Chronique de la quinzaine - 30 juin 1915

Chronique no 1997
30 juin 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les opérations militaires se poursuivent sur notre front avec une grande énergie. Ce ne serait pas nous honorer nous-mêmes que de ne pas rendre justice au courage, à la ténacité, à l’acharnement de nos adversaires ; ils luttent pied à pied sur un sol où, après avoir improvisé de nombreuses forteresses, ils les ont mises en communication les unes avec les autres par des boyaux fortifiés eux-mêmes, qui présentent un fouillis presque inextricable. Le nom de Labyrinthe a été donné à un de ces ouvrages d’art, merveilleusement disposés pour une longue résistance. Il a fallu conquérir la place tranchée par tranchée, rue par rue, maison par maison : nous y avons réussi. L’histoire militaire présente quelques faits d’armes du même genre, mais elle n’en présente pas beaucoup d’aussi honorables. Sur le reste du front, nos progrès n’ont pas été décisifs, mais ils ont été constans. Nous n’avons faibli nulle part et nous avons avancé sur plus d’un point. La lutte gigantesque se poursuit à notre avantage, et plus d’un symptôme permet de croire que la situation s’améliorera encore dans un avenir prochain.

Au nombre et au premier rang de ces symptômes, apparaît le surcroît d’énergie que montre en ce moment le gouvernement britannique. Nous n’entendons pas dire par-là que cette énergie n’ait pas toujours été très grande, mais elle n’a pas toujours été aussi bien ordonnée : pourquoi n’avouerions-nous pas que les moyens d’action lui ont quelquefois manqué, puisque l’Angleterre le reconnaît elle-même et annonce l’intention de réparer le mal ? Sa volonté se manifeste dans la création d’un ministère des munitions. L’Allemagne a été plus prévoyante que nous. Sachant par avance quel genre de guerre elle voulait nous faire, elle s’y est préparée. Cette guerre devait être une guerre de masses : masses d’hommes et masses d’obus. Les masses d’hommes n’ont pas toujours bien réussi ; le plus souvent même, elles n’ont abouti qu’à des massacres ; nous avons fait de véritables hécatombes de soldats allemands. Mais les masses d’obus ont été presque partout efficaces, — lorsque l’armée sur laquelle elles pleuvaient ne pouvait pas y répondre : et cela nous est arrivé quelquefois. Cela est arrivé aussi et arrive encore en ce moment à nos alliés russes. Comme la nôtre, plus que la nôtre, leur préparation avait été insuffisante et il leur a été impossible d’y pourvoir aussi rapidement que nous l’avons fait nous-mêmes. La raison en est simple, c’est que la Russie, qui était en passe de devenir un pays industriel lorsque la guerre a éclaté, ne l’est pas encore aujourd’hui. Les usines, c’est-à-dire l’instrument indispensable à la production des munitions de toutes sortes, lui ont fait défaut. Là est la cause des échecs qu’elle vient d’éprouver en Galicie. Il est impossible de se mieux battre que ne l’ont fait ses soldats. L’histoire dira un jour la somme d’héroïsme qu’ils ont dépensée et ne leur marchandera pas son admiration. Mais il faut des armes, des canons, des obus, des fusils, des cartouches, et la Russie en a manqué. L’Allemagne connaissait cette infériorité matérielle des Russes et y a oppose l’énorme supériorité dont elle dispose. Devant la quantité d’obus qui pleuvait sur elle, l’armée russe a dû reculer : elle a successivement abandonné Przemysl et Lemberg. Quelque regrettables que soient ces faits, il ne faut pas en exagérer l’importance. On a dit avec raison qu’au point de vue purement militaire, les deux villes avaient perdu de leur valeur. L’armée russe a fait une retraite en bon ordre ; elle a reculé, voilà tout. L’État-major allemand avait manœuvré pour l’envelopper, la faire prisonnière ou la détruire : il y a complètement échoué. L’armée russe reste maîtresse de ses mouvemens. Mais ce n’est pas en ce moment de ses revers que nous voulons parler c’est de leur cause : elle est tout entière dans le défaut de munitions.

M. Lloyd George le proclamait dans un discours dont nous avons parlé. Depuis, il en a prononcé un autre : il y est revenu sur les mêmes faits et, en ce qui concerne l’Angleterre, il a cherché, ou plutôt proposé le remède. D’après lui, les Allemands produisent par jour la quantité formidable de 250 000 obus : il estime que l’Angleterre peut en produire non seulement autant, mais davantage, et elle le peut assurément, si elle en prend les moyens. M. Lloyd George a parlé de la France avec beaucoup d’exactitude et de justesse. Nous avons fait un effort immense, d’autant plus difficile et par conséquent méritoire que la plupart de nos départemens où l’industrie métallurgique est le plus développée sont entre les mains de l’ennemi. Cela était grave, certes, mais ne nous a nullement découragés. Nous nous sommes mis à l’œuvre, et, bien que nous n’ayons pas encore atteint tous les résultats désirables, M. Lloyd George a pu citer notre exemple à l’Angleterre pour lui montrer ce qu’on peut faire quand on le veut fortement. Faut-il rappeler que notre effort a été entravé, ralenti par le préjugé d’égalité mal comprise qui a vidé nos usines d’une partie de nos ouvriers pour les envoyer au front ? Des ouvriers qui auraient été infiniment plus utiles à la défense nationale, s’ils étaient restés dans nos usines sont allés s’enfouir dans les tranchées et beaucoup y sont morts qu’on aura de la peine à remplacer. La proposition Dalbiez nous a peut-être rendu un service : en menaçant d’aggraver le mal, elle l’a fait briller d’un tel éclat que l’absurdité en est apparue et qu’une révolte a eu lieu dans les esprits, heureusement nombreux, qui sont restés susceptibles de bon sens. Au cours de la discussion, M. Millerand a prononcé un discours après lequel on aurait dû la clore et voter. Mais ce n’est pas ainsi que vont les choses dans nos assemblées parlementaires. Il a fallu, comme on dit en Chine, sauver la face de M. Dalbiez et de ses amis : on a cherché, on a trouvé des propositions transactionnelles avec lesquelles on s’est mis d’accord. Nous souhaitons qu’à la poursuite des mots à double sens qui satisfont tout le monde, on n’ait pas perdu la claire vision des choses et que la défense nationale n’ait pas à en souffrir.

Nous restons convaincus que les échecs des Russes en Galicie sont provisoires et que nos Alliés, au temps prochain où ils auront des armes et des munitions en nombre suffisant, prendront leur revanche. En tout cas, ils continuent d’occuper et de retenir, par leur vaillance et par l’habileté de leurs manœuvres, un nombre très considérable d’Austro-Allemands. Confessons toutefois que, pour le moment, l’état des choses en Galicie n’encourage pas les Balkaniques il prendre part aux hostilités. Il est vrai que, s’ils y avaient pris part plus tôt, les choses auraient tourné autrement ; les Russes, soutenus par eux, auraient battu l’ennemi commun : la guerre serait plus avancée et les fruits en auraient été plus faciles à cueillir. On peut sans doute dire de la Roumanie et de la Bulgarie ce que M. Venizelos a dit de la Grèce au moment où il a donné sa démission, à savoir que l’occasion perdue ne se retrouve jamais tout entière, et qu’il y a des fautes qui ne se réparent pas. L’Italie a une juste réputation de prudence : aussi avait-on espéré que l’exemple qu’elle vient de donner serait suivi par d’autres et que la Roumanie en particulier n’hésiterait plus à marcher avec les Alliés. Il n’en a rien été, et il est plutôt vrai de dire que, depuis l’entrée en scène de l’Italie, la Roumanie s’enferme dans une réserve plus grande et, pour trancher le mot, donne une impression de recul.

Depuis longtemps déjà, elle est entrée en conversation avec la Russie au sujet des avantages qui lui seraient consentis ou assurés, soit qu’elle restât neutre, soit qu’elle se rangeât du côté des Alliés. Le résultat de ces conversations est encore mal connu, mais, à lire les journaux roumains, on croit comprendre que la Transylvanie et une partie de la Bukovine auraient été promises à la Roumanie comme prix de sa seule neutralité. Nous ignorons si la Russie a fait vraiment de telles promesses : en tout cas, l’engagement ne lie qu’elle, la France et l’Angleterre n’y ayant pas pris part. Dans un Congrès européen, s’il y en a un à la fin de cette guerre, les deux Puissances resteront libres de leurs résolutions, et nous ne pensons pas qu’elles tiennent assez à l’anéantissement complet de l’Autriche pour faire des dons gratuits à ses dépens. Depuis le moment où avaient lieu ces conversations ou négociations entre Bucarest et Pétrograd, les événemens ont suivi leur cours et la question s’est posée de savoir si la Roumanie sortirait d’une neutralité qui lui avait été matériellement très fructueuse, pour courir quelques chances militaires à côté des Alliés. Que voulait-elle pour cela ? Quel prix mettait-elle à son concours ? Ici encore nous n’avons guère d’autres informations que celles des journaux, mais elles sont très significatives : la Roumanie a émis des prétentions auxquelles on ne s’attendait pas. L’occasion lui a paru bonne pour élever très haut ses exigences. Le Journal de Genève a publié une lettre de M. Basilesco, professeur de droit à l’Université de Bucarest et député au parlement roumain, qui déchire tous les voiles. M. Basilesco commence par faire valoir les mérites de la Roumanie dans le passé et ceux, encore bien plus grands, qu’elle ne peut manquer d’avoir dans l’avenir. À l’entendre, le dénouement de la guerre a toujours été et est aujourd’hui plus sûrement que jamais entre ses mains. Il dépend d’elle de faire pencher la balance dans le sens qu’elle voudra. Qu’elle se prononce en faveur de celui-ci ou de celui-là, son concours sera décisif et elle est absolument maîtresse de l’accorder ou de le refuser, car on ne peut rien contre elle et elle peut tout contre les autres. Ceci dit, M. Basilesco présente la note à payer. Il demande pour son pays, ou plutôt il exige, non seulement la Transylvanie et la Bukovine jusqu’au Pruth, mais, au Sud, la frontière du Danube et, à l’Ouest, celle de la Theiss ou de la Tisza, c’est-à-dire tout le Banal de Temesvar. M. Basilesco ne se contente même pas à si bon compte : il réclame aussi la Bessarabie, qu’il n’enlève plus à l’Autriche, mais à la Russie. Tout cela est beaucoup. Si la Roumanie s’était engagée dans la guerre dès la première heure et si, après avoir participé à toutes ses vicissitudes, elle en avait supporté le poids jusqu’à la dernière, on comprendrait qu’une pareille récompense lui fût attribuée. Mais tel n’est pas le cas : la guerre est déjà très avancée, et elle le sera bien plus encore avant que les négociations que la Roumanie entame sur une aussi large échelle aient atteint leur tenue. Elle ne semble pas vouloir conclure encore, mais seulement gagner du temps.

Le Banat de Temesvar, qu’elle revendique comme une condition sine qua non de son concours, est borné au Sud par le Danube et par la Theiss : il occupe l’angle formé par les deux rivières. Pourquoi ne pas l’accorder aux Roumains, disent quelques personnes ? S’ils y tiennent si fort, pourquoi ne pas le leur donner ? La raison en est simple. C’est que les Serbes en demandent, non pas la totalité, mais une partie, qu’à notre sens on ne saurait leur refuser. Et cela pour trois raisons, dont la première est que cette partie du Banat a une population incontestablement serbe : les statistiques dressées par le gouvernement roumain lui-même, les cartes de géographie établies par ses soins en font foi. Le gouvernement roumain invoque ailleurs le principe des nationalités : que ne le respecte-t-il ici ? La seconde raison des Serbes est qu’après une guerre qui leur a coûté si cher et à laquelle ils ont pris une part si glorieuse, Belgrade, leur capitale, ne peut pas rester à une portée de canon de leur voisin, quel qu’il soit. Il est difficile de présenter une revendication plus sérieusement justifiée. Enfin, la troisième raison qui doit déterminer les Alliés à faire droit aux demandes de la Serbie est le rôle que ce petit, mais très noble pays, a eu pendant la guerre. Il n’a pas faibli un seul instant et, à l’heure où on le croyait sur le point d’être écrasé, il a rebondi par un coup de désespoir et d’énergie qu’on ne saurait trop admirer. En ce moment même, il a une fois de plus reconstitué ses forces ; il est sur le point de reprendre l’offensive : on dit même que c’est sur le Banat qu’il porterait son effort. S’il y a une justice en ce monde, la Serbie est en droit de l’invoquer lorsqu’elle réclame le Banat. Elle n’en réclame d’ailleurs que la partie qui est Serbe et ne fait aucune objection à ce que l’autre revienne à la Roumanie. Cette transaction semble acceptable pour tous. On objecte qu’il n’y aurait pas de frontière naturelle entre la Serbie et la Roumanie et sans doute cela est regrettable ; mais il y a beaucoup de pays qui n’ont pas, sur tous les points, de frontière naturelle avec un de leurs voisins et qui s’accommodent de cette situation ; la politique y pourvoit. Le Banat de Temesvar a été et est encore la principale difficulté entre la Roumanie et les Alliés : sur tout le reste, l’accord est à peu près fait. La Russie a revendiqué longtemps la ville de Czernowitz que la Roumanie voulait également : on assure qu’elle n’en fait plus une difficulté. L’esprit de conciliation a été poussé aussi loin que possible chez les Alliés : si la Roumanie résiste encore, c’est que son parti est pris et qu’elle est résolue à ne pas intervenir.

Il y a chez elle tout un parti qui travaille éperdument au maintien de la neutralité. Un de ses principaux représentans est M. Margilhoman, chef du parti conservateur. On pourrait dire chef intermittent, car sa situation a été singulièrement instable, agitée et mouvementée, depuis quelques semaines. Rendons-lui la justice qu’il n’a pas varié : il est neutre, il veut rester neutre, son parti est pris et rien ne l’en fera démordre. Est-il donc hostile aux Alliés ? Il ne faudrait pas le lui dire. M. Margilhoman met la main sur son cœur quand il parle de la France ; il fait profession de l’aimer et se croit sincère ; mais il aime aussi l’Allemagne et serait au comble de ses vœux si les deux pays pouvaient se réconcilier : sa conscience y gagnerait un grand repos. Il est fâcheux que la réalisation de ce rêve soit impossible. M. Margilhoman restera donc neutre, quoi qu’il arrive ; mais beaucoup de ses amis sont loin de partager ses sentimens. Une première fois, le parti conservateur, dont il est le président, l’a mis en demeure de donner sa démission et il a dû se résoudre à le faire, mais il ne l’a pas fait sans esprit de retour : il n’a songé qu’à prendre sa revanche et y a réussi. Comment ? En faisant appel aux groupemens conservateurs dans le pays. Désavoué par la capitale, il a été vengé et relevé par la province. Est-ce à dire que le pays, le vrai pays, soit partisan de sa politique ? Rien n’est moins certain ; le contraire est même fort probable ; mais M. Margilhoman est le représentant d’un syndicat de grands propriétaires et d’industriels qui sont favorables à la neutralité, parce qu’ils en tirent de grands profits personnels : ils s’enrichissent en vendant à l’Allemagne des céréales, du pétrole, etc. On affirme même, mais nous ne sommes nullement en mesure de le garantir, qu’un des motifs principaux qui retiennent la Roumanie est que les grands propriétaires ont déjà vendu à l’Allemagne une récolte qui est encore sur pied. S’il en est ainsi, on pourra dire que la Roumanie, nouvel Esaü, aura vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, et nous entendons par droit d’aînesse celui que sa grande situation lui donne de réunir, si elle le veut, dans son giron toutes les populations latines des Balkans. À elle, comme à l’Italie, une admirable et peut-être unique occasion s’offre de réaliser d’un seul coup la totalité des aspirations nationales. L’Italie a été seule jusqu’ici à ne pas la laisser échapper.

Lorsqu’on étudie la politique italienne d’après les révélations qui nous ont été faites par le Livre vert et par des discours retentissans, on voit qu’elle a été une œuvre, et même un chef-d’œuvre de prévoyance initiale et de continuité. Nous en avons eu une preuve nouvelle le 24 juin, en écoutant le discours que M. Tittoni a prononcé à l’anniversaire de la bataille de Solférino. La fête avait réuni au Trocadéro une foule immense, venue pour témoigner de la vieille sympathie de la France envers l’Italie et pour communier avec celle-ci dans le souvenir d’une gloire commune. M. Paul Deschanel, M. le sénateur Rossi, maire de Turin, M. Gustave Rivet, président de la Ligue franco-italienne, M. Stephen Pichon, ancien ministre des Affaires étrangères, ont fait entendre d’éloquentes paroles : mais le discours de M. l’ambassadeur d’Italie a été une page d’histoire politique. Il complète celui de M. Salandra au Capitole. On se rappelle que M. Giolitti a raconté un jour à la tribune qu’un an avant la guerre le gouvernement italien avait été pressenti par le gouvernement austro-hongrois au sujet d’une agression que celui-ci préméditait déjà contre la Serbie et que la réponse italienne coupa court, — provisoirement, — à tout projet de ce genre : il en suspendit du moins l’exécution. M. Tittoni nous en a appris encore un peu plus. Au mois d’avril 1913, il reçut à Paris un télégramme du marquis di San Giuliano qui, ayant lieu de craindre alors une intervention isolée de l’Autriche-Hongrie contre le Monténégro, lui demandait « son avis autorisé sur la voie à tenir. » M. Tittoni répondit aussitôt que si l’Autriche occupait tout ou partie du Monténégro, l’Italie ne devait pas hésiter à occuper de son côté Durazzo et Valona, et il ajoutait : « Le jour où l’Autriche prétendrait troubler de n’importe quelle façon ou mesure l’équilibre de l’Adriatique, la Triple-Alliance aurait cessé d’exister. » Il n’est pas douteux que le marquis di San Guiliano ait fait la démarche qui lui était conseillée. L’Autriche a donc su ce qu’elle faisait au mois de juillet de l’année dernière et à quoi elle s’exposait de la part de l’Italie. Mais il semble bien qu’elle ne s’expose à rien de pareil du côté de la Roumanie. Tout sollicite la Roumanie à l’action, ses intérêts évidens, les circonstances, l’exemple d’autrui : elle ne bouge pas. Il faut croire cependant que l’Allemagne n’est pas sans quelque inquiétude à ce sujet, puisqu’elle a envoyé le comte de Wedel jouer à Bucarest les princes de Bülow. Ce trait achève le parallélisme entre les deux situations de l’Italie et de la Roumanie : nul ne saurait dire s’il se maintiendra jusqu’au bout.

La Bulgarie, elle aussi, reste dans l’incertitude et nous y laisse : ses réflexions ne sont pas encore terminées, ses marchandages non plus. En attendant qu’elle en sorte, tournons-nous du côté de la Grèce, non pas qu’elle soit sortie des siennes, mais parce qu’il vient de s’y passer un événement important, qui ne saurait manquer d’avoir des suites. La démission de M. Venizelos ayant rendu nécessaire la dissolution de la Chambre, où il avait une très forte majorité, des élections nouvelles ont eu lieu le dimanche, 13 juin, et, en dépit d’une pression électorale qui a pris toutes les formes et où la main pleine d’or de l’Allemagne a été cyniquement apparente, M. Venizelos a obtenu une majorité qui oscille entre 70 et 90 voix, — car il y a comme toujours des membres incertains, — mais qui dans tous les cas reste considérable. Parlementairement, M. Venizelos est maître de la situation. Le ministère Gounaris aurait dû donner aussitôt sa démission. Croit-on qu’il l’ait fait ? Point du tout, et les prétextes ne lui ont pas manqué. D’abord la maladie du roi Constantin. M. Gounaris invoque le fait qu’il ne peut pas donner sa démission à un homme qui n’est pas en état de la recevoir, et il reste en place. Quant à la Chambre, elle ne doit être réunie, dit-on, que le 20 juillet. Mais pourquoi ne pas la réunir avant ? Le 20 juillet est la dernière limite : rien n’oblige à l’attendre et la Chambre pourrait être réunie beaucoup plus tôt ; il suffirait que M. Gounaris le voulût. Seulement, il ne le veut pas. M. Venizelos, qui connaît le prix du temps, pousse à la réunion immédiate de la Chambre. S’il l’obtenait, le diadoque serait probablement nommé régent et serait chargé de suppléer son père jusqu’à son complet rétablissement. C’est ce, qu’on ferait dans tout autre pays constitutionnel, mais, en Grèce, il y a de la résistance à une solution qui parait si simple, et on reconnaît encore l’action de l’Allemagne dans ce parti pris de lutter jusqu’au bout avec toutes les armes et de tendre la corde au risque de la casser. M. Venizelos a beau avoir la majorité dans la Chambre, c’est-à-dire avoir le pays avec lui, il reste l’ennemi et on lui a déclaré la guerre. Non content des maladresses qu’on a déjà commises à son égard, on s’applique à en commettre de nouvelles, comme si on voulait l’exaspérer et le pousser aux dernières extrémités. Pendant la campagne électorale, on l’a accusé d’avoir voulu abandonner Cavalla à la Bulgarie : on l’accuse aujourd’hui d’être anti-dynastique, de vouloir renverser le trône et établir la République. M. Rhallis a été l’accusateur : M. Venizelos a été obligé de le poursuivie en diffamation devant les tribunaux. M. Rhallis est un représentant de ces anciens partis qu’il a voulu reléguer dans l’histoire, mais si M. Venizelos a fait la guerre aux abus, il ne l’a pas faite aux hommes, et la preuve en est que M. Rhallis a été élu dans l’Attique avec son appui. On voit sa reconnaissance.

Quel sera le dénouement de cette situation, il est difficile de le dire. Les élections devaient mettre fin à tant d’intrigues qui se croisent en sens divers : les intrigues continuent, et même elles s’aggravent. Il sera pourtant bien difficile d’arracher l’avenir à M. Venizelos, puisque le pays le lui a solennellement confié. On a remarqué que la majorité électorale lui a été donnée par l’ancienne Grèce, celle qui existait avant les derniers événemens, à laquelle il faut joindre l’Epire et les îles récemment acquises. C’est seulement dans la Macédoine, où se mêlent les races les plus diverses, turques, juives, etc., que la pression gouvernementale l’a emporté. En Épire, M. Venizelos a eu 14 voix sur 15, ce qui a sans doute déterminé M. Zographos à donner sa démission de ministre. Pour qui connaît le grand rôle joué par lui en Épire, il n’est pas surprenant que cet homme distingué se soit aperçu qu’il s’était fourvoyé dans un ministère qui d’ailleurs ne représente plus rien. Croit-on retourner la majorité d’ici à la réunion de la Chambre ? Espère-t-on pouvoir dissoudre celle-ci de nouveau et en faire élire une autre ? Comment deviner les projets que le levain allemand fait fermenter dans les têtes ? Tout ce que nous pouvons dire est que M. Venizelos a affirmé avec beaucoup de force que son orientation politique n’avait pas changé et qu’il était toujours partisan résolu d’une action commune avec les Alliés.

On voit combien la situation des Balkans est encore incertaine. Heureusement, le sort de la guerre n’en dépend pas. Peut-être a-t-on trop donné aux Puissances balkaniques l’impression qu’on ne pouvait pas se passer d’elles et que leur appoint, dans l’un ou dans l’autre des deux camps, était si précieux qu’on ne saurait le payer trop cher. De là des exigences toujours grossissantes, alors que la valeur de l’appoint va sans cesse en diminuant à mesure qu’on approche du terme. Il aurait été infiniment précieux au début de la guerre, il l’est encore aujourd’hui, il le sera moins demain, il finira par ne plus l’être du tout. Mais c’est aux Puissances balkaniques qu’il appartient d’adopter la politique qui leur convient. Les Alliés n’essaient pas, comme l’Allemagne, de peser sur elles par l’intimidation et la corruption. Ils ont d’autres procédés, qui leur ont d’ailleurs trop bien réussi jusqu’ici pour qu’ils y renoncent maintenant.


Nous voudrions n’avoir pas à parler d’une interview que Benoit XV a accordée à un journaliste français et qui, lorsqu’elle a été connue, a produit partout une impression très profonde : mais comment se taire en présence d’un fait aussi grave et qui est pour nous si pénible ? Le Pape, dans sa conversation avec M. Latapie, a continuellement adopté le point de vue allemand pour justifier son silence en présence de tant de faits monstrueux qu’on aurait crus impossibles dans une guerre moderne. Si la cathédrale de Reims a été bombardée, les Allemands prétendent qu’ « il y avait un observatoire » sur les tours, et le Pape fait état de cette allégation. « Nous referons la bibliothèque de Louvain, dit-il : j’ai déjà donné des ordres, nous aiderons à relever les cathédrales. Est-il besoin de dire que nous condamnons de toutes nos forces ces abominations ? Chaque coup tiré sur la cathédrale de Reims retentit dans mon cœur… Mais l’heure n’est pas venue de démêler la vérité, au milieu de toutes les affirmations contradictoires. Le Vatican n’est pas un tribunal. Nous ne rendons pas des arrêts. Le juge est en haut. » Quant au cardinal Mercier, « il n’a jamais été arrêté ; il peut circuler à son gré dans son diocèse. » Ce n’est pas ce qu’a affirmé le cardinal dans la lettre pathétique dont la conscience universelle a été bouleversée. Mais, continue Benoit XV, « j’ai reçu du général von Bissing, gouverneur de la Belgique, une lettre m’assurant qu’il réprimerait désormais avec la plus grande énergie tous les actes de violence contre les églises et contre les ministres de Dieu. » Et voilà le Pape rassuré. Et le Lusitania ? « Je ne connais pas de plus affreux forfait, déclare-t-il… Mais croyez-vous que le blocus qui étreint deux empires, qui condamne à la famine des millions d’êtres innocens, s’inspire aussi de sentimens bien humains ? » Et la violation de la Belgique ? « C’était sous le pontificat de Pie X, » dit brièvement Benoit XV, et il croit avoir assez dit.

Il n’y a pas lieu de discuter, ces déclarations, — si elles sont authentiques, de tous points, — suffisent. Certes, le Pape est dans une situation délicate, angoissante, tragique même, et nous avons dès le premier moment regretté pour lui qu’elle se soit produite au début de son pontificat. Il est le Pape de tous les fidèles, qu’ils soient français ou allemands, belges ou autrichiens. Son devoir est complexe ; il est plus difficile à remplir que, par exemple, celui du cardinal Mercier, qui est très simple. Aussi avons-nous trouvé quelquefois bien pressantes les injonctions qui lui demandaient de se prononcer, au milieu de cette guerre cruelle, entre des combattans dont les exigences étaient égales. Mais puisqu’il s’était tu jusqu’ici, pourquoi n’a-t-il pas continué de le faire ? Puisqu’il n’avait pas trouvé le mot à dire au moment où se perpétraient tant de forfaits, pourquoi a-t-il parlé aujourd’hui ? À supposer même que toutes les allégations soient exactes, comment n’a-t-il pas senti que la France et la Belgique, meurtries et couvertes de ruines, méritaient qu’il s’exprimât sur elles avec plus de ménagemens que sur l’Allemagne qui n’a pas subi ces cruelles souffrances ? Et, quand même il serait aussi vrai qu’il est faux qu’il y ait eu « un observatoire » sur la cathédrale de Reims, était-ce une raison suffisante pour la détruire avec l’acharnement furieux qu’on y a mis et qu’on y met encore ? Et si quelques coups de fusil malheureux ont été tirés sur des soldats allemands à Louvain, était-ce une raison pour faire de la ville ce qu’on en a fait ? Le Pape ne le croit certainement pas, mais il a l’air d’y trouver une excuse admissible, et nous en sommes affligés.

Tout cela appartient à l’ordre moral : voici maintenant qui touche à l’ordre politique. Le Pape reconnaît avoir été nettement neutraliste et avoir l’ait ce qu’il a pu pour empêcher l’Italie de prendre part à la guerre. Était-ce le rôle qui lui convenait ? Avait-il ici un devoir à remplir ? Puisqu’il était le Pape des uns et des autres, ne devait-il pas rester impartial entre eux et éviter avec soin ce qui, étant favorable à ceux-ci, devait être défavorable à ceux-là ? En fait, il a travaillé dans le même sens que MM. de Bülow et Giolitti. Pourquoi ? Il en donne trois raisons. « D’abord, dit-il, parce que je suis le représentant de Dieu sur la terre. Dieu veut que la paix règne entre les hommes. Un pape ne peut vouloir et prêcher que la paix. » Cette dernière affirmation condamne rétrospectivement toute une partie de l’histoire de la papauté ; elle désavoue quelques-uns des plus grands papes qui ont honoré et illustré la chaire de Saint-Pierre. Nous avions cru jusqu’à ce jour qu’il y avait eu des guerres justes et même saintes, que l’Église avait approuvées et auxquelles il avait été glorieux de participer. Dieu n’a pas dédaigné de s’appeler le Dieu des armées. Le Pape dit ensuite qu’il aime l’Italie et qu’il a voulu lui épargner les souffrances de la guerre : l’Italie les accepte d’un cœur viril pour réaliser un grand idéal ; elle repousse des sympathies qui s’expriment sous cette forme. Pour finir, le Pape déclare avoir pensé aussi aux intérêts du Saint-Siège que l’état de guerre met en danger. En réponse à cette assertion, le gouvernement italien a publié une note officieuse où il affirme que toutes les précautions ont été prises pour assurer la pleine liberté du Vatican et il semble bien y avoir réussi. Mais, gémit plaintivement le Saint-Père, « ne pouvait-on pas laisser ma garde intacte ? J’ai besoin de garantir la sécurité matérielle de ma personne et des richesses artistiques qui m’environnent. On m’a pris vingt gardes, plusieurs officiers, des employés que je ne peux pas aisément remplacer ; des gardes-nobles ont été mobilisés. » Eh bien ! nous le disons avec franchise, des considérations de ce genre ne justifient pas l’intervention pontificale entre les belligérans. Elles sont petites et mesquines en comparaison de l’acte que le Pape a accompli et qui, s’il avait réussi, aurait tourné au détriment de la France et au profit de l’Allemagne. Ni sa personne, ni les richesses artistiques dont il a la garde ne courent le moindre danger : leur sécurité ne dépend pas de quelques gardes-nobles de plus ou de moins. Le Pape n’avait donc pas à prendre parti. « L’avenir est sombre, » dit-il. Il l’est, en effet, et son langage n’est pas de nature à l’éclairer d’une pure lumière. Le rêve du Saint-Père est de « s’employer à ramener la paix parmi les hommes. » La paix se fera quand le moment en sera venu : il ne l’est pas encore et en parler intempestivement n’est pas une manière de la hâter. Nous ne voulons de la paix que lorsque la guerre aura produit les résultats que nous en attendons. « Je guette l’occasion avec une sorte de fièvre, dit le Pape : je me jetterai sur la première main qui se tendra. » Qu’il la prenne donc, si elle se tend vers la sienne, mais il aura désormais quelque peine à y en joindre une seconde.

Nous écrivons ces lignes avec regret, étant de ceux qui croient aux grands services que le Saint-Siège peut rendre à l’humanité et à la France. Nous avons espéré, nous espérons toujours que nos désirs se réaliseront un jour et nous souhaitons que ce jour soit prochain. Mais comment ne pas réprouver une tristesse profonde en voyant s’ajouter une difficulté nouvelle à une tâche qui en présentait déjà tant ?


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.