Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1867

Chronique n° 857
31 décembre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1867.

De quelque parti que l’on soit, quelque opinion qu’on professe sur la constitution et les procédés de gouvernement qui conviennent à la France, jamais on n’a eu parmi nous des idées moins arrêtées sur la marche prochaine et logique des choses, jamais plus épais brouillard n’a retiré la clairvoyance aux esprits. Tout le monde sent fermenter en Europe des causes de perturbation. Les anxiétés deviennent aiguës à la vue de l’état précaire et instable des agglomérations politiques récemment troublées ou formées. En ce moment, les grandes nations européennes sont condamnées à deux sortes de travaux dont la simultanéité rend les difficultés plus nombreuses et plus périlleuses. Elles sont obligées de réorganiser les élémens de leurs institutions intérieures à l’instant même où elles sont contraintes de grossir et d’affermir les conditions de leur sécurité et de leur puissance relative dans la communauté européenne. L’Allemagne annexée à la Prusse par fédération ou par traités, l’Autriche qui tente de se relever par l’autonomie des deux moitiés de la monarchie, l’Italie, champ de bataille de la lutte révolutionnaire provoquée par l’existence factice du pouvoir théocratique, sont liées à cette double tâche. Nous en sommes là, nous, France, aussi. Nous faisons en matière militaire un effort qui est inséparable de résultats politiques et sociaux d’une vaste importance. En remaniant nos institutions de guerre, nous subissons la réaction d’un changement d’équilibre en Europe que l’imprévoyance ou la maladresse de notre diplomatie a laissé produire. Par l’accroissement que nous donnons à nos forces offensives et défensives, nous allons à notre tour exercer sur le reste de l’Europe une pression analogue à celle que nous avons nous-mêmes reçue des événemens de 1866. Enfin les lourds sacrifices demandés par le gouvernement au patriotisme des citoyens trouveront infailliblement leur rétribution légitime. La nation, acceptant de pareilles charges, qu’une politique sage eût pu aisément lui épargner, aura sans doute assez de raison et assez de cœur pour rétablir son droit au libre gouvernement d’elle-même, saura tirer profit d’expériences qui ont été aussi instructives que douloureuses, et ne voudra plus abandonner aux inspirations solitaires et secrètes des politiques personnelles les résolutions décisives d’où dépendront ses destinées.

Le doute qui plane sur la discussion de la nouvelle loi de l’armée est, pour la France et aussi pour l’Europe, de savoir si nos institutions politiques font la part assez large à la pensée et à la volonté nationales pour pouvoir contenir les ambitions et les écarts d’une force militaire ainsi agrandie. Les circonstances mêmes qui ont porté notre vigilance et notre sollicitude sur la situation de l’armée française ont été précisément l’effet d’une politique gouvernementale à laquelle il a été permis de suivre ses desseins en dehors des aspirations et du contrôle de l’opinion publique. Tout le monde sait aujourd’hui qu’avant que le déchirement de l’ancienne confédération germanique s’accomplît, la France était maîtresse de la paix et de la guerre. Personne n’ignore plus que c’est la politique française qui a donné à la Prusse l’alliance italienne au commencement de 1866, et que la cour de Berlin, sans cette alliance, sur laquelle déteignait si visiblement le concours moral de la France, n’aurait point osé entreprendre la lutte contre l’Autriche. Si, pouvant le prévenir, on a laissé éclater un conflit si grave dans l’espoir d’y trouver des occasions faciles d’exercer une intervention profitable, jamais l’opinion publique française franchement consultée n’eût autorisé un pareil calcul. Le sentiment moral de la France fut profondément affecté alors de voir que l’on s’abstînt systématiquement d’user de notre influence pour prévenir la guerre. Les événemens s’accomplirent avec une rapidité et une puissance de nécessité imprévues. On fut en présence d’une déception douloureuse et d’une révélation redoutable pour la France. On était témoin des effets prodigieux de l’organisation militaire prussienne. On regarda avec sollicitude à notre armée, on découvrit, comme au sortir d’un rêve, que nous n’avions plus une armée égale à la situation de la France. L’échec passif auquel nous avait condamnés l’erreur d’une politique qui n’avait pas été assainie et fortifiée par la sympathie publique ouvrit tous les yeux, et délia toutes les paroles sur l’état de notre organisation militaire. Des voix autorisées en signalèrent les lacunes et les malheureuses tendances qu’y avait développées la loi de 1855. Ce sont les fautes d’un système politique peu conforme à la sécurité des sociétés modernes qui nous ont dévoilé la nécessité de remanier nos institutions militaires. La France est appelée aujourd’hui à corriger et à développer sa force offensive et défensive. Est-ce le moment pour elle de négliger de prendre les précautions politiques qui seules peuvent prévenir le retour des fautes qu’elle est obligée de réparer ?

Les considérations politiques dans cette question de l’armée dominent de si haut les considérations purement militaires, que les dissidences consciencieuses qui se sont élevées sur les dispositions techniques de la loi débattue entre le gouvernement et la chambre ne présentent plus à nos yeux qu’un intérêt secondaire. Il faut rendre justice au corps législatif. La question militaire y a été discutée avec une application scrupuleuse, avec une patience méritoire, avec une généreuse élévation de sentimens. L’opposition a pris à cette ardente controverse une part éminente. La pensée fixée sur les justes principes de la révolution et les intérêts qui attachent la civilisation moderne à la paix, elle a émis des théories qui, si elles ont l’air de dépasser les nécessités ou les possibilités présentes, sont conformes à l’objet que poursuivent l’instinct et le vœu des peuples, une pacifique confédération européenne. Si la France était plus avancée en libéralisme, on eût pu mêler plus d’esprit civil à l’organisation nouvelle de nos forces d’attaque et de défense. On eût pu, en obéissant au principe de justice et d’égalité, étendre sur l’universalité des citoyens l’obligation de l’apprentissage et au besoin du service militaire. Autour du faisceau d’une armée active de qualité excellente, on eût pu fonder la préparation régulière et permanente de la levée en masse, qui est le recours suprême et irrésistible des démocraties. En équilibrant les charges sur la totalité des citoyens, on eût évité d’en faire peser trop exclusivement et trop longtemps le poids sur une partie. L’éducation militaire, se communiquant à tous, eût fortifié le tempérament national et les mœurs politiques. C’est à une organisation semblable que le développement des institutions démocratiques doit dans l’avenir conduire la France. Puisque notre état politique et social ne comporte point encore l’application absolue de l’égalité à l’obligation du service militaire, il faut bien se résigner aux moins mauvaises des combinaisons transitoires. C’est en somme le seul accueil que les esprits impartiaux puissent faire à la loi qui va être votée. Cette loi a au moins le mérite de s’être retrempée à l’esprit de la loi de 1832, qui nous avait fait une si vive et si belle armée. Pour les cas de guerre, elle assure le concours d’une réserve exercée ; par l’organisation de la garde mobile, elle fait une première tentative pour unir l’esprit civil à l’esprit militaire. Elle place la France sur un pied respectable et à l’abri de tout affront tant que durera la situation incertaine et précaire de l’Europe. Cette situation aurait bien peu de durée, si, en même temps que la France établit sa force, elle se donnait à elle-même la garantie d’un gouvernement guidé et contrôlé par l’usage de toutes les libertés publiques et par un régime représentatif véritablement logique et harmonieux dans son système et dans sa conduite. L’exemple de la France libre et ayant droit par la constante franchise de ses discussions à la confiance de tous les peuples serait contagieux en Europe ; il produirait un changement de vue universel qui rendrait bientôt inutiles partout les précautions militaires dont les gouvernemens s’entourent en défiance les uns des autres.

Si nous avions à porter un jugement sur les principaux orateurs qui ont pris part à la discussion de la loi sur l’armée, nous trouverions à louer chez le plus grand nombre les bonnes intentions, le zèle patriotique et le talent. La cause de l’opposition radicale a toujours ses représentans les plus élevés dans M. Jules Simon, M. Jules Favre, M. Picard. Un membre de ce groupe, un député studieux qui est un vigoureux argumentateur, M. Magnin, a rempli une place importante dans le débat. La lutte s’est échauffée à propos de l’amendement qui voulait réduire le service de neuf à huit ans. Un partisan de la réduction, M. Louvet, a soutenu son opinion avec ardeur et force. L’amendement a été combattu par M. Rouher avec une extrême habileté et une modération qui montrent l’aptitude et la tendance de cet infatigable orateur au rôle de ministre parlementaire. Malgré une réplique de l’un des meilleurs esprits de la chambre, M. Buffet, la majorité a maintenu les neuf ans de service avec la coupure des quatre dernières années dans la réserve. Pour la question du mariage des soldats, la chambre a été plus libérale que le gouvernement ; elle a avancé de six mois l’époque à laquelle le projet de loi donnait aux soldats de la réserve la faculté de se marier. Dans la discussion générale et dans le débat des articles, les voix guerrières du cabinet on retenti non sans éclat. Le maréchal Niel et l’amiral Pigault de Genouilly se sont montrés experts aux combats de la parole. Le ton de ces chefs de l’administration militaire, qui, on le sait, ont appliqué la plus grand énergie aux travaux de leurs départemens est fait, on doit le reconnaître, pour donner confiance au pays dans la complète préparation de ses forces.

Peut-être n’a-t-on pas assez profité de l’occasion de la loi militaire pour prendre note et dire son avis de certaines imperfections, de certains abus signalés dans notre armée active, qui doit être toujours l’instrument le plus robuste de la défense nationale. On aurait dû avoir la sincérité et le courage d’aborder la question de la garde impériale. L’influence de la garde impériale sur l’armée est-elle favorable à celle-ci ? Ce n’est point l’opinion des meilleurs militaires. Les gardes royales ou impériales sont un préjugé de l’apparat monarchique. Comme on les recrute parmi les meilleurs hommes des troupes de ligne, l’entretien d’une garde impériale est une cause permanente d’épuisement pour ces dernières, et leur crée de grandes difficultés pour la formation et l’entretien de bons cadres de sous-officiers. Il importe donc, s’il faut faire la concession d’un corps privilégié à la superstition monarchique, que ce corps ne soit pas trop nombreux, et ne prive point les troupes ordinaires de leurs meilleurs sujets. Quant aux officiers de la garde, ils ont des privilèges qui leur sont enviés par leurs camarades de l’armée ; ils ont par exemple l’avantage d’avoir leur retraite fixée sur le grade supérieur à celui qu’ils ont en quittant le service. Un capitaine de la garde qui a moins longtemps servi dans son grade qu’un capitaine resté dans la ligne a la pension de retraite d’un chef de bataillon. On a tort de blesser dans l’armée, par ces différences, le sentiment et le légitime intérêt de l’égalité. On a tort aussi d’affaiblir l’armée en ne laissant point ses meilleurs sujets disséminés dans ses rangs. Nous ne pouvons encore, à propos de l’armée, nous dispenser de relever une observation à laquelle les derniers débats ont donné lieu. La question du mariage et de l’accroissement de la population a beaucoup préoccupé les orateurs. Quelques-uns ont déploré la lenteur de l’augmentation de la population en France, comparée, au mouvement des naissances dans les autres pays. On a signalé dans ce contraste pour notre pays une cause d’infériorité, presque de décadence. Nous tenons assurément grand compte des considérations morales qu’on a fait valoir pour mettre le plus tôt possible les appelés de l’armée en mesure d’user de la faculté de se marier. Quant à la question des avantages de l’accroissement rapide de la population par la précocité et l’excessive fécondité des mariages, les opinions des économistes et des socialistes les plus autorisés ne sont point conformes à celles qui viennent d’avoir cours au corps législatif. Il avait été de mode jusqu’à présent de féliciter la France de sa retenue dans l’accroissement de la population. On attribuait ce phénomène chez elle à une sorte de prudence instinctive qui l’empêchait d’augmenter le paupérisme. S’il est un homme de notre temps qui ait étudié avec une intégrité scrupuleuse et une méthode scientifique positive l’intérêt des masses populaires dans le jeu des lois économiques et sociales, c’est bien M. J. Stuart Mill. Il fait précisément honneur à la France, dans son traité d’économie politique, d’avoir la sagesse d’être le peuple européen qui fournit le moins d’élémens au paupérisme ; mais nous sommes aujourd’hui dans une veine d’humeur noire, et nous nous imputons à crime un fait où des philosophes impartiaux, désintéressés, amis dévoués de l’humanité, voyaient un motif de nous louer.

Si nous jetons un coup d’œil sur le milieu européen dans lequel nous accomplissons notre préparation militaire, notre regard rencontre en premier lieu l’Italie. Dans le spectacle de l’Italie, une chose d’abord nous afflige : c’est que la majorité de ses hommes politiques n’a point encore compris l’austère devoir que les circonstances leur imposent. Les hommes chargés du mandat de la représentation d’un peuple qui par la faute de ses chefs s’est engagé dans de douloureux embarras ont pour premier devoir de ne point aggraver par des récriminations venimeuses et des animosités personnelles le malheur de leur pays. On devrait s’imposer la loi, dans le monde politique de Florence, de se taire enfin sur les funestes incidens de l’expédition garibaldienne, de l’intervention française et du choc de Mentana. Un silence de quelque temps, un oubli de parti-pris, seraient de la part des politiques italiens une attitude à la fois digne et prudente. La mauvaise humeur de l’Italie se comprend sans doute, et ce n’est point nous, qui regardons sa pétition contre le pouvoir temporel comme la cause du libéralisme dans tous les pays catholiques, ce n’est point nous qui blâmerons sa douleur ; mais il ne faut point s’abandonner au dépit et à la rancune et fermenter dans le ressentiment des fautes et de la chance mauvaise. C’est un malheur que les discussions du parlement n’aient point été plus sobres et plus sages, que M. Rattazzi soit venu embrouiller encore par la ruse et l’aigreur de ses discours une situation qu’il a tant compromise par ses actes, et que le gouvernement parlementaire italien n’ait point eu le bon esprit de donner à ses amis du dehors la consolation d’une majorité suffisante en faveur de ceux qui n’ont point refusé de tenir la barre dans la tempête. Il est à souhaiter que l’Italie change de marche pendant quelque temps ; ce serait bien le moins qu’elle ne compromît point sans retour et de gaîté de cœur son alliance avec la France, et qu’elle laissât le temps aux sympathies françaises qui l’ont soutenue de surmonter la réaction aveugle excitée chez nous par la tentative de Garibaldi. Le ministère Ménabréa a été obligé de donner sa démission par un vote maladroitement posé sur un ordre du jour qui devait inévitablement réunir contre lui ses ennemis de gauche et ses adversaires de droite. Le général Ménabréa parviendra-t-il à former un autre cabinet ? Trouvera-t-il dans les hommes qui sont à la tête des divers groupes parlementaires un concours suffisant pour qu’il puisse reprendre avec solidité l’action nécessaire du gouvernement au dehors et au dedans ? Le général Ménabréa n’a point l’air de se décourager. Il va même jusqu’à solliciter la coopération d’un homme énergique, M. Ponza di San-Martino, renommé autrefois pour sa capacité administrative, ancien conservateur devenu depuis le transfert de la capitale le chef d’une opposition piémontaise implacable contre les ministères florentins. Si M. Ménabréa réussit à composer un nouveau cabinet, si les passions excitées par la nouvelle intervention française dans l’état romain font mine de se calmer, les relations entre la France et l’Italie pourront se rétablir sur l’ancien pied amical, et, nous l’espérons, à l’avantage ultérieur de l’Italie. Pour parler familièrement, il faut, sinon dans les doctrines, du moins dans les faits, laisser sommeiller pendant quelque temps la question romaine. L’Italie ne manque point d’affaires financières et administratives qui exigent l’application d’organisateurs habiles et laborieux. Il y a aussi le champ des affaires européennes, où nous ne pensons point que la France refuse jamais la compagnie de l’Italie.

Après l’Italie, la principale cause d’inquiétude dans ces derniers jours est venue de l’Orient. Les informations arrivées de Serbie étaient menaçantes. On assurait que le prince Michel faisait des préparatifs de guerre, et que la Serbie ne tarderait point à prendre les armes contre la Turquie. Fallait-il voir là l’effet des propagandes qu’on accuse la Russie d’exercer parmi les populations gréco-slaves de l’empire ottoman ? La diplomatie russe vient de donner un signe de dépit contre ce qu’elle appelle les vacillations de la politique française en Orient. Le gouvernement français s’était joint, il y a quelques mois, aux cabinets de Russie, de Prusse et d’Italie pour adresser des représentations à la Porte sur la question Crétoise ; puis il avait laissé ces stériles démarches et avait préféré concerter ses vues sur l’Orient avec l’Angleterre et l’Autriche. Notre gouvernement n’avait point tenu à mettre le public dans la confidence de cette variation politique. Il ne comptait point sur la superbe russe. La chancellerie de Pétersbourg, vexée de voir passer sous silence notre courte union avec elle dans les affaires d’Orient, a rempli une lacune volontaire de notre livre jaune, et a mis au jour les pièces de cette négociation éphémère. La publication russe, nous l’espérons, ne troublera nullement l’union avec l’Autriche et l’Angleterre, dans laquelle, dit-on, la France persiste. Ces trois puissances ont présenté des observations identiques au prince de Serbie, et la paix ne sera point compromise sur la rive droite du Danube. La Russie sur ces entrefaites prend devant l’Europe une nouvelle attitude. La cour de Pétersbourg appelle auprès d’elle les deux hommes les plus éminens de sa diplomatie, M. le baron de Budberg, l’ambassadeur de Paris, et le général Ignatieff, l’ambassadeur de Constantinople. Est-ce la question d’Orient et le changement de la politique française qui motivent ces déplacemens à sensation ? Ce n’est point si grosse aventure. Le prince Gortchakof, qui ne croit peut-être point être sorti de l’âge des passions, s’avance pourtant dans la période septuagénaire. Cet homme d’esprit aurait vraisemblablement besoin d’un peu de repos pour goûter les joies sereines d’une verte vieillesse. La chancellerie de l’empire lui serait une opulente et calme retraite. Il abandonnerait la direction du ministère des affaires étrangères à l’un ou à l’autre des ambassadeurs mandés à Pétersbourg. Quel sera l’élu ? Il y aurait de la témérité à le prédire, car chacun des deux candidats peut compter à la cour sur de puissans patronages. Voilà une sinistre apparence, ayant donné lieu à de noires conjectures, qu’il faut effacer de l’horizon.

L’Autriche vient enfin d’achever cette hardie et honnête combinaison qui établit la monarchie sur la base d’un dualisme définitif. Le royaume de Hongrie et le groupe des régions cisleithanes se sont entendus sur l’arrangement qui détermine les affaires communes. Les deux parties qui forment la monarchie vont exercer leur autonomie et se réunir par un nombre proportionnel de représentans dans la commission de délégation. La Hongrie a son gouvernement représentatif et son ministère responsable ; le groupe des autres régions a son parlement et son cabinet. Au-dessus, et comme organes des affaires communes, sont placés le conseil des délégués et les trois ministères d’empire, — les affaires étrangères, la guerre et les finances. M. de Beust est à la tête du cabinet impérial et a le département des affaires étrangères. Cette grande machine va prendre son mouvement naturel. Elle est inaugurée sous de favorables auspices. L’empereur François-Joseph a montré dans toutes les transactions d’où est sortie cette transformation libérale de l’empire une persévérance, une sincérité, qui lui font un réel honneur et lui donnent un bon renom parmi les peuples qui se rallient autour de sa couronne. L’empereur et roi offre ainsi l’exemple honnête et salutaire d’un souverain qui se décharge des responsabilités et des initiatives du pouvoir, et les partage généreusement avec les représentans de ses peuples. On ne saurait trop cordialement féliciter la nation hongroise de l’excellent esprit politique qu’elle a montré durant la crise régénératrice. Cette race réunit des élans de jeunesse à la fermeté et à la constance intelligente des peuples qui ont vieilli dans l’expérience des libertés politiques. La Hongrie ne s’est jamais découragée dans la revendication de son droit historique ; les plus sévères oppressions d’un pouvoir qui dans son aveuglement les a si longtemps traités en peuple conquis n’ont pu ni abattre les Hongrois ni les rendre irréconciliables avec la dynastie qui avait eu l’ingratitude de les mettre au joug. Ils ont déployé un rare esprit politique dans les négociations qui’ont rétabli leur autonomie. Ils se sont prêtés au règlement des affaires communes, à la création d’un ministère d’empire, aux arrangemens militaires limités aux besoins de la défense de la monarchie. Le mérite des chefs politiques de la Hongrie est d’avoir formulé une condition essentielle, utile à ses confédérés, à savoir que les états unis par le lien des affaires communes seraient tous gouvernés sous l’autorité d’une constitution libre. La Hongrie n’aurait pas voulu d’un contrat de solidarité avec un pays qui n’aurait point été aussi libre qu’elle, et dont les libertés précaires eussent été soumises aux caprices du souverain. Dans son propre sein, la Hongrie n’a pas été moins libérale, elle a proclamé l’égalité entre les races aussi bien qu’entre les individus. L’excellent esprit qui anime en ce moment les populations de l’empire d’Autriche ouvre un avenir prospère à cette monarchie métamorphosée par la liberté. L’Autriche réussissant conservera une grande place dans la civilisation moderne. Elle pourra devenir le centre d’association, le modèle ou la patronne bienfaisante des races divisées et confuses répandues autour du cours inférieur du Danube et dans les régions septentrionales de l’empire turc. Les richesses naturelles du sol autrichien et de la terre hongroise se développeront sous l’influence de l’industrie et du crédit restauré. L’Autriche, en bonne santé et en bonne humeur, verra renaître ses anciennes forces, et, selon la belle parole du premier ministre hongrois, M. le comte Andrassy, avec la Hongrie satisfaite il ne sera plus permis de la compter parmi les états faibles et condamnés à la décadence.

Les petits états ne peuvent traverser, sans ressentir un certain malaise, la période critique de la formation ou des ébranlemens des grandes agglomérations. Le point du continent le plus sensible aux perturbations de l’équilibre européen est, nous l’avons souvent rappelé, ce triangle qui s’enfonce au nord entre la France et l’Allemagne, cette combinaison des Pays-Bas, qui a toujours servi de pivot politique et stratégique aux grandes luttes continentales. Divisé par la révolution de 1830, le royaume des Pays-Bas a formé depuis lors deux petits états remarquables par leur industrie, leur commerce, leur administration financière et en général par le bon sens de leurs gouvernemens. Il faut espérer que la Belgique et la Hollande auront la bonne fortune d’échapper saines et sauves aux révolutions territoriales dont l’Europe pourra être encore le théâtre. Cependant on ressent en ce moment en Hollande et en Belgique de petites secousses qui sont la conséquence indirecte du trouble européen. La pierre d’achoppement des ministères hollandais et belge est la question financière. En Hollande, le parlement refuse sa confiance à un cabinet qui ne lui paraît point être assez économe des deniers publics ; il est probable que le dernier ministre de la justice, si la mort ne l’eût récemment enlevé, eût exercé une influence conciliante et eût prévenu le conflit ; mais la chambre n’a pas fait grâce à ses collègues, que la couronne soutient en faisant appel au pays par des élections nouvelles. En Belgique, il s’agit aussi d’une dépense extraordinaire motivée par des travaux de défense sur l’Escaut qui compléteraient les fortifications d’Anvers. Ici c’est la portion la plus influente du ministère, ayant à sa tête M. Frère-Orban, le chef éminent du parti libéral depuis tant d’années, qui s’opposerait aux dépenses. Les ministres belges ont remis au roi leur démission. S’ils ne la retirent point, nous ne mettons pas en doute que le pouvoir sera placé entre des mains également libérales. Les hommes politiques et les orateurs distingués ne manquent point au parti libéral belge ; il suffit de citer des noms tels que ceux de M. d’Elhoungne, l’éloquent député de Gand, de M. Dolez, président de la chambre.

Nous assistons aux méfaits commis par le fenianisme en Angleterre avec l’horreur qu’ils excitent, mais sans pouvoir comprendre les causes et la nature de cette étrange et sombre conspiration. L’Angleterre paie ainsi son tribut à la mauvaise fortune qui s’attache aux peuples dans ce temps-ci. La plaie du fenianisme est lugubre, et se traduit par des actes de destruction odieusement barbares. « Il serait un grand homme, s’écriait, il y a quelques jours, M. Bright devant le meeting de Rochdale, celui qui révélerait le moyen de satisfaire l’Irlande. » M. Bright n’affiche point pour lui-même cette chimérique ambition. Ce n’est point assurément dans sa liberté que l’Irlande souffre. Il y a près de quarante ans qu’elle est admise au partage des libertés anglaises qui autorisent toutes les plaintes, toutes les réclamations, tous les vœux, et qui ont permis aux Irlandais de plaider leur cause dans le parlement du royaume-uni. L’Irlande a encore le droit ou le motif de protester contre un abus et un mal dont elle est frappée. L’établissement temporel de l’église anglicane en Irlande est une anomalie et un anachronisme. La majorité des Anglais applaudit aux efforts de la nation italienne contre le pouvoir temporel de la papauté. Comment ne se sont-ils point aperçus qu’ils blessent injustement l’Irlandais dans ses croyances par les avantages que l’église épiscopale garde encore en Irlande comme l’héritage et le monument d’une conquête spoliatrice ? Une semblable monstruosité n’aurait pas dû survivre jusqu’à notre époque. Les richesses du clergé épiscopal d’Irlande ont été sans doute restreintes en partie ; mais ses dotations passent trop iniquement la mesure. L’autre grief des Irlandais est de nature sociale ; ils attribuent leurs souffrances à la constitution de la propriété. Ici encore les faits présens évoquent le souvenir des conquêtes et des anciennes confiscations ; mais comment défaire l’établissement d’un système de propriété qui a une existence plusieurs fois séculaire ? Comment lutter en outre contre les mœurs mêmes des masses irlandaises et leur penchant inguérissable à se ruiner par la concurrence des petits fermages ? Comment dominer et amortir une haine de race si violente que l’émigration lointaine ne parvient point à étouffer, qui rebondit contre la métropole avec une violence croissante de l’Amérique, où l’Irlandais trouve cependant si facilement une patrie plus tu tel aire ? Comme contraste à ce miracle de haine nationale, il est juste de remarquer la résistance que la société anglaise organise spontanément elle-même contre les insensés qui lui déclarent la guerre par l’incendie. Des milliers de constables volontaires se mettent au service de l’administration pour veiller au péril commun. Voilà l’énergie de dévouement volontaire qu’inspirent aux citoyens les mœurs de la liberté. Les malheureux Irlandais attaquent en désespérés un bien robuste ennemi.

Ce sont les qualités plus rudes encore de cette race que l’on rencontre aux États-Unis. Quoique la lutte du congrès et du chef du pouvoir exécutif continue, elle n’est point allée aux extrémités qu’on eût pu redouter. Le sénat s’est prononcé contre la mise en accusation du président Johnson. Cependant les sujets de litige sont loin de faire défaut. Le congrès a de nouveau affirmé à une grande majorité son système de reconstruction des états du sud, dénoncé par le président comme la violation de la constitution américaine. Tandis que le congrès poursuit son système par des mesures législatives, le président agit pratiquement en sens contraire en changeant dans les états du sud les commandans militaires et en remplaçant les généraux radicaux par des généraux démocrates. Il y a aussi l’affaire de M. Stanton, le ministre énergique qui a dirigé la guerre sous M. Lincoln, et que M. Johnson a renvoyé de son département comme un adhérent trop rigide de l’opinion républicaine. Si le président n’hésite point à braver le pouvoir législatif, le congrès ne fait aucune difficulté de restreindre les facultés les plus naturelles du pouvoir exécutif. On conteste à M. Johnson le droit de renvoyer l’ancien ministre de la guerre, et celui-ci, armé d’une résolution législative, pourra plaider devant une cour judiciaire pour obtenir sa réintégration dans son ancien ministère. La liberté rectifie toutes les irrégularités et entretient la vie dans ce désordre apparent. Le bon sens prévaut dans la conduite des questions financières, une nombreuse majorité a repoussé une proposition subversive du général Butler, qui demandait que les États-Unis, violant leurs contrats d’emprunt, ne payassent plus qu’en papier les intérêts de leurs obligations. On doit espérer aussi que les droits intérieurs sur la production du coton seront prochainement réduits ; puis l’on approche du moment du renouvellement du pouvoir exécutif. On agite les noms des prétendans à la présidence. Au mois de mai prochain les représentans des partis se réuniront en convention pour fixer les candidatures. Le nom du général Grant est celui qui est le plus communément prononcé, et qui semble devoir réunir des votes nombreux dans les rangs des deux partis. Le général manœuvre avec habileté sa candidature. Sa tactique est le silence. Il attend les avances et n’en fait lui-même aucune à la popularité. Son beau-frère, le général Dent, a laissé transpirer par une lettre qui est parvenue à la publicité les idées circonspectes du général Grant. Ce document est curieux et prouve qu’entre les exagérations des partis un homme éminent, qui doit bien connaître son pays, auquel il a rendu de si grands services, croit plus habile de suivre une ligne intermédiaire. D’après M. Dent, le général Grant ne veut être ni le candidat républicain ni le candidat démocratique à la présidence ; il voudrait être nommé par le peuple en dehors des organisations actuelles des partis. Le général est enchanté de sa position présente et ne la quitterait que s’il était convaincu qu’il aurait de plus grands services à rendre à son pays. Il n’accepterait la présidence qu’à la condition de n’être ni lié ni embarrassé par les affiliations et les plates-formes des partis. Il ne veut point se prononcer sur les questions de politique générale avant que l’heure des solutions soit arrivée ; de là sa répugnance à se laisser interroger sur des programmes ou enfermer dans certaines lignes d’action. Tout en réclamant la liberté d’action pour lui-même, le général Grant ne désire point agir en dehors de la volonté populaire ; il prendrait à tâche, s’il était élu, d’étudier les intérêts et les vœux populaires, et de faire pour la nation ce qu’elle voudrait faire pour elle-même. Que les questions de partis soient abandonnées à la brigue électorale des hommes du congrès, et le général Grant s’empressera d’obéir à la volonté populaire, manifestée par les élections des représentans et des sénateurs. Le général n’est formel que sur un point. S’il est élu, il ne distribuera point les places en rémunération des services politiques. Il croit à la nécessité d’une réforme du service civil aux États-Unis, et ne jugera les fonctionnaires que sur leur moralité et leur capacité. Une telle modération, une telle réserve, une telle impartialité chez un homme politique des États-Unis est un rare phénomène que nous avons tenu à signaler. La tactique du général Grant fera sans doute la conquête des esprits modérés ; mais elle est peu conforme aux traditions américaines, et il faudra voir si le général y persévérera jusqu’à la réunion des conventions. L’organisation des partis dans la grande république américaine est la vraie constitution vivante dérivée des libertés consacrées par la constitution écrite. Il n’y a pas d’apparence que les partis aux États-Unis désertent leurs traditions. Le conseil national de la ligue de l’Union a décrété dans une de ses récentes séances qu’il est absolument opposé à toute déviation des principes sacrés de son organisation ou du parti républicain. La ligue prie la convention républicaine et nationale avec respect, mais avec ardeur et fermeté, de ne point désigner pour la présidence des États-Unis en 1868 tout homme qui ne donnerait pas des garanties incontestables de sa sincère fidélité à la cause de l’Union et de la liberté, qui n’admettrait pas l’égalité des droits de tous les citoyens et le suffrage universel. La lettre du beau-frère du général Grant n’est qu’une prise de position de la candidature. Quand on en viendra au jour de la désignation des candidats par les conventions, il faudra bien que l’illustre général fasse publiquement son choix entre les diverses plates-formes. e. forcade.



REVUE DRAMATIQUE.

Gymnase. Miss Suzanne, comédie en quatre actes, par M. Ernest Legouvé. — Madame Desroches, comédie en quatre actes, par M. Léon Laya. — Théâtre de Cluny : Les Sceptiques, comédie en quatre actes, par M. Félicien Mailefille.

Tout le monde peut dire ce que seront devenues dans cinquante ans la plupart des pièces d’aujourd’hui ; il y aurait une insigne présomption à vouloir prophétiser quel sera leur sort d’ici à quinze jours. Avec un parterre que l’on a fini par accoutumer au mutisme d’un régiment sous le feu de l’ennemi et à recevoir sans sourciller l’averse prolongée des plus froides plaisanteries, le public est un sphinx. Nous sommes donc réduits, sur les pièces nouvelles, à exposer notre sentiment tout pur et à en déduire simplement les raisons. Préjuger le succès de ces pièces par le nombre des spectateurs qu’elles avaient aux premières représentations, ce serait vouloir se tromper à coup sûr, car il existe toujours à Paris une population dont la curiosité ne veut rien laisser passer. Où peut-on s’attendre à trouver moins d’imprévu que dans une comédie de M. Ernest Legouvé, si ce n’est dans une comédie de M. Léon Laya? Cependant Miss Suzanne et Madame Desroches attirent encore du monde, et je ne jurerais pas que ces deux pièces, également chétives de fond et de forme, n’auront pas une carrière assez longue pour sauver l’honneur des théâtres qui les ont montées et fournir à l’amour-propre des auteurs une satisfaction suffisante.

Miss Suzanne, la première en date, est une pièce littéraire comme un programme politique, passionnée comme une leçon de morale. On n’oserait y trouver à redire, tant elle est remplie de bonnes intentions, si les intentions étaient quelque chose au théâtre et devaient désarmer le sens commun. L’instruction obligatoire, la dignité grandissante des arts industriels, l’utilité des expositions, la liberté des jeunes filles, le respect des femmes et autres thèses semblables que l’auteur recommande à nos réflexions, sont choses assurément excellentes, pourvu qu’on veuille bien n’en pas abuser, et c’est en abuser que de bombarder le public de sorties sentimentales sur ces sujets au beau milieu d’une pièce, quand il est, selon toute vraisemblance, moins en humeur de controverse qu’en disposition d’être ému et intéressé. On est agacé, quoi qu’on en ait, à la longue, de voir ces belles choses exploitées à tout propos, et fournir à celui-ci des développemens dramatiques, à celui-là des effets oratoires, qu’ils ne devraient demander qu’à l’observation sincère et à la raison. On ne saurait d’ailleurs assez admirer comment la morale se venge avec malignité du moraliste intempestif en déjouant ses intentions et en tournant ses efforts contre le but qu’il s’est proposé. M. E. Legouvé, le poète en titre des sentimens de famille, a voulu montrer que l’amour maternel est sacré jusque dans ses excès. S’il avait voulu au contraire nous mettre en défiance contre ce sentiment et nous le faire prendre en grippe, il n’aurait pu, je crois, procéder autrement. Figurez-vous la mère d’un capitaine de cavalerie qui, pour l’arracher aux maléfices d’une drôlesse, va chercher la fille d’un honnête sculpteur en bois, une enfant naïve et charmante, l’attire près d’elle, se sert de sa beauté comme d’un contre-aimant, sans avoir d’ailleurs un seul instant la pensée de la donner pour femme à son fils. M. E. Legouvé a pris la sage précaution de nous raconter l’histoire de je ne sais plus quelle grande dame qui en usait ainsi dans l’intérêt de ses neveux. Peine perdue; si celle qu’il nous montre ne prévoit pas où pareil jeu doit nécessairement aboutir, c’est une sotte; si elle l’a prévu, de quel nom veut-il que nous appelions cette bonne mère? Lorsqu’on est comtesse de Brignole-Montluçon, c’est-à-dire qu’on a toutes les fiertés de la noblesse de l’empire entée sur la noblesse ancienne, on peut, si l’on veut, se méconnaître jusqu’à supplier la maîtresse de son fils et humilier son orgueil aux pieds d’une coquine, quoiqu’à vrai dire ce soit prendre bien au tragique une amourette; mais les plus justes alarmes ne sauraient justifier l’oubli de toute délicatesse. En vérité, M. Legouvé célèbre d’une manière bien étrange l’amour maternel. Eh oui! la mère peut se jeter au-devant des lions pour défendre l’enfant qu’elle allaite : elle peut, pour le vêtir, s’humilier, mendier, voler même, et, si la loi la condamne, la nature l’absout; mais, lorsque le nourrisson a vingt-cinq ans, qu’il porte moustache, qu’il est officier de cavalerie et décoré, il convient de le laisser se dépêtrer lui-même, et, pour peu qu’on soit une femme de sens, on ne se mêle pas de ses fredaines, on n’intervient du moins qu’à la dernière extrémité, surtout on ne va pas compromettre avec légèreté en de telles affaires l’honneur d’une jeune fille. M. Legouvé ne s’est pas aperçu que dans sa comédie la mère est une femme odieuse et le fils un niais.

Quant à miss Suzanne, la fée qui opère toutes ces merveilles, qui instruit les petites filles, désennuie les grandes dames, arrache les jeunes officiers à l’enchantement des Circés de l’Opéra, déshabitue les vieux colonels en retraite de ronfler après dîner, et qui doit cette vertu miraculeuse au seul avantage d’avoir été élevée en Amérique à l’américaine, c’est une remarquable personne. Non contente de courir bravement le cachet, elle, accepte les emplois les plus divers. Mme Tavernier lui donne mille francs pour l’accompagner à la campagne, afin de retenir au logis le colonel Tavernier, dameret sexagénaire, auquel il faut toujours une Dulcinée à qui glisser ses billets doux et lire ses acrostiches; elle accepte cette fonction. La comtesse de Brignole veut qu’elle use de son ascendant sur son fils pour obtenir qu’il cesse d’aller rue de Ponthieu; elle s’en charge encore, sans demander, ni deviner, ni soupçonner ce que c’est que la rue de Ponthieu. Lorsqu’elle se sait aimée de M. de Brignole et qu’elle le voit multiplier à tout propos ses visites, il ne lui vient pas à l’idée de douter que ce ne soit pour le bon motif et qu’il ne l’épouse au premier jour; rien n’égale sa surprise lorsqu’il lui déclare n’avoir eu jusqu’ici que l’intention de faire d’elle sa maîtresse, rien, si ce n’est le dévouement empressé qu’elle met, pour rassurer Mme de Brignole, à offrir sa main à un élève de son père, un futur grand artiste, auquel jusqu’à cette heure elle n’avait jamais pensé. Tant d’innocence effraie, même dans une jeune Américaine. Elle ne s’est donc pas aperçue qu’elle avait traversé l’Atlantique, qu’elle était à Paris et non plus à New-York, qu’au lieu d’habiter un pays où les jeunes filles vivent libres sous la protection de la probité démocratique, elle était dans la capitale de la galanterie en permanence? Miss Suzanne a une confiance en elle-même qui est charmante sans doute, mais que son père, M. Villeneuve, qui fait de si belles cheminées et refuse de les vendre aux filles entretenues, ferait sagement de tempérer par quelques conseils. Il n’y songe que lorsqu’il voit sa réputation déjà compromise.

On attend inutilement pendant quatre longs actes une scène dramatique, un mot parti du cœur, une situation touchante qui rompe l’uniformité de cette comédie doctrinale; mais il ne suffit pas, pour produire une émotion vraie, de faire grincer perpétuellement le crin-crin des bons sentimens. M. E. Legouvé a tenté d’égayer sa comédie à l’aide de quelques personnages accessoires; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est bien heureux d’avoir eu sous la main un acteur comme Arnal pour tirer parti, en y ajoutant sa bonhomie et sa malice, de la figure bien usée du vieux colonel galantin et sabreur, d’avoir rencontré une actrice intelligente et dévouée, Mlle Chaumont, pour faire valoir avec beaucoup de bonne grâce un rôle ingrat et des plaisanteries qui roulent exclusivement sur la laideur de sa figure. Encore avec ces auxiliaires parvient-il rarement à dérider un public qui, devant cette série de scènes mal agencées et ces personnages dont la conduite est maladroite ou peu honnête, s’ennuie sans mot dire, par respect pour des idées généreuses contre lesquelles il maugrée au fond de son cœur.

M. Léon Laya, l’auteur de la nouvelle comédie qu’on vient de représenter au Théâtre-Français, n’est pas de, ceux dont les préoccupations philosophiques risquent d’égarer le talent, ou dont on ait lieu de redouter les hardiesses en aucun genre. Madame Desroches est l’histoire pathétique d’une jeune fille qu’on veut marier contre son gré. On dira que la situation n’est pas nouvelle, qu’elle a défrayé pour les trois quarts, avant et après Molière, les imbroglios de la vieille comédie française. On la considérait alors exclusivement sous son aspect comique; nous y cherchons de préférence aujourd’hui ce qu’elle a de sérieux et de poignant; peut-être n’avons-nous pas tort. La société actuelle, déjà trop entraînée sur la pente de l’intérêt, y glisserait tout à fait, et le mariage achèverait de devenir un pur calcul, au grand péril de la famille, si la passion n’élevait encore de temps en temps ses protestations. C’est d’ailleurs une situation vraiment douloureuse que celle d’une jeune fille obligée de résister par la seule noblesse de ses sentimens à l’odieux trafic que des parens avides veulent faire de sa jeunesse en la livrant à un inconnu riche et titré, qu’elle ne connaît point et dont ils auraient eux-mêmes toute raison de se défier. Cette lutte est plus émouvante encore lorsque les vues intéressées auxquelles on la sacrifie se compliquent de la haine maternelle, lorsque, froissée dans ce que sa nature recèle d’instincts élevés et délicats, réduite à comprimer tous ses élans, trahie par ses défenseurs naturels, son père et son frère, de toutes parts en butte à l’indifférence ou aux dédains, sans un seul cœur où verser ses larmes, elle est obligée de confier au papier les tendresses méconnues de son âme et les richesses d’une intelligence mûrie par de précoces douleurs.

Telle est la donnée de M. Léon Laya ; mais nous devons avouer qu’en reprenant sous ce nouvel aspect un ancien thème il n’en a pas fait sortir des développemens fort heureux. Il a épuisé, pour en tirer quatre actes, tout ce que la rhétorique du théâtre lui fournissait de ressources banales, contrastes prévus, épisodes parasites, figures qui passent et qu’on ne revoit plus, interminables épanchemens que les personnages échangent pendant deux actes entiers et qui font ressembler la pièce à un roman par lettres. A la mère qui hait et sacrifie sa fille, il oppose la comtesse de Villers, la mère modèle, amie et confidente de la sienne, qu’elle élève dans le culte du sentiment, et à qui elle laisse choisir pour mari un peintre (la vogue est cette année aux arts du dessin), jeune homme sans fortune, mais qu’on nous donne pour le plus accompli des épouseurs. Ces rapprochemens servent à remplir tant bien que mal le vide de la pièce. On connaît le style de M. Laya, ce dialogue pompeux et peu correct, étincelant de grâces fanées, tout cousu d’élégances qu’on dirait empruntées aux premiers-Paris des feuilles politiques ou aux morceaux d’éloquence d’un président de concours régional.

La haine de la mère pour sa fille est le grand ressort inventé par M. Léon Laya. Il a ramassé toutes ses forces pour donner le jour au plus terrible dragon en jupes qui jamais ait fait frissonner de peur la perruque d’un mari. Mme Desroches n’est pas seulement une maîtresse femme, capable d’en remontrer à un agent de change en matière de bourse, à un avoué pour la procédure, à un notaire pour les questions d’intérêt, qui sait mieux qu’un avocat ce que c’est que préciput et paraphernaux; c’est une sœur ou tout au moins une cousine germaine du père Grandet et de maître Guérin, avec ce qu’un tempérament de cette espèce a de particulièrement désagréable et repoussant dans une femme. Il faut que tout plie quand elle parle, et elle parle toujours. Sa place n’est pas chez un honnête homme de banquier trop heureux d’obéir pour avoir la paix, elle serait plutôt dans une cage de lions; Mme Desroches a l’œil, la voix et sans doute aussi le poignet d’un dompteur. Elle aime la domination, elle aime aussi l’argent; c’est pourquoi elle ne peut souffrir sa fille. Louise Desroches a le malheur d’avoir en propre deux cent mille francs qu’une tante lui a légués; c’est assez pour que sa mère se considère comme spoliée, et depuis ce moment la traite en ennemie; elle la poursuit de ses défiances et l’accable de ses duretés. A la première offre de mariage, Mme Desroches ne voit que l’occasion de se débarrasser de sa fille, et cela sans dot, car elle a soin de lui faire constituer une somme de 500,000 francs par préciput. La résistance prévue éclate en effet; on peut imaginer les fureurs du molosse conjugal dont je viens de tracer une faible esquisse; les oreilles me résonnent encore de ses aboiemens.

Cette résistance amène cependant une scène dramatique qui a sauvé la pièce d’une chute immédiate. Il y a dans le monde un homme dont la tendre affection est la force et la joie de Louise Desroches : c’est son parrain, le cousin de sa mère, un contre-amiral déjà d’un certain âge, mais environné par ses voyages lointains et ses longues absences de cette auréole poétique qu’une jeune fille rêve volontiers dans un mari. C’est vers lui que se tourne la pensée de Louise quand elle aurait besoin de protection. Il lui a donné un carnet, qui ferme à clé, où elle dépose ses chagrins d’enfant et ses espérances, où elle évoque pour se consoler le souvenir du protecteur absent et lui parle en termes dans lesquels son timide amour s’échappe à son insu. Mme Desroches, ne pouvant s’expliquer la résistance de sa fille que par quelque roman, s’est emparée du fameux carnet, et vient lui en demander la clé en présence même de l’amiral. Louise rappelle la promesse qu’on lui a faite de respecter cet unique asile de son âme, elle implore, mais en vain, et finit par refuser. Mme Desroches, qui a les doigts aussi robustes que la volonté, est sur le point de briser le fermoir, et Louise va voir ses pudiques pensées étalées au grand jour, son amour découvert aux yeux mêmes de celui qu’elle aime. Elle résiste, elle proteste, elle s’oublie ; mais sa résistance tombe l’instant d’après, et elle se montre toute prête à recevoir le mari qu’on veut lui imposer. Il est trop tard; Mme Desroches, curieuse comme tous les despotes, prétend connaître le roman qu’on lui cache, et ne dissimule pas un soupçon injurieux pour sa fille. Il faut que le contre-amiral, transporté d’indignation, mû par un vague sentiment dont il ne s’était pas rendu compte, intervienne pour la défendre. Un cri s’échappe de sa poitrine : « Louise, veux-tu m’épouser? »

La scène est d’un certain effet, elle relève pour un instant la pièce à une hauteur où elle ne se soutient pas, et elle a l’inconvénient de nouer le drame d’une façon qui résiste à toute solution naturelle. La lutte est déclarée entre Louise Desroches et sa mère, qui dès cette heure enveloppe dans la même haine et sa fille et l’homme qui est venu lui prêter main-forte. Or des caractères de cette trempe brisent les autres ou sont brisés, mais ils ne s’amollissent pas. Il a fallu pour se tirer d’affaire que M. Laya donnât une entorse à l’inflexible logique de la passion en couvrant cette violence des explications les plus subtiles. Il essaie de retrouver la mère dans l’avare; mais de deux choses l’une : ou l’amour de l’argent n’est en elle qu’un travers passager, selon l’euphémisme de son mari, une fièvre gagnée au contact des affaires, exaltée par le succès, et alors il n’explique point la haine contre nature dont Mme Desroches poursuit sa fille depuis qu’elle se regarde comme spoliée par elle; ou bien c’est une passion native qui éclate, lorsque l’occasion lui est donnée, avec l’empire absolu d’un instinct, qui grandit à mesure qu’elle est satisfaite, et dans ce cas elle n’admet point de retour; elle bronze le cœur, elle tarit les sources de toute émotion, elle voit pleurer les autres et éclater les catastrophes sans fléchir ou changer. Le talent à courte haleine de M. L. Laya n’est pas de ceux qui peuvent suivre jusqu’au bout dans leurs sentiers profonds les passions de cet ordre. Son horizon naturel est celui d’une étude de notaire; il ne respire à son aise que dans la région où tout s’achève, après quelques tribulations, par un contrat en forme. Pendant un voyage qui sépare pour quelques mois la mère et la fille à la suite de la scène dont j’ai parlé, Mme Desroches a réfléchi; la corde maternelle, jusque-là paralysée, a recommencé de vibrer dans le vide de son cœur. À son retour, Louise, devenue majeure, peut épouser celui qu’elle aime avec le consentement de son père, car le bonhomme Chrysale aussi s’est mis en révolte ; elle déclare qu’elle ne se mariera jamais sans la permission de sa mère. Celle-ci, satisfaite et vaincue, sent sa farouche volonté se fondre comme un morceau de sucre ; elle autorise tout et devient la plus douce, la plus aimante des mères. À la bonne heure ! Ce personnage, que le jeu de Mme Nathalie nous avait d’abord fait croire jeté en airain, est simplement en carton peint ; il se détrempe et s’en va en bouillie à la première averse. M. L. Laya, qu’on aurait pu prendre pour un sculpteur, reparaît dans son métier de fabricant de poupées.

Le Théâtre-Français et M. Félicien Mallefille, n’ayant pu s’entendre sur les remaniemens à faire à la comédie des Sceptiques, ont peut-être laissé échapper l’un et l’autre l’occasion d’un succès. Les Sceptiques ont trouvé au petit théâtre de Cluny des interprètes dont le zèle ne supplée malheureusement qu’à demi l’insuffisance ; on y reconnaît encore, malgré la faiblesse inévitable de l’interprétation, un effort sincère, plus d’une fois récompensé par le succès, deux actes assez heureusement réussis et une idée première d’une vraie portée philosophique, si elle eût été fécondée par une méditation plus sérieuse. Le sujet de cette comédie n’est point la lutte tragique qui se livre dans l’âme des grands sceptiques, tels que Pascal ou Jouffroy. Celui que l’auteur aborde est une maladie moins privilégiée, mais une des plus graves cependant que l’état moral de la société actuelle puisse offrir au théâtre, c’est le scepticisme pratique qui met en question et qui dissout peu à peu les sentimens sur lesquels la société repose, l’amitié, l’amour, la foi en la parole donnée, la confiance dans l’honnêteté d’autrui. Ce mal revêt plus d’une forme, et l’âme la plus élevée peut en être atteinte lorsque, meurtrie par l’expérience, fatiguée des hommes et de la vie, désabusée des réalités, elle s’arme d’ironie et s’enferme comme en un fort dans le mépris des apparences et dans la solitaire contemplation de l’idéal. En de pareilles âmes, le scepticisme n’est qu’un enthousiasme refoulé ; il a la grandeur triste d’un volcan assoupi qui se rallume encore par intervalles. Il ne garde rien de cette noblesse dans les âmes vulgaires, et n’y est qu’une forme de la corruption et de la frivolité. Il y a des temps où la crainte d’être dupe devient la manie universelle, où, se parant d’une expérience anticipée, les enfans eux-mêmes mettent en doute tous les sentimens vrais, où les femmes, qui devraient être les dernières à entretenir le feu sacré, se font un jeu d’en jeter aux vents les cendres refroidies. Si ce n’était le plus souvent une affectation ridicule, on croirait le monde menacé de la disparition prochaine de ce qu’il faut de poésie pour soutenir l’édifice de la vie réelle. Ces temps sont d’ordinaire ceux des grands scandales politiques, ceux où le droit est foulé aux pieds, où la débauche impudente s’assied sur le trône, où le goût du plaisir et les rêves de fortune rapide remplacent dans toutes les têtes la pensée des grands intérêts. Ce scepticisme s’est vu en Angleterre au temps de Charles II, en France sous Louis XV, et Parini le flagellait en Italie à la fin du XVIIIe siècle. Tel est le sujet que M. Mallefille a tenté de mettre sur la scène.

Je ne pense pas qu’en choisissant des personnages qui appartiennent pour la plupart à la fine fleur de l’aristocratie M. Mallefille ait entendu marquer par là que ce scepticisme est un mal particulier aux classes élevées. Que les mœurs raffinées et factices, le désœuvrement, l’abus de la diplomatie quotidienne dans les relations, l’y développent plus fréquemment, cela est possible; mais un sujet n’est réellement digne d’intérêt que lorsqu’il revêt un caractère moins spécial, et M. Mallefille eût pu trouver dans les régions moyennes de la société des natures plus mâles et plus riches à étudier. Le jeune marquis de Trésignan, amant d’une bourgeoise coquette qui n’en a jamais voulu qu’à son titre, et que lui-même n’aime point, ne saurait passer, en dépit de ses prétentions, pour un sceptique sérieux; c’est tout au plus un sceptique en herbe. Je ne trouve en lui qu’un caractère sans énergie, que son ami Pierre Froment (encore un peintre), chargé de représenter ici la foi opiniâtre et de défendre la nature humaine, a grand’peine à tirer des filets où il se débat en vain en l’introduisant auprès d’une jeune fille, Blanche d’Aspremont, dont il n’est pas digne, car il ne craint pas de la soupçonner sottement sur le plus léger indice; ce doute n’est pas du scepticisme, c’est de l’indélicatesse et de la grossièreté. Le comte d’Aspremont, ancien diplomate, qui nous est aussi donné pour une espèce de sceptique, apparaît simplement comme un vieillard usé, fatigué, morose, égoïste; lorsqu’il accueille sans un examen suffisant les soupçons auxquels un malentendu bizarre expose sa fille, il manque gravement à sa dignité de père; le scepticisme le plus invétéré n’explique pas de pareils doutes, et, s’ils s’élèvent par malheur dans l’esprit, ils sont de ceux qu’on cache et qu’on désavoue. Le caractère le mieux étudié de la pièce est le duc de Villepreneuse, aristocrate de la pointe des cheveux jusqu’à l’orteil, spirituel et séduisant, que les tentations d’une existence opulente, la facile satisfaction de ses vanités et de ses fantaisies, des succès trop continus dans un monde de mensonge, ont prématurément perverti. Libre de préjugés et d’illusions, malheureux sous les apparences de la légèreté, il va recueillant de salons en salons les avantages d’une réputation redoutable, ne croyant plus même au plaisir, se vengeant de l’ennui qu’il éprouve par ses amers sarcasmes contre l’amour, les femmes, la famille, le devoir, toutes les images du bonheur, mais gardant encore cette suprême et dernière élégance, qui supplée toute morale et couvre toute corruption, l’honneur du gentilhomme. Il a aimé une fois en sa vie d’un amour ardent et sincère une jeune fille pauvre, il l’a aimée jusqu’à vouloir l’épouser, quoiqu’il l’eût séduite; mais, trop chargé des privilèges de la naissance et de la richesse pour ne pas se défier toujours, il a voulu s’assurer qu’elle ne ressemblait pas aux autres femmes, qu’en elle l’ambition et la vanité ne dominaient pas l’amour, et il a eu la malheureuse idée de la mettre à l’épreuve en feignant de l’abandonner et en lui envoyant toute une fortune. Au lieu de l’accepter, elle a disparu sans répondre, et il ne l’a jamais revue. Depuis ce jour, il traîne sa blessure secrète, irrémédiable, répandant sur toutes choses l’amertume qui remplit son cœur. A quoi donc lui a servi l’expérience? Le bonheur a passé à sa portée, il n’avait qu’à le saisir; un scepticisme insensé lui a fait manquer l’occasion, et il s’obstine à douter! D’ailleurs il aime encore, c’est assez pour que son scepticisme soit un masque et un rôle; le vrai sceptique est celui qui trouve dans le vide de son cœur la vivante confirmation de tous ses doutes, et proclame que l’amour a déserté le monde parce que lui-même ne le connaît plus.

Malgré l’apparente contradiction que je viens de signaler, ce caractère a sa vérité; ces négations hautaines, ces affectations de mépris pour les autres, ne sont parfois que le manteau dont s’enveloppe une âme mécontente d’elle-même et flétrie par ses propres fautes. Lorsque le duc apprend que la femme qu’il n’a cessé d’aimer est devenue comtesse d’Aspremont, il accourt avec la confiance d’un homme habitué aux rapides victoires, mêlant aux ardeurs d’un amour qui se réveille plus vif que jamais la pensée d’une prochaine vengeance. Il se heurte contre l’inébranlable résistance d’une femme qui a pour se défendre, avec sa loyauté naturelle et le respect d’elle-même, le mépris que lui inspire l’homme qui l’a abandonnée et la reconnaissance qu’elle doit à celui qui l’a sauvée. C’est une belle scène que celle où le duc s’efforce vainement de faire jaillir de cette âme une étincelle de l’ancien amour, où il implore un signe de souvenir, où il la supplie de ne pas lui fermer au moins à jamais l’espérance. À cette éloquence, dans laquelle l’amour-propre et l’amour s’unissent en proportions égales, Mme d’Aspremont résiste grandement, simplement, sans déclamation, bien que non sans effort; mais résistera-t-elle jusqu’au bout? Pour ne pas s’avouer vaincu, il faut qu’il obtienne d’elle quelque chose, ne fût-ce qu’une entrevue d’adieu, et il la menace de venir, si elle refuse, se tuer sous ses fenêtres. Elle se voit perdue par ce scandale, elle voit le repos de l’homme qui lui a confié son honneur et son nom compromis et troublé pour toujours; elle y va, mais elle a été vue, et, pour dissiper les soupçons qu’une méprise fait planer sur sa belle-fille, elle est obligée de confesser elle-même son imprudence. Au moment où le duc apparaît satisfait, triomphant, affermi dans son scepticisme et dans son orgueil, l’heure du mensonge est passée; la comtesse d’Aspremont s’apprête à quitter la maison, chassée par son mari, et elle repousse dédaigneusement l’appui que le duc vient lui offrir. Vainement il proclame sa propre défaite et l’honneur de la comtesse, il essaie de fléchir le comte et de le rassurer en jurant qu’il ne reparaîtra jamais. Le grand sceptique ne rencontre qu’incrédulité, et il est forcé de se tuer pour donner une garantie à sa parole.

Ce dénoûment, qui remplit tout le quatrième acte, est violent, amené par un laborieux enchaînement de circonstances bizarres, gâté par l’apparition prolongée d’un personnage qui touche de trop près au grotesque. Plus rapide, mieux dégagé, il eût pu être d’un effet dramatique et sortir assez naturellement de la situation. Telle qu’elle est, la pièce renferme des scènes heureuses, des caractères bien conçus et sympathiques, comme celui de Blanche d’Aspremont par exemple, une figure gracieuse et poétique qui rappelle à plus d’un égard Edmée du roman de Mauprat. A deux ou trois reprises j’ai craint de la voir, elle et son compagnon d’enfance, Pierre Froment, le peintre, en danger prochain de tomber dans la tirade déclamatoire; ils approchent de recueil sans y donner. C’est, à tout prendre, une comédie qui respire quelque chose de fortifiant et de sain. Cette défiance réciproque est un mal qui, lorsqu’il se généralise, en comprend et en décèle bien d’autres, le relâchement de tous les liens, l’ardent conflit des convoitises, l’âpreté à la poursuite de la fortune, l’oubli des préoccupations désintéressées, l’abus des distractions qui absorbent les peuples asservis. Le scepticisme pratique n’est pas plus que le scepticisme spéculatif une condition naturelle; il fait violence à tous les instincts qui portent l’homme à croire et à se confier. Il est l’inévitable réaction d’un certain état social, et il y avait lieu de faire voir comment il s’engendre sous de funestes influences dans les âmes, condamnant les plus nobles aux tortures d’un sombre ennui, livrant les faibles à l’énervement des plaisirs vulgaires et des sottes vanités. M. Mallefille ne manque pas de quelques-unes des qualités qui étaient requises pour aborder une tâche de cette espèce. Sa langue, dépourvue de souplesse, mais non pas de force, mordante, riche de mots marqués au balancier, eût pu servir d’organe à des caractères amers et vigoureux. Son talent, où l’on sent l’effort, n’est pas incapable d’une étude approfondie. Ce n’était pas assez; peut-être fallait-il, à qui eût voulu tenter l’entreprise, une portée d’esprit plus qu’ordinaire, une plus grande force d’analyse philosophique, une observation plus directe et plus large. Sa comédie atteste assurément des mérites de plus d’un genre; mais il y a dans sa pensée des défaillances, dans ses combinaisons des maladresses, dans son style des aspérités que l’art des acteurs auxquels l’interprétation de la pièce était confiée n’était pas fait pour dissimuler,


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.