contestable, puisqu’elle date d’un moment où il n’y avait plus de pouvoirs réguliers, — un décret de l’an XII qui s’applique à une situation politique toute différente. Est-ce qu’il est vraiment sensé, à l’heure qu’il est, en pleine république régulière et libérale, d’aller chercher ces prohibitions d’un autre temps, sans tenir compte de la transformation croissante de la société française, des changemens de mœurs, d’idées et de tout ce qui est de nature à limiter l’action de quelques associations religieuses ? M. le ministre de l’instruction publique a pu l’autre jour amuser l’assemblée de quelques citations fort saugrenues, la plupart déplacées, nous en convenons, empruntées à des livres de l’enseignement congréganiste ; mais après tout, contre cet abus et contre d’autres plus graves, le gouvernement n’est pas désarmé. Il a des lois, il a pour appui l’esprit libéral de la société française. Avant d’en venir à supprimer la liberté de qui que ce soit, il aurait à se demander à lui-même s’il remplit toujours ses devoirs de surveillance ou de répression autour de lui. Il a un pouvoir de direction, qu’il l’exerce, et, — tout bien considéré, les citations de M. Jules Ferry eussent-elles quelque valeur, il n’y aurait pas encore de quoi proclamer la patrie en danger, et réclamer en toute hâte la suspension de la loi souveraine et protectrice du droit commun !

Au milieu des complications et des incidens divers qui forment ce qu’on appelle la question d’Orient, qui ont tour à tour occupé et occupent encore l’Europe, les affaires égyptiennes ont eu depuis quelques semaines le privilège de tenir une place particulière. Elles avaient pris surtout une certaine importance depuis que le vice-roi Ismaïl-Pacha avait eu la fantaisie de s’engager dans le plus étrange conflit avec les deux principales puissances de l’Occident, la France et l’Angleterre. Ce jour-là la situation prenait décidément le caractère aigu. À cette première difficulté était bientôt venue se joindre l’intervention pressante, impérieuse, de la diplomatie allemande, prenant en main la défense des intérêts de ses nationaux atteints ou menacés comme tous les intérêts étrangers par les caprices despotiques du vice-roi. Tout le monde finissait par se mêler à la querelle. Ismaïl-Pacha avait si bien fait en peu de temps qu’il avait ouvert de lui-même, par ses excès de pouvoir, par ses offenses, une crise inextricable. L’imbroglio égyptien, après avoir duré quelques semaines, a aujourd’hui son dénoûment ; le khédive a été obligé de renoncer à la couronne, qui passe décidément à son fils Tevfik-Pacha, à la faveur du nouveau droit d’hérédité directe établi il y a une quinzaine d’années en Égypte au profit de la famille de Méhémet-Ali, avec le consentement et la sanction de la puissance suzeraine. Est-ce réellement une abdication ? Est-ce une déposition prononcée par le sultan sur la demande des cabinets européens ? Toujours est-il qu’Ismaël-Pacha, dupe de ses propres intrigues, a disparu de la scène et qu’il va quitter Alexandrie, s’il n’est déjà parti. Il a cessé de gouverner l’Égypte où il a accumulé depuis vingt ans les désordres, les dilapidations et les ruines ; il passe au rang des princes déchus, et s’il a été réduit à cette extrémité, s’il quitte le pouvoir par l’abdication ou la dépossession, peu importe le mot, on peut certainement dire qu’il a essayé de résister jusqu’au bout, espérant peut-être se sauver encore par quelque nouveau subterfuge.

Ce qui a fait sans doute son illusion, après l’exclusion brutale des ministres européens qu’il avait appelés, qui lui avaient été donnés pour relever ses finances et régler ses dettes, c’est l’apparence d’un dissentiment on d’un malentendu entre la France et l’Angleterre. Ce malentendu a évidemment été plus qu’une apparence, il n’a point été étranger aux premières phases de la crise, et tant qu’il a existé, Ismaïl-Pacha s’est cru garanti contre toute mesure de sévérité ; il a payé d’audace et de ruse pour tromper l’Europe et échapper au châtiment. Il ne s’est pas aperçu que ce jeu équivoque avait peu de chance de réussir, que les deux puissances, frappées du même coup, ne pouvaient décemment accepter la situation qui leur était faite.

La France et l’Angleterre, liées par des intérêts à peu près semblables, avaient tout à la fois à ne pas laisser une injure impunie et à éviter de paraître employer des moyens trop disproportionnés. Elles ne se sont pas pressées, et c’est ce qui a pu prolonger l’illusion ou la confiance du khédive. Si à ce premier moment il y a eu entre elles quelque désaccord sur la conduite à suivre, l’entente n’a pas tardé à se rétablir. Elle a été publiquement proclamée ces jours derniers dans une séance du parlement anglais ; elle s’est manifestée d’une manière décisive à Constantinople auprès du sultan, à Alexandrie même, et le résultat a été cette disparition forcée d’un prince avec qui on ne pouvait plus traiter, qui s’était rendu impossible par vingt ans d’administration ruineuse aussi bien que par ses procédés à l’égard de deux des premières puissances de l’Europe. L’Angleterre et la France ont parlé, elles ont été vraisemblablement appuyées par l’Allemagne, peut-être par l’Autriche, peu par la Russie, et le sultan a fini par sanctionner un changement devenu inévitable. Maintenant c’est donc un autre règne qui s’ouvre en Égypte, et tout ce qu’on peut dire du nouveau khédive, Tevfik-Pacha, c’est qu’après avoir été placé par son père à la tête du cabinet où se trouvaient des ministres européens, il a paru porter aux affaires un esprit éclairé et bien intentionné. C’est déjà quelque chose sans doute. On ne peut se dissimuler toutefois que si la crise égyptienne est jusqu’à un certain point dénouée par l’abdication ou la déposition d’Ismaïl-Pacha, elle reste ouverte sous d’autres rapports. Elle n’est peut-être que transformée, elle n’est pas absolument finie, elle entre dans une phase nouvelle. Il n’est point impossible que le sultan, après avoir exercé avec quelque solennité son pouvoir suzerain sur l’Égypte, essaie de profiter de la circonstance pour l’exercer maintenant d’une manière plus active et plus directe. Une circulaire récente du divan laisserait soupçonner à Constantinople des illusions ou des prétentions qui pourraient créer plus d’une difficulté, si elles n’étaient pas simplement l’ostentation d’un pouvoir en déclin. D’un autre côté, il n’est point douteux que la France et l’Angleterre, en provoquant le changement qui vient de s’accomplir, ont pris une assez grave responsabilité. Elles se sont engagées envers le sultan, dont elles ont mis le pouvoir en mouvement, envers le nouveau règne égyptien qui s’ouvre presque sous leurs auspices, envers l’Europe et envers elles-mêmes.

Elles ont contracté en quelque sorte l’obligation de faire mieux que ce qui a été fait jusqu’ici, de veiller à une organisation administrative et financière du pays, de donner satisfaction aux intérêts étrangers, et par cela même elles vont être nécessairement conduites à se mêler plus activement, plus intimement des affaires de l’Égypte. C’est une situation qui n’est ni sans danger ni sans inconvénient, puisqu’elle implique une mesure d’intervention ou de coopération assez décisive pour obtenir quelque résultat et assez prudente pour que le nouveau khédive n’ait pas l’air d’être à Alexandrie un ministre des volontés étrangères. On a obtenu une première déposition, il ne faudrait pas échouer dans l’expérience qui va commencer. La première condition d’une action efficace et utile, dans tous les cas, c’est que la France et l’Angleterre né cessent pas d’être d’accord, et si les affaires égyptiennes devaient conduire à une sorte d’entente permanente, à des habitudes d’intimité entre l’Angleterre et la France, ce serait assurément un avantage dont les effets ne tarderaient pas peut-être à se faire sentir dans la politique tout entière.

Le parlement italien n’arrive pas sans peine au terme de sa session. Il n’en a pas fini avec les conflits qui partagent en deux camps opposés le sénat et la chambre des députés au sujet de cet impôt sur la mouture pont la suppression est imposée au gouvernement comme une nécessité politique et comme un grand embarras financier. Il n’est cas toujours heureux dans ses laborieuses, dans ses incohérentes délibérations, et il vient d’en donner la preuve dans cette triste affaire de l’indemnité de Florence, en votant péniblement un acte d’équité nationale, en accompagnant cette tardive réparation d’une dernière marque de mauvais vouloir.

Pendant près de quinze jours, on a discuté, on s’est perdu dans les minuties, dans les récriminations, on a joué avec les chiffres et avec tous les détails d’une liquidation douloureuse ; pendant près de quinze jours, on a marchandé à Florence cette allocation de 49 millions que le gouvernement avait proposée, qui n’est qu’un palliatif dans le désastre financier de la malheureuse et aimable cité toscane. Les sympathies pour Florence ont paru vraiment assez tièdes dans cette discussion du parlement italien, et il s’est trouvé des orateurs qui n’ont pas craint de se faire les organes d’un esprit de rancune ou d’égoïsme fort peu politique. M. Peruzzi, comme c’était naturel et comme c’était facile à prévoir, a tenu à se défendre, il a combattu pour sa ville avec une chaleureuse habileté, avec un mélange d’émotion contenue et d’esprit florentin ; il a montré surtout que, si on en était là, c’était un peu parce qu’en 1871, quand on avait discuté les conditions du transfert de la capitale à Rome, Florence avait mis sa délicatesse à ne pas profiter de la circonstance pour faire reconnaître ses titres à une indemnité. Il y a huit ans de cela ! Les 49 millions demandés aujourd’hui par le gouvernement ont fini sans doute par être votés ; ils n’ont pas été votés sans peine, et même en les votant on a trouvé le moyen de détruire l’effet moral de cette mesure réparatrice par une mesquinerie qui atteint Florence d’un autre côté dans ses intérêts. Il faut savoir que la commune de Florence, comme toutes les autres communes toscanes, avait une revendication à exercer sur l’état au sujet d’une vieille dette qui résultait des occupations autrichiennes d’autrefois et que le gouvernement du grand-duc s’était chargé de rembourser aux municipalités. Au moment où éclatait à Florence la révolution du 27 avril 1859 qui était le prélude de l’annexion de la Toscane au Piémont et de l’unité de l’Italie, le nouveau gouvernement avait trouvé dans le trésor public la somme préparée par le ministre des finances du grand-duc pour le remboursement de la dette municipale. Les chefs de la révolution n’avaient pas hésité néanmoins sous leur responsabilité à suspendre le remboursement, à disposer de cette ressource pour armer le pays, pour associer la Toscane à la guerre de l’indépendance. C’est ce qu’est venu déclarer le baron Ricasoli de son accent d’autorité, et l’intervention d’un homme qui depuis longtemps ne paraît plus que rarement à la tribune, qui plus que tout autre a contribué à créer l’Italie nouvelle, cette intervention a eu un caractère particulièrement émouvant. « Serait-il juste, s’est écrié le baron Ricasoli, parce que les titres de l’ancien gouvernement ont été consacrés sous une inspiration résolue de patriotisme au bien suprême de l’indépendance et de la liberté de la patrie, que les représentans de cette patrie déclarassent aujourd’hui ces titres périmés, dénués de toute valeur ? La Toscane doit-elle être punie, dois-je être puni moi-même, parce qu’alors nous ne nous sommes pas défiés de l’Italie future, de ceux qui seraient appelés un jour à diriger ses destinées, à la représenter ?… »

On aurait pu croire que l’intervention du baron Ricasoli tranchait la question, et un des chefs de la droite, M. Sella, qui paraissait d’abord peu favorable aux réclamations florentines, l’a compris ainsi ; il s’est incliné. M. Sella n’a pas été malheureusement imité. Le ministère lui-même, craignant sans doute de perdre en chemin sa majorité, n’a pas osé pousser l’équité jusqu’au bout et reconnaître un titre légitime ou tout au moins laisser aux tribunaux le soin de prononcer : c’était tout ce qu’on lui demandait. Bref, on a voté l’article de la loi qui déclare éteinte la créance toscane, et on n’a pas fait cette réflexion, bien simple qu’à l’heure présente le parlement italien ne serait peut-être pas à délibérer paisiblement à, Rome, si en 1859 le baron Ricasoli et ses amis n’avaient pas fait la révolution du 27 avril, s’ils n’avaient, pas subordonné les intérêts toscans à l’intérêt italien ! Cet incident assez triste n’est pas sans une certaine signification. On a tout l’air depuis quelque temps au delà des Alpes de céder à de médiocres inspirations, d’oublier bien légèrement et un passé qui est presque d’hier et les épreuves qu’il a fallu traverser, et ceux qui ont le plus contribué à créer l’Italie nouvelle. C’est d’autant plus frappant que ceux qui paraissent disposer aujourd’hui de la politique italienne ne montrent vraiment pas une supériorité particulière. Les trois ou quatre ministères qui se sont succédé depuis quelques années n’ont pas eu jusqu’ici une fortune bien brillante. Le parlement est plein d’incohérence. Hier on bataillait sur l’indemnité de Florence, aujourd’hui on est en plein conflit parlementaire pour l’impôt sur la mouture. La chambre des députés a voté un projet, le sénat vient de repousser une partie de ce projet. Le ministère se débat entre les deux assemblées, occupé à chercher une transaction qu’il trouvera vraisemblablement et qui n’éclaircira peut-être pas beaucoup la situation. Chaque phase dans l’histoire d’un pays a son caractère et aussi ses embarras plus ou moins inévitables sans doute ; la phase d’aujourd’hui a besoin de se débrouiller au delà des Alpes, et la plus dangereuse erreur pour l’Italie serait de se perdre dans les petites choses, de laisser s’affaiblir les traditions de la politique qui a inauguré ses nouvelles destinées nationales.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
Poèmes de Provence, par M. Jean Aicard. Paris, 1878. Poésies, par M. Lucien Paté. Paris, 1879.


La poésie provinciale, j’entends celle qui s’attache plus particulièrement à rendre la nature, les mœurs et l’esprit d’une province, est née d’hier en France. Le plus grand mérite du romantisme est de nous avoir donné de l’air et de la liberté ; grâce à lui, toutes les tentatives sont devenues possibles. Ainsi depuis un demi-siècle l’originalité de nos diverses provinces, qui n’avait pu percer ni sous l’uniformité classique du XVIIe siècle, ni sous le philosophisme abstrait du XVIIIe, tend à reprendre sa place dans notre littérature. Deux provinces y ont surtout contribué parce qu’elles ont encore conservé quelque chose de la physionomie et des traditions du passé au milieu de notre civilisation industrielle et niveleuse. La Bretagne et la Provence, ces deux forts coins de la France, sont en quelque sorte les deux pôles de son génie. Car si la Bretagne se rattache par la race et les plus vieux souvenirs au monde celtique, qui constitue le fonds primitif de la nationalité française, la Provence, par son sang, son ciel et son histoire, tient fortement à la Grèce et à Rome. Elle a été la grande et belle porte par laquelle la civilisation gréco-latine a fait son entrée triomphale dans le monde barbare. Et elle ne l’a pas oublié :

Vieille Gaule à l’esprit attique, au cœur romain,
Souviens-t’en : la Provence est l’antique chemin
Par où la race hellène et latine à ta race
Apporta ses trésors de lumière et de grâce,
L’exquise politesse, honneur de nos cités,
L’art, la douce éloquence et toutes les beautés.


Ces vers sont d’un jeune poète, M. Jean Aicard, dont le tempérament poétique est doué des belles et généreuses qualités de la nature provençale, qui a quelque chose de la fougue et des caprices du Rhône, du charme et de la lumière de la Méditerranée. Après avoir affirmé de très bonne heure son culte fervent du beau et de l’idéal en deux volumes d’une inspiration juvénile et enthousiaste : les Jeunes croyances, puis les Rébellions et les apaisemens, M. Aicard s’est souvenu de son pays, il a revu en imagination sa terre natale, le Rhône et ses villes, la Méditerranée et ses rivages, toutes les scènes populaires et pittoresques qui avaient défilé devant ses yeux depuis son enfance, alors que ses yeux cherchaient la poésie au loin, à Paris, dans ce grand phare où la gloire allume ses feux tournans. Paris ? Il y était alors, et ce fut sans doute par un hiver bien long, bien triste et bien gris qu’il s’écria :

… J’ai pour la Provence au ciel bleu la tendresse
Qu’on a pour l’Italie et qu’on a pour la Grèce.


Il y revint et il y trouva une muse nouvelle, la vraie muse, la muse natale. Les Poèmes de Provence sont pour la plupart d’un caractère descriptif. Nous y découvrons les hautes falaises aux pins mélodieux, les vastes horizons de la Méditerranée qui blondit et se dore au soleil ; nous y entendons souffler le mistral qui tord la crinière du Rhône et le fouette dans sa course, nous y trouvons Arles et ses Aliscamps, « la chanteuse Avignon, » la rieuse Marseille et la sévère Toulon ; nous assistons aux scènes gracieuses de la cueillette des olives et des mûriers ainsi qu’à la ferrade des taureaux sauvages. Le poète nous fait passer des scènes de vendanges aux intérieurs de paysans et de là au triste spectacle des Glaneuses de la Camargue, qui croient « ramasser la vie » dans ces maremmes où plane la fièvre et souvent « n’y cueillent que la mort. » Enfin, dans une série de pièces d’un goût antique et d’une saveur moderne, il célèbre le chantre aimé de Platon, la cigale, cette « âme du blé » qui germe, grandit et tombe avec lui, cet être ailé et musical si épris de lumière qu’il meurt, disent les paysans, sur la plus haute branche d’un arbre avec le dernier rayon du soleil. Ce qui distingue les tableaux poétiques de M. Aicard, c’est la netteté du trait, un coloris tout en lumière et le relief puissant des détails. Parmi les meilleures pièces du volume, nous citerons le Rhône. Dans ces strophes d’un beau mouvement, le fleuve apparaît vivant et personnifié :

Fleuve superbe ! il court, et se jouant des lieues,
Il atteint, lui qui sort des Alpes au cœur pur,
La Méditerranée aux grandes ondes bleues,
Et né dans la blancheur il finit dans l’azur.


On trouvera peut-être que la pure description prédomine trop dans ce recueil. La nature y occupe le premier plan ; l’homme n’y intervient que comme une partie du paysage. Or, en poésie, nous aimons à lui voir jouer le premier rôle, et la nature elle-même nous intéresse bien autrement lorsqu’elle nous apparaît à travers les émotions de l’âme humaine. On regrette donc parfois que le poète, qui a un cœur tendre et passionné pour les ressentir, une langue colorée et sonore pour les peindre, ne s’y abandonne pas plus souvent. On nous dit, il est vrai, qu’il prépare un poème de longue haleine où il chantera dans un récit continu et dramatique la vie populaire en Provence sous toutes ses faces. La Mireille de Mistral est une vraie épopée provençale dans la langue des félibres ; il nous en manque une en vers français. M. Aicard est capable de nous la donner, et nous l’attendons à cette épreuve décisive. M. Lucien Paté ne chante pas précisément sa province, mais à l’occasion, il chante à sa manière la grande patrie, ses tristesses et ses gloires. Son nom a été plusieurs fois applaudi à la Comédie-Française à l’occasion de quelques stances sur Molière et sur Corneille dites en 1876 pour leur anniversaire par MM. Coquelin et Maubant. Dans une Ode à Lamartine d’un accent ému et vibrant, dite par Mlle Favart lors de l’inauguration de la Statue du grand poète à Mâcon, M. Paté a dignement célébré son illustre compatriote :

La tombe s’est ouverte, et la mort rend sa proie.
Parmi nous pour toujours te revoilà vivait.
Ton berceau s’illumine, et ta ville avec joie
Donne encore une fois le jour à son enfant.
Mais l’enfant cette fois n’est plus l’enfant fragile :
C’est l’homme au front superbe, au geste souverain,
Qui, laissant au tombeau sa dépouille d’argile,
Se lève tout à coup fait de gloire et d’airain.


Ces vers nous montrent à quelle école se rattache M. Paté. Il aime les classiques, il en cultive la forme châtiée et sévère. Lamartine et Vigny sont ses maîtres, et nous aurions peine à retrouver chez lui l’influence de Victor Hugo, de Musset et moins encore celle de M. Leconte de Lisle. Sa poésie alterne familièrement entre les tendresses et les rêveries discrètes du jeune homme et les aspirations viriles d’un patriotisme qui, pour être contenu, n’en est que plus fervent et plus profond. Se souvenant d’un voyage où, enfant encore, il suivît son père en exil, il peint avec éloquence cette émotion qu’on éprouve en quittant pour la première fois le sol natal. Devant la splendeur même du Léman et du vaste horizon alpestre qui se déroule au bout du Jura, il comprend pour la première fois la beauté de la patrie absente et, oubliant les merveilles qui l’éblouissent, il voue son cœur « à la France aux frontières sacrées. » Pourquoi, dans ses tableaux champêtres empreints d’une grâce un peu féminine, le poète nous donne-t-il si rarement la sensation particulière du paysage bourguignon ? Ce sentiment patriotique a besoin de se confondre avec le culte du sol natal, et la poésie gagnerait toujours en force comme en vérité en y mêlant le goût du terroir. L’auteur des Mélodies intimes est d’ailleurs plus tourné vers le dedans que porté à s’épanouir au dehors. Son individualité se dessine surtout dans les pièces courtes dont l’allure chantante et musicale rappelle ou le lied allemand, ou le song anglais, ou si l’on veut l’ancien lai français, lequel est tout autre chose que la chanson moderne. Voici par exemple quelques strophes qui dans leur simplicité donnent la note juste d’un sentiment vrai :

Au doux éclat de ton visage,
Comme au rayon du firmament,
Ma pauvre âme sur ton passage
S’était ouverte doucement.
Mais voilà que ta main distraite
A cueilli mon âme en rêvant,
Comme on cueille une pâquerette
Que l’on effeuille ensuite au vent.
Tes doigts ont meurtri son calice,
Pétale à pétale arraché
Et tes yeux ont vu mon supplice
Sans que ton cœur en fût touché.
Et maintenant par toute plaine
Errent, sans parfum ni couleur,
Au gré mouvant de chaque haleine
Les débris de mon âme en fleur.


Pour finir par une critique et par un conseil, nous dirons à M. Paté que sa poésie, d’une forme correcte et d’un sentiment élevé, gagnerait beaucoup s’il y apportait des couleurs plus fortes, une pensée plus intense et plus énergique. La lyre est là ; mais elle ne vibre pas toujours avec assez de vigueur. Or la musique de l’âme comme l’autre se compose d’une alternance perpétuelle du piano et du forte, le jeune poète dont nous parlons a peut-être une préférence trop marquée pour le pianissimo. En somme, il y a deux manières de comprendre le lyrisme, l’une consiste à exprimer la poésie du réel, l’autre à donner une forme à l’idéal, c’est-à-dire à la vie intérieure de l’âme. La première exige une observation fine et variée, la seconde une pensée active et un sentiment très individuel. C’est cette dernière que nous recommandons plus particulièrement à M. Pâté comme répondant le mieux aux cordes délicates de son talent aussi sincère que sympathique.



Étude sur Nicolas de Grouchy et son fils Timothée de Grouchy, sieur de La Rivière. Paris,


Sous ce titre, M. le vicomte de Grouchy, assisté de M. Emile Travers, vient de donner une intéressante monographie. On ne connaissait qu’un peu vaguement Nicolaus Gruchius Rothomagensis, dont le nom se confondait volontiers, non sans honneur du reste, parmi ceux des érudits humanistes qui, par leur enseignement et leurs écrits, ont préparé les fortes générations de la seconde moitié du XVIe siècle. Les documens de famille que M. le vicomte de Grouchy avait à sa disposition ont fait ressortir les traits particuliers de cette curieuse physionomie. Nicolas Gruchius est replacé habilement dans le milieu agité que lui a fait le tumulte religieux, politique, intellectuel de son époque. Il y a pris une part active de diverses façons : d’abord, en changeant de foi religieuse, puis en répandant sur diverses scènes un enseignement qui paraît avoir exercé une sérieuse influence. Professeur de philosophie et de grec tantôt à Paris, tantôt au célèbre collège de Guyenne à Bordeaux, tantôt à Coïmbre en Portugal, il offre par ces divers séjours à ses modernes biographes l’occasion de digressions utiles, non pas toujours originales, mais dont le rapprochement et l’ensemble contribuent à une peinture animée de l’époque. Ce qui recommandera spécialement ce petit livre aux érudits, c’est le grand soin qu’ont apporté les auteurs aux recherches et aux indications bibliographiques. Ils y trouveront en ce genre quelques raretés, et tout a du prix quand il s’agit de l’activité littéraire et morale d’une aussi grande époque que le XVIe siècle français. Plusieurs points peu connus de cette histoire intellectuelle et religieuse y reçoivent une nouvelle lumière. Timothée de Grouchy, par exemple, fils de Nicolas, et qui a été controversiste plein de fougue et de savoir spécial, a été un écrivain d’une brillante originalité, que les biographes ont bien à tort jusqu’ici passé sous silence.



Mémoires du maréchal Randon, 2e édition, 2 vol. in-8o. Paris 1879.


Le maréchal Randon, déjà fort malade quand éclata la guerre de 1870, n’est point tombé en soldat sur nos champs de bataille, mais ce sont bien nos désastres qui l’ont tué le 13 janvier 1871. Ses Mémoires, écrits de sa main et restés à l’état fragmentaire, ont été recueillis, sa correspondance officielle mise en ordre par une main pieuse, qui s’est contentée de relier les faits épars au moyen d’une rédaction scrupuleusement empruntée aux documens officiels. Dans ces pages, datées de différentes époques, tantôt le maréchal parle à la première personne, tantôt il s’en tient à la forme indirecte. L’intérêt historique en est considérable. Au moment où le public se montre justement préoccupé de l’avenir de notre colonie africaine, il est instructif de lire l’histoire du gouvernement général de l’Algérie pendant les années 1852-1858, racontée par l’homme de guerre auquel nous devons la prise de Laghouat et l’achèvement de la conquête de la Kabylie. Le récit de quelques-uns des événemens auxquels le maréchal a été mêlé durant son premier et son second ministère, et après sa sortie du cabinet (1859-1870), n’est pas moins curieux. Nous citerons notamment les détails circonstanciés sur les plans de mobilisation qui furent agités au ministère de la guerre en 1866, aussitôt après la bataille de Sadowa. Les Mémoires du maréchal Randon constatant, au jour le jour, les résolutions contradictoires qui paralysèrent si déplorablement, à cette époque critique de notre histoire contemporaine, l’action extérieure du gouvernement impérial, ont d’autant plus d’autorité qu’ils s’appuient sur des faits précis, sur des documens authentiques, et que ces révélations inattendues nous sont faites avec un accent tout empreint d’équitable modération et de tristesse patriotique. La seconde édition des Mémoires du maréchal Randon se vend au profit de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.


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