Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1915

Chronique n° 1998
14 juillet 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres seraient-elles infatigables ? On ne sait pas encore si elles prendront des vacances. Souhaitons qu’elles le fassent, comme à l’ordinaire, en cette saison. Ce sera de leur part un bon exemple de sang-froid, au surplus, elles peuvent compter sur leurs présidens pour les convoquer s’il y a lieu de le faire : M. Antonio Dubost et M. Paul Deschanel ne manqueront pas à ce devoir. Peut-être les choses s’arrangeront-elles ainsi, et ce sera alors pour le mieux. En temps normal, le gouvernement prononce lui-même, dans le cours de juillet, la clôture de la session ordinaire. Il a déclaré très fièrement qu’il ne renonçait pas et qu’il ne pouvait pas renoncer à une des prérogatives essentielles du pouvoir exécutif, mais il a ajouté plus modestement que, pour cette fois, il ne l’exercerait pas et que les Chambres auraient pleine liberté de siéger ou de ne pas siéger. Peut-être ne pouvait-il pas faire autrement : en temps normal, il y a un budget voté à cette époque de l’année, et il n’y en a pas aujourd’hui. On vit sur des douzièmes provisoires. Les Chambres viennent d’en voter trois, que demandait le gouvernement. L’auraient-elles fait si elles n’avaient pas été sûres qu’il ne serait pas porté atteinte à leur permanence ? Il est probable qu’un accord a eu lieu entre le gouvernement et elles, mais c’est le gouvernement qui y a mis du sien.

Cet accord est d’ailleurs chose excellente. L’inconvénient serait grave si, à l’heure difficile où nous sommes, le moindre dissentiment se manifestait entre les pouvoirs publics et l’on doit faire, de part et d’autre, tout ce que la conscience permet pour maintenir l’harmonie. Que penserait le pays, que penserait l’étranger, si elle venait à être troublée ? Mais il ne faut pas s’en tenir à ce bienfait d’un ordre général : on ne saurait nier que l’intervention parlementaire n’ait eu, ces derniers temps, quelques heureux résultats. Les ministres les plus intelligens et les plus laborieux ont besoin d’un contrôle dans lequel ils trouvent à la fois des indications utiles et un stimulant. Autant l’intervention des Chambres est dangereuse lorsqu’elle dépasse la mesure et empiète sur un terrain qui n’est pas le sien, autant elle est salutaire lorsqu’elle s’y enferme. Ce n’est pas le moment de rechercher ce qu’il en a été dans ces derniers mois et peut-être la censure ne le permettrait pas ; mais dans une œuvre qui devait être inévitablement un peu mêlée, les Commissions de l’armée de la Chambre et du Sénat ont rendu des services à la défense nationale. Elles ont vu et obligé de regarder des choses qui avaient besoin de redressement ou de complément. M. le ministre de la Guerre, qui était mis en cause, a été le premier à reconnaître que son œuvre n’était pas parfaite : aussi a-t-il fait appel à la critique et s’est-il montré tout disposé à en tenir compte. Mais qu’un autre eût mieux fait à sa place, nous avons à ce sujet bien des doutes. M. Millerand a donné des chiffres qui permettent de mesurer arithmétiquement l’étendue et l’efficacité de son effort. Le mérite en apparaît encore plus grand si on veut bien se rappeler que la région de la France la plus riche en charbon et en usines est entre les mains de l’ennemi. Nous ne voudrions pas établir de comparaisons qui seraient peut-être déplacées ; mais, dans la limite des moyens dont nous pouvions disposer, personne en Europe n’a fait mieux que nous. Nous continuerons et nous ferons plus encore et les Commissions des Chambres y auront contribué : tout ce que nous nous permettons de leur demander est de rester dans ce rôle. On vient de créer trois sous-secrétaires d’État à la Guerre. C’est beaucoup et cependant, si les bruits qui courent sont exacts, nous avons été menacés de davantage. Dans un de ses articles du Figaro, M. Alfred Capus dit spirituellement qu’il faut être satisfait d’avoir trois sous-secrétaires d’État, puisque nous avons pu en « craindre » quatre. Il y a eu évidemment une demi-mainmise du parlement sur le ministère de la Guerre. Il ne s’agit pas ici des hommes. Nous ne pourrions dire que du bien de M. Joseph Thierry dont on connaît le bon esprit, l’expérience et le talent. Nul ne le soupçonnera d’ambition, puisque, ayant été ministre et étant destiné à le redevenir, il a accepté un simple sous secrétariat d’État : il n’a été évidemment guidé que par le souci du bien à faire. Il est impossible d’être plus éloigné de nos idées que M. Albert Thomas, qui est socialiste unifié et a même montré, en d’autres temps, qu’il ne l’était pas à moitié. Qu’importe s’il a vraiment les qualités qu’on lui prête et si, avant d’être sous-secrétaire d’État à la Guerre, il a fait une sorte de noviciat et y a rendu de réels services ? Les questions d’opinion ne comptent plus aujourd’hui. Quant à M. Godard, nous ne pouvons en rien dire puisqu’on ne nous en dit rien et, dans l’ignorance où nous sommes de ses titres à diriger un grand service militaire, nous nous garderons bien de les contester : attendons-le à l’œuvre. Les hommes sont donc pour nous hors de cause. Quant à l’institution même des sous-secrétaires d’État à la Guerre, nous n’en dirons rien de plus, nous contentant de penser qu’un parlementaire n’a pas nécessairement des aptitudes supérieures à celles d’un technicien.

Si les Chambres ne se séparent pas positivement, elles jugeront sans doute à propos de se réunir moins souvent, comme le vote même de trois douzièmes provisoires au lieu d’un, ou de deux, est de nature à le faire croire. Quant au gouvernement, il sait aujourd’hui que, de loin ou de près, le contrôle parlementaire veille sur lui et il a montré qu’il n’avait aucune intention de s’y soustraire : il n’en a, au surplus, aucun moyen. Mais c’est seulement à l’ennemi que nous ne devons pas laisser de repos.


Les yeux continuent de se fixer sur les Balkans, sans réussir à y voir clair : il est seulement de plus en plus certain que l’introduction des pays balkaniques dans le cercle des États indépendans n’aura pas fait faire aux mœurs politiques de l’Europe un grand pas vers l’idéal. Combien tous ces peuples étaient plus intéressans lorsqu’ils étaient malheureux et que nous leur tendions une main généreuse pour les aider à secouer un joug détesté ! Ce sont eux aujourd’hui qui nous tendent la main, mais c’est pour que nous y mettions quelque chose. Il est très naturel et, dans une juste mesure, très légitime qu’ils cherchent à tirer parti des circonstances : ils devraient toutefois se rappeler notre désintéressement d’autrefois, non pas pour nous payer d’une complète réciprocité, — nous ne sommes pas assez naïfs pour leur en demander autant, — mais pour introduire quelque modération dans les exigences qu’ils nous notifient. Comment ne comprennent-ils pas que c’est d’ailleurs le seul moyen de les faire aboutir ? Nous ne demanderions naturellement pas mieux de les satisfaire : le malheur est qu’ils veulent tous les mêmes choses, en vertu de droits qu’ils regardent toujours comme supérieurs à ceux du voisin : cela rend la conciliation difficile. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion, avant la guerre des Balkans contre la Porte, de dire de quelle haine atavique les États balkaniques sont animés les uns contre les autres, et cette haine est doublée d’un mépris qui y ajoute encore un ferment redoutable. Tels sont les sentimens des Bulgares pour les Serbes, des Serbes pour les Bulgares, des Grecs pour les uns et pour les autres et des Roumains uniformément pour tous. Rien n’égale le suprême dédain d’un Bulgare lorsqu’on lui parle des droits d’un Serbe, si ce n’est le dédain d’un Serbe quand on lui parle des droits d’un Bulgare. Chacun estime qu’il n’y en a que pour lui. Ces droits résultent généralement de trois sources : la nationalité, l’histoire, la commodité. Le mélange des races qui, sur certains points, atteint le plus haut degré de confusion, permet à tous de soutenir les mêmes prétentions sur les mêmes territoires et, au surplus, chacun n’invoque le principe des nationalités que lorsqu’il est à son avantage : dans le cas contraire, il invoque ce que nous appelons la commodité, c’est-à-dire l’intérêt politique et la nécessité stratégique. Enfin vient l’histoire. Quand un de ces États en formation peut, ou croit pouvoir prouver qu’à travers la longue suite du temps un territoire lui a appartenu, il en conclut que ce territoire doit lui appartenir encore aujourd’hui : et comme les mêmes territoires ont successivement appartenu, tantôt à celui-ci et tantôt à celui-là, on voit combien l’histoire est, elle aussi, un principe de division.

Pendant tout le cours du siècle dernier, pour ne pas remonter plus haut, la question d’Orient a été pour la diplomatie européenne un problème à peu près insoluble, mais combien l’est-il davantage aujourd’hui ? Autrefois en effet, les peuples balkaniques n’étaient pas devenus des États indépendans ; ils étaient faibles, ils ne pouvaient rien par eux-mêmes, ils avaient besoin de tout le monde, ils se contentaient de ce qu’on leur donnait et, en attendant mieux, ils en étaient reconnaissans. Aujourd’hui, ils veulent tout à la fois et ils le veulent tout de suite. Ils diraient volontiers comme le Grand Roi : « J’ai failli attendre ! » Ils se plaignent du moindre retard à la réalisation de leur désir. En outre, ils comprenaient autrefois la nécessité de faire quelque chose par eux-mêmes et d’ajouter un effort personnel à celui des Puissances protectrices : leur idéal aujourd’hui est de laisser tout faire par ces dernières et de profiter après coup de leur travail. Quand ils parlent d’intervenir avec elles, c’est toujours à des dates fuyantes, avec des prolongemens d’échéances qui vont sans cesse en s’éloignant, et les revendications augmentent, non pas en raison du service rendu, mais du service à rendre. Ils ne s’attardent pas à songer que ce service devient moindre à mesure que le temps passe et que c’est le cas de dire : Qui cito dat bis dat, — celui qui donne vite, donne double. Telle est la nouvelle apparence sous laquelle les Balkans se présentent à nous en ce commencement du XXe siècle, où ils sont appelés à jouer un rôle encore mal défini, mais dont les caractères principaux commencent à apparaître crûment. Les choses iront ainsi jusqu’au jour où, à force d’attendre et de temporiser, un des profonds et subtils politiques dont l’espèce pullule aujourd’hui se perdra dans ses calculs et finira par ne rien avoir : et cela arrivera un jour ou l’autre.

Nous avons parlé de la Roumanie, il y a quinze jours ; nous avons dit quelles étaient ses prétentions. Parlons aujourd’hui de la Bulgarie. La Bulgarie qui, au début de la guerre, se cantonnait fermement dans la neutralité, ne se montre plus aussi résolue à ne pas en sortir. Elle en sortira… peut-être… mais à quel prix ? M. Ghenadief veut bien nous le dire, et, certes, le fait est imprévu. Il y a quelques semaines à peine, M. Ghenadief, qui est le chef du parti stambouloviste, hostile à la Russie, favorable à l’Autriche, prêchait la neutralité, et il semblait que, s’il devait en sortir un jour, ce ne serait pas au profit des Alliés. Au cours d’une mission un peu mystérieuse qu’il a faite à Rome et dont nous avons parlé alors, ses tendances ont paru être du côté des Empires du Centre. Mais M. Ghenadief est un homme intelligent, dénué de préjugés, observateur attentif : la lumière s’est faite subitement dans son esprit et il n’a plus douté que la victoire finale serait du côté de la Triple Entente, devenue la Quadruple Entente avec le concours de l’Italie. Il connaît bien cette dernière ; son exemple a sans doute agi sur lui. Il a pensé que l’Italie ne marchait pas sans avoir de bonnes raisons de le faire et, ces raisons, il les a pressenties, devinées, comprises ; elles l’ont déterminé lui-même. C’est au correspondant du Mattino à Sofia que M. Ghenadief a fait ses confidences. Il a commencé par établir combien l’attitude de la Roumanie diffère de celle des autres États balkaniques. « Notre attitude, dès le début du conflit, a été, dit-il, d’une franchise absolue. Lorsque les Alliés, croyant que l’appui de la Grèce et de la Roumanie pouvait résoudre la question balkanique, nous demandèrent notre neutralité, nous la promîmes, et nous l’avons maintenue. La Grèce et la Roumanie, au contraire, crièrent à tue-tête : « Nous sommes prêtes, nous partons à l’instant ! » et elles n’ont pas marché, et je crois qu’elles ne marcheront pas. Les Grecs et les Roumains sont avec les Alliés, mais l’Allemagne conserve des alliés parmi eux et ces alliés sont forts. Ils ont chassé M. Venizelos, un homme supérieur auquel plus tard on élèvera des statues. Au moment opportun, la Grèce a refusé de suivre la politique de M. Venizelos. Du reste les Grecs n’ont privé les Alliés que de quelques régimens qu’ils auraient pu envoyer aux Dardanelles. »

Comme ces Balkaniques se connaissent entre eux et avec quelle justesse ils parlent les uns des autres ! On s’instruit en les écoutant. Mais on devine bien que si M. Ghenadief déprécie le concours que la Grèce aurait pu nous donner, — et aussi la Roumanie, car il en parle également, — c’est pour faire valoir l’appui que nous apporterait, si elle le voulait, la Bulgarie. Il nous ouvrirait la route de Constantinople et « la prise de Constantinople, assure M. Ghenadief, serait un grand coup moral qui déplacerait la puissance de l’Allemagne. Elle abrégerait la guerre de plusieurs mois, épargnerait aux Alliés cent mille soldats et quarante milliards ! Elle ne serait pas la fin de l’Allemagne, mais elle donnerait le moyen d’organiser rapidement la victoire finale. » On pense bien que M. Ghenadief, quand il développe ainsi les avantages décisifs que nous apporterait le concours de la Bulgarie, a pour objet principal de nous préparer à quelque chose. « C’est pourquoi, continue-t-il, nous voulons être payés. Nous voulons que la Macédoine redevienne bulgare, car elle est habitée par nos fils. La France avait à reprendre l’Alsace-Lorraine, l’Italie Trieste. Nous avons, nous, quatre Alsace à reprendre : la Thrace turque, la Macédoine serbe, la Macédoine grecque et la Dobroudja. La Grèce s’agrandira en Asie Mineure et dans l’Albanie du Sud ; la Roumanie en Bucovine et au Banal ; la Serbie va doubler et peut-être tripler son territoire par l’annexion de l’Albanie centrale et de la Bosnie-Herzégovine. Et alors nous devrions, nous Bulgares, nous laisser étrangler ! Nous voulons occuper immédiatement la partie de la Macédoine détenue par la Grèce et par la Serbie. La Serbie, destinée à devenir souveraine de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, d’une partie de la Dalmatie et de l’Albanie, refuserait de nous rendre la Macédoine bulgare ? Les Alliés ont enfin compris que nous mobiliserons dès que sera résolue la question de Macédoine. La Quadruple Entente nous a fait des propositions inacceptables, qui ne peuvent être que les bases sur lesquelles on peut espérer l’accord. J’estime que j’ai raison de croire au succès final de la Quadruple Entente. L’Allemagne aura encore ici et là des succès, mais la chute de Constantinople sera pour les Austro-Allemands le commencement de la fin. » C’est ainsi que parle M. Ghenadief : on ne lui reprochera pas de manquer de clarté.

Nous serions enchanté que la Bulgarie réalisât ses aspirations et qu’elle obtint tout ce qu’elle désire ; mais elle nous demande de le lui donner en bloc et tout de suite, en quoi elle met à son intervention une condition impossible. Comment, en effet, pourrions-nous la satisfaire ? Est-ce que nous possédons la Thrace turque, la Macédoine serbe, la Macédoine grecque et la Dobroudja ? M. Ghenadief énumère avec complaisance tout ce que la Serbie et la Grèce auront par la suite. Elles l’auront, soit, mais elles ne l’ont pas encore. Telle que M. Ghenadief l’établit, la partie n’est pas égale entre la Bulgarie, qui aurait satisfaction tout de suite et les autres États balkhaniques, qui ne l’auraient que plus tard. Pour la Bulgarie le présent, pour les autres le futur, peut-être le conditionnel. Pourquoi cette différence ? On croirait vraiment que M. Ghenadief n’est pas aussi assuré qu’il parait l’être de la victoire des Alliés, puisqu’il veut son lot immédiatement. Allons au fait. Est-ce que M. Ghenadief attend de nous que nous prenions par la force à la Serbie, à la Grèce, à la Roumanie, les territoires qu’il convoite ? Non sans doute ; il pense que nous sommes à même de les obtenir par la persuasion. Mais il faut du temps pour cela, et M. Ghenadief le sait bien, car il a l’expérience des négociations diplomatiques. Nous propose-t-il sérieusement d’aller demander, à brûle-pourpoint, Cavalla à la Grèce pour le donner à la Bulgarie, et cela au lendemain d’élections où cette question de Cavalla a joué un si grand rôle ? Nos lecteurs connaissent notre opinion sur ce point : nous jugeons désirable et légitime que Cavalla appartienne à la Bulgarie, mais cela peut-il se faire du jour au lendemain, ou plutôt le jour même ? Savons-nous même quelles seront les dispositions de M. Venizelos et ce qu’il pourra faire quand il reviendra au pouvoir ? Et les Serbes ? Pouvons-nous leur demander ce que M. Ghenadief appelle la Macédoine serbe en échange de territoires qu’ils auront plus tard, s’il plaît à Dieu ? Est-ce qu’ils y consentiraient ? Sans doute les Alliés peuvent avoir quelque influence sur eux, mais cette influence a des limites, et des faits récens donnent à croire qu’on les atteindrait bientôt si on brusquait les choses. Les Serbes ont la prétention d’avoir travaillé pour eux et non pas pour les autres, et ils ont travaillé rudement ! Ils ont droit à des ménagemens. Mais le comble, — qu’on nous passe le mot, — est quand M. Ghenadief nous demande la Thrace turque, c’est-à-dire Andrinople. Il semble oublier que nous sommes en guerre avec la Porte. Là, point de négociation : la force seule peut opérer. Elle opérera sans nul doute, mais elle ne l’a pas encore fait. Nous sommes dans l’impossibilité absolue de donner dès maintenant la Thrace turque à la Bulgarie. Il faut d’abord la conquérir et, si M. Ghenadief veut bien nous en croire, il nous aidera à le faire.

La même solution s’impose à tous les États balkaniques susceptibles de marcher avec nous. Qu’ils marchent donc et le fassent tout de suite s’ils veulent arriver à leurs fins. Et qu’ils aient confiance en nous, c’est-à-dire dans les Alliés. Les promesses faites seront certainement tenues, mais, pour qu’elles le soient, il faut du temps et la victoire. Nous souhaitons pour beaucoup de raisons que le temps soit le plus court possible et l’intervention des États balkaniques est certainement de nature à l’abréger. Mais il faut aussi la victoire : c’est pourquoi nous invitons ces États à y participer. Alors ils auront droit à en profiter : et, pour l’équilibre et la paix des Balkans, nous souhaitons vivement qu’ils le fassent.


Sans parler des Serbes, les Monténégrins leur donnent l’exemple : les premiers ont occupé Elbassan et Tirana et les seconds Saint-Jean de Medua, Alessio, finalement Scutari. Déjà l’Italie avait occupé Valona, et la Grèce quelques territoires albanais. Le royaume du pauvre prince de Wied est bien entamé ! Il devait l’être d’ailleurs, car ce bien sans maître était resté un foyer d’intrigues où l’Autriche continuait les opérations louches qui lui sont habituelles. L’Italie s’est cependant un peu émue de la hardiesse serbe et monténégrine et ses journaux ont rappelé que tout ce qui touche à l’Adriatique est question italienne : rien de définitif ne peut être fait en Albanie sans la participation de Rome. On le sait parfaitement en Serbie et on n’y a aucune intention de conquête. Mais la Serbie, qui est sur le point de faire un nouvel effort contre l’Autriche, pouvait-elle le tenter en laissant sur son flanc et sur ses derrières l’Albanie livrée aux entreprises autrichiennes ? Une opération militaire était de sa part indispensable, soit pour dissiper les bandes en état de formation, soit pour occuper quelques points stratégiques import ans. La Serbie a expliqué qu’elle n’avait pas d’autre intention et que l’avenir était réservé. On s’est quelque peu calmé à Rome, tout en continuant à regarder du côté de l’Albanie d’un œil attentif, un peu anxieux même. Alors a eu lieu l’occupation de Scutari par les Monténégrins. On se souvient qu’ils l’avaient déjà pris une première fois au mois d’avril 1913 : Essad pacha, qui défendait la ville pour le compte de la Turquie, venait de se rendre. Il avait capitulé dans des conditions qui avaient semblé sur le moment assez obscures et qui n’ont pas été éclaircies depuis : c’est un problème que l’histoire résoudra plus tard, s’il lui paraît en valoir la peine. En 1913, il s’en est fallu de peu que la prise de Scutari par les Monténégrins ait mis le feu à l’Europe. L’Autriche devint menaçante : elle déclara ne pas pouvoir accepter le fait accompli. Les Puissances durent intervenir et, dans l’intérêt de la paix, elles obligèrent les Monténégrins à évacuer Scutari. On exerça sur eux une pression très forte, qui fut efficace ; mais il est facile de se rendre compte de l’amertume de leurs regrets et, comme d’autres, ils attendirent une occasion de revanche. Nous vivons dans un temps où il ne faut désespérer de rien. Les journaux ont raconté la nouvelle entrée des Monténégrins à Scutari : elle a été très brillante et s’est faite sans la moindre difficulté. Les Bulgares entreraient aussi aisément à Andrinople, s’ils le voulaient, et on ne comprend guère pourquoi ils s’en abstiennent. L’occupation de Scutari par les Monténégrins n’a pas été mieux vue à Rome que celle de Tirana et d’Elbassan par les Serbes et cette fois encore il a été convenu que l’avenir n’était pas engagé. C’est à peine s’il était besoin de le dire. Rien de ce qu’on fait en ce moment n’est définitif ; tout sera un jour l’objet d’un règlement général où les intérêts de chacun entreront en ligne. Mais le prince de Bismarck, avec son réalisme, avait coutume de dire : Beati possidentes ! Heureux ceux qui sont en possession, ceux qui ont quelque gage en main ! Pour n’avoir pas été comprise dans le Discours sur la Montagne, cette béatitude n’en a pas moins, dans l’humble domaine de cette terre, une réelle valeur.


La dernière note que le président Woodrow Wilson a adressée à l’Allemagne, à la suite, de la destruction du Lusitania, date déjà de plus d’un mois. Nous n’en avons pourtant encore rien dit dans l’espoir que la réponse de Berlin ne pouvait manquer d’arriver bientôt et nous aurions préféré parler ensemble des deux documens ; mais on désespère alors qu’on espère toujours. Il semble d’ailleurs bien que si le gouvernement allemand n’est pas pressé d’envoyer sa réponse, le gouvernement américain n’a montré jusqu’ici aucune hâte de la recevoir. Pourquoi ? Nous l’ignorons. On a dit que la note de M. Wilson était moins forte que la précédente : ce n’est pas notre sentiment. Dans le désir qu’il pousse parfois un peu loin de ne se donner aucun tort de forme, M. Wilson emploie volontiers les formules les plus lénitives, les plus conciliantes, les plus confiantes et bienveillantes ; mais, dans le fond, il ne varie pas et sa dernière note reproduit avec une fermeté suffisante les questions qu’il avait déjà posées. Il était facile de prévoir que la presse allemande ne verrait que les complimens et les politesses de la note américaine et elle n’a pas manqué de le faire. Elle a grandement loué le ton courtois et amical de M. Wilson. À l’entendre, tout s’arrangera et même tout est arrangé, puisqu’on paraît, à Washington, tenir si fort qu’il en soit ainsi ; mais, à Berlin, on ajourne la réponse qu’il faudra bien faire un jour ou l’autre et devant laquelle on est évidemment perplexe.

La conclusion de la note américaine est, en effet, parfaitement précise. « Le gouvernement des États-Unis, y lisons-nous, renouvelle très solennellement et d’une façon pressante les représentations renfermées dans la note du 15 mai au gouvernement allemand, s’en reposant pour leur justification sur les principes humanitaires, sur les conventions internationales universellement reconnues et sur la vieille amitié de la nation allemande. » Il ne faudrait pas que le mot de la fin fît oublier ce qui précède, alors qu’il paraît bien ne pas avoir beaucoup plus d’importance que la formule de salutations qui termine une lettre. Dans le cours de sa note, M. Wilson rappelle tous les principes, toutes les conventions, toutes les règles du droit commun que l’Allemagne a violés. Il s’élève même au-dessus du droit écrit, quelque valeur qu’il ait pour son esprit foncièrement juriste et, repoussant d’avance comme moralement inopérantes les indemnités matérielles qu’on pourrait lui proposer : « Le gouvernement des États-Unis soutient, dit-il, quelque chose de plus élevé que de simples droits de propriété et des privilèges commerciaux : ce qu’il soutient, ce n’est rien moins que les droits sacrés de l’humanité que tout gouvernement tient à honneur de respecter et qu’aucun gouvernement ne peut se croire autorisé à abandonner au nom de ceux qui sont placés sous sa protection. » En conséquence le gouvernement américain déclare qu’il « est dans l’impossibilité d’admettre que la déclaration de la zone de guerre navale puisse à un degré quelconque diminuer les droits des citoyens américains qui se trouvent de passage sur des bâtimens marchands appartenant à une nation belligérante : il ne comprend même pas que le gouvernement allemand puisse mettre de tels droits en doute. Le gouvernement des États Unis reconnaît également comme un principe indubitable que les vies des non-combattans ne peuvent légitimement être mises en danger par suite de la capture ou de la destruction d’un bâtiment neutre qui n’offre aucune résistance, et comme une obligation la prise de toutes les précautions nécessaires en vue de déterminer si le bâtiment marchand suspect appartient en fait à un belligérant quelconque ou transporte réellement de la contrebande de guerre sous un pavillon neutre. Le gouvernement des États-Unis s’attend fort justement à ce que le gouvernement impérial allemand adopte les mesures nécessaires à la mise en pratique des principes ci-dessus mentionnés, en ce qui concerne la sauvegarde des vies et des biens américains et demande des assurances que de telles mesures vont être prises. » Nous avons reproduit textuellement ce passage de la note parce que, en pareille matière, rien ne remplace un texte et que celui-ci est d’une netteté et d’une fermeté qui ne laissent rien à désirer. Il importe peu que la note déclare que le gouvernement américain est toujours prêt à donner ses bons offices pour « essayer d’amener une entente avec le gouvernement anglais en vue de modifier le caractère et les conditions de la guerre navale actuelle. » On sent bien que le gouvernement allemand usera de cette suggestion pour faire une diversion et créer une équivoque ; il y a là, si l’on veut, le point de départ de toute une négociation qui sera peut-être longue et qui le sera même certainement si le gouvernement anglais met entre la question et la réponse le même intervalle que le fait aujourd’hui le gouvernement allemand ; mais tout cela n’empêchera pas la note de M. Wilson d’avoir posé une interrogation catégorique, à laquelle il exigera sans doute une réponse qui ne le sera pas moins. Et, dès lors, on comprend l’embarras de l’Allemagne.

Il est encore augmenté par les divisions qui se sont produites à ce sujet dans le gouvernement impérial lui-même. Le croirait-on ? les ministres allemands polémiquent les uns contre les autres par la voie des journaux et le chancelier de Bethmann-Hollweg, usant de tous les moyens que sa charge met à sa disposition, va même jusqu’à suspendre ceux de son adversaire, qui n’est autre que l’amiral de Tirpitz. Et on nous présente le gouvernement allemand comme un modèle d’unité et d’homogénéité ! Le chancelier et l’amiral sont en plein désaccord sur la guerre maritime. Le premier trouve qu’on est allé trop loin, il propose des adoucissemens, il ne voudrait pas se brouiller avec l’Amérique ; mais le second est pour la continuation des torpillages, il en recommande même une recrudescence. Le coup de feu initial est parti du Berliner Lokal Anzeiger, qui, sous les initiales d’un M. Zimmermann, journaliste officieux, a soutenu la thèse de la chancellerie. Les termes de l’article ont, avouons-le, quelque chose d’imprévu. Le journal affirme, en effet, qu’on ne doit pas faire un reproche aux Américains de vendre des munitions aux Alliés, ni s’indigner du système de blocus inauguré par l’Angleterre, puisque Bismarck a employé autrefois le même procédé contre Paris. C’est bien notre avis, mais il faut que la vérité en soit bien éclatante pour qu’elle illumine en ce moment un journal allemand. La suite n’est pas moins curieuse : « En jugeant, dit-il, la note américaine, on doit essayer de s’affranchir de toute sentimentalité. Certains milieux ne pourront certes pas y renoncer : ce sont ceux où l’on recommande la guerre au couteau et où l’on se trouve dans une sorte d’état d’irrédentisme intellectuel. Nous ne pouvons pas et nous ne voulons pas leur enseigner la raison. Ils ne seront bientôt plus composés que d’un petit nombre de héros de la parole et de la plume qu’on n’écoutera point et qu’on ne comprendra point. Le chancelier ne doit pas en tenir compte. Ils ne sont point à leur place dans la politique. » Cette condamnation sévère du pangermanisme ne pouvait pas manquer de soulever une tempête. Tous les journaux du parti ont jeté feu et flamme, et dans le nombre le Deutsche Tages-Zeitung, organe habituel de l’amiral de Tirpitz s’est distingué par sa vivacité. Un article du comte Reventlow a paru y dépasser la mesure. Il concluait en disant : « Après les déclarations du Lokal Anzeiger, il y a bien des gens et non seulement en Allemagne, qui croient que le point de vue du gouvernement allemand s’est modifié. Une note semi-officieuse serait non seulement désirable, mais indispensable pour éclairer la situation. Le moment est incontestablement critique. » Et l’Amérique ? Le Tages-Zeitung en fait fi. C’est cet article qui a valu au journal une suspension. Comment savoir où est la vérité officielle, la seule qui existe en Allemagne, si les ministres se disputent, l’un disant blanc et l’autre noir ? On se tourne vers l’Empereur, mais il se tait. Cependant, et un pareil fait n’a pas pu passer inaperçu, il a décoré le commandant du sous-marin qui a torpillé le Lusitania, ce qui est peut-être une expression d’opinion, mais aussi une rare insolence à l’égard de l’Amérique. Avec l’Empereur, toutefois, on n’est sûr de rien : il n’est pas impossible qu’il ait manifesté énergiquement dans un sens pour se montrer ensuite plus conciliant dans un autre. Sa politique a de ces oscillations. Puisque nous cherchons la vérité officielle, peut-être la trouverons-nous dans la Gazette de l’Allemagne du Nord, le journal officieux par excellence, qui résume ainsi le débat : « On a créé l’impression que les cercles officiels, pour conserver la paix avec l’Amérique, pensent à abandonner les avantages de la guerre sous-marine. D’autre part, le Tages-Zeitung s’est laissé aller à la sotte assertion que le fait d’ajouter les États-Unis à la liste de nos ennemis n’avait pas d’importance… Les hommes qui ont la responsabilité de peser les dangers et les avantages ne sont pas affectés par les accusations de faiblesse ou de manque de courage. Ils ont le sentiment de la force et de la dignité nationale, au moins au même titre qu’un correspondant de journal. De telles critiques ne peuvent que rendre plus difficile la tâche du gouvernement impérial pour arriver à la solution du conflit avec l’Amérique. »

On ne s’attend pas à ce que nous compatissions aux difficultés que le gouvernement impérial trouve dans l’accomplissement de sa tâche : il les a bien cherchées. D’après les dernières nouvelles, le gouvernement de Washington aurait été discrètement pressenti sur un projet de réponse, qui lui aurait paru inacceptable. L’opinion est de plus en plus excitée en Amérique, du côté des vrais Américains, et encore plus de celui des Allemands. La tentative d’assassinat de l’un de ces derniers contre le sympathique M. Pierpont Morgan n’était pas de nature à calmer les esprits. La réponse allemande commence enfin à être attendue avec impatience et pourquoi n’avouerions-nous pas qu’elle l’est par nous avec le plus vif intérêt ?


Nous avons peu de goût à revenir sur l’interview que le pape Benoît XV a accordée à M. Latapie, d’autant plus que nous n’avons pas grand’chose à changer à ce que nous en avons dit. Cependant, des interviews nouvelles ayant eu lieu, l’une que le cardinal Gasparri a accordée à un rédacteur du Corriere d’Italia, l’autre que le Saint-Père lui-même a accordée à notre distingué confrère, M. Fernand Laudet, ancien secrétaire d’ambassade auprès du Vatican, nous devons prendre et donner acte des intentions qui ont fait parler ces illustres interlocuteurs.

Le cardinal Gasparri, qui n’était pas à Rome au moment où le Pape a reçu M. Latapie, s’est appliquée faire ressortir les invraisemblances de quelques-uns des propos qui ont été prêtés au Saint-Père et les impossibilités de quelques autres et M. Latapie, de son côté, est convenu qu’après une conversation de plus d’une heure, sa mémoire avait pu faillir sur quelques points de détail. Peut-être n’a-t-il pas très bien compris tout ce que le Saint-Père lui a dit et peut-être le Saint-Père lui-même ne s’est-il pas rendu compte tout de suite du sens qui devait être inévitablement donné à des paroles qu’il n’avait pas assez surveillées. On ne s’entend pas toujours très bien du premier coup quand on a vécu dans des atmosphères différentes et qu’on se trouve subitement mis en face l’un de l’autre. La bonne foi de M. Latapie est hors de cause ; il a certainement reproduit une bonne partie de la conversation du Saint-Père ; mais il est à croire que le ton n’a pas été exactement rendu, puisque le Saint-Père ne s’est pas reconnu dans le langage qu’on lui a fait tenir. Il a sans doute senti que les rectifications de Mgr Gasparri n’étaient pas suffisantes, et, voulant y ajouter personnellement quelque chose, il a eu recours pour cela à un homme qu’il connaissait personnellement, dont il était sûr d’être compris et avec lequel il pouvait s’expliquer en toute confiance. Il avait laissé au cardinal le soin de contredire l’interview Latapie, d’en contester quelques parties, d’en rectifier par-ci par-là le texte. Quant à lui, s’élevant plus haut, il s’est contenté, et il a eu raison, de rappeler ce qu’il a fait pour alléger les maux de la guerre et d’assurer qu’il aimait la France. Le mot de neutralité ayant été prononcé : « Que la France sache bien, s’est-il écrié avec vivacité, que cette neutralité, n’est pas de l’indifférence. J’aime la France comme il y a quinze ans, je suis resté le même. J’aime la France catholique sans doute, mais je dis plus : j’aime la France tout court. » C’est là une parole excellente, et nous en savons grand gré au Saint-Père. Efface-t-elle complètement l’impression causée par l’interview Latapie, par cet « interrogatoire, dit M. Fernand Laudet lui-même, où chaque réponse semblait une réplique allemande » et dont il avoue que la lecture l’avait laissé « aussi dérouté qu’ému ? » Le Pape ne le croit peut-être pas, puisqu’il a fini en disant : « Je n’attends que l’occasion de convaincre la France de ma sympathie… » Elle se trouvera certainement, et ce sera heureux. Nous n’avons aucun intérêt, tant s’en faut ! à aggraver un malentendu entre la France et le Saint-Siège ; nous souhaitons, au contraire, qu’il soit dissipé absolument ; mais il fallait pour cela que le Pape connût, dans toute son étendue, l’impression produite par sa première interview. Cela était d’autant plus nécessaire qu’à notre très grand regret nous n’avons pas d’ambassadeur à Rome, pour lui exprimer des doléances sur le caractère desquelles il est important, pour lui comme pour nous, qu’il ne se trompe pas. Et c’est pour cela que nous avons parlé.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.