Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1868

Chronique n° 858
14 janvier 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1868.

La loi militaire va être votée. Rarement un projet de loi a donné lieu, chez nous, à des débats aussi prolongés, aussi vastes, aussi variés. Peut-être le moment serait-il bien choisi pour résumer cette grande controverse, pour montrer le fil conducteur d’un système à travers une œuvre législative compliquée de détails, et qui n’est apparue encore au public, dans le compte-rendu des séances de la chambre, que morcelée. Il faudrait maintenant embrasser l’ensemble de cette discussion, définir et classer les principes qui s’y sont combattus, apprécier les efforts, le talent, l’inspiration patriotique des orateurs, évaluer la force positive que la nouvelle loi militaire donnera au pays. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’une pareille tâche n’est plus à notre portée. Par un caprice qui sera regardé plus tard comme un des plus bizarres du système politique actuel, le droit de la presse périodique à discuter et apprécier les débats des chambres est mis en question. On dresse contre les journaux qui ont osé se livrer à cet examen l’accusation de contravention positive à une disposition formelle de la constitution. Celle-ci a décidé que les journaux ne devraient publier que l’un des deux comptes-rendus officiels : la sténographie complète du Moniteur, ou le résumé analytique rédigé sous la direction du président de la chambre. On prétend assimiler à un compte-rendu prohibé cette sorte de participation que la presse prend dans les pays libres aux débats parlementaires en portant des jugemens sur les questions agitées et sur la conduite et le talent des chefs politiques et des orateurs. Cette contestation des droits de la presse libre a été élevée justement à propos de cette loi militaire, si étroitement liée aux destinées nationales, et qui a produit dans le pays une émotion si vive. Il faut évidemment que nous soyons placés sous la baguette de la fée des contresens et des contre-temps pour qu’une pareille querelle soit faite à la presse. Cette haute question constitutionnelle va être soumise à la sixième chambre correctionnelle de Paris. Un certain nombre de journaux sont incriminés, et, comme ils seront défendus par les plus grandes illustrations du barreau français, on va assister à un de ces curieux contrastes que les gouvernemens sensés ou seulement spirituels se gardent bien de susciter. D’un côté, du côté de la défense, sera toute la force et toute la gloire de la profession virile et généreuse appelée à l’interprétation du droit français, et de l’autre côté il y aura un modeste tribunal, investi de ses attributions par la loi, mais composé d’hommes placés encore à un degré inférieur de la hiérarchie judiciaire, et qui n’ont point acquis par la démonstration et l’épreuve publique de la science et du talent du jurisconsulte cette autorité personnelle qui élève et affermit l’autorité de la fonction. Dans les pays où les libertés publiques sont logiquement organisées, les grandes décisions en matière de jurisprudence politique sont prononcées par des juges arrivés aux hautes magistratures par l’éclat de leur carrière de barreau. La magistrature s’y recrute des célébrités du barreau. C’est ce qui donne une figure imposante et une puissance incontestée aux arrêts qui ont été prononcés en Angleterre en matière d’interprétation et de jurisprudence constitutionnelle par les lords chanceliers et les chief-justices et aux États-Unis par les juges suprêmes. Dans ces pays libres, où la grandeur de la justice est en harmonie avec la franchise des institutions, ce sont des avocats illustres comme ceux qui vont défendre les journaux poursuivis, ce seraient les Berryer, les Dufaure, les Jules Favre, qui exerceraient la haute magistrature, et qui fixeraient le droit politique avec une indépendance personnelle manifeste et avec des raisons revêtues de la force de caractères et de talens éprouvés aux yeux de tous. Quoi qu’il en soit, afin de ne nous point laisser surprendre par le commentaire des discussions des chambres dans l’embûche du compte-rendu prohibé, nous devons attendre que la jurisprudence soit réglée par le débat que le gouvernement vient de soulever devant les tribunaux avec une adresse et une opportunité qui nous échappent.

Quels que soient donc les sévérités, les incohérences, les inconvéniens de la nouvelle loi militaire, si dignes d’éloges qu’aient été les défenseurs du nouveau système, ministres et membres de la commission, ou ses critiques et ceux qui ont voulu ou sur certains points pu l’améliorer, tels que MM. Jules Simon, Buffet, Picard, Javal, etc., cette loi, votée peut-être à l’heure où nous écrivons, va exister comme un fait politique qui doit avoir à l’intérieur et au dehors une influence énorme. À l’intérieur, il n’y a pas à le dissimuler, la loi va faire aux populations un sort laborieux ; elle leur imposera de grandes charges ; elle les soumettra surtout à des préoccupations graves. Suivant nous, elle imprimera une grande commotion à l’esprit du pays et au caractère national, et notre espoir est que cette commotion sera favorable aux progrès politiques de la France. La formation d’une grande armée active et d’une puissante réserve, l’organisation d’une forte garde nationale mobile, seront une sanction plus vigoureuse des droits de la démocratie française. Il est inévitable que les droits s’accroissent en même temps que la charge des devoirs et des services augmente. L’enrôlement quasi universel est une énergique doublure du suffrage universel, et doit rendre plus attentive, plus sagace, plus prévoyante, plus ferme, plus décisive, l’influence du suffrage universel sur le pouvoir. Les plus humbles paysans de France pourront comprendre maintenant ce qu’ils feront quand ils auront à exercer leur part de suffrage universel. Tout obstacle mis à l’instruction, à l’information, à l’action du pays, qui doit être édifié sur les sacrifices qu’il sera appelé à s’imposer, irait contre l’esprit d’une loi militaire fondée sur une égalité d’obligation aussi radicale. Avec rapidité ou avec lenteur, suivant le tour des événemens, la nation, à la fois et dans sa totalité soumise aux charges militaires et maîtresse du vote politique souverain, réglera en définitive l’importance et le développement de ses droits politiques sur la gravité des charges acceptées par elle. Le gouvernement devrait se hâter de comprendre l’inexorable nécessité de cette conséquence, et devrait se préparer à coordonner nos institutions avec les droits nouveaux que la démocratie française acquerra par l’application de la loi militaire.

Au dehors, la nouvelle organisation de la force française assure notre sécurité, et nous rendra la modération d’autant plus facile que nous ne pourrons point être accusés de timidité. C’est ici, après l’accomplissement de la tâche de préparation de guerre à laquelle la France s’est vouée, qu’on doit examiner au point de vue de la situation de l’Europe l’effet probable de ce système d’armement considérable.

Les peuples de la société européenne vont-ils rester ainsi en face les uns des autres armés jusqu’aux dents ? Toutes leurs supputations, toutes leurs conjectures sur les accidens prochains de leur existence seront-elles placées sous la perspective de la guerre ? Le choc des peuples, est peut-être un mal moins violent et moins funeste qu’une anxiété entretenue trop longtemps par des aspirations ou des appréhensions qui auraient la guerre pour objet. Le mouvement de la vie moderne s’arrêterait. Les peuples qui travaillent, les peuples qui s’enrichissent, les peuples qui montent, ont besoin d’avoir devant eux des routes droites et lumineuses. L’inquiétude qui serait continuellement excitée par la menace d’un conflit européen glacerait l’esprit d’entreprise, et serait une cause de misère et de débilitation universelles. Une chose incontestable, c’est que les peuples européens ont moins qu’à d’autres époques des sujets de haines intestines. Leurs progrès dans les sciences, l’industrie, les arts, leur ont appris que le libre développement et la prospérité croissante de chacun d’eux concourent au bien de tous. C’est un fait d’expérience récente et parlant à toutes les intelligences que les guerres des dernières années ont été provoquées non plus, comme il arrivait quelquefois dans le passé, par des haines internationales, mais par des combinaisons de cabinet et d’obscurs calculs dynastiques. Il n’y a plus que des ambitions de familles souveraines ou la fièvre des conceptions diplomatiques qui puissent mettre aux prises entre elles les nations modernes civilisées. Tout progrès d’un peuple dans les institutions libérales et dans la richesse économique augmente son antipathie contre la guerre et son intelligente sympathie pour la paix. La somme des risques de guerre croît ou diminue entre les peuples de même civilisation suivant que s’étend où se restreint le pouvoir personnel des chefs de monarchies. Cet enseignement n’est-il point saisissant, et sera-t-il sans vertu sur les peuples européens qui pensent et qui sentent ? Quand nous aurons tous armé à outrance, quand aucun des grands états de l’Europe ne sera plus exposé au déplaisir de voir attribuer sa modération à sa faiblesse, le moment ne sera-t-il pas venu de prendre un grand parti et de se demander si l’on aura enfin la paix ou la guerre, ou la paix attristée, morfondue et rendue stérile par les préoccupations belliqueuses ? Au jour de ce décisif examen de conscience, tous les esprits de bonne foi seront conduits à reconnaître que les peuples européens ne peuvent se donner des garanties mutuelles qu’en étendant leurs libertés intérieures, et qu’ils doivent renoncer à chercher le gage de la paix dans les alliances dynastiques.

Hors de France et en France, la même conviction grandit de jour en jour, c’est que la détente qui serait si heureuse pour la communauté européenne ne peut être produite que par une marche hardie et généreuse de la France vers la liberté politique. Pour n’avoir plus personne à redouter sur le continent et cesser d’inspirer nous-mêmes des défiances aux autres, il faudrait que les conditions de la liberté fussent acceptées chez nous avec logique et avec franchise. Les peuples modernes ont besoin d’avoir devant eux de vastes espaces éclairés et sans embûches, et la liberté seule donne la lumière et la confiance ; ils ont besoin de se sentir portés par des courans puissans et certains où se réunissent leurs pensées, leurs activités, leurs volontés communes. La France pourra incontestablement, quand elle le voudra, ouvrir un courant semblable à l’Europe par son initiative et par son exemple. On sera bien forcé d’en venir à cette résolution, car l’état de l’Europe ne comporte plus guère de combinaisons d’alliances systématiques. Les puissances, au lieu de se lier par des garanties positives indépendantes des caprices de leurs gouvernemens, ne peuvent plus échanger que des assurances pacifiques par formule verbale. On est confirmé dans cette appréciation quand on examine nos rapports avec les puissances continentales.

La Prusse est, comme nous, un des premiers états exposés au danger d’un choc européen, danger, on peut le dire sans malveillance pour elle, qu’elle a elle-même créé par la conquête récente et soudaine de merveilleux avantages. Les sentimens de la cour de Berlin doivent assurément être pacifiques aujourd’hui. La Prusse n’a point encore consolidé son œuvre si rapide de l’année dernière. Malgré les apparences, un trop prompt ébranlement pourrait disjoindre des élémens discordans rassemblés jusqu’à présent par la force. La Prusse, nous en sommes convaincus, s’appliquera sans doute à éviter de fournir de nouveaux prétextes aux susceptibilités françaises. Le roi de Prusse prêchera sincèrement la patience aux Badois et au grand-duc, son gendre, qui montrent tant d’ardeur à s’annexer à la confédération du nord. Des difficultés intérieures bien visibles recommandent à M. de Bismarck la circonspection dans sa politique extérieure. Une extrême misère afflige en ce moment les provinces orientales de la Prusse. Le gouvernement est obligé de pourvoir à l’alimentation de la population malheureuse, et, comme les fonds lui manquent, il émet pour cela des bons à terme pour lesquels il faudra obtenir la sanction du parlement. Les excédans de dépenses de la guerre de 1866 ne sont point encore liquidés, et il y a dans cet arriéré une cause de gêne pour le trésor prussien. Enfin les provinces annexées et les états appelés dans la confédération du nord ne voient encore les avantages de l’unité que dans l’augmentation de leurs impôts et les charges du système militaire prussien. Ces diverses conditions ne sont point de nature à porter M. de Bismarck aux vues ambitieuses. Le succès le plus prochain qu’il ait à poursuivre est de consolider les avantages acquis par la Prusse. M. de Bismarck pourrait, il est vrai, compter, s’il voulait, sur l’alliance de la Russie ; mais les visées de la Russie dans une semblable union ne sauraient être acceptées légèrement par lui. La Russie laisserait prendre à la Prusse toute la race allemande et s’agrégerait les populations slaves avancées à travers les territoires germaniques. Le partage serait loin d’être avantageux pour la Prusse, et quel tourbillon de combats sanglans et confus il faudrait traverser pour l’opérer ! Si le cabinet de Florence, dans la dernière crise de l’affaire romaine, est allé frapper à la porte de Berlin, nous ne sommes point surpris qu’il y ait reçu un accueil assez froid. M. de Bismarck n’est pas d’humeur en ce moment de flatter l’aspiration italienne à Rome. Le bouillant conquérant de l’année dernière en est maintenant à la politique des ménagemens. Nous ne dédaignons point ce qu’il y a de rassurant pour le maintien de la paix dans les vues actuelles que l’on prête au ministre prussien ; mais la meilleure diversion qu’il y aurait à tenter contre ses projets futurs serait le signal de la véritable émancipation libérale donnée par la France à l’Europe.

Les choses se sont un peu améliorées en Italie. Les esprits raisonnables rendent meilleure justice à la patriotique prudence de M. Ménabréa. Certes, parmi les personnages politiques mis en évidence dans la rénovation de l’Italie, il n’en est pas qui ait été moins suspect de l’ambition du pouvoir que M. le général Ménabréa. Quand un homme soutenu par une considération professionnelle distinguée, et qui n’a pas cherché son influence dans les agitations publiques, consent à prendre la direction du gouvernement au milieu de circonstances militaires graves, il a droit à l’estime et à la sympathie de ses concitoyens. On commence en Italie à rendre cette justice à M. Ménabréa. Des esprits ardens, mais honnêtes, M. Ponza di San-Martino par exemple, le président de la permanente, cette association où se sont réunis tous les ressentimens piémontais excités par la convention du 15 septembre, ont compris qu’il fallait placer l’intérêt urgent du pays au-dessus de la satisfaction de leurs griefs personnels. M. di San-Martino donnera sans doute son appui au ministère ; il va sans dire que les esprits d’élite qui forment la consorteria, frappée si maladroitement par le parti avancé d’une injuste impopularité, soutiendront aussi le cabinet renouvelé du général Ménabréa. L’œuvre de ce cabinet doit porter sur ces trois points : la pacification intérieure, un effort pour le règlement de la situation financière et la bonne administration du pays, et le rétablissement de l’alliance française. L’imprudence du parti d’action deviendrait odieuse, s’il ne comprenait pas la gravité des torts qu’il s’est donnés envers l’intérêt national en provoquant une nouvelle intervention française à Rome. M. Rattazzi fera bien de résister à l’entraînement des ovations qu’on lui a données à Naples. La publication des derniers documens de son administration sera une triste page de l’histoire de sa carrière publique. Ils prouvent que M. Rattazzi a manqué de loyauté dans ses procédés envers la France, qu’il a, au dernier moment, donné des encouragëmens funestes au mouvement des volontaires, qu’il a eu l’intention et n’a pas eu le courage ou l’énergie de devancer l’intervention française en faisant occuper Rome par l’armée italienne. Ces révélations sont affligeantes : on se demande comment on a pu en venir là, par quels précédons secrets de l’alliance franco-italienne un homme d’état a pu se croire fondé à se jouer ainsi de la bonne foi française, et s’est pris au piège de sa ruse en gâtant les affaires de son pays et en contraignant la France à une manifestation douloureuse. Il faut souhaiter que le souvenir de cet épisode de la vie publique de M. Rattazzi soit promptement oublié, et que les ombrages disparaissent vite entre la France et l’Italie. Le cabinet de Florence pourra hâter le rétablissement de la bonne harmonie, s’il s’applique et réussit à l’amélioration efficace de la situation financière. L’Italie eût pu faire face aux besoins de sa trésorerie, si ses ministres n’avaient point été trop souvent troublés par des diversions, des chimères politiques. La France, en couvrant de souscriptions considérables les emprunts italiens, a donné la preuve la plus expressive de sa sympathie pour l’Italie indépendante et une. La dépréciation des fonds italiens est aujourd’hui une cause d’inquiétude et de souffrance pour les nombreux détenteurs français de ces rentes. C’est en même temps une question de salut et une affaire d’honneur pour l’Italie de mettre sa solvabilité future au-dessus de tous les doutes. Si, par des réductions de dépenses, une plus exacte régularité apportée dans la perception de l’impôt, des taxes courageusement acceptées, il est possible d’établir une perspective sérieuse d’équilibre financier, l’Italie trouvera dans l’amélioration de son crédit une augmentation de puissance politique. La solvabilité assurée est une des premières garanties de l’indépendance d’une nation ; celle-là vaut bien Rome, et elle sera d’ailleurs le meilleur chemin pour y aller le jour où les circonstances permettront la réalisation du vœu national. La réparation financière serait évidemment secondée et hâtée par un resserrement d’alliance auquel ni la France ni l’Italie n’ont intérêt à se refuser.

Un état qu’il serait triste de voir plonger derechef dans les désastreux hasards de la guerre, c’est l’Autriche. Le contre-temps serait d’autant plus déplorable que l’on voit aujourd’hui commencer en Autriche une expérience qui peut être féconde et préparer dans les régions orientales de l’Europe des combinaisons conformes au véritable esprit et aux intérêts certains de la civilisation européenne. Ce qui est d’un présage heureux, c’est que l’entreprise maintenant inaugurée par l’empereur François-Joseph est conçue suivant des idées larges et pratiquée avec une entière et visible bonne foi. L’Autriche tend à se gouverner suivant le libre développement des races dont elle est composée. C’est un essai de confédération de races différentes se gouvernant elles-mêmes sous une seule autorité monarchique. Pourquoi le succès serait-il refusé à cette combinaison, puisqu’elle est honnête et qu’elle est dans la nature des choses ? — La Hongrie débute dans cette organisation avec les allures d’une nation jeune et prospère, vivifiée pourtant par de vieilles mœurs politiques. Une circonstance heureuse la favorise exceptionnellement cette année : elle a eu le privilège d’obtenir de riches récoltes, quand le reste de l’Europe souffre généralement du déficit et de la cherté des substances alimentaires. La Hongrie va appliquer les premiers efforts de son autonomie et de sa liberté à augmenter la puissance de sa production et les moyens de communication qui agrandiront le cercle de ses débouchés. En développant ainsi ses ressources, elle rendra service aux régions du Bas-Danube, et acquerra sur elles une influence heureuse. La vie politique du royaume de Hongrie sera une cause d’émulation généreuse pour le groupe des provinces cisleithanes. Ici les difficultés de races sont plus graves. Il faut apprendre à des Allemands, à des Slaves, à des Polonais, à se gouverner ensemble sans se froisser par des susceptibilités d’origine et des jalousies de langues ; mais la liberté, l’égalité des droits, la loyauté des institutions représentatives, ont une grande vertu de conciliation. Avec le maintien de la paix et de l’ordre, avec les progrès de la richesse industrielle de l’Autriche, dont les symptômes sont si apparens, on peut espérer que les rivalités de races finiront par s’éteindre. Si une partie des Tchèques de Bohême cède aux avances du panslavisme russe, pour résister à la propagande de son ambitieuse voisine, la monarchie autrichienne peut compter sur l’élément polonais de la Galicie. Si les nouvelles combinaisons autrichiennes réussissent, la souffrante et vivace Pologne trouvera dans ce succès une consolation et une espérance. Il survivra au moins quelque part un fragment de Pologne gouverné dans l’esprit de la civilisation européenne, à l’abri des tyrannies et des conquêtes acharnées à l’œuvre de dénationalisation. Le refuge, le concours et peut-être un jour l’aide libératrice se trouveront pour la Pologne dans une Autriche régénérée et libérale. Ainsi l’ont compris depuis longtemps des Polonais éminens, ainsi l’espérait avec son opiniâtreté et sa sérénité patriotiques ce brave général Ladislas Zamoyski, que nous avons vu si noble et si persévérant dans la défense de la cause nationale, et dont un si grand nombre d’admirateurs et d’amis émus accompagnaient hier la dépouille mortelle.

Devant ce recueillement où M. Bismarck fait profession de s’enfermer durant quelque temps, devant cette vie nouvelle qui s’essaie en Autriche, devant la France et l’Angleterre qui travaillent à l’amélioration du sort des populations chrétiennes d’Orient, mais qui ne veulent point laisser affaiblir la Turquie au profit de l’influence russe, on se demande à quelle attitude le cabinet de Pétersbourg va faire servir les voyages de ses ambassadeurs de Paris et de Constantinople. Nous ne pensons point que le gouvernement russe puisse aller au-delà des grands airs mélancoliques qu’il s’est habitué à prendre à l’égard des chrétiens orthodoxes d’Orient et de la Porte-Ottomane. La Russie n’a point assez de ressources pour accomplir les vastes entreprises auxquelles elle semble aspirer, mais qu’elle est toujours impuissante à réaliser. Sa situation financière est pitoyable ; les dépenses de la guerre de Crimée pèsent encore sur elle, et surchargent la circulation de son papier-monnaie, lequel n’est en définitive qu’une dette flottante qui ne porte point d’intérêts, mais dont le public subit la dépréciation par la perte du change. Pour être un grand état dans la civilisation moderne, il faut être mieux outillé que la Russie en matière financière. On est donc fondé à espérer que la paix ne sera point troublée en Orient, où rien ne finit. Peut-être pourra-t-on voir encore de notre temps les effets d’une expérience tentée à Constantinople sous l’influence de notre ministre des affaires étrangères, M. de Moustier, et de notre ambassadeur, M. Bourée. Il s’agit de fonder à Constantinople un collège à la française, où des centaines d’enfans turcs recevraient une éducation européenne dirigée par des professeurs de notre pays. On ne peut qu’encourager une telle tentative et en souhaiter le succès.

Nous signalions dernièrement les petits troubles ministériels qui ont eu lieu simultanément dans les deux royaumes entre lesquels se sont partagés les anciens Pays-Bas. En Hollande, le conflit entre le parlement et le ministère a déterminé la dissolution de la chambre et un certain remaniement du cabinet. Le dissentiment entre le gouvernement et la seconde chambre des états-généraux était né d’une des suites de la guerre d’Allemagne, la libération du Limbourg des liens de la confédération germanique. M. Wintgens, député de La Haye, a été placé à la tête de la justice, et l’on a séparé de ce ministère les départemens spéciaux des cultes, qui y avaient été réunis en 1862, à l’avènement de M. Thorbeke. M. van Lynden a été chargé des affaires des cultes réformés et du culte israélite ; M. Luyben a le département des catholiques. Cette importance donnée à l’état dans l’administration des cultes est approuvée par le parti clérical et le parti modéré ; ces arrangemens sont blâmés par les libéraux. Les élections sont fixées au 22 janvier, et la nouvelle chambre sera convoquée le 25 février prochain. On dit que la campagne électorale où va entrer la Hollande sera chaude. Aux questions en litige se mêle un projet de loi sur l’instruction primaire, sur laquelle, comme cela arrive toujours dans les systèmes d’instruction publique, s’élève un antagonisme entre les cléricaux et les libéraux. Un fait curieux et qui montre que les fluctuations des partis se produisent également dans les petits comme dans les grands états, c’est que les catholiques, qui votaient autrefois avec les libéraux, grossissent cette fois-ci les rangs des conservateurs les plus exagérés. On voit dans ce revirement des catholiques une chance de succès électoral pour le ministère. Quant à la petite crise de Belgique, elle s’est passée dans l’intérieur du cabinet ; elle a été bien peu sérieuse, car le ministre des affaires étrangères, l’honorable M. Rogier, le vétéran du libéralisme belge, a pour successeur un homme jeune et de mérite qui lui est allié de près, M. Vanderstichelen, ministre des travaux publics depuis plusieurs années. M. Vanderstichelen est remplacé au ministère des travaux publics par un député influent de Bruxelles, l’honorable M. Jamar. L’acquisition de ce nouveau ministre est une force ajoutée au cabinet. M. Jamar a été élu plusieurs fois président du tribunal de commerce de Bruxelles ; il a représenté la capitale belge au parlement pendant plusieurs législatures. Il s’était occupé surtout des questions financières ; il était le rapporteur ordinaire du budget et a publié de sérieux travaux sur la liberté des banques. M. Frère-Orban, qui déploie tant d’esprit, de sagesse et d’éloquence dans ce petit royaume de Belgique, et qui eût été certainement à la hauteur des premiers rôles dans les plus grands pays, conserve le ministère des finances, et prend la présidence du conseil.

On ne peut s’exprimer sur la situation de l’Espagne qu’avec un mélange de sentimens contradictoires. La gloire de vivre est le grand succès du cabinet de Madrid. C’est beaucoup en Espagne que de durer. L’existence prolongée du ministère n’a pas été sans produire quelques bons résultats. La santé financière de l’Espagne est bien meilleure qu’il y a un an. Les anciennes dettes, qui avaient tant altéré le crédit espagnol, ont été réglées par une conversion ingénieuse qui a procuré des ressources au trésor ; une souscription d’obligations domaniales a été couverte par les capitalistes indigènes. Les souffrances des chemins de fer ont seules continué sans qu’on y ait porté remède. On pourra juger par un seul fait de la condition que l’état politique de l’Espagne peut faire à ces entreprises, où les capitaux français sont engagés en sommes énormes : il y a eu cette année sur le chemin de Saragosse 30 pour 100 de diminution sur le trafic des voyageurs. Est-ce la conséquence d’une décadence des affaires du pays ? Non, car les produits du transport des marchandises se sont assez accrus pour contre-balancer la perte du transport des voyageurs. C’est le rétablissement des passeports, exigés pour les plus courts déplacemens, qui a empêché les voyages et déprimé à cet égard les recettes des chemins de fer. Ces accidens ne rabattent rien de la fierté castillane ; les politiques espagnols se sont drapés dans les plus sublimes attitudes et se sont élevés à la plus haute éloquence lyrique à propos des derniers événemens de Rome. Ils étaient tout prêts, si la place n’eût été déjà prise, à devenir les chevaliers du pouvoir temporel ; ils n’auraient pas enyoyé moins de quarante mille hommes à la croisade, et auraient recommencé à la minute dans le royaume de Naples les exploits des Pescaire et des Antoine de Leyva. Ainsi l’Espagne reste toujours fidèle à elle-même, et les aventures les plus comiques de sa politique picaresque n’altèrent point en elle l’élan et la flamme du Romancero.

Le vampire du fenianisme continue à peser sur la robuste Angleterre. La magistrature britannique ne recule point dans sa lutte avec cette sédition ténébreuse. Le fenianisme va produire un procès de presse. L’éditeur de ririshman, journal qui reproduit toutes les provocations, toutes les menaces, toutes les violences des feuilles ou des meetings du fenianisme américain, est appelé à rendre compte devant un tribunal de Dublin des conséquences de ses publications. Le procès sera curieux et montrera ce que la société anglaise, sous les libres sauvegardes de la loi, peut faire pour sa défense contre les organes de publicité des hommes qui lui déclarent une implacable guerre intestine. La poursuite est exercée au nom du gouvernement de l’Irlande, et une partie de la presse anglaise blâme ce gouvernement d’avoir trop tardé à recourir à la répression légale. La loi anglaise permet aux Irlandais d’exprimer tous les griefs dont ils croient avoir le droit de se plaindre, et de réclamer contre les formes constitutionnelles qui règlent l’union de l’Irlande et de l’Angleterre. À l’argumentation même la plus contraire à la constitution actuelle, mais s’adressant à la raison publique, ils n’opposent aucune entrave. Ainsi, quoique le doyen catholique romain de Limerick ait demandé le rappel de l’union et rétablissement d’une nationalité irlandaise sur une nouvelle base constitutionnelle, personne en Angleterre n’a songé à réclamer des poursuites contre lui. Les Anglais ne reconnaissent le caractère séditieux que dans les écrits qui s’adressent aux passions et les excitent à des agressions violentes. On va voir le résultat que pourra produire l’effort insolite de répression que le gouvernement va tenter en Irlande contre la licence outrée de la presse. Quand O’Connell, poussant son agitation sans issue pour le rappel de l’union, convoquait des foules innombrables dans les meetings, le gouvernement de ce temps, celui de sir Robert Peel, crut devoir mettre fin à ces attroupemens tumultueux. O’Connell et son mouvement d’agitation s’arrêtèrent devant l’interdiction du meeting de Clontarf et l’appareil d’une poursuite légale. Cependant il est difficile d’espérer qu’on aura raison du fenianisme par des procédés aussi faciles. La base d’opération des fenians est aux États-Unis. Là la secte irlandaise ne pourrait être étouffée, dispersée, réduite au silence, que par un mouvement général de l’opinion publique américaine prenant en dégoût cette conspiration sauvage contre un gouvernement étranger. Or un mouvement pareil d’opinion ne se produira point aux États-Unis au profit de l’Angleterre. La politique anglaise aura à subir ici les représailles de l’inertie regrettable qu’elle a observée pendant la guerre civile en présence des armemens des corsaires confédérés dans ses ports. Les Américains, en laissant faire les fenians, croient punir l’Angleterre des facilités qu’elle accordait aux rebelles du sud. Peut-être le gouvernement anglais se fût montré plus prévoyant et plus habile, s’il eût conduit avec moins de raideur ses négociations avec la république américaine touchant les indemnités demandées pour les avanies exercées sur le commerce maritime des États-Unis par les corsaires sortis des ports d’Angleterre. L’opiniâtreté que met le foreign office à proposer aux États-Unis, pour l’appréciation des dommages, un arbitrage que le cabinet de Washington regarde comme contraire à son droit et à son honneur est une faute qu’on a payée et qu’on paiera peut-être encore trop cher. Quant aux États-Unis, l’incident du fenianisme ne les occupe guère au milieu de leurs luttes politiques, qui vont redoubler d’ardeur à mesure qu’on approchera de l’élection présidentielle. Les chances les plus favorables accompagnent toujours la candidature du général Grant ; mais le général pourra-t-il conserver jusqu’à la fin la neutralité, qui paraît être son premier essai de tactique ? D’autres candidatures sont proposées, où les divergences des partis se prononcent par des noms dont la signification ne saurait être douteuse. Ainsi des républicains mettent en avant un des chefs les plus éminens de leur parti, le juge suprême, M. Chase. Les démocrates extrêmes colportent la candidature de M. Pendleton, nom qui leur a autrefois servi de ralliement. Le morose et violent président Johnson soutiendra-t-il la brigue d’une réélection ? Il ne se déclare point encore ; mais les changemens qu’il opère dans les commandemens militaires annoncent qu’il est bien décidé à employer l’influence de l’administration dans la prochaine élection présidentielle. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

LA STATUE DE SOPHOCLE ET LE MUSÉE DE LATRAN.

Au moment où la question romaine soulève tant de problèmes redoutables, c’est un curieux spectacle que celui des archéologues poursuivant au milieu des passions contraires leur travail paisible et opiniâtre. Notre Joachim Dubellay disait déjà au xvie siècle :

Rome vivant fut l’ornement du monde,
Et, morte, elle est du monde le tombeau.

Ce tombeau du monde, où chaque génération est venue chercher les traces des anciens âges, devait exciter chez les savans de nos jours une curiosité plus attentive encore et plus hardie. Sans parler du mouvement d’études qui renouvelle sous nos yeux la science de l’antiquité et auquel l’archéologie prête si heureusement ses ressources agrandies, la situation tragique de la ville éternelle était un stimulant de plus pour l’activité des chercheurs. Soit que les ruines du passé, à la veille des transformations inévitables, inspirassent à des esprits religieux une sympathie plus vive, soit que des âmes contemplatives et impartiales, frappées de ces spectacles, voulussent y étudier les lois de la philosophie de l’histoire, les raisons ne manquaient pas pour diriger sur ce point les recherches de l’érudition. La France et l’Allemagne, aussi bien que l’Italie, ont répondu à cet appel des circonstances. Est-il besoin de citer les noms des Borghesi, des Rossi, des Mommsen, des Henzen, et les excellens travaux que M. Gaston Boissier a consacrés ici même à ces maîtres de l’épigraphie ? L’œuvre des Allemands sur ce terrain de l’archéologie romaine mérite une attention particulière ; ce sont eux surtout qui ont porté dans ces recherches l’inspiration contemplative dont je parlais tout à l’heure. Avec quel soin, pour ne donner qu’un seul exemple, avec quels scrupules et quelle impartialité M. Ferdinand Gregorovius s’applique depuis des années à retracer l’histoire de Rome au moyen âge, l’histoire de Rome sous le gouvernement des papes, cette histoire dont les matériaux sans nombre, éparpillés en tous lieux, attendaient encore la main d’un architecte ! M. Gregorovius a publié le premier volume de son Histoire de Rome en 1859[1], c’est-à-dire l’année même où éclataient des événemens qui devaient tôt ou tard exercer une action décisive sur les destinées de Rome; huit ans se sont écoulés, et l’historien, toujours calme, toujours serein au milieu de ces tragiques aventures, n’a pas cessé un seul jour de poursuivre l’accomplissement de son œuvre. M. Gregorovius approche enfin du but qu’il s’est assigné à lui-même; quand ce vaste tableau de la Rome des pontifes sera complètement terminé, il y aura là un sujet d’études que nous ne négligerons pas, et l’on verra que M. Gregorovius a dignement représenté l’histoire et la philosophie au milieu de la crise qui tient le monde en suspens.

En attendant que nous puissions rendre une entière justice à l’auteur de l’Histoire de Rome au moyen âge, nous signalerons aujourd’hui un travail beaucoup moins considérable assurément, d’un intérêt moins vif, moins immédiat, travail d’un grand prix toutefois et qui se rattache aux recherches déjà si nombreuses accomplies à Rome par l’érudition germanique. Il ne s’agit plus ici de la philosophie de l’histoire, il s’agit simplement d’archéologie et d’art. M. Gregorovius continue la tradition des Niebuhr, des Humboldt, des Bunsen; c’est à l’école de M. Théodore Mommsen et de ses vaillans émules, à l’école des Henzen et des Brunn qu’appartient l’ouvrage dont nous voulons parler. Quel est cet ouvrage ? Une monographie, la première monographie complète des antiquités païennes du musée de Latran[2].

Il y a une trentaine d’années, le hasard fit découvrir une statue dans le sol où s’élevait l’Anxur des anciens, aujourd’hui Terracine. Le sculpteur Tenerani fut le premier à y reconnaître un des plus beaux spécimens de l’art antique. Deux antiquaires célèbres, M. Melchiorri et M. Vescovali, qui réclament le même honneur, ont eu du moins le mérite de confirmer le jugement de l’habile artiste, et l’un d’eux, M. Vescovali, a déterminé d’un œil sûr le nom du personnage représenté par le statuaire. Sa conjecture ou plutôt son affirmation a été adoptée par les maîtres les mieux initiés à la connaissance de l’antiquité hellénique; aucun doute n’est plus possible après les consultations données par M. Jahn et M. Welcker : c’est une statue de Sophocle qui a été découverte à Terracine en 1839.

Quelque temps après, les comtes Antonelli, propriétaires du domaine où avait été faite la précieuse trouvaille, offraient ce trésor au pape Grégoire XVI; familia Antonellia, — terracinensis, — donavit, — anno MDCCCXXXIX, telle est l’inscription gravée sur le socle. Le pape, voulant faire honneur à une œuvre si vénérable, décida que le palais de Latran serait transformé en musée pour la recevoir. C’était d’ailleurs une occasion de dégager les galeries du Vatican; autour du Sophocle, à qui était réservé le point central de l’édifice, on disposerait bien des objets récemment découverts : statues, fragmens, bas-reliefs, toute sorte de richesses entassées dans les salles devenues trop étroites et qui demandaient la lumière. Le palais de Latran se prêtait parfaitement à ce dessein; attenant à la basilique du même nom, situé non loin de la campagne romaine, tourné pour ainsi dire vers les âges disparus, il offrait un asile merveilleusement poétique à ces poétiques débris de l’ancien monde. Quelles harmonies naturelles, harmonies de lieux et de pensées, dans ce nouveau musée des antiques rassemblé ainsi

A Saint-Jean de Latran, en face des déserts!

Ainsi fut créé le musée grégorien de Latran, ou plus simplement le musée de Latran, puisque ce nom de musée grégorien est aujourd’hui attribué par l’usage à la collection étrusque du Vatican. A peine installé, et pendant qu’il s’enrichissait encore des fouilles exécutées sur plusieurs points du territoire, ce musée, j’allais dire ce temple consacré à Sophocle, attirait l’attention des archéologues. M. Henri Brunn en parlait dans le Kunstblatt ; M. Braun, dans ses Ruines et Musées de Rome, étudiait avec soin quelques-uns de ses monumens; enfin Grégoire XVI, pour compléter son œuvre, ordonnait la publication d’une vaste monographie où tous les objets du musée de Latran seraient examinés, classés, décrits, avec l’indication de leur provenance. Ce travail, confié d’abord aux soins du père Marchi, fut transmis bientôt au père Secchi, et, après la mort de ce dernier, au père Garrucci, qui le publia en 1861 sous ce titre : Monumenti del museo lateranense descritti ed illustrati da Raffaele Garrucci e pubblicati per ordine della santità di nostro signore papa Pio IX. Malheureusement cette publication ne répondait pas à ce qu’on avait attendu ; au lieu d’une description complète, c’était un choix, et un choix assez restreint, des monumens antiques rassemblés au palais de Latran. Le père Garrucci d’ailleurs s’était contenté trop vite des premiers résultats que lui apportaient ses recherches sur l’origine de ces découvertes. C’est surtout en pareille matière que la plus scrupuleuse exactitude est de rigueur. Deux ardens disciples de la science germanique, déjà maîtres à leur tour, M. Otto Benndorf et M. Richard Schoene, ont entrepris de refaire l’œuvre du père Garrucci. Décrire salle par salle toutes les statues, tous les bas-reliefs, tous les fragmens du musée, marquer l’importance de chaque œuvre, en donner les dimensions exactes, en déterminer le caractère, indiquer la date et le lieu des fouilles qui les ont mises au jour, signaler les travaux qu’elles ont inspirés à la critique en Italie, en France, en Allemagne, donner enfin une monographie aussi précise que complète de ces reliques du monde ancien, telle est la tâche que MM. Benndorf et Schoene viennent de conduire à bon terme.

On n’a eu que trop souvent l’occasion de reprocher à la science allemande ses fantaisies aventureuses. Que de fois chez nos voisins l’étude la plus précise de la réalité est devenue le point de départ des plus chimériques interprétations ! Construire, en érudition comme en philosophie, c’est un jeu qui tente les hardis chercheurs et leur cause des éblouissemens. Rien de pareil chez MM. Benndorf et Schoene; le travail qu’ils nous offrent appartient à la sévère école moderne. C’est une enquête minutieusement exacte, une description éclairée par toute sorte de rapprochemens, mais toujours appuyée sur les faits et qui ne livre rien au hasard des conjectures. Le lecteur est même tenté de les accuser de sécheresse en les voyant s’interdire si rigoureusement l’expression des idées que provoque la vue de tant d’œuvres différentes, les unes qui parlent de cet empire romain encore si imparfaitement connu, les autres qui nous reportent aux plus nobles jours de la Grèce. A propos d’une nymphe endormie près d’une fontaine, nos savans guides rappellent ces gracieux distiques tirés de l’Anthologie latine de Burmann :

Hujus nympha loci, sacri custodia fontis,
Dormio, dum blandæ sentio murmur aquæ.
Parce meum, quîsquis tangis cava marmora, somnum
Rumpere. Sive bibas, sive lavere, tace.

C’est la seule liberté qu’ils se permettent, le seul regard furtif dans le domaine des lettres. Combien d’autres rapprochemens auraient dû naître pour eux de cette étude où ils apportent, on le voit, une connaissance si approfondie de l’antiquité hellénique et romaine! En face de ces statues de Tibère et de Germanicus, à la vue de ces sarcophages qui reproduisent les plus belles scènes de Sophocle et d’Euripide, devant ces dieux des Hellènes ou ces images de rois barbares, comment se privent-ils si aisément de tout ce qui pourrait animer leur description, la rendre plus instructive, plus dramatique, sans lui rien enlever de son exactitude? Il semble que, pour se punir de ses anciens écarts, la science germanique se défie aujourd’hui du mouvement naturel de la pensée. Il y a pourtant un milieu entre les éblouissemens de la rêverie et la timidité qui nous enchaîne au sol. L’imagination dirigée par l’étude est aussi un instrument indispensable à la découverte du vrai ; on regrette de ne pas sentir ici le souffle d’un Mommsen.

Ces regrets, car ce ne sont pas des reproches, n’auront rien de désagréable pour nos deux iconographes. Après. tout, MM. Benndorf et Schoene ont fait ce qu’ils ont voulu faire : un catalogue, un inventaire, qui fût en même temps une description savante. À ce point de vue, leur travail mérite un éloge sans réserve. Ils connaissent si bien l’état de la science, sur chaque sujet et sur chaque période de la statuaire gréco-latine ils savent si bien les opinions, les commentaires, les jugemens exprimés par les Gerhard, les Otto Jahn et les Visconti, que cette monographie d’un musée pourrait être signalée comme un utile manuel de l’érudition archéologique au XIXe siècle. Si nous demandons quelque chose de plus aux deux historiens du musée de Latran, c’est que certaines pages de ce manuel nous montrent que l’homme de goût et l’artiste ne le cèdent pas chez eux à l’antiquaire. La statue de Sophocle découverte il y a vingt-huit ans dans les fouilles de Terracine leur inspire l’admiration la plus vive, et ce sentiment est justifié par une analyse si habilement conduite, par des détails si heureusement choisis, que l’émotion du guide se communique à ceux qui l’écoutent. A la bonne heure! voilà l’archéologie que nous aimons, celle qui ne se sépare jamais de l’esthétique et qui se passionne pour le beau. Les deux antiquaires reviennent ici à la tradition de Winckelmann.

« Si tel est le premier signe de la vraie plastique monumentale que l’effet essentiel soit produit du plus loin que le regard a embrassé l’ouvrage, et qu’ensuite, à y regarder de près, l’examen détaillé, approfondi, ne fasse que confirmer cette impression grandiose, la statue de Sophocle est un chef-d’œuvre du premier ordre. Exprimer dans le poète le modèle de l’homme idéal, la plénitude et l’élévation du développement intellectuel, la noblesse inaltérable de la beauté virile, voilà manifestement le but que l’artiste s’est proposé et qu’il a su atteindre tout d’abord par la disposition générale de son œuvre. » Ainsi parlent nos guides à la vue de cette grande image si longtemps dérobée au regard des hommes; approchez maintenant avec eux, interrogez le détail, examinez les lignes, rendez-vous compte de l’attitude du corps, des plis de la robe, du mouvement des bras, du juste arrangement de toutes les parties, surtout de l’expression du visage, vous admirerez dans ce mélange de vigueur et de sérénité un des plus harmonieux épanouissemens de l’humaine nature. MM. Benndorf et Schoene ont joint à leur travail vingt-quatre planches où la photographie venant en aide à l’art du lithographe a permis de reproduire les principales richesses du musée de Latran avec beaucoup plus de bonheur qu’on ne l’avait fait jusqu’à ce jour; la statue de Sophocle, on le pense bien, est traitée par eux avec un soin particulier, elle tient dans leur monographie la place d’honneur que Grégoire XVI lui assigna dans les galeries de son palais. On peut donc, sans être allé à Rome, contrôler dans une certaine mesure la description enthousiaste des savans ciceroni. Quant à ceux qui ont vu ces grandes choses, ils seront heureux de retrouver ici une justification aussi complète des impressions qu’ils ont dû ressentir. Oui, c’est bien l’idéal du poète qui est exprimé dans ce marbre, l’idéal du poète antique chantant l’humanité, à l’heure où elle se dégage des fatalités sombres et se dirige librement vers la lumière. On ne connaît par la tradition écrite que trois images de Sophocle, toutes les trois perdues depuis des siècles : la statue d’airain que l’orateur Lycurgue lui fit élever dans le théâtre d’Athènes, une autre statue que son fils Jophon lui consacra et qui paraît avoir été placée dans un temple, enfin son portrait peint sur les murailles du Pœcile, au milieu des grands hommes de la cité. MM. Benndorf et Schoene pensent que le Sophocle de Terracine est une œuvre originale, et que, si l’artiste a pu s’inspirer du monument de bronze élevé par l’orateur Lycurgue, il l’a fait en toute indépendance, comme il appartient à un artiste qui a son idée et qui l’exprime. Rien ne fait penser ici à une main qui copie : tout est franc, libre, bien venu. Remercions MM. Benndorf et Schoene du soin qu’ils ont pris de mettre religieusement en lumière ces découvertes trop peu connues ou trop vite oubliées. Ils nous ont fait relire avec bonheur la Vie de Sophocle par Lessing et ces pages excellentes où M. Patin explique la révolution morale autant que poétique annoncée par le chantre d’Antigone. Dans notre vie tumultueuse et indécise, au milieu de nos agitations et de nos fièvres, on bénit l’occasion qui replace un instant sous nos yeux ces deux signes de l’antique beauté, la candeur et la force.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


L’ACOUSTIQUE, OU LES PHENOMENES DU SON,
par M. R. Radau. Paris, Hachette et Cie.


De toutes les branches de la science expérimentale, c’est sans contredit l’acoustique qui a le plus changé d’aspect depuis une dizaine d’années. On croyait généralement que, pour étudier les sons, il fallait avant tout avoir l’oreille très juste, et les physiciens qui ne se sentaient aucune aptitude pour la musique n’osaient aborder un terrain qu’ils supposaient hérissé d’obstacles pour eux insurmontables. Les nouvelles méthodes d’observation auxquelles l’acoustique doit ses plus récens progrès tendent au contraire toutes à nous affranchir du moins fidèle de nos sens. L’œil se substitue à l’oreille, les sons deviennent visibles. Les cours publics et un grand nombre de conférences scientifiques ont depuis longtemps popularisé la belle découverte de M. Lissajous, grâce à laquelle les vibrations sonores des fourchettes d’acier peuvent se transformer en un phénomène lumineux des plus brillans. On prend deux diapasons dont les notes sont dans un rapport consonnant, on y fixe deux petits miroirs, et on les installe en face l’un de l’autre comme deux joueurs de paume : les miroirs seront les raquettes, un rayon de lumière sera la balle. Une lampe entourée d’une cheminée opaque dans laquelle on a percé un petit trou fournit le point lumineux; le rayon qui en émane arrive sur le premier miroir, qui le renvoie au second, d’où il tombe sur un écran ou bien directement sur la rétine de l’œil. Tant que les diapasons restent en repos, on ne voit qu’une petite étoile fixe; mais dès qu’on les ébranle par un coup d’archet, cette étoile se transforme en un sillon lumineux d’une forme plus ou moins entortillée dont l’aspect révèle aussitôt le rapport musical des deux appareils. S’ils sont à l’unisson, la courbe lumineuse qui se peint sur le mur sera un cercle ou une simple ligne droite; s’ils sont à l’octave, on verra un huit, et ainsi de suite. Les deux notes écrivent ainsi elles-mêmes leur intervalle musical en traits de feu. Ce procédé d’observation est fort utile pour accorder avec une précision mathématique un diapason quelconque sur le diapason fondamental du Conservatoire.

Une autre méthode non moins ingénieuse est celle des flammes de Kœnig. A l’extrémité d’un bec très fin brûle une flamme nourrie par un courant de gaz qui palpite sous la pression périodique d’une membrane insérée dans la paroi du conduit. La voix ou un autre son quelconque fait vibrer la membrane. Celle-ci se creuse, se gonfle en mesure, et, agissant sur la flamme comme un soufflet, la fait tour à tour pâlir et flamber. Si on regarde cette flamme dans un miroir tournant, on l’y aperçoit, tant qu’elle est en repos, sous la forme d’une traînée lumineuse d’une largeur uniforme; mais cette bande de lumière devient un ruban dentelé dès que la flamme subit l’action du mouvement vibratoire, et à chaque trépidation correspond une pointe plus ou moins élevée. Grâce à cette nouvelle pyromancie, on peut se rendre compte par les yeux de la constitution intime des sons, du timbre des voyelles et des phénomènes les plus complexes et les plus curieux de l’acoustique.

Il existe enfin un moyen très simple d’obtenir sur une feuille de papier un tracé figuratif des vibrations sonores, en d’autres termes de faire écrire les diapasons. La première idée de la phonographie est due à Guillaume Weber; c’est aujourd’hui l’une des branches auxiliaires les plus précieuses de la physique expérimentale. Ayant fixé à un corps vibrant une barbe de plume, promenez-la rapidement sur une feuille de papier recouverte de noir de fumée, de manière que la plume reste en contact avec la surface noircie. Il se produira un sillon blanc ondulé dont l’aspect révélera toutes les circonstances du mouvement vibratoire. Ce procédé n’est pas seulement d’une importance très grande pour l’étude des sons, il fournit aussi le moyen de diviser une seconde en fractions aussi petites qu’il vous plaira, par exemple en millièmes. Un diapason qui fait mille vibrations par seconde (il donne alors l’ut au-dessus de notre la officiel) tracera sur la bande de papier d’un appareil télégraphique une courbe qui, pour chaque seconde, offrira mille replis. La grandeur des plis dépendra de la vitesse avec laquelle l’appareil dévidera la bande de papier. Si à côté de ce sténographe d’une prestesse inouïe le télégraphe fait deux marques destinées à enregistrer deux observations quelconques, on n’a plus qu’à relever le nombre des sinuosités qui serpentent entre les deux marques, et l’on aura en millièmes de seconde la différence des instans qui correspondent à ces marques. Un diapason peut donc se convertir en un chronomètre d’une précision pour ainsi dire illimitée. Ces exemples suffiront pour faire comprendre que l’acoustique a pu faire de grands progrès par des voies indirectes. Les impressions que l’oreille perçoit n’ont jamais la netteté de celles qui nous arrivent par les yeux. L’oreille est artiste, l’œil est savant. L’oreille jouit de la beauté des sons, l’œil en compte les vibrations, il se fait le trésorier de l’organe paresseux qui ne sait pas compter au-delà des premiers nombres, qui ne distingue que les intervalles musicaux.

Les travaux récens de M. Helmholtz nous ont appris que les harmoniques existent dans tous les sons musicaux, que le nombre et la force relative des harmoniques d’un son en déterminent le timbre. « Tout corps qui résonne librement, dit M. Radau, est à lui seul un petit orchestre. Le son le plus grave donne le ton, les autres, tous plus aigus les uns que les autres, accompagnent en sourdine. C’est cela qui fait le timbre. Un timbre riche est un nid de sons harmonieux dont le gazouillement nous plaît sans que nous sachions pourquoi. » En même temps, les harmoniques se constituent en quelque sorte les gardiens de la consonnance. Si les deux notes fondamentales cessent d’être dans le rapport rigoureux qui en caractérise l’intervalle musical, les deux cortèges d’harmoniques se livrent bataille, et les battemens plus ou moins sensibles qui se font entendre avertissent l’oreille qu’il y a dissonance. M. Helmholtz a basé sur cette remarque toute une doctrine musicale qui s’accorde de point en point avec celle que les musiciens ont déduite de leur sentiment instinctif. Sauveur avait déjà deviné dès l’année 1700 l’importance des battemens au point de vue de la théorie de la musique.

Ce livre de M. Radau trouvera d’autant plus de lecteurs que c’est le premier livre populaire qui ait été publié sur l’acoustique. Cette branche de la physique si intéressante pour tout le monde ne paraissait jusqu’ici accessible qu’à un petit nombre d’initiés, revêtue qu’elle était d’un appareil scientifique admirablement ingénieux, mais difficilement abordable. Par la direction imprimée depuis plusieurs années à ses travaux de laboratoire non moins que par la clarté qu’il sait introduire dans les théories les plus embrouillées, M. Radau était particulièrement propre à la tâche qu’il a entreprise. On peut dire qu’il s’en est tiré à son honneur. Des anecdotes, des épisodes bien choisis, rendent son livre attachant; la rigueur du langage le rend utile et instructif. Il a su laisser à la science, tout en lui donnant une forme attrayante, ce caractère de précision qu’on lui enlève trop souvent sous prétexte de la vulgariser.


ALFRED EBELOT.

Le Monde des Bois, Plantes et Animaux, par le Dr Hœfer; Paris, Rothschild.


Le Monde des Bois est une de ces publications illustrées dont notre époque est prodigue, et qui sont moins préoccupées de faire étalage d’érudition que de contraindre le lecteur à s’instruire par l’attrait d’un style aimable et de jolies gravures. La beauté de la forme toutefois ne nuit en rien à la valeur du fond. Les œuvres de vulgarisation sont diverses. S’il en est qui, superficielles et creuses, empruntent le masque de la science pour déguiser une pauvreté constitutionnelle, il en est, — et celle de M. Hœfer est de ce nombre, — qui tout au contraire n’ont d’autre souci que de déguiser la science pure afin de la rendre avenante et gracieuse.

Une introduction savante esquisse à grands traits le tableau général de la vie sur le globe, puis M. Hœfer nous parle de ces vastes forêts de la Gaule, ou plutôt de cette unique forêt primitive dont l’humide et sombre manteau recouvrait tout le centre de l’Europe, des côtes occidentales de la France aux frontières de la Russie. Dans une première partie, consacrée aux plantes forestières, l’auteur les passe en revue depuis les gigantesques sapins qui couronnent les hautes cimes de nos montagnes boisées jusqu’aux humbles fleurs du gazon, jusqu’aux champignons eux-mêmes qui se cachent sous les feuilles mortes. Grands conifères, essences non résineuses, pomacées et amygdalées forestières, arbrisseaux lilliputiens de la flore sylvestre, ils sont tous là, les principaux du moins, décrits et analysés avec la précision correcte du botaniste qui a lui-même examiné ce dont il parle. Ce ne sont pas seulement les observations des autres que M. Hœfer nous raconte, ce sont aussi les siennes, et le trait caractéristique du talent de l’auteur du Monde des Bois, des Saisons et de plusieurs autres ouvrages de valeur, c’est une indépendance remarquable vis-à-vis des formules et des aberrations parfois si regrettables de la science. Dans une seconde partie, c’est des hôtes de la forêt qu’il s’agit, c’est-à-dire des animaux divers qui en peuplent les vastes solitudes. Promeneurs, chasseurs et forestiers trouveront là des chapitres qui les intéressent. Bêtes fauves, reptiles, oiseaux de proie, oiseaux chanteurs, insectes utiles ou nuisibles, gibiers de toute sorte, sont étudiés avec le même soin que le sont dans la première partie les végétaux au milieu desquels ils passent leur vie, et l’on peut dire que l’auteur du Monde des Bois a bien mérité des amateurs et des lecteurs sérieux en publiant un des meilleurs livres de vulgarisation parus cette année.


ED. GRIMARD.


L. BULOZ.

  1. Geschichte der Stadt Rom. im Mittelalter, vom fünften Jahrhundert bis zum sechzehnten Jahrhundert, von Ferdinand Gregorovius; Stuttgart 1859.
  2. Die antiken Bildwerke des Lateranischen Museums, beschrieben von Otto Benndorf und Richard Schoene, Leipzig 1867.