Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1917

Chronique no 2057
31 décembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Quatre jours durant, la bataille s’est poursuivie furieusement, entre la Brenta et la Piave. Les Autrichiens (on ne parle plus guère des Allemands, qui doivent préparer quelque autre coup ailleurs) ont lancé attaque sur attaque contre les positions italiennes, ici défendues pied à pied. Ces positions naturellement fortes, en pleine montagne, traçaient d’un fleuve à l’autre, et de l’Ouest à l’Est, une ligne continue : col Caprile, col della Berretta, mont Pertica, col del Orso, mont Solarolo, mont Spinuccia. Ligne à peu près droite du Caprile au Pertica, avec un saillant très prononcé, ayant le Solarolo pour sommet, de l’Orso au Spinuccia. C’est le premier gradin du haut plateau. À quelques kilomètres au Sud, exactement derrière le col de l’Orso, le mont Solarolo, le mont Spinuccia, se dressent, sur le second gradin, le mont Grappa, le mont Pallona, et enfin le mont Tomba. Puis, tout de suite, la vallée de la Piave, et la plaine vénitienne. Quand on étudie, ou simplement quand on regarde une carte représentant la structure physique de cette région, on distingue, de part et d’autre de la Brouta, deux « massifs tabulaires » bordés d’escarpemens. L’un, sur la rive droite, le plus occidental, est le plateau, devenu fameux, des Sept Communes. Les combats des dernières semaines y ont rendu illustres les noms de Gallio, du Sisemol, des trois Melette, du Tondarecar, du Badelecche ; l’autre, sur la rive gauche, est celui-là même qu’on se dispute encore, du col Caprile, où les Italiens contre-attaquent, au mont Tomba, dont les pentes sont bien gardées. La lutte semble s’être déplacée de l’Ouest à l’Est et, pour ainsi dire, glisser d’une table sur l’autre. L’acharnement en a été remarquable. On sent chez l’ennemi l’approche, la venue imminente de l’hiver, déjà en retard, qui l’immobilisera dans les neiges, s’il ne se hâte point de déboucher des montagnes ; chez les défenseurs, la volonté de gagner le temps qui arrêtera l’invasion, achèvera de raffermir les courages et peut-être commencera à rallumer les espérances. D’un mot, la situation continue d’être sérieuse, et même grave : elle n’est plus « catastrophique. »

Et voici que, dans les ténèbres de l’heure, une lumière s’est levée en Orient. L’armée du général Allenby est entrée à Jérusalem. Un des plus grands événemens de ce temps et de bien des temps, si on le considère sous l’aspect de l’éternité, s’est accompli là au plus petit dommage, sans dommage aucun des hommes et des choses. Même la mosquée d’Omar, bâtie, selon la tradition, sur l’emplacement du Temple, n’a pas été touchée en une de ses pierres ; la conscience même des Musulmans a été tenue pour sacrée dans cette opération profondément empreinte, par la force des siècles, du caractère chrétien. Lisons, comme il faut la lire, dans le télégramme du général, cette phrase de cinq ou six mots : « Tout le cortège était à pied. » Une telle entrée, qui s’est humblement passée de palmes, au souvenir involontaire d’une autre entrée, il y a deux mille ans, n’est-elle pas le plus discret des hommages, où s’expriment à la fois la culture la plus fine et le tact le plus délicat ? Mais ne retenons pour le moment que le fait, dégagé des circonstances qui pourtant l’embellissent encore à nos yeux. Peut-être s’est-on un peu pressé, tant on était frappé de son immense importance morale, de dire qu’il n’avait qu’une faible importance militaire et politique. Ce sont surtout les Allemands qui en ont ainsi décidé, lorsqu’ils ont vu que leurs chers amis les Ottomans allaient perdre, Jérusalem, et qui l’ont répété plus haut lorsque les Turcs l’eurent en effet perdue. Outre que la possession de la Palestine et de ses abords méridionaux couvre de loin le canal de Suez et l’Egypte, la marche de l’armée anglo-franco-italienne se développe, — le Carriere della Sera l’a justement remarqué, — le long de la ligne qui conduit de Port-Saïd, par Damas et Alep, jusqu’à la grande voie ferrée de Bagdad, qui est une des pommes de discorde de la guerre présente. Et pas très loin de Jérusalem, aux confins de la Palestine, passe la voie sacrée musulmane, par laquelle Damas est uni à la Mecque. Là, dans cette contrée, est le pont entre les continens et les empires, entre l’Afrique et l’Asie, qu’ont toujours rêvé de jeter les conquérans de toute taille, un Alexandre, un Héraclius, un Napoléon. Sans vouloir supposer que les Anglais, gens positifs, reprennent à leur compte ce projet grandiose et vraisemblablement démesuré, en n’embrassant que les contingences, les possibilités prochaines, il convient de ne pas oublier qu’ils sont au Caire et qu’ils sont à Bagdad…Puisqu’ils sont maintenant aussi à Jérusalem, la ligne montante, Damas, Homs et Alep, pourrait les tenter.

Il n’en demeure pas moins certain que, bien que la valeur stratégique n’en soit pas nulle, l’importance morale de la prise de Jérusalem l’emporte de beaucoup. D’autres exploits parlent à l’esprit ou à l’imagination ; celui-ci pénètre bien plus avant et parle aux âmes. Chez tous les peuples, non seulement de toutes les confessions chrétiennes, mais de toutes les religions, et dans l’univers tout entier, ceux qui n’adorent pas Jésus comme un Dieu le vénèrent du moins comme un sage ou comme un prophète : il n’en est pas un qui ne tienne, s’il s’élève au-dessus de la bête, les bords du Jourdain et de la Mer-Morte pour un des lieux privilégiés, un des sanctuaires de l’humanité. Dans le camp de la Mittel-Europa, on n’en sera pas, au fond, moins ému que dans le camp de l’Entente, mais d’une émotion sans joie et sans fierté ; et dans ce camp même, le Turc mahométan, le Bulgare orthodoxe et l’Allemand luthérien ne le seront guère moins que l’Autrichien catholique. Nous, dans le nôtre, nous aurons l’orgueil d’avoir libéré la Ville Sainte qui depuis quatre siècles ininterrompus, quatre siècles exactement, de 1517 à 1917, était sous le joug de l’Ottoman. Nous aurons le droit de constater que cette action s’insère à son rang dans la série des Gesta per Francos, qu’elle est dans le sens de toute notre histoire, et que notre expédition aura été une dernière croisade. Par-delà les Templiers qui de nouveau l’arrachèrent au Soudan d’Egypte, nous rejoignons le royaume franc, Guy de Lusignan et Godefroy de Bouillon. Fidèles en nous-mêmes à nos aïeux, et à notre pensée qui continue leur foi, nous pouvons donc faire sonner les cloches et chanter des Te Deum. Partout, en France, en Angleterre, en Italie, les églises ont retenti de louanges.

Mais l’effet moral de la prise de Jérusalem par les Alliés n’est pas d’ordre exclusivement religieux ; elle peut avoir une longue portée politique. « C’est le coup le mieux réussi qui ait été porté au prestige de l’Empire turc, fait observer le Daily Graphic. Après la déclaration d’indépendance du Chérif de la Mecque, la perte de Jérusalem est pour les Ottomans un avertissement que leur puissance, en tant que race impériale, est sur le point de disparaître. » La Mecque, Bagdad, Jérusalem, cet avertissement est le troisième ; et il n’est pas donné seulement aux Turcs, parce que la Mecque et Bagdad ne sont des villes saintes que pour les Musulmans, tandis que Jérusalem, ville unique, est sainte pour tout ce qui croit et qui prie, suivant n’importe quel rite et en n’importe quelle langue. Un autre journal anglais, les Daily News, soulève à ce sujet une question intéressante. « Importante, prévoit-il, sera la réaction que causera cette nouvelle dans les autres pays, chrétiens et mahométans, mais nulle part elle n’aura d’écho plus sonore qu’en Russie. Nous ne pouvons savoir l’effet que produira la prise de Jérusalem sur un peuple aussi sensible que les Russes aux impulsions religieuses, mais cette nouvelle ne peut guère manquer de jouer un rôle important à une époque ouverte à tant d’éventualités. Il y a lieu d’espérer qu’elle activera la renaissance de la véritable Russie. » Souhaitons-le. Dans la presse italienne, le Corriere d’Italia, organe catholique, a publié le même jour deux articles qui n’étaient pas tous deux du même ton, l’un plus modéré que l’autre. Le plus modéré constatait : « Tout cœur chrétien doit exulter de la prise de Jérusalem, reconquise par les armes chrétiennes sur l’ennemi traditionnel du nom chrétien. Nous voulons croire que, même parmi les alliés des Turcs, il n’est pas de chrétien qui pourra refuser, au moins dans le secret de son cœur, de s’associer à cette joie qui salue la délivrance des Saints Lieux où vivent les souvenirs du Rédempteur. » Tous les journaux de Rome ne sont pas aussi charitables. « C’est un fait exécrable, s’écrie l’Idea nazinnale, que deux nations européennes, l’une qui est chrétienne, l’Allemagne, l’autre qui est catholique, l’Autriche, aient tenté d’empêcher l’événement magnifique qui vient de s’accomplir. On lira dans leurs annales et dans celles de l’humanité que, le jour où les armées européennes et chrétiennes ont repris Jérusalem aux infidèles, l’Allemagne chrétienne et la catholique Autriche étaient alliées des Infidèles, et que leurs engagemens de guerre les obligeaient à faire tout leur possible pour que la Ville Sainte restât aux mains des Infidèles. »

Cependant, elle aussi, l’Allemagne, en adoptant et en gardant cette attitude, est dans le fil de son histoire. Elle aussi, elle eut sa croisade, la sixième, qui fut conduite, et ce n’est pas banal, par un empereur excommunié, Frédéric II de Hohenstaufen, lequel eut, de ce fait, à combattre contre les Chrétiens plus que contre les Infidèles, et par qui Jérusalem fut achetée ou négociée plus qu’elle ne fut reconquise. C’était un précédent, sinon un exemple. Les modernes ont fait davantage. Dans une vieille prophétie orientale, que rapporte un ouvrage arabe intitulé : « Le second avènement de Mahomet sur la Terre,  » il est dit entre autres choses que les Turcs s’allieront avec « une nation hostile à l’Europe, » mais que, déconfits, ils seront contraints à abandonner Constantinople et l’Asie-Mineure pour se retirer à Médine, la cité sainte de Mahomet, — qu’ils sont également en passe de perdre. — Une « nation hostile à l’Europe,  » n’est-ce pas sans conteste l’Allemagne ? demande le Giornale d’Italia, qui a découvert cette prophétie. Alliance antichrétienne de l’Allemand et du Turc, nouée en 1896, lorsque Guillaume II se congratulait avec le Sultan des victoires remportées en Thessalie par les troupes ottomanes sur le diadoque Constantin, qui n’était encore ni le Bulgarochtone ni le cher Tino ; maintenue à travers toutes les phases de la question macédonienne où toujours la diplomatie allemande se mit du côté et au service de la Porte, négociant sous Guillaume II comme sous Frédéric de Hohenstaufen, et se faisant payer par la concession de la Bagdadbahn, comme l’autre par la concession de Jérusalem ; confirmée et scellée par la visite qu’osa rendre à Abd-ul Hamid, dans les rues de Constantinople, ruisselante de sang arménien, l’Empereur allemand, seul de tous les princes chrétiens, jusqu’à ce que Ferdinand de Cobourg, s’étant proclamé indépendant en 1898, s’aventurât à marcher sur les traces de son futur maître. Guillaume II, il est bon de le rappeler, pour aller à Jérusalem, est passé par Constantinople. Il a tenu à s’y présenter tout ensemble comme protecteur des Chrétiens et comme protecteur des Musulmans, comme Guillaume empereur allemand, roi de Prusse, et à ce titre, « évêque extérieur » en son royaume, et comme un pèlerin à des Lieux Saints qui n’appartenaient pas tous à la chrétienté, El Hadj Guilloun. Il a fait restaurer l’église de Sainte-Marie-la-Grande, en commettant du reste la faute de goût de permettre et peut-être de demander qu’on encastrât dans le tympan, de chaque côté de l’archivolte, un écusson aux armes impériales ; il a inauguré l’église neuve des catholiques allemands, avec les paroles convenables ; et puis il s’est rendu, en costume arabe, sur la tombe de Saladin, qui avait enlevé Jérusalem aux rois chrétiens, pour y déposer un rameau de laurier ; de même qu’après avoir, au Saint Sépulcre, promis aux catholiques sa toute-puissante et condescendante amitié, il la promettait, à Damas, aux trois cents millions de musulmans. C’est que ce croisé à la Frédéric II venait en réalité pour l’Empire et pour un chemin de fer ; que son cœur était double, et qu’il avait « deux clefs,  » toujours comme celui de Frédéric.

Le cas de l’héritier dépossédé du Saint-Empire romain, qui on reste quand même en droit le véritable héritier, de Sa Majesté apostolique, du chef de la catholique maison de Lorraine-Habsbourg, roi de Jérusalem d’après ses parchemins, de Charles Ier d’Autriche, est plus curieux, plus douloureux, plus scandaleux encore. Aujourd’hui même, après qu’une armée chrétienne a repris Jérusalem à « l’ennemi traditionnel du nom chrétien,  » tous deux, s’ils ne regrettent pas tout haut de n’y avoir point participé, s’en félicitent-ils au moins tout bas, suivant le vœu pieux du Corriere d’Ialia ; regardent-ils au moins le fait acquis sans eux et contre leur allié comme un fait bien et dûment acquis, irrévocable, perpétuel, et la Ville Sainte des chrétiens comme inviolable à jamais entre les mains, non des Anglais, ni des Anglo-Franco-Italiens, mais de la Chrétienté ? Les déclarations plus ou moins officieuses, plus ou moins inspirées, de la presse allemande et de la presse autrichienne sont loin d’autoriser à le penser. La Nouvelle Presse libre, de Vienne, dit : « Si regrettable que soit l’événement, cela ne changera rien à l’ensemble de la guerre. L’Autriche-Hongrie et l’Allemagne détiennent assez de gages pour rendre à la Turquie sa propriété. » Le Neues Wiener Tageblatt imprime en toutes lettres : « Les alliés de la Turquie pourvoiront avec leurs armes à ce qu’elle recouvre son bien. » Mais l’agence Wolff elle-même, écoutons-la. Ne dirait-on pas entendre la voix du chancelier Hertling, trempant dans l’onction du vieil homme du Centre catholique, du vieux philosophe, du vieux thomiste, les plans brutaux de Hindenburg et de l’État-major ? « Jérusalem est évacuée. En abandonnant la ville, on a voulu éviter qu’un sol vénéré par tous les peuples du monde qui croient en Dieu ne fût souillé par des combats sanglans. En outre, il n’y avait aucune raison de défendre une ville dont la valeur militaire est nulle. » Et cela irait à merveille, si tout à coup n’éclatait la palinodie, et si ces prémisses attendrissantes n’aboutissaient à la conclusion toute sèche : « Nos alliés savent que nous nous tenons à leurs côtés et que les succès actuels des Anglais ne règlent nullement le sort définitif de Jérusalem. »

Assurément, le sort définitif, et même l’occupation temporaire de la Ville Sainte, posent des problèmes difficiles. La population de Jérusalem est un amalgame extraordinaire. Sur ses 70 000 habitans, on compte 10 000 Musulmans, 45 000 Juifs et 15 000 chrétiens (dont Grecs orthodoxes 7 000, catholiques latins 5 000, Arméniens 1 000, protestans 700.) Ces diverses confessions chrétiennes ont trop souvent donné le spectacle de leurs dissentimens, et leurs rivalités, épousées par les nations, ont parfois déchaîné la guerre. Pour l’occupation, c’est une affaire de tact. Quant à l’avenir, nous verrons demain : la France a des droits à faire valoir et une mission supérieure à remplir. En attendant, on peut réduire à sa formule la plus simple tout le problème présent et futur de la Palestine : l’Entente a repris aux Turcs la Ville Sainte, et les Empires du Centre se proposent de la leur rendre.

Ils ne se montrent pas dégoûtés. À peine leurs plus grands chefs, le maréchal-prince Léopold de Bavière et ses adjoints, ont-ils signé avec les étranges plénipotentiaires de Lénine et de Trotsky un armistice de vingt-huit jours, que leurs premiers hommes d’État, M. de Kuhlmann, le comte Czernin, et l’on dit même le prince de Bülow en personne, se précipitent pour changer au plus tôt la convention d’armistice en traité de paix. Du 17 décembre 1917 à midi au 14 janvier 1918 à midi, les hostilités sont suspendues sur tout le front oriental entre les armées de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de la Bulgarie, de la Turquie, d’une part, et de la Russie, d’autre part. S’il n’est pas dénoncé le vingt et unième jour, l’armistice se renouvellera automatiquement jusqu’à dénonciation par l’une des parties sept jours avant la date où il expirerait. Mais on soupçonne bien que nous ne nous amuserons pas à analyser dans ses détails cet instrument fallacieux, quoiqu’il y en ait quelques-uns qui soient dignes d’être relevés. On nous avait dit que Trotsky, en proie à de tardifs scrupules, avait posé pour condition que, tandis que les armées russes se croiseraient les bras, il ne serait procédé par les Puissances centrales à aucun transfert de troupes d’Orient en Occident, et de bonnes âmes, chez nous, s’étaient prises à lui en faire presque un mérite. Rien de pareil dans le texte, rien que ceci (article 2) : « Les contractans s’engagent, pendant la durée de l’armistice, à ne pas renforcer le nombre des troupes sur ces fronts et dans les Iles du Moon-Sund, à ne pas en augmenter les effectifs, à ne pas procéder à des déplacemens de troupes sur ces fronts pour préparer une offensive. » Aucun déplacement de troupes non plus sur le front de la Mer-Noire et de la Baltique, à moins qu’il n’y en ait eu en cours au moment de la signature ; aucun débarquement dans certains ports de la Baltique et dans les ports de la Mer-Noire ; mais la Mer-Noire, la Baltique, les fronts entre la Mer-Noire et la Baltique, c’est tout : Lénine et Trotsky n’ont pensé qu’à eux, et il n’y a pas à s’en étonner ; nous ne les avions pas chargés de penser à nous. Signalons, en passant, que, s’il est stipulé que l’armistice s’étend aux théâtres de la guerre russo-turque en Asie, les transports et déplacemens de troupes sur ces théâtres mêmes ne sont pas explicitement interdits.

L’article 4 est inaccoutumé et probablement tout nouveau dans les conventions de ce genre. Il fixe les conditions dans lesquelles, « afin de développer et d’affermir les relations entre les peuples contractans, des rapports organisés pourront s’établir entre les troupes,  » d’un côté à l’autre des lignes. On ne se verra, on ne se recevra que du lever au coucher du soleil, par groupes de vingt-cinq, sans armes, et en des points déterminés. Mais là, à la clarté du jour, on tiendra salon, boutique, et palabre ; on échangera informations et journaux ; on se confiera mutuellement des lettres ouvertes, avec prière de faire parvenir ; on vendra et l’on achètera des marchandises d’un usage journalier ; toutes œuvres loyales qui fuient l’ombre. Il est inutile d’insister : nous savons déjà que les soldats allemands viennent à ces assemblées, pour y fraterniser, avec tant d’argent dans leur poche que les pauvres Russes en sont pétrifiés d’admiration. Par l’article 5, Lénine et Trotsky prétendent « fournir la garantie que les forces navales de l’Entente qui se trouvent au Nord des lignes maritimes de démarcation au moment de la conclusion de l’armistice, ou s’y trouveront ultérieurement, se comporteront comme les forces navales russes. » Et l’on désirerait connaître o la garantie,  » s’il y avait dans cette clause autre chose qu’un artifice pour attirer l’Entente, bon gré mal gré, à la combinaison germano-bolcheviste. Mais c’était une maxime favorite de Bismarck : Ultra passe, nemo obligatur. Ceci, et peut-être cela, dépasse le pouvoir du soi-disant « gouvernement russe, » qui serait seul à se dire un à gouvernement,  » si l’Allemagne, l’Autriche et leurs compères n’avaient eu l’air, en traitant avec lui de lui en accorder la qualité.

Traiter avec lui : pas si sots ! Ils ne l’auraient pas fait, s’ils n’avaient pas de bonnes raisons d’être sûrs que, sous cette façade et par cette feinte, en vérité ils traitaient avec eux-mêmes. Ou Lénine et Trotsky ne sont que leurs agens, leurs hommes de paille, ou, de la part des Empires du Centre, la négociation est incompréhensible. Leurs conditions, les Empires se les font à eux-mêmes comme il leur plaît, et leurs garanties, ils les prennent : ils ne discutent pas, ils dictent. En dehors de cette explication, il n’y aurait que deux explications. Ou Lénine et Trotsky seraient plus forts que nous ne le croyions, ayant assis par l’intrigue et par la terreur leur domination plus largement et plus solidement, plus maîtres du jour et du lendemain, leur puissance ne fût-elle faite que de l’extrême faiblesse de la Russie, de l’anarchie de toutes les Russies, de la volonté du paysan de ne pas lâcher la terre et du soldat de ne pas reprendre le fusil. Ou l’Europe centrale serait plus épuisée qu’il n’est raisonnable et prudent de nous l’imaginer, obligée par sa détresse ou par sa lassitude, alors même que militairement elle a l’impression de la victoire, de désarmer en toute hâte l’un au moins de ses adversaires, pour faire face aux autres, avec l’arrière-pensée de désarmer aussi les autres par contre-coup, et, comme elle aurait déduit de l’armistice une paix séparée, de tirer d’une paix séparée la paix générale. Elle ne l’en tirera point, puisque nous ne la voulons pas ; mais ne nous berçons pas non plus de vaines illusions. Quand on a appris que Lénine et Trotsky venaient de conclure l’armistice, certains, chez nous, ont dit : « Tant pis ; l’essentiel est qu’ils ne concluent pas la paix. » Attendons-nous à ce qu’ils concluent la paix, comme ils ont conclu l’armistice. L’Allemagne ne les a poussés où ils sont que pour en arriver là. Elle joue son jeu. Mais nous, avons-nous joué, jouons-nous, allons-nous enfin jouer le nôtre ? Car il y a bien quelque chose à faire, et si l’on nous disait qu’il n’y a rien, alors ce serait que nous n’aurions personne. Eh ! quoi, dans cette Russie que nous avons saturée de nos capitaux, armée de nos canons, dotée de notre outillage, à qui nous avons prodigué notre affection sans réserve et marqué notre fidélité sans défaillance, pour qui nous sommes entrés en guerre, ouvrant à notre flanc une nouvelle plaie par où le sang français a coulé à flots, dans cet énorme Russie, nulle part, nous ne saurions réveiller une sympathie, une énergie ! Dans ce pays idéaliste où ressuscitent les âmes mortes, nous ne saurions trouver et toucher une âme ! Dans cette forêt humaine qui couvre la moitié de l’Europe et la moitié de l’Asie, il n’y aurait que du bois pourri ! Ce sera notre faute, presque autant que la sienne, si nous n’allons pas à ce qui est sain, et si, en le dégageant, en le redressant, en l’étayant, nous ne ramenons pas une partie de ce peuple à son honneur, à son devoir, à son intérêt.

Pour cette besogne urgente, il faut que nous-mêmes soyons dans la plénitude de notre santé. M. le Président du Conseil a fait ce qu’il pouvait pour nous l’assurer. Il a sans retard conformé ses actes a ses écrits et à ses paroles, en déposant sur le bureau de la Chambre une demande de mise en accusation contre deux députés, dont M. Joseph Caillaux est, à tous les égards, et incomparablement, le plus considérable. La Commission de 11 membres nommée pour examiner cette demande l’a accueillie par 9 voix et 2 abstentions, puis elle a approuvé le rapport favorable par 7 voix et, 4 abstentions, fondées sur des motifs différens, et même, pour l’une, opposés. Elle s’est entourée de toutes les formes, et le seul reproche qu’on lui ait adressé est de les avoir peut-être aimées jusqu’à l’excès. Peut-être n’était-il pas besoin de si amples discussions ni d’auditions si dramatiques. Il ne s’agissait, après tout, que de savoir s’il y avait lieu de lever l’immunité parlementaire qui abritait M. Caillaux et, implicitement, l’autre député disparu derrière cette personnalité puissante, et enchaîné à sa fortune par omission ou par prétention. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait, dans le cas de l’affirmative, que de replacer M. Caillaux dans le droit commun. Un simple citoyen, le premier Français venu, eût été, sur les mêmes présomptions, appelé à comparaître devant le juge d’instruction : il n’y a rien, d’afflictif ni d’infamant à être un simple citoyen, le premier Français venu ; mais plus d’un talon rouge de la démagogie s’indigne d’être mis au régime du droit commun. L’immunité parlementaire levée, M. Joseph Caillaux n’est ni absous, ni condamné. Il, est en face de la justice, qui l’interroge et qui l’écoute.

C’est assez pour que nous fassions le silence sur son aventure. Le réquisitoire du général Dubail l’accuse d’avoir entretenu des relations suspectes avec Bolo et Almereyda, inculpés « d’intelligences avec l’ennemi,  » et d’avoir tenu à Rome des propos qui pouvaient provoquer la rupture de nos alliances. Légèretés, imprudences, et politique, répond-il. Sur le premier grief, il peut arrivera l’homme le plus sévèrement gardé qu’il se glisse dans ses relations un individu taré ou douteux : mais l’extraordinaire est que tout ce qu’il y a de taré et de douteux s’y rencontre, en France et à l’étranger. Depuis qu’une pierre dans la mare a fait lever l’affreuse volée des scandales, tous les cercles de l’eau sont allés se refermant autour d’un point central où se débattait toujours et s’enfonçait de plus en plus le même homme. Fatalité de la conception du gouvernement des bandes, dont on n’est le chef qu’en en étant le prisonnier ! Sur la seconde accusation, s’écarter de l’Angleterre, pour se rapprocher de l’Allemagne, renverser nos alliances et les retourner de la Manche aux Vosges, eût de tout temps été, à notre avis, une politique fausse, absurde et chimérique, qui supposait résolue une question insoluble par la paix, la restitution de l’Alsace Lorraine ; mais, jusqu’au 4 août 1914, cela pouvait s’appeler une politique. Depuis le 4 août 1914, cela a changé de nom, et c’est un crime d’État, parce que nul n’a le droit d’avoir sa politique contre la politique de son pays, lié par un système d’alliances et engagé avec ses alliés dans la guerre. L’évidence en brûle les yeux et en subjugue l’esprit à quiconque n’est pas atteint d’une vanité puérile, d’une mégalomanie morbide, d’une sorte de délire de Nabuchodonosor. Nous n’en dirons pas plus, et nous ne laisserons pas tomber de notre plume le terrible mot de trahison, quoique la trahison soit un poison subtil qui s’insinue et procède de mille manières. Ouvrir, à la nuit close, la poterne d’une ville n’en est qu’un mode grossier et primitif ; grossier et primitif aussi, de tendre la main pour recevoir les trente deniers de Judas. Le chèque même est dépassé, il y a l’affaire. Quelle étude on pourrait écrire sur l’internationalisme de l’argent, et le monde auquel il a donné naissance, où il suffit non pas même d’être, mais de paraître et de s’afficher riche pour obtenir droit de cité ! Par-dessus tout il y a la perversion sadique de corrompre et l’orgueil satanique de commander. Le « roué » de la Régence, le condottiere ou le « tyran » de la Renaissance italienne ont trouvé leurs équivalons, qui veulent vivre d’une vie effrénée. Mais l’État ne peut leur permettre de le faire à son détriment. Une seule vie est nécessaire, celle de la nation, qui ne saurait être compromise une seconde. Il ne faut point de bavure ou de fissure, il ne faut point de paille dans son métal.

La place nous manque, et nous ne pouvons que noter pour la chronologie la révolution de Portugal, dont on aperçoit mal l’origine et le dessein ; le malaise persistant en Espagne ; l’insuccès d’une tentative antiministérielle, neutraliste et giolittienne, en Italie ; un nouveau débat sur les buts de guerre à la Chambre des Communes ; la menace, qui se précise, d’un violent effort allemand et sans doute austro-hongrois contre le front franco-anglais ; la probabilité d’une offensive de paix coïncidant avec cette « offensive de guerre » à intentions brisantes. La réplique indiquée à l’offre hypocrite et menteuse d’une « paix générale » est « la guerre intégrale. » Jusqu’à présent nous avons fait la guerre moins que nous ne l’avons laissée se faire. Nous ne l’avons pas dirigée, « pensée,  » « composée. » Du moins nous ne l’avons conduite que fragmentairement, par secteurs. Toute l’Entente n’y a jamais porté et jeté à fond, d’un seul mouvement, sous une seule impulsion, au même endroit, au même instant, pour le même objet, toutes ses ressources. Et même, dans chacun des pays de l’Entente, toutes les ressources dont ce pays eût pu disposer n’ont jamais été employées. L’Allemagne, avec l’aide de ses complices, et puisant dans leur réservoir comme dans le sien propre, nous fait la guerre intégrale ; nous ne la lui avons pas rendue.

Nous n’avons de la « nation armée » qu’une conception qui retarde, par rapport à celle qu’on en a et qu’on pratique outre-Rhin. Quand nous avons eu décrété le service militaire obligatoire pour tous, et mobilisé toutes nos classes, les plus jeunes et les plus vieilles, fait de tout Français un soldat, quand tout soldat est fait de lui-même un héros de vaillance et de patience, nous nous sommes un peu endormis dans la satisfaction d’avoir touché le bout de l’effort, et tandis que nous nous tendions et bandions notre arc de guerre à l’extrême, tout le reste, à l’arrière, demeurait un peu mou et flasque. Ce n’est pas ainsi que l’Allemagne a compris et réalisé la nation armée. Pour elle et par elle, ce n’est pas seulement l’armée qui a été armée, mais la nation qui a été enrôlée, levée, et lancée à l’assaut. Tout homme allemand et toute femme allemande, de tout âge, de toute condition, toute personne allemande vivant n’importe où a été encouragée, invitée à servir n’importe comment, par tous les moyens moraux, amoraux et immoraux, pour toutes les fins honnêtes et malhonnêtes. Officielle ou bénévole, la diplomatie allemande a commis des sottises, qui ont été des fautes, parce qu’elle est impudente, épaisse et lourde. Mais on peut y mettre plus d’élégance ; on peut ne vouloir que des fins honnêtes, ne les poursuivre que par des moyens permis, et néanmoins ne pas renoncer à faire concourir toute la nation au salut de toute la nation. En ce sens, il ne serait pas téméraire d’avancer que les neuf dixièmes des réserves nationales de l’Entente sont des forces fraîches ; qu’elle est capable de donner de, toute façon infiniment plus qu’on n’en a tiré. Que faut-il pour qu’elle le donne ? Quelqu’un qui pense et qui veuille. Quelqu’un qui recueille et qui ordonne.

Huit jours avant que M. Clemenceau prit le pouvoir, comme on lui demandait ce qu’il ferait s’il en était chargé : « La guerre,  » dit-il. Qu’il la fasse et qu’il la fasse faire. Qu’il organise par la vertu de l’unité le gouvernement et le commandement. Puisque c’est la Noël de Jérusalem délivrée, rappelons-nous le début du poème : « Va trouver Godefroy, prescrit Dieu le Père à l’ange Gabriel. Qu’il se fasse capitaine de la haute entreprise. Je l’élis ici : les autres le feront sur la terre, jadis ses compagnons, dorénavant ses ministres dans la guerre. » Les autres le firent, et la victoire récompensa leur sacrifice.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.