Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1915

Chronique n° 1999
31 juillet 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On se demandait s’il y aurait, s’il pouvait y avoir cette année une fête du 14 Juillet : cela était à la fois désirable et difficile. Le gouvernement a su résoudre la difficulté : il a fait du 14 Juillet la fête de la Marseillaise, c’est-à-dire de l’hymne de guerre qui aujourd’hui, comme autrefois, soutient le courage de nos soldats dans l’épreuve qu’ils traversent si vaillamment. On a tout dit sur la Marseillaise. C’est une singulière et grande destinée que celle de ce chant improvisé à Strasbourg, en 1792, par un jeune capitaine, qui ne croyait pas si bien faire, mais qui, y ayant mis toute son âme, a fait une fois dans sa vie une œuvre de génie. Il a donné à la France un cordial énergique dont la vertu n’est pas encore épuisée et ne le sera vraisemblablement jamais. Les notes de la Marseillaise semblent résonner un peu fort en temps de paix, et les paroles, bien qu’elles contiennent une ou deux strophes fort belles, portent la marque d’une époque de trouble, de colère et de fièvre ; mais tout cela redevient actuel lorsque la guerre est déchaînée, notre territoire envahi, et que nous avons en face de nous de « féroces soldats » qui égorgent femmes, vieillards, enfans, et violent impitoyablement toutes les lois de l’humanité. La Marseillaise est vraiment en situation aujourd’hui. Depuis près de quatre-vingts ans, Rouget de l’Isle reposait dans le petit cimetière de Choisy-le-Roi. On est allé y chercher son cercueil. On l’a porté à travers Paris, en passant près de l’Arc de Triomphe, où l’admirable groupe de Rude donne à la Marseillaise, avec la solidité de la pierre, toute la fougue, tout l’emportement de l’héroïsme militaire. Il s’en est fallu de peu que les cendres de Rouget de l’Isle n’allassent jusqu’au Panthéon. Elles se sont arrêtées aux Invalides où elles sont mieux à leur place dans ce monument consacré à la guerre, où repose, avec tant de vaillans soldats, le prodigieux capitaine qui a promené la Révolution à travers l’Europe et porté si haut la gloire de la France. Qu’on laisse là Rouget de l’Isle ; qu’on ne trouble pas le souvenir que nous a laissé la journée désormais historique du 14 Juillet 1915. Elle a été simple et grave et a trouvé dans M. le Président de la République l’orateur qui lui convenait.

La presse a rendu justice au discours prononcé par M. Poincaré dans le décor impressionnant de la cour des Invalides, au milieu d’une foule émue, recueillie, profondément sérieuse, qui bientôt s’est mise à vibrer en entendant les paroles qu’elle attendait, qu’elle appelait, dont sa conscience avait besoin. M. le Président de la République a rappelé les origines de la guerre. Il a montré la France restant, non pas certes indifférente, ni même impassible sous le coup des provocations les plus directes, mais néanmoins tout acquise à la paix et aux œuvres qu’elle permet d’accomplir. Jusqu’au dernier moment, elle a fait ce qui dépendait d’elle pour en conserver le bienfait ; mais comment y aurait-elle réussi puisque l’on voulait la guerre à Berlin ? Elle a donc éclaté, il était impossible qu’elle n’éclatât pas. « Chacun de nous, messieurs, a dit M. Poincaré, peut en toute sérénité ranimer ses souvenirs et interroger sa conscience. À aucun moment, nous n’avons négligé de prononcer le mot et de faire le geste qui aurait pu dissiper les menaces de guerre, si un fol attentat contre la paix européenne n’avait été, depuis longtemps, voulu et préparé par des ennemis implacables ; nous avons été les victimes innocentes de l’agression la plus brutale et la plus savamment préméditée. Mais puisqu’on nous a contraints à tirer l’épée, nous n’avons pas le droit de la remettre au fourreau avant le jour où nous aurons vengé nos morts et où la victoire commune des Alliés nous permettra de réparer nos ruines, de refaire la France intégrale et de nous prémunir efficacement contre le retour périodique des provocations. » Il faudrait citer tout ce discours, mais est-ce bien nécessaire, tous les Français ne l’ont-ils pas lu et n’ont-ils pas applaudi dans le fond de leur âme, comme on l’a fait dans la cour des Invalides, les paroles par lesquelles M. Poincaré a repoussé « une paix honteuse » qui laisserait l’avenir incertain ? « Qui pourrait, s’est-il écrié, s’arrêter un seul instant à de telles visions ? Qui donc oserait faire cette injure au bon sens public et à la clairvoyance nationale ? Il n’est pas un seul de nos soldats, il n’est pas un seul citoyen, il n’est pas une seule femme de France qui ne comprennent clairement que tout l’avenir de notre race et non seulement son honneur, mais son existence même, sont suspendus aux lourdes minutes de cette guerre inexorable. Nous avons la volonté de vaincre, nous avons la certitude de vaincre. Nous avons confiance en notre force et en celle de nos Alliés, comme nous avons confiance en notre droit. » Mais, après avoir proclamé la certitude de la victoire, M. le Président de la République en a rappelé les conditions : « Ne nous lassons pas de le répéter, a-t-il dit, la victoire finale sera le prix de la force morale et de la persévérance. Employons tout ce que nous pouvons avoir de calme, de vigueur et de fermeté à maintenir étroitement dans ce pays l’union de toutes les provinces, de toutes les classes et de tous les partis, à protéger attentivement l’opinion contre l’invasion sournoise de nouvelles perfides, à fortifier sans cesse l’action gouvernementale et l’harmonie nécessaire des pouvoirs publics, à consacrer sur un seul objet toutes les ressources de l’État et toutes les bonnes volontés privées, à développer sans relâche notre matériel de guerre et nos moyens de résistance, à ramasser en un mot la totalité des énergies nationales dans une seule pensée et dans une même résolution : la guerre poussée, si longue puisse-t-elle être, jusque la défaite définitive de l’ennemi et jusqu’à l’évanouissement du cauchemar que la mégalomanie allemande a fait peser sur l’Europe. »

Un pareil discours est à la fois un serment et un acte ; il montre la voie à suivre et le but à atteindre ; il entretient les courages et les augmente encore ; il est surtout une réponse à ceux qui, au dehors, pourraient croire que notre énergie touche à son terme et que nous nous contenterions de ce qu’on appelle en Allemagne « une paix honorable, » c’est-à-dire d’une paix sans sécurité et sans durée. Une fois de plus, Rouget de l’Isle a servi à manifester les inépuisables ressources de l’âme française et c’est un nouvel honneur qui vient le chercher jusque dans sa tombe. Il faut croire qu’il y avait en lui, à son insu, un excitant tout-puissant. Mais c’est du côté de l’Allemagne qu’il est intéressant de regarder. Sait-on l’effet qu’a produit le discours de M. Poincaré ? Des deux parties qui le composent, les responsabilités de la guerre et la nécessité de la pousser jusqu’au bout pour qu’elle produise ses conséquences nécessaires, de ces deux parties, la presse allemande n’a parlé que de la première, elle n’a pas dit un mot de la seconde. C’est à la Gazette de Cologne que nous emprunterons, pour l’édification de nos lecteurs, le jugement de la presse allemande sur les origines de la guerre. « Les affirmations de M. Poincaré, y lisons-nous, sont bien osées. N’est-ce pas la France qui, depuis quarante ans, n’a pas cessé de provoquer l’Allemagne. La vérité historique est juste le contraire de ce qu’a dit M. Poincaré. Depuis le jour où le Lorrain Poincaré a été à la tête de la République et où M. Delcassé partit pour Saint-Pétersbourg, la France s’est efforcée de forger un cercle autour de l’Allemagne et de se préparer à la guerre contre elle. La France peut se vanter d’avoir plus que toute autre Puissance apporté du bois au bûcher qui incendie l’Europe à cette heure. La seule parole vraie qu’ait prononcée M. Poincaré est qu’un coup de tonnerre imprévu ébranla le monde en juillet dernier. Il n’est point nécessaire de répondre aux autres paroles du Président et à toutes ses phrases d’espérance. Ce sont les canons qui décideront. » Soit : les canons décideront ; c’est bien notre sentiment, comme celui de la presse allemande ; mais nous regrettons qu’elle sa soit tue sur ce que la Gazette de Cologne appelle les « phrases d’espérance » du discours de M. Poincaré. Combien le silence est significatif ! On ne veut pas que le peuple allemand sache la vérité. Au lieu du discours de M. Poincaré, on publie ceux de l’Empereur, qui annonce la victoire prochaine. On reproduit des propos de lui où il assure que la guerre finira avant l’hiver. On cache à l’Allemagne l’inébranlable fermeté de nos résolutions. On lui fait croire que nous sommes à bout de forces et que le fléchissement de notre volonté est proche, et c’est à quoi M. Poincaré a fait allusion lorsqu’il a parlé de « l’invasion sournoise des nouvelles perfides » qu’on répand à travers le monde. Mais la propagande allemande emploie encore d’autres procédés.

On ne se trompera guère si on lui attribue les récentes manifestations de pacifisme qui se sont produites dans ces derniers temps sur divers points du globe, car il y a encore des pacifistes partout et, consciemment ou inconsciemment, ils servent la cause allemande. Tous ceux d’hier n’ont pourtant pas gardé leurs illusions. M. d’Estournelles de Constant, par exemple, est revenu d’une grande partie des siennes et, surpris de n’être pas suivi dans sa conversion par M. Bryan, il lui a adressé une lettre où il met en cause, non seulement M. Bryan, mais aussi, dans une moindre mesure bien entendu, le gouvernement américain lui-même. M. Bryan estime qu’il importe peu en ce moment de savoir à qui incombe la responsabilité de la guerre ; il se préoccupe surtout de savoir comment on peut rétablir la paix et il estime qu’il faut pour cela que les nations belligérantes fassent connaître dès aujourd’hui les conditions dans lesquelles elles l’accepteraient. « Qui sait, dit-il, si la paix n’est pas possible dès maintenant, et non pas une trêve, mais une paix durable. Si les nations consentaient du moins à faire savoir pourquoi elles se battent, elles pourraient peut-être trouver un terrain d’entente. Les récriminations sur ce qui se passe à l’heure actuelle et le silence observé par chacun sur ses propres aspirations sont susceptibles de prolonger indéfiniment le conflit. Il faudra bien, un jour ou l’autre, parler des conditions de la paix. Pourquoi pas tout de suite ! » M. Bryan est probablement la seule personne au monde qui ne sache pas pourquoi on se bat et, si on le lui expliquait, il semble bien que ce serait peine perdue ; mais, pour ce qui est des conditions que la France ou plutôt que les Alliés mettent à la paix, M. le Président de la République les a dites assez clairement dans son discours du 14 juillet : il s’agit de détruire pour longtemps le militarisme prussien et de mettre l’Allemagne dans l’impossibilité de réaliser son rêve malsain de domination mondiale. Croit-on, M. Bryan lui-même peut-il croire que, si les Alliés indiquaient dès maintenant les moyens qu’ils jugent appropriés à ce but, un terrain d’entente pourrait être trouvé entre eux et l’Allemagne ? Une telle espérance serait puérile. La vérité est que, au contraire, il y aurait un surcroît de rage chez les combattans. Les conditions de la paix ne peuvent être imposées que par la victoire et acceptées que par la défaite, et ni la victoire, ni la défaite, ne sont encore choses acquises. Au surplus, le gouvernement allemand a donné à M. Bryan un commencement de satisfaction, car le chancelier de l’Empire a parlé un jour, à la tribune du Reichstag, des conquêtes territoriales que l’Allemagne serait amenée à faire, et le roi de Bavière, dans un discours qui a été généralement taxé d’imprudence, a parlé dans le même sens. Cette sincérité, qui a dû charmer M. Bryan, n’a pourtant pas fait faire le plus petit progrès à la cause de la paix. Elle n’a eu jusqu’ici d’autre conséquence que de diviser le parti socialiste allemand. Quelque intéressant que soit ce résultat, la cause de la paix ne paraît pas encore à la veille d’en tirer grand profit.

Le parti socialiste allemand, la Social-Démocratie, comme il s’intitule, est assez difficile à suivre dans ses évolutions. À la veille de la guerre, il la condamnait hautement, formellement, dans des termes dont l’énergie n’était égalée que par celle du socialisme autrichien. On sait ce qui en est advenu. Dans une séance fameuse du Reichstag, les socialistes allemands ont voté les crédits demandés pour la guerre ; le gouvernement n’a pas eu de plus fidèles acolytes. Ils ont expliqué depuis, ou, du moins, quelques-uns d’entre eux ont expliqué, — car la majorité est restée fidèlement gouvernementale, — qu’on leur avait fait croire à une agression venue de la Russie, de la France et de l’Angleterre. Le gouvernement le leur avait dit aussi, et ils l’avaient cru, en bons Allemands qu’ils sont. Mais depuis, quelques doutes sont venus à l’esprit d’un petit nombre d’entre eux, qui ne sont pas des moindres dans le parti, et enfin les ambitions territoriales inopportunément avouées par le chancelier de l’Empire et par le roi de Bavière ont achevé de leur ouvrir les yeux. MM. Haase, Bernstein et Kautsky ont signé une déclaration dans laquelle ils ont protesté contre toute idée de conquête, comme étant contraire aux principes du parti. Que ne s’en sont-ils aperçus plus tôt ? Ils se seraient épargné des déceptions pénibles et aussi un désaveu qui, sans doute, ne l’a pas été moins. Le Comité du parti socialiste allemand a siégé, en effet, à Berlin le 30 juin et le 1er juillet dernier, et, après deux jours de discussion, a voté une résolution qui approuve l’attitude du bureau du parti et du groupe parlementaire et condamne les tentatives faites pour diviser le parti. Un paragraphe spécial déclare que la publication faite par M. Haase est incompatible avec le devoir d’un directeur de parti. La presse s’en est mêlée. Du côté gouvernemental, on s’est efforcé de mettre fin à ces polémiques en faisant ressortir que les journaux étrangers les exploitaient. Certains journaux ont été suspendus. Chacun est resté sur les positions qu’il avait prises, mais il faut bien avouer que MM. Haase, Bernstein et Kautsky sont restés isolés. On s’est demandé s’il n’y avait pas là un jeu concerté. Nous n’en croyons rien. Malgré la faute première qu’ils ont commise et qu’ils paraissent regretter aujourd’hui, M. Haase et ses deux suivans ne sont pas hommes à se prêter à une comédie. Mais on peut se demander si le gouvernement allemand a vu leur altitude d’un aussi mauvais œil qu’il a paru le faire. Que lui importe, en somme, que le parti socialiste allemand se divise dans une aussi faible mesure qu’il l’a fait ? La grande majorité, presque l’unanimité, reste soumise à la politique impériale. Ces gens-là ont l’habitude de la discipline. Mais on a pu espérer à Berlin que, si la nouvelle attitude de MM. Haase, Bernstein et Kautsky n’avait pas divisé le parti socialiste en Allemagne, elle le diviserait peut-être ailleurs. Qui sait si les socialistes des pays alliés, entendant invoquer des principes qui sont les leurs et chanter, qu’on nous passe le mot, un refrain qui leur est familier, ne se laisseraient pas entraîner par la voix des sirènes vers le pacifisme, vers la paix ? C’est en effet la paix, la paix sans conquête ni d’un côté ni de l’autre, qu’appellent de leurs vœux MM. Haase, Bernstein et Kautsky. Qu’en diraient, par exemple, les socialistes français ?

C’est un point sur lequel on n’a pas tardé à être fixé. Le Conseil national du parti socialiste unifié, — « section française de l’Internationale ouvrière, » — s’est réuni le 14 juillet et, à l’unanimité des délégués, parmi lesquels se trouvaient trois ministres, il a voté une résolution qui lui fait honneur. Nous n’étonnerons toutefois personne en disant que nous sommes loin d’approuver leur déclaration tout entière : elle contient beaucoup d’illusions, généreuses sans doute, mais dangereuses en ce qu’elles peuvent répandre dans les masses des espérances qui ne seront pas de bien longtemps réalisables, à supposer même qu’elles le soient jamais. Comment ne pas penser un peu à M. Bryan quand on y lit que « le gouvernement de la France s’honorerait devant l’humanité si, des horreurs mêmes de la guerre, il faisait surgir la lueur qui conduira le monde à la paix ? » Que faut-il pour cela ? Que le gouvernement « dès maintenant propose à ses alliés d’accepter l’engagement solennel de soumettre à l’avenir tous les litiges qui pourraient se produire entre ces nations à une procédure d’arbitrage international ; qu’il fasse appel à tous les neutres mêmes pour s’associer à cet acte ; qu’on garde la porte ouverte à toutes les nations qui l’accepteront aussi. » C’est sans doute pour l’empereur d’Allemagne que nous garderions éventuellement cette porte ouverte. « Si, continuons-nous de lire, une telle initiative est suivie d’effet, la France, une fois de plus, aura mérité la reconnaissance du monde pour sa volonté de paix, pour la liberté des individus et des nations. » Dieu nous garde de le contester, mais il y a peu d’apparence que l’initiative, si elle est prise, soit suivie d’un effet immédiat, et sans doute le Comité national du parti socialiste unifié le croit comme nous, mais il a voulu faire l’union dans son propre sein et pour cela donner satisfaction à tous ses adhérens. Au moment où nous sommes, il n’y a aucun inconvénient à cela, il n’y a même que des avantages. Pour l’avenir, la résolution votée vaudra ce qu’elle pourra ; pour le présent, elle est excellente. Elle affirme à nouveau la « confiance inébranlable (du parti) dans la cause des Alliés et de la France républicaine. » Elle rappelle qu’après la déclaration de guerre et la violation de la neutralité de la Belgique et du Luxembourg, « sans hésitation, à l’unanimité, assuré du droit de la France, de sa volonté pacifique, le groupe socialiste votait au Parlement les crédits pour la défense nationale. Le Conseil national approuve cette décision, qui, dit-il, emportait toutes les autres. » « Pour chasser du monde les rêves exécrables d’une hégémonie qui aboutirait à placer l’Europe sous le talon de l’impérialisme le plus brutal, le plus agressif et le moins scrupuleux, le parti socialiste se déclare à nouveau prêt à continuer son concours, sans réserve comme sans défaillance ni lassitude, à l’œuvre de défense nationale… Il poursuit, avec l’ensemble du pays et de ses alliés, la libération du territoire de l’héroïque et loyale Belgique et des régions envahies de la France, ainsi que la réparation du droit pour l’Alsace-Lorraine. » Il rejette sur l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre et « déclare que la lutte imposée aux Alliés par les dirigeans de l’Allemagne doit être conduite à son terme logique, c’est-à-dire jusqu’à la défaite du militarisme allemand, afin que soit donnée au monde la grande et nécessaire leçon d’une entreprise d’hégémonie brisée par la résistance des peuples libres. » C’est ainsi que s’exprime le parti socialiste unifié. S’il l’a dit autrement, M. le Président de la République n’a pas dit autre chose et une fois de plus se manifeste la parfaite union de tous les enfans de la France dans un même sentiment de patriotisme et dans une même pensée d’action.

C’est le souvenir que nous garderons de cette journée du 14 juillet qui aurait pu passer muette, incolore et sans caractère au milieu de nos tristesses et de nos deuils et qui, tout au contraire, a manifesté avec éclat nos espérances dans la victoire finale, ou plutôt dans la certitude que nous en avons.


Les rapports de l’Allemagne et de l’Amérique se tendent de plus en plus. Après un mois d’attente, le gouvernement impérial a répondu à la note qu’il avait reçue du gouvernement républicain au sujet de la destruction du Lusitania. Quelque habitué qu’on soit à la casuistique allemande, cette réponse a causé dans le monde entier une impression de surprise ou, pour mieux dire, de stupeur. Le Cabinet de Berlin s’était surpassé. Jamais encore il n’avait affirmé les principes du droit des gens en termes plus parfaits, et jamais il ne les avait foulés aux pieds avec plus d’audace et de cynisme. C’est d’ailleurs son procédé habituel, et ce procédé n’appartient pas seulement au gouvernement : toute la science, toute la philosophie allemande, en usent comme lui. Quand on se contente de lire ce qui sort d’une plume allemande, on est émerveillé de la hauteur de raison avec laquelle les principes sont exprimés ; le droit, la justice, l’humanité n’ont rien à y reprendre ; on est tout prêt à admirer et à applaudir. Mais il faut savoir, pour comprendre toute la portée de la pensée allemande, que cela s’engage à rien. Ce sont des théories idéales qui se réaliseront peut-être dans un avenir lointain, mais qui, pour le moment, restent dans le domaine de la pure spéculation. Il faut s’entendre toutefois, quand on dit que cela n’engage à rien ; une distinction est à faire ici : cela engage les autres et, lorsqu’ils enfreignent ces lois, après les avoir consenties, ils n’ont pas de juge plus pédant et plus sévère que l’Allemagne ; mais quant à elle, ne sait-on pas qu’elle est au-dessus de tout, par conséquent au-dessus de toutes les règles, et qu’elle n’a à tenir compte que de son intérêt ?

Cette hypocrisie, qui produit, dans toute conscience droite, un mouvement de révolte et de dégoût, ne s’est jamais affichée avec plus d’impudence que dans la dernière note allemande. « Le gouvernement impérial, y lit-on, a appris avec satisfaction, pas sa note, combien le gouvernement des États-Unis tient sérieusement à ce que les principes d’humanité soient observés dans la guerre actuelle. Ce désir trouve un vif écho en Allemagne… L’Allemagne a de même toujours maintenu le principe d’après lequel la guerre doit être dirigée contre les forces armées et organisées d’un pays ennemi, tandis que la population civile du pays ennemi doit être épargnée, autant que possible, par les mesures prises en raison de la guerre… Si, dans la guerre actuelle, les principes qui devraient être l’idéal de l’avenir ont été lésés de plus en plus, à mesure que cette guerre s’est prolongée, ce n’est pas la faute du gouvernement allemand… En faisant en principe tous ses efforts pour sauvegarder la vie et les propriétés des neutres, autant que possible, le gouvernement allemand a reconnu sans réserve, dans son mémorandum du 2 février, que les intérêts des neutres pourraient souffrir de la guerre sous-marine. » Il est inutile de prolonger ces citations. A-t-on remarqué ces mots « autant que possible, » qui reviennent à deux reprises

différentes pour atténuer la rigueur des principes le plus fortement énoncés ? Ces mots sont pleins de larmes et de sang ; ils suent le meurtre et le crime ; ils font passer devant nos yeux les tragiques fantômes de Louvain, de Termonde, d’Aerschot, d’Arras, de Reims, de Gerbéviller, auxquels vient d’ajouter celui du Lusitania. En vérité, ils appellent la vengeance du ciel sur le malfaiteur colossal qui à fusillé tant de femmes, d’enfans, de vieillards, de prêtres et de religieux et qui aujourd’hui, avec une ironie satanique, se donne pour le champion de l’humanité.

Ce ne serait pas l’Allemagne, si on en croyait la dernière note allemande, qui aurait violé les règles du droit des gens, mais bien le gouvernement britannique, auquel revient, dès lors, toute la responsabilité des désastres survenus. « Le cas du Lusitania, écrit sans sourciller le rédacteur teuton, montre avec une horrible clarté à quelle mise en danger de vies humaines aboutit la manière de conduire la guerre qu’emploient nos adversaires, en contradiction très directe avec la loi internationale. » Telle est l’affirmation : où est la preuve ? « Toutes les distinctions entre navires marchands et vaisseaux de guerre, dit l’Allemagne, ont été oblitérées par l’ordre donné aux navires marchands anglais de s’armer et d’éperonner les sous-marins et par les récompenses offertes pour cet objet. » La note n’oublie qu’une chose, et, à coup sûr, elle le fait volontairement, c’est que l’ordre donné par le gouvernement anglais n’est pas antérieur, mais bien postérieur à celui par lequel le gouvernement allemand annonçait son intention de torpiller les navires de commerce. C’était une mesure de protection et de défense contre une menace criminelle. Mais, au fait, le Lusitania était-il armé ? Le gouvernement allemand l’affirme contre toute vérité, et il en conclut que si le commandant du sous-marin « avait permis à l’équipage et aux passagers de se réfugier dans les canots avant de lancer une torpille, cela aurait équivalu à la destruction certaine de son propre bâtiment. » Il a été prouvé depuis que le Lusitania n’était nullement armé et que le torpilleur n’avait rien à en craindre. Mais, assure imperturbablement la note allemande, le navire anglais portait une quantité considérable d’explosifs puissans, et c’est à cela qu’il faut attribuer la rapidité de sa destruction qui n’a pas permis à l’équipage de se sauver. Et le sentiment intervient d’une manière imprévue. « On peut faire observer, lisons-nous, que, si le Lusitania avait été épargné, des milliers de caisses de munitions auraient été envoyées aux ennemis de l’Allemagne et que, par-là, des milliers de mères et d’enfans allemands auraient été privés des hommes qui assuraient leur vie ! »

Ici la question se précise : le gouvernement impérial revient à sa prétention d’interdire le commerce des munitions de guerre, droit que, tout au contraire, le gouvernement des États-Unis revendique. Sans doute le gouvernement allemand a le droit de saisir en mer ou de détruire les munitions destinées à ses ennemis, mais il n’a nullement celui de torpiller le navire sans avertissement, ni d’attenter à la vie des passagers, et c’est là le point important de la controverse que le gouvernement américain soutient contre lui. Que propose-t-il à ce gouvernement pour lui donner satisfaction ? Une espèce d’arrangement qui en ferait son subordonné et son complice. Quand les États-Unis voudront envoyer en Europe un navire transportant des voyageurs, ils devront en avertir l’Allemagne assez longtemps à l’avance ; ils muniront le navire de signes distinctifs ; ils garantiront en outre qu’il ne porte pas de contrebande, moyennant quoi on voudra bien le laisser passer. Dans le cas où les États-Unis n’auraient pas un nombre de navires suffisant, il leur sera permis d’employer, sous leur pavillon, un « nombre raisonnable » de bateaux neutres, et même quatre bateaux belligérans. Où prendrait-on ces bateaux belligérans ? La note ne le dit pas, mais rien n’est sans doute plus simple. L’Allemagne n’a-t-elle pas un nombre assez considérable de navires de commerce qui, au commencement de la guerre, ont cherché un refuge dans les ports américains où ils sont restés immobilisés ? Il y aurait là, au moins pour quelques-uns d’entre eux, le moyen de rentrer en circulation et, pour l’Allemagne, de rentrer en leur possession.

La presse américaine a été à peu près unanime à protester contre ce marchandage humiliant : quant à la presse allemande, elle a manifesté bruyamment sa joie à la lecture de la note. Nous avons parlé, il y a quinze jours, des divisions qui s’étaient produites dans le gouvernement impérial, où les uns voulaient atténuer et les autres continuer en les aggravant les rigueurs de la piraterie maritime. Après la note, les premiers se sont tus et les seconds ont exulté. « Nos sous-marins, écrit la Post, continueront de faire la guerre : telle est en résumé la réponse allemande à la note américaine du 10 juin. Le peuple allemand peut être tranquille : on lui laissera le droit d’agir comme auparavant. Nous maintenons notre point de vue. Pour le gouvernement allemand, il n’y a qu’un chemin sur lequel le peuple allemand soit prêt à le suivre, c’est celui de la guerre par sous-marins. Peu nous importe l’aménité américaine. »

Et, comme pour donner une consécration à ces détestables paroles, une tentative de torpillage a eu lieu aussitôt contre le paquebot anglais Orduna, qui portait un assez grand nombre d’Américains et qu’on ne pouvait pas même soupçonner de faire un commerce de munitions de guerre, ni par conséquent d’exposer de pauvres enfans allemands à perdre leurs pères, car il allait de Liverpool à New-York. Une torpille a été lancée contre lui ; il a eu la bonne fortune d’y échapper, mais l’intention criminelle y était, et l’Amérique a senti un surcroît d’indignation de ce commentaire de la note impériale.

À cette note il fallait répondre. On n’accusera pas M. Wilson de l’avoir fait à la légère. Il y a réfléchi longtemps ; mais enfin il a pris son parti. Il a jugé que la controverse était close, que les argumens étaient épuisés, enfin que le moment de conclure était venu.

La note américaine cesse donc de discuter ; elle se contente de maintenir les principes que les notes précédentes ont solidement établis et elle le fait avec un surcroît d’énergie qui indique une résolution désormais inébranlable. Nous extrayons de ce texte les trois phrases les plus caractéristiques. Après avoir condamné de nouveau une pratique illégale qu’il déclare contraire à la justice et aux égards dus à la dignité des Puissances neutres : « si on y persiste, dit la note, elle constituerait, dans de pareilles circonstances, une offense impardonnable contre la souveraineté de la nation neutre affectée. » Cela est déjà clair, mais voici qui l’est encore davantage. Après avoir rappelé qu’il a autrefois, pleinement d’accord à cette époque avec le gouvernement allemand, toujours lutté pour la liberté des mers, le gouvernement américain affirme qu’il continuera cette lutte, « quel que soit le sort dont on le menace, sans transactions et à tout prix. » Enfin la conclusion de la note la résume en termes qu’on ne saurait trop méditer à Berlin : « L’amitié elle-même oblige à dire au gouvernement impérial allemand que la répétition, de la part des commandans de navire de la marine impériale allemande, d’actes contraires à ces droits (les droits des neutres), devra être considérée par le gouvernement des États-Unis, pour peu qu’ils affectent les citoyens américains, comme délibérément inamicale. » Inamicale : le mot n’a pas encore une signification tout à fait précise dans le vocabulaire international, mais on sent bien la portée que le président Wilson a entendu lui donner, et la presse allemande en pousse déjà des cris de fureur.

Nous attendons la suite. L’Allemagne s’obstine dans la politique qui lui a créé déjà tant d’ennemis. Puisse-t-elle ne s’en départir jamais ! Il semble bien que la rupture soit sur le point de se produire entre les États-Unis et elle, et nous aurons sans doute à parler bientôt des conséquences de la violence qu’elle prétend exercer sur la Roumanie pour l’obliger à ouvrir son territoire aux munitions de guerre qu’elle veut envoyer à la Turquie.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.