Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1918

Chronique n° 2058
14 janvier 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Est-ce l’engourdissement de la nature au début d’un hiver qui s’annonce si rude? Est-ce une réminiscence inconsciente de l’antique coutume de la trêve de Dieu? Ou bien plutôt, « l’ennemi du genre humain » ne prépare-t-il pas quelque part quelque mauvais coup? Toujours est-il que, pendant cette quinzaine solennelle, il n’a été signalé que peu et de petites actions de guerre. En Italie, pourtant, nos chasseurs ont remporté un beau succès, enlevant le second sommet du Mont Tomba, d’où les Autrichiens nous dominaient, leur prenant 1 400 officiers et soldats, 15 canons, 60 mitrailleuses, mais surtout, — et par là ce simple fait d’armes a revêtu la valeur d’un symbole et d’un exemple, — renouant la tradition de la victoire sur cette terre à chaque lieue marquée d’une victoire française. L’armée italienne n’a pas voulu demeurer en reste : elle a rejeté de la boucle de Zenson les détachemens austro-hongrois qui s’étaient établis en ce point sur la rive droite de la basse Piave ; de telle sorte qu’on peut dire non seulement que l’invasion germanique paraît arrêtée, mais que la réaction se dessine. En France, sur le front britannique, les Allemands ont tenté et manqué plusieurs attaques devant Cambrai, entre la Vacquerie et Marcoing; contre le front français, ils entretiennent une canonnade, générale et non encore fixée, mais qui, par momens, semble se faire plus violente dans la Haute-Alsace. En Mésopotamie, sir Edmund Allenby, posément, méthodiquement, donne de l’air à Jérusalem, en nettoyant la route de Naplouse.

Cependant, de diverses sources, notamment de Suisse et de Hollande, continuent de nous venir des avertissemens. Il passe sans cesse de l’Est à l’Ouest des troupes et, en énorme quantité, de l’artillerie avec du matériel de guerre, retour du front russe. On se croirait revenu, disent certains témoins, aux jours du mois d’août 1914, lors de la première ruée. Mieux vaut être en éveil et tenir l’avis pour bon. Mais nous n’en sommes plus au mois d’août 1914, et ce n’est plus la première ruée : celle-ci a d’avance le souffle court et les pieds coupés. La nouvelle offensive est d’ailleurs claironnée à bien grand fracas : Hindenburg et Ludendorff n’ont guère l’habitude de se laisser ôter ainsi le bénéfice de la surprise. D’autre part, il est remarquable que, loin de contrarier ses offensives de guerre, ce qu’on peut appeler «les offensives de paix » de l’Allemagne, ces opérations latérales ont toujours coïncidé avec elles, les ont toujours précédées, accompagnées ou immédiatement suivies. Soyons donc gardés et parés à tout: à la manœuvre stratégique et à la manœuvre morale’. C’est l’instant décisif. Que l’esprit soit aussi ferme que le cœur, et le civil aussi imperturbable que le soldat!

A peine les pourparlers pour l’armistice avaient-ils abouti, entre la Quadruplice et les bolchevikis, à une suspension d’armes de vingt-huit jours, indéfiniment renouvelable par tacite reconduction (comme si depuis longtemps les armes, là-bas, n’étaient pas suspendues!), que s’ouvraient à Brest-Litovsk des négociations pour la paix. L’Allemagne et l’Autriche, avec une hâte fiévreuse, y dépêchaient, dès le 20 décembre, les plus éminens de leurs hommes d’État, renforcés par les plus experts de leurs diplomates, et d’abord leurs propres ministres des Affaires étrangères, M. de Kühlmann et le comte Czernin. Piquées d’honneur, la Turquie envoyait le sien, Nessimi bey, et la-Bulgarie son ministre de la Justice, M. Popoff. Tout [un essaim de hauts fonctionnaires, ambassadeurs, chefs de division, conseillers, secrétaires, bourdonnait autour de ces chefs. Et tout un escadron de militaires, et toute, une académie de techniciens.

Mais qui, en face d’eux, du côté russe? Il est très difficile de le savoir exactement. On a raconté que la délégation maximaliste se composait, en son fond, d’un matelot de vingt-quatre ans, complètement illettré, d’un soldat de vingt-et-un ans non moins illettré que le matelot, et d’un brave homme d’une cinquantaine d’années, « qui avait l’air d’un illuminé, en proie jà l’idée fixe du partage des terres, » auxquels il s’ajoutait une vieille femme, jadis déportée en Sibérie pour avoir pris part à un attentat contre un ministre de la Guerre ; qu’il y aurait en outre, et comme en sous-ordre, un général et un amiral, mais que le général s’obstinerait à ne rien dire et que l’amiral, soucieux de se mettre à la mode du jour, aurait arraché de sa vareuse galons et décorations, ne conservant pour tout insigne qu’une chaînette d’or. Si ce n’est pas une plaisanterie, on imagine la stupéfaction du maréchal-prince Léopold de Bavière, à la table de qui se sont faites les présentations. Lénine, que sa grandeur attache à Pétrograd, et Trotsky, retenu sans doute par les besoins de la politique intérieure, ayant déclaré ne pouvoir se rendre à Brest-Litovsk, le premier plénipotentiaire des bolcheviks doit être « le camarade » Joffe, si ce n’est M. Kameneff (traduisons, d’après la Morning Post, Rosenfeld), à moins que ce ne soit un M. Pokrovsky, que les journaux ne désignent que par sa qualité de « professeur à l’Université de Moscou. » Or, il y avait, à l’Université de Moscou, avant la révolution, trois Pokrovsky, également fondés à revendiquer cette qualité. L’un d’eux enseignait « l’histoire de l’Église ; » un autre, la « philologie classique ; » le troisième, « la géographie physique et la météorologie. » Que ce soit l’un ou l’autre ou le troisième, encore qu’il n’ait pas, dans la circonstance, beaucoup à travailler de son métier, il jouit d’une supériorité de culture incontestable sur le matelot, le soldat, la vieille femme et le vieil homme illuminé, pourvu que ce ne soit pas lui-même, d’aventuré, le doux monomane du partage des terres! Ce serait toutefois pousser le tableau à la caricature que de ne pas le reconnaître : la délégation russe s’est adjoint, elle aussi, à titre de conseillers techniques, quelques personnages qu’il faut croire sérieux, le commissaire de la Banque d’État pour le ministère des Finances, un chef de section au ministère des Affaires étrangères, un capitaine de frégate gérant du ministère de la Marine. Telle quelle, M. de Kühlmann et le comte Czernin l’ont trouvée parfaite. Ils ne lui ont pas demandé plus qu’ils ne demandaient à Lénine et à Trotsky, et, dès le déjeuner d’inauguration offert à la Conférence par le ministre impérial et royal austro-hongrois des Affaires étrangères, se sont nouées d’aristocrates à anarchistes, « les plus cordiales relations. »

Au demeurant, la besogne importe plus que l’ouvrier. Sinon pour la juger, — elle n’est point terminée, et l’heure n’en est pas venue, — au moins pour la suivre, nous nous attacherons aux textes. Du flot des informations confuses et contradictoires, nous extrairons trois documens certains: 1° le programme de la paix russe ; 2° la réponse des puissances centrales; 3° la réplique des maximalistes. Et nous n’insisterons pas plus qu’il ne convient, parce que les faits changeans ont vite fait de renverser les positions et d’infirmer les commentaires. En guise de préface, M. de Kühlmann, qui, malgré sa jeunesse relative, a présidé, comme représentant du « Suprême Seigneur de la Guerre, » la séance d’ouverture, a commencé par dire, dans ce langage empreint d’une si déplaisante hypocrisie : « Nos négociations seront pleines de philanthropie conciliante et d’un respect réciproque; » puis, mêlant ces deux genres essentiellement allemands, le cynique et le mystique : « D’un côté, elles doivent tenir compte de ce qui s’est accompli et est devenu des faits historiques, afin de bien s’établir sur un domaine solide de réalités; mais, d’autre part, elles doivent aussi s’inspirer des grandes idées directrices qui nous réunissent ici. Il m’est permis de considérer comme d’un heureux augure que nos négociations commencent au moment de cette fête qui, il y a déjà des siècles, a apporté à l’humanité cette promesse de paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Quelles « grandes idées directrices ? » Quoi de commun entre ces Empires et cette Révolution, entre ces calculateurs et ces utopistes? Il semble que M. de Kühlmann se méfie, tâte le terrain, se défende d’espérer trop : « On ne peut pas, déclare-t-il, songer à mettre sur pied, ici, un instrument de paix parachevé jusque dans ses plus petits détails; » mais seulement « à fixer les principes fondamentaux des conditions auxquelles les rapports amicaux de voisinage, particulièrement dans les domaines intellectuel et économique, peuvent être repris, et à délibérer sur les moyens de panser les blessures faites par la guerre. » C’est dire, aussi clairement que s’y prête un discours entortillé : pour « tenir compte de ce qui s’est accompli et de ce qui est devenu des faits historiques, » l’Allemagne refuse de lâcher les territoires qu’elle occupe ; pour panser les blessures de la Russie, elle a, tout prêts à passer la frontière, des propagandistes munis de ses instructions et des trains chargés de ses marchandises.

Sur cette entrée en matière engageante, les bolcheviks ont déployé leur papier. On ne le conçoit pas sans un exposé de doctrine, et il en contient un, éloquent et vaste en effet. Peut-être appuie-t-il un peu maladroitement sur « la ferme volonté des nationalités peuplant la Russie révolutionnaire » de voir la paix conclue dans le plus bref délai, — et, bien entendu, la paix des Soviets, sans annexions ni indemnités ; sur leur « ferme décision » de signer sans retard une pareille paix, ou une paix quelconque qui s’en rapproche et qui soit toute proche. Mais il ne révèle rien à personne : les Allemands en connaissent là-dessus autant que les maximalistes. Comme si les mandataires de Trotsky pressentaient que la formule dont ils sont si fiers : « sans annexions » est susceptible d’interprétations différentes, ils l’expliquent, et ils font très bien ; la suite montrera que ce n’était pas inutile. Ils proclament nettement qu’ils tiennent pour une annexion « toute usurpation par un État grand ou fort du territoire d’un État moins grand ou plus faible, sans le consentement de ce dernier, et indépendamment de l’époque où cette usurpation fut commise; » et voilà encore une précision à retenir. En conséquence, ils aboutissent à des propositions concrètes, qu’ils rangent sous six paragraphes. Pour être bref et être sûr de placer chacune à son plan, il n’est que de les classer d’après la réponse même que les Empires du Centre y ont faite.

Premier point : « L’appropriation par la force des territoires qui furent occupés pendant la guerre n’est pas dans l’intention des gouvernemens alliés; » et deuxième point : « Les Alliés n’ont pas l’intention de ravir l’indépendance aux peuples qui perdirent l’indépendance politique pendant cette guerre; » mais troisième point : «La question de l’indépendance constitutionnelle des groupes nationaux qui ne possèdent pas l’indépendance constitutionnelle (peut-être faudrait-il lire : politique ou nationale) ne peut pas, d’après l’avis des Alliés, être réglée entre États; cette question doit, là où elle se présente, être réglée indépendamment par chaque État avec ses peuples, par voie constitutionnelle. » Passons sur le quatrième point, qui ne fait que doubler le troisième. Le cinquième point traite des indemnités. D’après l’avis des Alliés, « chaque puissance belligérante n’aurait à indemniser que les dépenses causées par ses ressortissans se trouvant en captivité, et les dégâts causés sur son propre territoire, par des actes contraires au droit des peuples, aux ressortissans civils de l’adversaire. » Le sixième point, enfin, vise les colonies : il se résume en une ligne : « Toutes les colonies que l’Allemagne a perdues pendant cette guerre lui sont restituées de plein droit. » Et pourquoi? Pour une raison simple et péremptoire : « Le fait que, dans les colonies allemandes, les indigènes... restèrent fidèles jusqu’à la mort à leurs amis allemands est une preuve de leur dévouement; leur résolution de rester en toute circonstance aux côtés de l’Allemagne est un témoignage dont le sérieux et le poids l’emportent sur toute manifestation possible de leur volonté par un vote. » Ainsi, de l’aveu des Allemands, qui ne le font que pour leurs colonies, la fidélité démontrée vaut mieux que tous les plébiscites. C’est de quoi nous aurons à nous souvenir, et ils ne pourront pas nous objecter qu’à Brest-Litovsk ils ne parlaient qu’à la Russie, car, à travers et derrière la Russie, ils émettent la prétention de s’adresser à toute l’Entente et de nous parler à nous aussi.

Dans le préambule dont ils ont, à la manière et à l’imitation des bolcheviks, fait précéder leur factum, ils le confessent lourdement, avec une ostentation suspecte, qui découvre le piège, plus qu’elle ne le cache. Ils invoquent, comme les bolcheviks, « la volonté clairement exprimée par leurs gouvernemens et leurs peuples d’obtenir la conclusion aussi rapide que possible d’une paix générale ; » attention : d’une paix « générale. » S’il leur plait de s’arrêter aux propositions russes, c’est qu’à leur jugement, « les lignes directrices en peuvent former une base équitable pour une telle paix. » Tout comme les bolcheviks, ils déclarent solennellement leur décision de « signer sans tarder une paix qui mettra fin à cette guerre, » mais « sur la base de la situation et des conditions soutenues, également équitables pour tous les belligérans. » Et il y a encore un « mais. » « Mais il faut remarquer expressément que toutes les puissances participant actuellement à la guerre doivent s’engager, dans un délai convenable, à observer scrupuleusement, sans exception et sans aucune réserve, les conditions ralliant également tous les peuples. » L’angoisse secrète de l’Allemagne perce, non dans ce préambule, mais dans la conclusion : la peur d’une sorte de guerre après la guerre, que réveille en elle, par accès, sa mauvaise conscience... « Les puissances alliées voient dans le rétablissement économique régulier, tenant compte des intérêts de tous les participans, l’une des conditions les plus importantes pour la préparation et le rétablissement des relations amicales entre les puissances actuellement en guerre. » Amicales : M. de Kühlmann a écrit et le comte Czernin a prononcé l’épithète, qui n’est pas de pur protocole. « Amicales : » comme ils y vont! Tous les « adversaires » des Empires centraux sont compris dans ces dispositions bienveillantes, mais on les invite à se dépêcher : ils n’auront, pour en profiter, qu’un « délai convenable. »

Ce délai, ce sont les plénipotentiaires du Soviet qui le fixent. Dans l’ensemble, ils sont enchantés, à l’audition, de la réponse de la Quadruplice. Quelle joie ! Le principe est accepté, et ce n’est pas un mince avantage. Songez donc : « le principe d’une paix générale démocratique sans annexions. » Démocratique et générale. Sans annexions : il y a bien une ombre sur le paragraphe 3 ; et sans indemnités : il y a bien une autre ombre sur le paragraphe 5. Mais qu’est-ce que cela ! « Le collier dont je suis attaché... » La délégation russe « estime que... la franche déclaration contenue dans la réponse des puissances alliées, qu’elles n’ont aucune intention agressive, offre une réelle possibilité de procéder tout de suite aux négociations d’une paix générale entre les États belligérans. Par suite, elle propose une suspension des négociations de dix jours, ... afin que les peuples dont les gouvernemens ne se sont pas encore joints aux négociations commencées ici, en vue d’une paix générale, aient la possibilité de connaître les principes, maintenant exposés, d’une telle paix.»

A coup sûr, il y aurait plus d’une observation à faire, et il nous en vient, en copiant, quelques-unes au bout des doigts. Quand ils ont relu, après leurs délégués, on dirait que Lénine et Trotsky ont moins mal lu. Dans tous les cas, c’est leur affaire. La nôtre est de ne pas nous laisser entraîner où nous ne voulons pas, où nous ne devons pas les suivre. Voici justement qu’à la veille de l’expiration du délai de dix jours, il nous arrive de Suède un singulier message. C’est, par-dessus la tête des gouvernemens, l’appel aux peuples dont on nous menaçait. Et justement voici que Trotsky exprime avec force le désir que les négociations soient transférées de Brest-Litovsk à Stockholm, et que le Chancelier allemand accorde des passeports aux socialistes minoritaires, à Haase et ses compagnons, dont il s’institue le défenseur ; que « le prolétariat français élève la voix et réclame de son gouvernement la participation aux négociations de paix. » Mais voici justement que cinq de nos socialistes, devançant cette exhortation, viennent de faire une démarche analogue auprès de M. Clemenceau, qui leur a de nouveau opposé un refus tout sec. Ils interpelleront, et nous savons de reste, quoique ce ne soient pas des saints, qu’ils ne se sont jamais tus. Cette fois pourtant, ils auront tort devant bon nombre de leurs amis eux-mêmes. Tout ce qui, chez nous, a non pas même un sens vif et aigu de l’État, mais le plus obscur instinct des nécessités nationales, s’indigne à la pensée de séparer, sous les yeux et sous le feu d’e l’ennemi, le peuple du gouvernement, ou, sans aller si loin, de vouloir, au nom orgueilleusement usurpé de l’un, se substituer à l’autre. S’il y a quelque chose à dire pour la France, c’est au gouvernement de le, dire; et si le gouvernement ne dit rien, personne en France n’a rien à dire.

Qu’est-ce qui se joue à Pétrograd et à Berlin? La comédie va-t-elle subitement tourner au drame, ou le bout de drame qu’on nous laisse entrevoir n’est-il lui-même qu’un supplément de comédie? Il faudrait que les « commissaires du peuple » fussent cent fois plus aveugles encore qu’ils ne le sont, et plus illettrés que ne le sont leur soldat et leur matelot, pour ne pas s’être aperçus que, partout où l’Allemagne recueille un profit, sa réponse est formelle, serrée, catégorique, mais quelle est élastique, équivoque, évasive partout où elle aurait à consentir le moindre sacrifice. Évacuer les régions occupées, ne pas considérer la Pologne (russe), la Lithuanie, l’Esthonie, la Livonie, la Courlande comme dès à présent détachées de la Russie, ce n’est pas de la main, mais du pied, que M. de Hertling en écarte la proposition. D’autant plus impertinemment qu’il commence à avoir des doutes sur l’autorité et la solidité du soi-disant « gouvernement de la République russe. » Ce qui eût intéressé l’Allemagne dans les conversations de Brest-Litovsk, c’eût été, comme elle en a marqué manifestement le désir, d’y amener toutes les puissances de l’Entente, dans le dessein soit d’en faire sortir la paix générale, soit d’embrouiller entre]elles les choses assez pour les brouiller. A défaut de ce grand résultat, c’eût été du moins de faire avec la Russie tout entière, avec toutes les Russies, une paix séparée qui, en supprimant le front oriental, en permettant de n’y maintenir qu’une force de police, rendît aux Empires la libre et pleine disposition de leurs armées.

Lénine et Trotsky seuls, et Pétrograd tout seul, ou même le fragment, plus ou moins gros, de Russie bolchevik les intéresse beaucoup moins. Il leur importe peu, n’ayant affaire qu’aux extrémistes, d’en obtenir la paix, s’ils savent qu’ils n’en peuvent pas redouter la guerre. Mais, en revanche, l’Allemand, l’Autrichien, le Bulgare et le Turc ont eu tort de se précipiter à Brest-Litovsk. Les délégués russes, quelque peu clairvoyans ou quelque complaisans qu’on les ait supposés, ont pu mesurer l’épuisement de la Quadruplice. Nous avons à ce sujet des déclarations de Kameneff qui sont tout à fait instructives. Et c’est, quant à nous, ce qui nous intéresse vraiment, parce que c’est ce qui peut et ce qui doit nous servir à régler notre attitude.

Qu’ils concluent là-bas ou qu’ils rompent, ne disons point que fort peu nous chaut ; ne faisons fi de rien ni de personne ; mais disons que, dans l’état des choses, c’est, pour le succès de notre cause, secondaire. S’ils étaient d’accord à l’avance, il est probable qu’ils resteront ou se retrouveront d’accord. Et il est probable, s’ils ne l’étaient pas, qu’ils ne réussiront pas à s’y mettre. Nous verrons alors ce qu’ils feront. Mais nous, ce que nous avons à faire est tout vu. Tenir. Les Empires du Centre n’ont qu’un coup, compliqué ou géminé, mais toujours le même, celui qu’ils ont réussi en Russie, essayé en Italie, amorcé en France, esquissé en Angleterre, préparé aux États-Unis, et qui pourrait se définir, diplomatiquement et militairement, la rupture à la charnière : passer dans les jointures de l’Entente la pointe du couteau. Tenir donc, et nous tenir. Si nous tenons bien, si nous nous tenons bien, il y a des apparences que ce ne sera peut-être plus aussi long qu’on aurait pu le craindre. D’un très haut poste d’observation nous viennent des indications qui concordent avec les impressions de Kameneff, et qui se condensent en une figure expressive : dans l’empressement des ministres allemands et austro-hongrois à courir à Brest-Litovsk, sur l’invitation d’un Lénine et d’un Trotsky, dans cette espèce d’étourdissement qui leur fait tout oublier, ou tout confondre, on sent « des vertiges d’estomac. » Mais nous, persuadons-nous que nous nous battons désormais, non pour du terrain, mais pour du temps, ou du moins bien plus pour du temps que pour du terrain. Le temps est notre dernier et notre plus puissant allié. Car, en admettant que la Quadruplice gagne quelque chose du côté de la Russie, elle ne peut pas gagner, du côté d’une masse amorphe, inorganique, désorganisée encore par l’anarchie, paralysée par l’acéphalie, anémiée par trois ans de guerre, et d’ailleurs brisée en morceaux, autant que nous tirerons des forces toutes fraîches de la plus riche, de la plus industrielle, de la plus libre, de la plus jeune, de la plus entreprenante, de la plus énergique, de la plus ingénieuse et de la plus audacieuse des nations. C’est pourquoi nous pouvons en toute confiance prendre pour ce qu’il est, pour un mot d’ordre, le mot du général Pétain : « Si le plus pressé réclame la paix, le plus persévérant en fixe les conditions. » Nous ne sommes pas les plus pressés: il nous est moins malaisé, et il nous sera moins pénible qu’à l’ennemi, d’être les plus persévérans.

Ce sentiment commun aux peuples et aux gouvernemens de l’Entente a mis jusque dans l’ordinaire banalité des télégrammes et des discours de Nouvel An une note réconfortante. Aucune dissonance entre les paroles de M. Poincaré ou de M. Clemenceau, et celles du roi d’Angleterre ou de M. Lloyd George, du roi d’Italie ou de M. Orlando, de M. Wilson on du colonel House. Plus fortement et plus abondamment que nul autre, le Premier ministre britannique, dans les explications qu’il a cru devoir porter au Congrès des Trade-Unions, a rappelé tout ce qui nous lie et ce qui seul nous déliera. Mais comme il a bien fait de le répéter aussi fortement! Ce ne serait pas assez de garder inébranlable la fermeté intérieure : il est bon que de temps en temps sonne au dehors un accent qui sonne. Si l’on veut obtenir les restitutions, les réparations et les garanties nécessaires, il ne faut pas, en se condamnant par avance à une diplomatie de vaincus, fermer les voies à la justice. Nous ne demandons rien qu’il ne soit de notre droit de demander, mais nous n’abandonnerons rien qu’il soit de notre devoir de reprendre. M. Lloyd George n’écarte pas par une raillerie, la société des nations; mais, tant que cette société, qui n’est encore que rêvée, n’aura pas de base territoriale, elle ne sera qu’un palais de nuages; et elle n’aura de base territoriale sûre que dans une Europe purgée des iniquités où le sang crie. L’Alsace et la Lorraine, « arrachées aux flancs de la France et incorporées à l’Empire allemand, sans égard pour les vœux de leur population, ont, de leur blessure et de la nôtre, « infecté » le continent depuis un demi-siècle. Afin qu’il ne se forme point, ou qu’il cesse d’y avoir, pour le malheur des générations futures, en dix autres endroits, dans la France et l’Italie envahies, en Belgique, en Serbie, en Roumanie, au Monténégro, dans l’Italie irredenta, en Arabie, en Arménie, en Mésopotamie, en Syrie et en Palestine, dix autres foyers d’infection, M. Lloyd George engage «jusqu’à la mort » la Grande-Bretagne et tous ses dominions et toutes ses colonies. D’un bout à l’autre du monde, malgré l’abîme qui s’est creusé en Orient, l’Entente, corps et âme, tient et se tient. La défaillance russe n’a déterminé, même au plus près d’elle, aucune autre défection.

Ce n’est pas à dire que l’Allemagne ait renoncé à ses mines et à ses sapes; elle continue de faire sa guerre souterraine comme sa guerre sous-marine. « On aperçoit mal, avions-nous noté, l’origine et le dessein de la révolution de Portugal. » Peut-être l’aperçoit-on un peu mieux aujourd’hui. Pourquoi M. Sidonio Paes a-t-il si opinément, si facilement renversé et remplacé M. Bernardino Machado? Et pourquoi, ayant déporté, emprisonné ou proscrit ses ministres, le parti triomphant cherche-t-il si âprement à déconsidérer, à déshonorer le parti vaincu ? Il se peut qu’il n’y ait, sous cette agitation, que quelque menée monarchiste, et que ce mouvement même soit plutôt un effet qu’une cause. Mais il se peut également qu’il y ait ou que s’y introduise la main de l’éternel et universel fauteur d’intrigues et semeur de discordes. Sans commettre l’injustice gratuite de prétendre fonder un soupçon légitime sur le fait que M. Sidonio Paes a été antérieurement ministre du Portugal à Berlin, nous ferons sagement de nous méfier, non pas de lui ni de son gouvernement, mais des agens de l’Allemagne, capables de tout exploiter. Ce qui ne saurait nous empêcher de croire à la sincérité des affirmations que le Portugal n’a cessé de nous réitérer et à la fidélité d’un dévouement dont ses soldats, en combattant auprès des nôtres, nous ont donné la meilleure preuve.

Les fugitifs qui, provisoirement, préfèrent l’air de Madrid à celui de Lisbonne, n’y rencontreront pas la tranquillité. Pour n’être pas en révolution ouverte, l’Espagne n’en est pas moins dans une crise profonde. Cette crise, à la prendre au plus court, s’est déclarée le 1er juin dernier, date à laquelle les « Juntes, de défense » des différentes armes notifièrent aux pouvoirs publics leur volonté de les voir en finir avec le favoritisme dans la collation des emplois, récompenses ou avancemens, et demandèrent que l’armée fût mise « en condition d’efficacité militaire. » Les juntes ne s’en tinrent pas là : tout en protestant de leur désir de n’intervenir dans la vie politique qu’en cas de suprême nécessité, elles signifièrent aussi leur résolution d’exiger qu’à l’avenir l’Espagne fût mieux gouvernée. Dès la première manifestation, il n’y avait pas à s’y tromper : c’était la réapparition d’un mal espagnol vieux d’un siècle, le mal des pronunciamientos; seulement, le pronunciamiento classique, historique, avait changé de forme ; de brutal et traîneur de sabre, il est devenu, selon la remarque très fine de l’ancien ministre conservateur D. Joaquin Sanchez de Toca, «moderniste et plumifère. » A Barcelone siégeait en permanence une « Junte centrale de défense de l’infanterie, » dont le président, le colonel Benito Marquez, plus était que le ministre de la Guerre, et souvent en correspondance ou en polémique, avec lui, réduisait à la démission le maréchal Primo de Rivera, frappait d’interdit une douzaine de généraux, bouleversait la hiérarchie et « sabotait » la discipline.

Cependant, cette façon de syndicalisme militaire qui, pendant quelques mois, ne dépassa pas les officiers et les chefs, ne serait peut-être pas allée bien loin, s’il eût trouvé en face de lui une opinion publique, saine et vigoureuse, qui ne se fût pas contentée de s’en amuser comme d’un spectacle. Il n’eût peut-être pas non plus causé beaucoup de ravages dans la sécurité prospère d’un temps calme et d’un milieu stable, à l’abri de toute corruption étrangère. Mais peu à peu, sur ces juntes d’officiers se greffèrent d’autres juntes, plus nombreuses et plus turbulentes, de sous-officiers et de soldats, — c’est encore un fait habituel en Espagne, où toujours les pronunciamientos de généraux Ont engendré les pronunciamientos de sergens, — et ces associations qui se formaient pour régénérer la vie politique ne tardèrent pas à tomber sous la prise et sous la coupe des partis. Tandis que les juntes d’officiers avaient les sympathies, au moins discrètes, de ce qu’on pourrait nommer les droites, des intelligences s’établirent entre les juntes de sous-officiers et les groupes de gauche, les républicains, les socialistes, les réformistes, les régionalistes. « Coup d’État latent, » dit M. Sanchez de Toca; « révolution évolutionniste, » riposte le leader catalan, M.Cambo. Le péril est porté au pire par la gêne suprême où plonge l’Espagne une cachexie économique qu’aggravent de semaine en semaine, dans « le parfait désordre » des transports, la rareté des subsistances, le manque de charbon et de matières premières, avec leur cortège d’attentes énervantes aux portes des boutiques, de grèves et de chômages, propices aux troubles qui confinent à l’émeute et peuvent conduire on ne sait jusqu’où.

Devant ce péril, le Parlement est muet, pour la bonne raison qu’il est absent depuis un an; et le gouvernement, après avoir hésité et flotté, comme l’opinion publique, s’est décidé en tout et pour tout, ces jours-ci, à disperser les juntes de sous-officiers, elles seules, et à dissoudre les Cortès; mesure, la dernière, d’une opportunité discutable et discutée, mais indiscutablement empirique et insuffisante. A tant faire que de rouvrir les Chambres, il veut avoir de nouvelles Chambres, et qui soient librement élues, ce qui serait, en Espagne et ailleurs, le plus nouveau de la nouveauté. Ces Cortès mêmes seront-elles ou non constituantes? On s’accorde du moins à souhaiter qu’elles soient extraordinaires. Mais, sur tout le reste, on ergote, et l’on se chamaille, de libéraux à conservateurs, et même de libéraux à libéraux : M. de Romanonès contre M. Garcia Prieto, et M. Alba contre les deux. Discours de plaza de toron, dissertations d’Ateneo, bavardages de tertullias, ce n’est plus l’heure de ces exercices. La crise appelle d’urgence des solutions d’homme d’État, presque de sociologue : il serait funeste qu’on ne lui donnât que des solutions de politicien. Alors, les événemens pourraient faire apparaître ce qu’avait d’artificiel et comme de personnel l’œuvre de Canovas, dont toute la vertu consistait à envelopper dans des garanties d’ordre des germes de progrès, et montrer durement qu’avoir restauré un régime, c’est n’avoir rien fait, si l’on n’en a pas, avec les institutions, restauré, ranimé et perpétué l’esprit.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.