Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1868

Chronique n° 859
31 janvier 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1868.

Le cours des discussions parlementaires nous ramène à l’appréciation de notre situation intérieure. Les motifs d’inquiétude fondés sur l’état des affaires européennes se sont, dans ces derniers temps, notablement atténués. La guerre au printemps n’est plus le fantôme qui hante l’imagination des hommes raisonnables. La loi militaire est votée. Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur les combinaisons de cette loi, personne ne peut contester qu’elle nous assure une grande force vis-à-vis de l’étranger. Notre préparation de guerre est formidable ; le rapport de M. Magne nous en a appris l’importance par le chiffre du grand emprunt dont il nous a révélé la nécessité. La France est au dehors à l’abri de tout affront. Elle commence même à obtenir des cabinets étrangers les prévenances ou les ménagemens qui sont toujours observés envers une puissance militaire prépondérante organisée et prête. Nous sommes les maîtres de la paix parce que nous sommes les maîtres de la guerre. Le souci extérieur étant écarté momentanément, la fortune nous laisse le temps de prendre en considération notre situation intérieure, de chercher dans la réforme de nos institutions les garanties que la France doit s’assurer contre les erreurs possibles de son gouvernement, et les garanties qu’elle doit donner au libre et pacifique développement des autres peuples de la société européenne.

Il ne faut point que les petites vues, les préjugés d’habitude, les basses pusillanimités, les préoccupations personnelles, nous détournent de la considération des intérêts d’ensemble qui unissent la sécurité intérieure à la sécurité extérieure de la France. Quand on chicane à la France la pratique des institutions qui placent le gouvernement du pays dans la délibération et la volonté du pays lui-même, on ne nuit pas seulement d’une façon directe à la nation, dont on éteint le génie et dont on énerve le caractère ; on l’affaiblit, où la paralyse, on la met en péril dans ses rapports avec les peuples associés à la civilisation européenne. Qui oserait penser et dire que la nature des institutions qui régissent la France est une question indifférente pour les autres nations ? Ne voit-on pas partout autour de nous le sentiment de la sécurité défaillir ou se raffermir suivant la nature et les tendances de nos institutions ? Nous avons pris les sûretés matérielles de notre indépendance par la loi militaire ; si la liberté loyale, rançon bien légitime des sacrifices auxquels le patriotisme s’est résigné, nous était rendue, le monde changerait de face. L’émulation politique des peuples ne serait plus l’instrument des intrigues secrètes des cours et des cabinets ; elle cesserait d’être égarée par l’obsession des hostilités factices tenant toujours en suspens des guerres cruelles et ruineuses ; elle se porterait avec une sereine générosité sur le perfectionnement des institutions, sur l’amélioration morale et matérielle de l’humanité. Croit-on qu’à côté d’une France entièrement libre l’Allemagne tarderait à vouloir, elle aussi, grandir et prospérer par une égale liberté ? Suppose-t-on que l’Angleterre resterait dans la réserve circonspecte où nous l’avons nous-mêmes placée, si elle trouvait dans notre façon de nous gouverner les gages de sécurité qu’elle possède et qu’elle donne aux autres peuples. Le mot d’alliance est peut-être suranné et a perdu son opportunité dans l’état présent de l’Europe ; mais, puisqu’il serait maladroit de compter aujourd’hui sur les alliances des cours, il ne faut plus faire fonds que sur les sympathies des peuples. La liberté est donc le grand principe de justice, de conservation, de conciliation, d’apaisement général, de bien-être universel, dans la période historique où nous entrons. Il dépend de la France de décider le mouvement libéral. Ceux qui aiment la France ont le cœur ému à la pensée de la responsabilité qui repose sur elle dans cette crise décisive.

Le gouvernement et la majorité de l’assemblée représentative semblent ne point avoir encore le complet sentiment de la nécessité qui apparaît à tous les esprits élevés en France et en Europe. On a l’air de vouloir nous restituer des libertés, et on nous les marchande avec une parcimonie incompréhensible. Il faut que l’intelligence politique ait été oblitérée d’une façon étrange parmi les adhérens du pouvoir dictatorial, il faut qu’ils aient eu une léthargie de mémoire extraordinaire, et qu’ils se soient endormis dans une ignorance profonde des principes de notre révolution et des idées qui sont devenues la vérité pratique et courante chez les nations libres que nous devrions avoir l’orgueil de vouloir égaler. Le projet de loi relatif à la presse, avec son exposé des motifs et les rapports de sa commission, porte l’empreinte affligeante d’un esprit rétrograde et qui ne veut pas s’ouvrir aux inspirations modernes. Le programme du 19 janvier a fait sortir la presse d’un régime qui ne pouvait se justifier par aucune théorie philosophique, par aucune raison tirée des traditions les plus solides et les plus saines de la révolution française. Le projet de loi maintenant discuté par le corps législatif est un détour sinueux qui ne nous ramène point dans la grande voie. Les conditions accordées à l’initiative de la presse périodique sont au point de vue fiscal, — cautionnement et timbre, — restrictives et avares, et nous condamnent à une infériorité peu honorable auprès des presses émancipées de Suisse, d’Italie, de Belgique, d’Angleterre et des États-Unis. On impose une taxe indirecte aux citoyens possédant le suffrage universel qui veulent, par la lecture des journaux, participer aux informations et aux discussions politiques. Ces restrictions sont peu conformes aux droits de souveraineté placés dans le suffrage universel ; elles sont peu généreuses et peu fières envers la France, puisqu’on la laisse dans un état d’infériorité en comparaison des Anglais et des Américains. Le nouveau projet reproduit quelques-unes des erreurs les plus flagrantes des mauvaises lois qui ont été imposées à la presse française ; il laisse dans le vague la définition des délits et en abandonne par conséquent l’appréciation et la condamnation à des jugemens arbitraires ; il refuse aux journaux, si ce n’est dans le cas de crime et d’attentat, le jugement par le jury, la seule institution qui puisse apprécier pratiquement et avec une équité probable des délits qui n’ont point été définis nettement par la loi ; il applique aux écrivains de la presse périodique des pénalités exceptionnelles, spéciales, en dehors du droit commun. Comme pour illustrer la rigueur préventive et répressive du nouveau système de législation, on a commis la faute inconcevable de poursuivre la majorité des journaux de Paris, coupables, selon l’administration, d’avoir commis des contraventions en appréciant les débats des chambres. Cette poursuite, suivie de condamnation, montre les embûches qui restent tendues à la presse. Certes, s’il y a une nature d’offense qui doive être clairement définie, c’est la contravention : la contravention nettement déterminée ne peut être commise que par ignorance et étourderie. C’est le pouvoir, c’est la législation qui ont tort, s’ils laissent la contravention dans l’équivoque, et s’ils en abandonnent l’appréciation à la raison flottante et mobile du juge. Dans un pareil système de contraventions qui ne seraient point fixées préalablement par le langage précis de la loi, on ferait une confusion de pouvoirs contraire à la probité de nos lois, on ferait du magistrat un législateur improvisant la loi qu’il appliquerait comme juge. Il faut bien que l’on sache en France ce que l’on pense chez les étrangers, qui ont le droit de contrôler nos actes et dont l’autorité forme l’opinion du monde, de la poursuite, fondée sur une équivoque, qui a été intentée à la plus grande partie des journaux parisiens. « Le jugement du tribunal correctionnel condamnant dix journaux de Paris, disait hier le Times dans son leader, est pour le gouvernement français un succès désastreux. » Et il justifiait son assertion par les considérations les plus sensées et les plus vigoureuses. Hélas ! ce n’est point à la censure des étrangers observateurs de nos actes que nous avions besoin d’avoir recours pour revendiquer les principes. Où ont-ils été mieux établis qu’en France et à des époques éloignées de nous ? Personne, par exemple, dans les grands débats qui ont eu lieu sur la presse au temps de la restauration, n’a reconnu et proclamé avec plus de bonne foi, de sagacité, de profondeur, de puissance de langage, les principes vrais de la liberté de la presse que Royer-Collard. « Messieurs, disait-il dans une de ces occasions où il semblait prévoir le sort funeste qui nous était destiné, la tyrannie n’est autre chose que l’arbitraire en permanence. De tous les arbitraires, celui que je voudrais le moins confier à un pouvoir permanent, c’est l’arbitraire de la presse. La définition de l’abus de la presse par la provocation indirecte constitue l’arbitraire illimité, l’arbitraire sans rivages. Ce que je dis de la provocation indirecte, j’aurais pu le dire de la calomnie et de l’injure dans l’ordre politique. Directes, on les évite ; indirectes, elles ne sont qu’indéfinissables : la loi n’atteint la licence qu’en frappant la liberté. Il faut reconnaître de bonne foi qu’il n’y a point de lois pénales de la presse, par conséquent point de répression légale, point de jugemens proprement dits ; car, messieurs, il ne suffit pas qu’il y ait des juges pour qu’il y ait des jugemens. L’arbitraire ne change pas de nature pour être couché dans une sentence ; autrement les lois sont superflues. Il n’y a de vrais jugemens que ceux qui ont écrits d’avance dans les lois. Faute de ce type, les jugemens, ou ce qu’on appelle ainsi, ne sont que des arbitres guidés par la lumière naturelle de l’équité et de la raison. S’ils s’attribuent un autre caractère, ils usurpent la puissance législative, à cette singulière condition que, créant la loi dans chaque cas et pour chaque cas auquel ils l’appliquent, ils lui donnent toujours un effet rétroactif. » Voilà la philosophie politique française écrite en style lapidaire : ce sont les tables de la loi. Nous recommandons ces hautes et saines doctrines aux méditations du ministre de l’intérieur, M. Pinard, qui vise aux théories générales et à la gravité du langage.

Il ne vaut évidemment point la peine pour la presse périodique de se jouer aux équivoques de l’arbitraire. Il faut donc nous priver de l’honneur de discuter les opinions de M. Pinard et renoncer au plaisir de remercier M. Pelletan, M. Jules Simon et M. Thiers des bons et éloquens services qu’ils viennent de rendre à la plus précieuse et la plus efficace des libertés publiques. Au surplus, les écrivains qui croiraient téméraire toute appréciation des débats des chambres trouveront dans notre histoire depuis 1789 d’amples élémens de compensation et de consolation. Il s’est établi depuis quelque temps deux courans de publications historiques que l’on accueille avec une curiosité intelligente, avec sympathie, parce qu’elles nous apportent des lumières sur des caractères notables de notre temps ; c’est une masse de documens historiques sur les deux derniers règnes de l’ancien régime et sur la révolution française. La question de la liberté de la presse est fortement éclairée par cette double histoire expérimentale. La première nous fait voir en traits honteux les progrès rapides de la décomposition politique et morale d’une société et d’une forme de gouvernement auxquelles manque la mâle respiration de la liberté ; la seconde nous montre la sagacité et la sûreté instinctives avec lesquelles la nation française, dans le candide élan de ses espérances de régénération politique, demandait la liberté de la presse. Des recueils puisés dans les cahiers des états-généraux sont un témoignage éclatant de l’unanimité de la foi française dans la liberté. Les usurpations violentes qui firent dévier le mouvement de 1789 furent toutes brutalement hostiles à la libre expression des opinions. La lueur d’une liberté possible de la presse reparut avec la restauration. Des esprits élevés, des âmes consciencieuses, consacrèrent à la législation de la presse les plus honnêtes efforts. Le plus robuste de ces ouvriers des institutions françaises, nous le répétons, nous paraît avoir été Royer-Collard. « Ce n’est qu’en fondant la liberté de la presse, disait-il, que la charte a véritablement fondé toutes les libertés et rendu la société à elle-même. La liberté de la presse doit à son tour fonder la liberté de la tribune, qui n’a pas un autre principe et une autre garantie. » On voit quelle grande idée Royer-Collard avait conçue de la presse, à laquelle il attribuait la vertu d’organiser la démocratie française. « Il est vrai, disait-il en effet dans une autre circonstance, que la liberté de la presse a le caractère et l’énergie d’une institution politique ; il est vrai que le jour où elle périra nous retournerons à la servitude. Les abus de la presse doivent être réprimés, qui est-ce qui en doute ? Mais on peut abuser aussi de la répression, et, si l’abus va jusqu’à détruire la liberté, la répression n’est que la tyrannie avec l’hypocrisie de plus… Un autre caractère sous lequel la liberté de la presse doit être envisagée dans toutes les discussions dont elle est l’objet, c’est qu’elle est une nécessité. Ce mot porte sa force avec lui ; les privilèges de la nécessité sont connus ; elle ne les tient pas des lois, et les lois ne peuvent les lui ravir. » Royer-Collard professa jusqu’à la fin de sa vie la même opinion sur le danger des systèmes de répression aggravée contre la presse. Il fit entendre sa dernière protestation, en y mêlant des expressions de confiance généreuses dans la probité publique, à propos des lois de septembre. Il repoussait surtout la nouvelle définition des attentats qui dérobaient les journaux au jury et pouvaient les amener devant la cour des pairs. Ce changement de juridiction, introduit sous le prétexte de la complicité morale, lui paraissait funeste aux intérêts de conservation et de paix sociale, qu’on croyait aveuglément couvrir d’une nouvelle défense. « Je repousse, disait-il en finissant son discours, ces inventions législatives où respire la ruse. La ruse est la sœur de la force et une autre école d’immoralité. Ayons plus de confiance dans le pays, messieurs, rendons-lui honneur. Les sentimens honnêtes y abondent ; adressons-nous à ces sentimens. Ils nous entendront, ils nous répondront. Pratiquons la franchise, la droiture, la justice exactement observée, la miséricorde judicieusement appliquée. Si c’est une révolution, le pays nous en saura gré, et la Providence bénira nos efforts. » L’expérience a prouvé que ce fier esprit avait raison ; la législation de septembre, qui paraîtrait pourtant libérale, si on la comparait au régime qu’on se dispose à donner à la presse, a eu des apparences de défiance et de sévérité qui n’ont point porté bonheur à la monarchie de 1830.

La question, reste dans les termes où M. Royer-Collard l’avait placée : il faut rendre honneur au pays. Ce n’est point ce que fait le projet de loi. Chez nous, on ne peut se le dissimuler, les adversaires de la liberté de la presse cèdent à des sentimens d’une nature peu noble. Au fond de cette hostilité, il y a une sorte d’envie contre la concurrence que le talent, appuyé sur sa seule force, peut soutenir contre les gens médiocres, qui n’ont de chance de satisfaire leur ambition que par la faveur d’un pouvoir non contrôlé ; il y a aussi une paresse intellectuelle désavouée par l’activité nécessaire des sociétés modernes ; il y a enfin un réel défaut de courage. On est frappé des argumens par lesquels les adversaires de la liberté de la presse défendent le régime des restrictions sévères : par la plus fausse des erreurs, ils attribuent à la presse politique le penchant à la diffamation des personnes. Toute l’histoire des temps que les générations contemporaines ont vus dément cette inique accusation. La calomnie, la diffamation des personnes, la corruption, débordent au contraire dans les temps où, la presse politique étant comprimée, la littérature perd le frein honorable et efficace par lequel la liberté politique en maintient la dignité. Quand vous enchaînez le journal, vous donnez licence aux nouvelles à la main. Vous ne voulez pas laisser discuter avec une gravité virile vos actes politiques, vous appelez sur la vie privée toutes les attaques secrètes, toutes les escarmouches d’une littérature qui n’est plus liée au respect d’elle-même par la dignité que donne aux écrivains la responsabilité de la discussion des intérêts publics. Le temps où a pullulé le dégoûtant fléau des pamphlets a été la dernière période de l’ancien régime. La liberté faisant défaut, il n’y avait plus que la fièvre des scandales. Ces mauvaises mœurs littéraires de la fin de la société du XVIIIe siècle ont été jusqu’à léguer leurs souillures à une portion de la presse révolutionnaire, à celle qui a déshonoré, ensanglanté et perdu la cause de la liberté. Il faut reconnaître encore à ce malheur de notre révolution l’influence persistante du vieux despotisme qui avait empêché l’éducation morale de la France. Les moralistes de notre époque n’observent-ils point que la durée trop longue de la compression de la presse politique tend à nous faire glisser sur une pente semblable ? Tant que, sous la restauration et la monarchie de juillet, la presse a joué un rôle politique élevé, elle a protégé sévèrement son honneur, elle a su faire sa police elle-même, elle a repoussé les élémens qui pouvaient la corrompre, et il faut convenir que nos plus énergiques chiens de garde étaient alors les organes de l’opposition avancée. Qu’est-ce encore que cette inspiration malheureuse qui voudrait épargner aux citoyens le courage de se défendre eux-mêmes devant la justice indépendante contre des écrivains qui feraient honteusement trafic de l’insulte et de la calomnie ? Peut-on, systématiquement et au dommage général d’une institution comme la presse libre, confier la défense de la vie privée à l’action publique ? Il est étrange que pareille idée soit venue à l’esprit d’un personnage qui a eu l’avantage singulier de fonder une maison ducale en ce temps-ci et qui revendique l’honneur d’avoir travaillé à la législation de 1852. Certes dans la discussion de la loi militaire on a fait des appels éloquens au courage dévoué des Français ; il y a telles paroles des Niel, des Rigault de Genouilly, des Bouët-Villaumez, qui nous ont donné de nobles tressaillemens. Pourquoi, à propos de cette loi sur la presse, n’évoque-t-on que la timidité chez les Français et les enveloppe-t-on de lâches armures ? Croit-on que l’intrépidité politique et civile n’a point une valeur égale à la bravoure militaire ? À la veille de 1789, Mirabeau publiait une brochure sur la liberté de la presse. « Que la première de vos lois, criait-il aux hommes qui allaient représenter les états-généraux, consacre à jamais la liberté de la presse, la liberté la plus inviolable, la plus illimitée, la liberté sans laquelle les autres ne seront jamais conquises, parce que c’est par elle seule que les peuples et les rois peuvent connaître leur droit de l’obtenir, leur intérêt de l’accorder. Qu’enfin votre exemple imprime le sceau du mépris public sur le front de l’ignorant qui craindra les abus de cette liberté. » C’est par ce coup de trompe que le plus énergique initiateur de notre révolution a ouvert la lutte pour la liberté de la presse ; devant les expériences qui ont été faites, les défenseurs de cette cause ont le droit et le devoir de ne point baisser le ton.

Après la loi sur la presse, viendra sans doute le projet sur l’exercice du droit de réunion ; puis la campagne financière commencera. Le nouveau ministre des finances, M. Magne, a présenté l’exposé de la situation du trésor. Il est certain que, si nous eussions possédé dans ces dernières années les libertés que M. Thiers a nommées nécessaires, notamment la liberté de la presse, qui eût transmis directement au pouvoir l’expression de l’opinion publique, nous ne serions point en présence d’une aussi grosse carte à payer. Il y a eu, comme on sait, en 1867, à l’occasion et à la suite de l’échauffourée du Luxembourg, des dépenses extraordinaires s’élevant à 158 millions ; les dépenses militaires extraordinaires doivent encore coûter la somme de 189 millions. Des mécomptes dans le revenu de 1867, joints à des dépenses qui sortent de l’ordinaire, comme l’expédition de Rome, doivent porter le découvert du trésor non loin de 1 milliard 200 millions. Dans cet état de choses, la nécessité de recourir à l’emprunt était inévitable. M. Magne a fixé cet emprunt à 440 millions. On avait parlé d’abord d’un appel au crédit plus considérable. Pour notre compte, nous louerons M. Magne de s’être borné au strict nécessaire. Les tendances aux dépenses ont été si entraînantes à notre époque, qu’on comprend que des ministres des finances qui ne font point le sacrifice de leur responsabilité redoutent de réunir de trop amples ressources qui seraient un encouragement trop pressant aux prodigalités. Cette politique de nos ministres des finances donne à notre pays des allures besoigneuses que les étrangers auraient tort de prendre au sérieux. La France, quand elle est en pleine confiance politique, est capable des efforts financiers les plus considérables. Une politique qui tracerait devant elle des routes droites et lumineuses la trouverait inépuisable dans les entreprises de la paix. La fréquence de nos emprunts, qui depuis dix-sept ans ont tant grossi notre grand-livre, les déficits et les expédiens qui accompagnent ordinairement nos budgets, ne doivent point être pris comme le signe d’embarras graves. Si la liberté de la presse existait, si les prérogatives parlementaires s’accroissaient rapidement, si les ministres étaient mis en demeure et en mesure de ressentir davantage leur responsabilité, nos budgets seraient plus économiques, combinés avec plus de suite. Nous profiterions peut-être alors des enseignemens de l’Angleterre. Nous mettrions notre amour-propre à ne plus dépasser dans le gouvernement et l’administration du pays nos ressources ordinaires. À la période des déficits et des emprunts continus nous ferions succéder celle des excédans, et nous emploierions ces excédans à des expériences utiles au pays sur la réduction des taxes. Nous sommes loin de cette république d’utopie, et il faut prendre les faits tels qu’ils sont. M. Magne commence par régulariser la situation ; il paie avec les produits de l’emprunt nos préparatifs extraordinaires de guerre ; il ne conteste point l’équité qu’il y aurait à réparer une partie du désastre dont les porteurs d’obligations mexicaines ont été frappés ; il laisse entrevoir des paiemens d’annuités attribués comme subventions dues par l’état aux compagnies de chemins de fer ; il nous montre une certaine somme de rentes qui doit revenir à l’état après la liquidation de la caisse de la dotation militaire. En somme, les arrangemens financiers de M. Magne sont le résultat obligé des nécessités politiques encourues avant sa rentrée au pouvoir, et ils sont aussi l’opération complémentaire de notre préparation de guerre. Le trésor n’est point pressé d’argent, car le ministre annonce qu’il réalisera l’emprunt par vingt versemens mensuels. Présentera-t-on à la chambre le projet d’emprunt avant les budgets ? La logique et la correction ne sanctionnent point cette marche, car la nécessité de l’emprunt ressort des budgets eux-mêmes, et en est non la préface, mais la conclusion. Les partisans du vote précipité de l’emprunt allèguent qu’un emprunt annoncé doit être réalisé le plus tôt possible, et qu’en l’ajournant on prolonge la stagnation des affaires. Au point de vue pratique, il n’y a pas grand intérêt dans le choix du système. Une autre grande mesure financière occupera aussi la chambre : c’est l’autorisation légale de l’emprunt de la ville de Paris, où seront consolidés les véritables engagemens pris par la ville et escomptés successivement jusqu’à une somme fabuleuse par le Crédit foncier au moyen de ses obligations communales, qu’il ne devait cependant émettre, suivant le texte positif de ses statuts, qu’au profit des communes « ayant la faculté d’emprunter, » c’est-à-dire autorisées à emprunter par une loi. Qu’une loi aussi formelle ait pu être éludée à ce point et pendant si longtemps sans qu’on y ait pris garde, que dans cette situation un fonctionnaire ait pu employer à la destruction de propriétés foncières dans Paris une somme qui se chiffre par des centaines de millions et ait exercé ainsi sur une seule industrie, celle du bâtiment, — capitaux, entreprise et main-d’œuvre, — une influence si colossale, en échappant au contrôle préalable et opportun d’un débat et d’un vote législatifs, c’est un phénomène qui n’a d’exemple dans l’histoire d’aucun temps et d’aucun pays. Voilà les inattentions et les distractions que rend possibles l’état de l’esprit public, quand il n’est plus appliqué aux affaires par une presse jouissant d’une complète liberté.

L’état de l’Europe, nous l’avons dit, a repris, depuis le commencement de l’année, un aspect plus favorable aux espérances pacifiques. Les rapports internationaux ont paru s’améliorer partout. L’attitude de la Prusse, le travail intérieur de l’Autriche, la question italienne et la question d’Orient ne donnent point de prétexte à des craintes prochaines. Il est manifeste que le premier intérêt de la politique prussienne est en ce moment la conservation de la paix et la consolidation des avantages qu’elle a obtenus par un si merveilleux coup de fortune. Le cabinet de Berlin juge assurément mieux que nous si la France, qui lui a donné un concours moral très efficace en lui prêtant pour ainsi dire l’alliance italienne, a des motifs de regretter que l’issue des événemens lui ait été si peu profitable. Mieux que nous il est en état de comprendre les ménagemens qu’il nous doit dans l’œuvre de l’organisation de l’Allemagne nouvelle. L’opinion libérale en France assisterait avec plus de sécurité et de bienveillance à ce travail, s’il coïncidait avec un développement progressif des institutions libres. Nous remercierions l’Allemagne, si, après nous avoir donné un utile avertissement militaire, elle nous offrait aussi des exemples libéraux à suivre, il y aura intérêt, pour apprécier l’état des esprits en Allemagne, à connaître les débats du parlement commercial et douanier où les représentations du nord et du sud vont bientôt se réunir. La politique modérée et expectante maintenant adoptée par M. de Bismarck vient de se dessiner à peu près de tous côtés d’une façon qui ne contrarie point la politique française. Le roi de Prusse et M. de Bismarck ont été prudens en Italie ; ils montrent de l’inclination à se rapprocher de l’Autriche ; ils ont dû donner de bons conseils à la cour de Pétersbourg et la détourner de la politique d’action dans la question orientale.

L’Autriche poursuit avec bonne apparence le travail intelligent et patriotique par lequel elle s’efforce de s’appuyer sur la conciliation de ses races fédéralisées. Les délégations des deux parties de la monarchie, la Hongrie et les provinces cisleithanes, sont maintenant réunies à Vienne. La Hongrie est toujours en bonne veine ; elle exporte ses blés avec profit pour elle et une grande utilité pour la consommation européenne ; ses chemins de fer, pas encore assez nombreux, ont un des meilleurs trafics de l’Europe. Elle a eu recours au crédit pour construire de nouvelles lignes ; elle a demandé à la place de Paris l’hospitalité d’un emprunt dont la souscription s’est terminée avec succès. La race de l’empire qui se rapproche le plus de la Hongrie est la race, polonaise formant le royaume de Galicie. Une publication récente, la Correspondance du nord-est, qui a pour objet de vulgariser en France les informations sur les tendances politiques de cette partie de l’Europe, nous fait assister à un curieux et intéressant mouvement de races qu’il avait été jusqu’à présent impossible d’observer avec suite. La Russie, avec sa propagande panslaviste, a prise sur les populations slaves de la bordure orientale de l’Autriche. Il y a de l’agitation parmi les Tchèques de Bohême, et les conflits de race et de langue viennent de produire quelques troubles peu graves à Prague. C’est là une cause d’antagonisme entre la Russie et la monarchie autrichienne ; mais cette difficulté est repoussée dans l’avenir par la contenance pacifique qui vient de prévaloir à Pétersbourg.

L’Italie demeure toujours assiégée de difficultés ; elle reprend cependant quelque calme et du sang-froid sous le ministère sensé du général Ménabréa. Le président du conseil italien doit trouver un concours toujours plus ferme auprès des vrais patriotes. Il a obtenu un témoignage de confiance de la part du souverain par la nomination de M. Gualterio au ministère de la maison du roi ; il a reçu de la chambre une manifestation favorable par le vote qui a déjoué une tactique de la gauche à propos du douzième provisoire du revenu, tactique par laquelle la gauche voulait contraindre le gouvernement à dissoudre la chambre et à faire des élections générales. L’amélioration des choses pour l’Italie va dépendre du caractère de ses relations avec la France. Nous croyons que les intentions de la politique française sont bienveillantes pour l’Italie. Nos sympathies n’abandonnent point l’unité italienne, et nous pensons que notre gouvernement désire mettre fin à son intervention dans l’état romain. Il faudrait qu’à force de bon sens et de modération on trouvât un moyen accepté des deux parties, un modus vivendi qui rendît supportables les relations entre la cour de Rome et le gouvernement italien. Peut-être les idées d’un arrangement ne sont-elles point encore assez mûries et n’est-il pas temps encore de dresser le programme qui permettrait à la papauté et à l’Italie de vivre ensemble sans se provoquer mutuellement et sans se heurter. Quoi qu’il en soit, nous persévérons à croire pour notre compte que l’expérience démontrera de plus en plus chaque jour la contradiction entre le véritable intérêt des croyances catholiques et la conservation du pouvoir temporel. Le pape Pie IX, si agité qu’ait été son pontificat, n’est point le premier pape de ce siècle pour qui le pouvoir temporel a été une cause de souffrance. Pie VII a eu à subir, comme prince, d’autres oppressions et à lutter contre un adversaire autrement impérieux et inflexible, contre un vrai maître de la force. M. d’Haussonville a recomposé le récit de ce conflit de politique et de religion dans les belles études qui ont été si goûtées de nos lecteurs et qu’il réunit aujourd’hui en volumes sous ce titre : l’Église romaine et le premier empire. Il a tracé là une grande et instructive page de l’histoire de ce siècle. On sait quelle patiente recherche des documens, quel art de composition, quelle sagacité, quelle honnêteté d’intention et quelle impartialité il a montrés dans cette narration. La morale réprouve les artifices ou les violences de Napoléon dans cet épisode de l’éternelle lutte du sacerdoce et de l’empire. Une pitié généreuse s’attache aux tourmens de conscience et à la constance invincible du pontife dépouillé. Si intéressante que soit au point de vue de l’étude de l’âme humaine l’histoire de ce conflit, où la force de la conscience résiste victorieusement à la force matérielle, nous ne pensons pas qu’au point de vue des principes philosophiques du droit et des leçons politiques de l’expérience historique il y ait à souhaiter que les causes d’un tel antagonisme soient perpétuées par le faux système des concordats et des pactes de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle.

La politique audacieuse dont on attribue la représentation au général Ignatief n’a point réussi à Saint-Pétersbourg, le prince Gortchakof l’emporte, reste au pouvoir et arrangera à sa guise l’économie de sa vie domestique. Il faut espérer que cette politique modérée découragera les agitations que l’on annonçait comme les préludes d’une prise d’armes prochaine des races slaves et orthodoxes de l’empire ottoman. Ce moment de répit sera mis à profit, il faut l’espérer, par le gouvernement ottoman et par les puissances qui veulent le maintenir, en obtenant de lui les garanties d’une administration meilleure des populations chrétiennes. La France peut apporter dans le patronage des chrétiens d’Orient, combiné avec le respect de l’intégrité de la Turquie, une influence plus sincère, plus désintéressée, plus utile aux chrétiens que celle de la Russie. La politique de Pétersbourg n’est pas pressée d’adopter la devise de Constantinople capitale ; mais elle ne se soucie point que la condition des chrétiens soit améliorée et agrandie de façon à pouvoir se passer un jour de tout patronage européen. Il faut que les chrétiens soient protégés contre les exactions de leurs clergés plus encore peut-être que contre les autorités turques. La Russie ne l’entend point ainsi ; elle s’appuie sur un clergé avide et ambitieux qui maintient les populations dans la misère. S’il était question par exemple de prendre en considération le royaume de Grèce, de l’agrandir par l’annexion de la Crète, de l’Épire, de la Thessalie, on peut être sûr que la Russie s’opposerait à ce vœu des Grecs, qui, satisfait, pourrait susciter une candidature prochaine et locale à la domination de Constantinople. Il n’y a que la France, l’Angleterre et l’Autriche qui puissent protéger avec sincérité et élever les races chrétiennes de la Turquie.

Nous ne terminerons point sans prendre acte d’un incident parlementaire significatif qui vient d’avoir lieu aux cortès de Madrid. La chambre venait de voter la loi qui change l’armement militaire de l’Espagne, lorsque le président du conseil, le maréchal Narvaez, prit la parole. Le maréchal saisit l’occasion pour assurer en termes énergiques que, l’ordre étant rétabli en Espagne, le ministère repoussait les accusations de réaction lancées contre lui. « Nous tous, les membres du présent ministère, s’est écrié le maréchal, nous serons toujours de véritables et sincères constitutionnels. » Cette déclaration, développée avec autorité et avec une remarquable énergie d’accent, est inspirée par une pensée juste, habile et conforme aux intérêts de l’Espagne. Le cabinet Narvaez a eu le mérite et la chance heureuse de rétablir l’ordre. Il se montrera digne de son succès, s’il conserve à l’Espagne les garanties du régime représentatif. e. forcade.



REVUE DRAMATIQUE.
Théâtre-Français : Paul Forestier, comédie en quatre actes, en vers,
de M. Émile Augier.

M. Émile Augier compte dès à présent un succès de plus, et l’un des mieux mérités qu’il ait encore obtenus. Toute part faite à l’agitation factice des premières représentations, à l’illusion facilement contagieuse dans un milieu échauffé par l’attente et la nouveauté, cette comédie-demeure, avec l’Aventurière, la plus vigoureusement conçue et la plus savamment conduite de l’auteur. Il a su y exciter l’intérêt et le soutenir jusqu’au bout à l’aide de moyens simples, sans complication de scènes ni de personnages épisodiques, par l’image saisissante de la passion. J’appliquerais volontiers à la pièce un des plus jolis vers qu’elle renferme :

Comme le cœur va droit, que ses chemins sont courts !

On discutera des hardiesses devant lesquelles eussent reculé des esprits moins sûrs de leur force, où l’on reconnaît l’auteur accoutumé aux procédés énergiques parfois jusqu’à la violence. Ces procédés sont justifiés, peut-être commandés ici par la situation même. La timidité n’est pas de mise quand on enfourche le coursier sauvage de la passion, que la civilisation a beau caparaçonner élégamment, charger de brides, embarrasser d’entraves, qui n’en est pas moins exposé à prendre le mors aux dents et s’emporte alors, sur l’aile des vents, à travers les demeures des hommes et les conventions derrière lesquelles la société s’abrite.

Away, away, my steed and I,
Upon the pinions of the wind,
All human dwellings left behind.

L’auteur attaque la passion parvenue à cette heure de crise qui ne souffre plus aucun détour, et son analyse pénétrante la poursuit sans nous laisser respirer une minute, sans éluder les difficultés, allant droit au but et ne le dépassant point. A mon sens, elle ne fléchit qu’une seule fois, et, si cette déviation est grave en ce que les suites s’en font sentir dans toute la pièce, l’auteur du moins n’essaie pas d’y échapper ou de les pallier par un replâtrage maladroit, il en prend son parti bravement et serre dans tout le reste la vérité de si près qu’à peine s’aperçoit-on qu’il ait failli. Cette résolution lui a porté bonheur et lui a fait parler une langue franche comme sa pensée, à la fois facile et brillante, pleine de vers bien frappés, dont plus d’un sans doute entrera bientôt dans la circulation. On n’en regrette que plus vivement l’excès de cette facilité même que l’auteur ne surveille pas avec un soin assez sévère, et qui dépare encore, en laissant passer des vers d’une élégance et d’une correction douteuses, un style où l’on rencontre de si heureux échos de la meilleure langue théâtrale. La donnée de la pièce est puisée dans ce que l’expérience de la vie a de plus ordinaire. Paul Forestier est épris pour une femme mariée, Léa de Clers, mais légalement séparée d’un mari dont elle n’a pas pu supporter les brutalités, d’une de ces passions redoutables lorsqu’elles s’emparent d’une nature ardente, délicate et sérieuse, car elles la dominent bientôt tout entière. Paul est peintre, mais on ne peut servir deux maîtres à la fois ; l’artiste languit et se cherche encore dans l’amant, et comme l’âge approche pour lui où le talent se noue quand il doit arriver à maturité, l’issue qui doit décider de son avenir ne peut être retardée longtemps. Le péril est réel, car son amour, quoique partagé, n’en est pas moins orageux. Léa sans doute est digne de lui. Généreuse et fière, elle n’a qu’un seul amour à se reprocher, et cette faute même trouve dans le précoce isolement auquel la fatalité l’a condamnée, dans la liberté relative d’une situation qui l’affranchit en une certaine mesure des devoirs légaux, une atténuation, sinon une excuse. Ils portent l’un et l’autre dans la passion qui les lie pour toujours la noblesse et la loyauté de leur caractère ; il croit en elle comme elle croit en lui. Ils seraient heureux sans l’obstacle indestructible qui leur interdit à jamais peut-être l’espérance de pouvoir mettre leur bonheur au grand jour. Ils subissent en attendant la destinée des furtives amours, l’inquiétude et la crainte. Depuis deux fois vingt-quatre heures qu’à la suite d’une querelle insignifiante Léa n’a point paru, Paul souffre cruellement.

Tel est le point de départ, qui n’a certainement rien de rare ni d’exceptionnel. C’est une de ces brouilles qui troublent à peine un ménage d’époux, mais qui sont promptes à s’aggraver entre amans, parce que ces liaisons, ayant pour seul gage de durée l’intensité de la passion qui les a fait naître, se sentent menacées par tout ce qui semble en trahir ou peut en causer la diminution. Le mariage enchaîne le cœur, mais il le protège par là contre son inconstance et ses dégoûts. L’amour n’a de force que celle qu’il trouve en lui-même, et la liberté dont il se montre fier est justement ce qui lui inflige son irrémédiable inquiétude. L’amour, il est vrai, s’est fait des devoirs à lui, imposé des obligations d’autant plus rigoureuses, créé des délicatesses d’autant plus exigeantes, qu’elles sont dépourvues de toute consécration positive ; c’est depuis lors qu’on a pu le considérer parfois comme un danger social, et qu’il est devenu si souvent un supplice pour les cœurs qu’il possède. Fier de cette noblesse acquise et se sentant capable, lui aussi, de pudeur et de dévouement, il a pu se poser en rival du mariage, et s’est mis à traiter avec lui de prince à prince ; il n’en a pas moins eu à lutter contre ses soupçons et sa propre fatigue, contre l’opinion, qui ne se laisse pas impunément affronter, contre les sévérités du monde, auxquelles on ne s’habitue jamais, contre les affections de famille, justement jalouses de ce que les passions de cet ordre ont d’exclusif, d’envahissant, d’ombrageux. Le héros ne tarde pas à connaître ces fatalités implacables, et son père est le premier avec lequel il va devoir entamer la lutte.

Michel Forestier est sculpteur, et son caractère forme avec celui de Paul un contraste que l’auteur a eu l’occasion de marquer lui-même en traits expressifs. Si l’ardeur qui caractérise le fils n’est pas exempte de faiblesse, la nature du père est tendre et stoïque à la fois. Il nourrit le double amour de son fils et de l’art. Il a connu le sacrifice, et, sachant ce qu’on y trouve d’énergie d’abord, puis à la longue de tranquillité morale et de douceur, il ne craindra pas de le conseiller aux autres. Veuf de bonne heure, il a renoncé par pur dévouement paternel à épouser depuis une femme qu’il adorait, il a cédé à l’un de ces impérieux caprices d’enfant dont la profondeur et la tyrannie sont inexplicables, il n’a pas voulu imposer à son fils une belle-mère qu’il semblait redouter, et dont la présence lui paraissait l’usurpation d’une place encore occupée dans sa mémoire enfantine. Michel Forestier est resté seul, et il a goûté pour récompense les joies vivifiantes de l’abnégation. Ce qui domine en lui toutefois, c’est une sorte de sévérité antique, une droiture inflexible et mâle : il est avant tout attaché au devoir, et il ne borne pas les siens à son fils, il les comprend d’une manière plus large, il les étend à tous ceux qu’il peut aider ou défendre, à une enfant, Camille, dont il est le tuteur et qui lui a été léguée par la femme qu’il aimait, à Mme de Clers elle-même, la tante de cette enfant. Lorsqu’un jeune homme, l’ami de son fils et son propre élève, vient leur confier à tous deux étourdiment qu’il a fait la cour à Mme de Clers, quoiqu’il avoue sa défaite, Forestier le redresse vertement, sa rude austérité de tuteur volontaire s’indigne, et il explique de quelle manières entend la famille :

Je l’ai toujours comprise à la façon romaine,

Et je compte pour miens dans cette acception
Tous ceux qui sont tombés sous ma protection.

On conçoit de quel œil inquiet un tel père suit le développement encore incertain du talent de son fils ; il ne lui est pas difficile, à travers les agitations et les tristesses qu’il observe en lui, de deviner quelque secret obstacle, et, lorsqu’il sonde cette âme avide de s’épancher, il ne s’étonne pas d’en tirer une demi-confidence, l’aveu d’une passion tourmentée ; il triomphe un peu légèrement, il faut le dire, quand il arrache de ce cœur dépité, gros d’amertume et de colère, la promesse de renoncer à l’amour, de fuir une coquette et de se réfugier dans le travail. Il n’est pas d’affection humaine qui n’ait son grain d’égoïsme : déjà Forestier rêve pour ce fils un mariage, objet depuis longtemps caressé de ses secrets désirs, avec sa pupille, dans laquelle il revoit sans cesse la femme aimée, et que cette union fixerait pour jamais auprès de lui. Toutefois cet égoïsme ne dépasse pas la mesure de ce qu’exige la vérité de l’observation ; il ne porte pas atteinte à la hauteur de ce caractère, à la franchise rigide de cette physionomie, dont M. Got a si bien rendu la bonhomie et la fierté.

Non moins impatiente que son amant de mettre fin à une querelle ridicule, Mme de Gers entre par une porte dérobée dont elle a la clef dans l’atelier de Paul, et se trouve à l’improviste en présence du père. Sa confusion n’a d’égale que la surprise désolée de Forestier. Voilà donc celle qu’il défendait si sévèrement tout à l’heure contre l’impertinence d’un sot, elle est la maîtresse de son fils ! Deux fois humilié, il refoule cependant sa colère, et son indignation tourne bientôt en prière. Il demande à Mme de Clers une rupture, et, pour l’obtenir, il lui peint l’avenir tel qu’il le voit, tel qu’il sera sans doute, plein de déceptions et d’épreuves. Il lui montre les années (car elle est plus âgée que Paul) changeant bientôt en un insupportable fardeau les liens qui les unissent. Elle se récrie en femme sûre d’être aimée et capable, si le jour de la désillusion vient jamais, de s’immoler ; mais il insiste, il s’efforce de faire germer le doute en son âme, il en appelle à l’amour dont elle se vante, il essaie de l’exalter par la pensée du sacrifice, et, lorsqu’il la voit ébranlée, il sollicite du moins une épreuve temporaire. Qu’elle fuie, qu’elle disparaisse sans rien dire : si l’amour de Paul résiste à cette absence, Léa triomphe et rien n’est perdu ; s’il n’y résiste pas, l’épreuve les aura soustraits tous les deux à une inévitable déception. Je ne puis, je l’avoue, suivre ici M. Émile Augier. Malgré la subtilité du raisonnement, cette conduite est en contradiction avec le caractère de Forestier. L’intervention directe de l’égoïsme ou, si l’on veut, de la sagesse paternelle dans l’intérêt du fils n’est pas au théâtre un ressort nouveau, et l’auteur aurait pu se dispenser de cet emprunt à la Dame aux camélias. Forestier est un homme droit jusqu’à la rigueur ; je ne puis admettre, quel que soit son motif, qu’il s’abandonne à ce spécieux calcul, qu’il trompe du même coup et Mme de Clers, en essayant de lui persuader, ce qu’il sait bien n’être pas vrai, qu’elle sera bientôt oubliée, et son fils, en laissant croire à celui-ci qu’il est impudemment délaissé par une coquette, et lui-même, en comptant sur le succès d’une pareille diplomatie. Il n’y a de praticable pour un tel homme que la voie droite, celle de la vérité. Que Forestier obtienne, s’il le peut, de Paul et de Léa par ses conseils qu’ils recourent pour se guérir d’une fatale et dangereuse passion aux grands médecins, le temps et l’absence ; mais la ruse n’est pas digne de son caractère, elle ne l’est pas non plus de sa prévoyance. Lorsqu’ils se reverront, qu’arrivera-t-il en effet ? Peut-être ignoreront-ils toujours la stratégie dont ils ont été victimes ; Forestier n’en aura pas moins semé en eux le mépris et la haine, car dans les âmes bouleversées par un si violent amour ces sentimens survivent à la passion même, et ils ne peuvent donner qu’une mauvaise moisson ; ou bien ils connaîtront l’auteur du procédé tortueux par lequel ils ont été séparés, et celui-ci n’aura fait que compromettre son légitime ascendant, le respect dû à son autorité de père, sans même être sûr de les dérober ainsi au malheur qu’il espérait détourner. D’autant plus sûrs de s’aimer qu’ils auront plus souffert, se regardant comme nécessaires l’un à l’autre, ils se précipiteront avec frénésie dans l’abîme qu’il aura vainement tenté de fermer sous leurs pas par un mensonge. Forestier se flatte de clore, en usant de stratagème, le drame à son début, son imprudence va au contraire en accélérer la crise et la rendre plus dangereuse.

Au bout de quelques mois, Paul est marié, Léa paraît oubliée, la maison du sculpteur semble n’abriter que des cœurs heureux. Entre Camille, la vivante image d’une femme toujours aimée, qui est devenue vraiment sa fille, et Paul, calme en apparence et revenu au travail, Forestier a lieu de se féliciter. Paul se vante de son bonheur, mais d’un ton à en faire douter. A qui l’observe de près, les tendresses banales qu’il montre par accès pour Camille, des emportemens tout à coup réprimés, une impassibilité voulue, je ne sais quoi d’âpre et d’agité dans sa voix, indiqueraient plutôt qu’une fièvre intérieure le brûle et qu’une tempête s’amasse secrètement en lui. Sa femme est une enfant aimante et charmante ; mais cette voix innocente, ce front calme, ces yeux limpides où la joie rayonne, sont plus faits pour irriter que pour pacifier l’âme encore en deuil d’un amour trompé. Paul souffre, quoi qu’il en dise, et il n’a pas subi l’épreuve décisive, il n’a pas revu Léa, toujours absente. Elle revient enfin, rappelée par Forestier pour régler des affaires d’intérêt, elle revient veuve et libre ; Paul se dit qu’ils pourraient être heureux maintenant, si elle ne l’eût trahi. Ils se revoient, et les regards, les paroles qu’ils échangent, chargés d’allusions amères, de reproches blessans, de haine et de colère, ne sont que les premiers éclats de la passion furieuse qui gronde dans leur sein. Ils s’aiment, tout en s’accusant mutuellement ; mais ils s’aiment sans espérance, car ils sont séparés par le mariage de Paul et plus encore par la honte de Léa, qui reparaît souillée.

Ici se présente un incident dont l’idée déconcerte au premier abord, et qui aurait pu devenir pour la pièce un péril réel, parce que le sens n’en apparaît pas assez vite et ne se révèle qu’à la réflexion. Dans une de ces confidences qu’on échange entre amis après une absence, M. de Beaubourg raconte à Paul une étrange bonne fortune de son voyage. Il a rencontré à Vienne une femme qu’il avait naguère courtisée sans succès à Paris. Un soir qu’il était chez elle, qu’elle s’était montrée spirituelle, caustique, amère, provocante, qu’une exaltation singulière n’avait cessé de se trahir dans sa voix tour à tour étouffée et stridente, dans ses regards, par momens allumés d’un soudain éclair, resté seul avec elle, il avait risqué un nouvel aveu, et cette fois elle avait cédé ; mais, à peine vaincue presque sans résistance, elle s’était réveillée comme d’un songe horrible et l’avait repoussé avec épouvante. Depuis, il n’a jamais pu pénétrer auprès d’elle. Paul n’a pas de peine à deviner, sous le voile transparent dont M. de Beaubourg enveloppe son récit, le nom de l’infâme : c’est Mme de Clers. Pourquoi cette souillure imprimée par l’auteur au caractère de son héroïne ? Mme de Clers n’est-elle vraiment qu’une misérable abandonnée ? ou n’est-ce ici qu’un de ces écueils volontairement cherchés qu’au risque de s’y briser M. Augier aime à franchir de front pour faire montre de son adresse et de son intrépidité ? Non, cette défaillance, Léa l’explique elle-même à l’acte suivant ; c’est au moment où s’accomplissait l’union de Paul et de Camille qu’elle s’est livrée.

La chambre nuptiale.
Qui s’ouvrait devant vous apparut à mes yeux.
Tout mon être frémit d’un besoin furieux
De me venger de vous, de me souiller, que sais-je ?
De mériter mon sort par quelque sacrilège.

Soit, M. Augier n’a pas craint de suivre la passion jusque dans ses écarts, parce que ces écarts mêmes en montrent la violence : il s’est ménagé par là le moyen de faire voir en même temps à quel point Paul est dominé, puisque son amour va résister bientôt au souvenir d’une pareille chute, et ce qu’il y a de ressort dans le caractère de Léa, puisqu’elle réussit à se racheter de l’infamie ; mais l’explication vient un peu tard, et le spectateur demeure inquiet trop longtemps.

On conçoit que Paul s’y méprenne et ne voie dans le récit qu’il vient d’entendre que l’abandon d’une Messaline. Il oublie que la date, l’heure de cette chute qui l’exaspère est celle où lui-même se prostituait dans un mariage sans amour ; il ne songe pas que cette faute, à laquelle il ne peut penser sans fureur, a été l’entraînement d’un profond désespoir, qu’elle est le signe décisif d’une passion irritée qui ne recule pas devant les représailles et la honte. Le prompt dégoût qui a suivi la défaillance, l’horreur que Mme de Clers a manifestée pour l’homme que le hasard en a fait profiter, ne lui disent pas qu’à cette heure même elle expie déjà ce fol égarement. Il n’y voit que la suite toute simple de la légèreté dont il a été victime et l’histoire ordinaire d’une chercheuse d’aventures. De quel ton il la redit à son père ! On comprend sa colère ; ce qu’on ne saurait comprendre, c’est le sang-froid de Forestier, qui ne découvre pas dans ces éclats de rire, dans ces yeux noyés de larmes, le feu d’un amour toujours vivant ; ce que l’on comprend moins encore, c’est que ce père, au récit de la honte de Léa, ne se demande pas s’il n’est lui-même pour rien dans cette déchéance, et se contente de dire d’un ton glacé :

Il est certain, mon cher, qu’une telle aventure
De la compassion étouffe le murmure.

Léa, qui ne peut se contempler elle-même sans rougir, qui a perdu jusqu’au droit de se rassasier en paix de sa douleur, n’a plus qu’à se faire dans la solitude un tombeau anticipé. Ce refuge même lui est enlevé. Il faut d’abord qu’elle reçoive les épanchemens de sa nièce Camille, avide de lui raconter son bonheur. La femme et la maîtresse sont en présence, la première tout orgueilleuse de ses joies tranquilles, confiante et assurée dans l’affection légale de son mari, ne daignant pas, ô naïveté ! se montrer jalouse des infortunées qui ont dévoré en passant au bord du chemin les premières feuilles de ce cœur qu’elle possède maintenant tout entier, et ne s’informant pas même si Paul eut jamais des maîtresses, qui pour elle sont non avenues.

Car leur rôle consiste, autant que j’ai compris,
A donner patience à nos futurs maris.
On dit que c’est dans l’ordre, et que jamais l’épouse
N’y perd rien dont elle ait sujet d’être jalouse.


C’est ainsi qu’ignorante de la passion et de ses éclats foudroyans, elle remue d’un doigt insolent et candide les cendres encore chaudes d’un foyer qui n’est qu’assoupi. La passion qu’elle outrage s’agite longtemps frémissante et muette, jusqu’à ce qu’elle se réveille à la fin, car elle a son orgueil aussi, l’orgueil de ses plaisirs chèrement achetés par la honte et les larmes, mais plaisirs sans rivaux, de ses souffrances gaîment affrontées, parce qu’elles sont suivies de transports dont le souvenir ne s’efface jamais, et, du nuage sombre où elle habite avec la foudre, elle éclate et disperse au vent ces petits bonheurs que les âmes faibles s’arrangent à l’abri des conventions et de la loi :

L’amour comme la guerre a sa chair à canon.
Femme galante ou femme adultère, le nom
N’y fait rien. C’est toujours une femme perdue
A qui pour tout loyer l’ingratitude est due.
Dévorez-lui le cœur pour tromper votre faim,
Dupez-la. Ce n’est pas agir en aigrefin,
C’est dans l’ordre. Il faut bien gagner le mariage
Et charmer de son mieux les ennuis du voyage.
On n’en est pas jaloux, et comme on a raison !
L’auberge porte-t-elle ombrage à la maison ?
CAMILLE.
C’est ce que je me dis.
LÉA.
Eh bien ! tu peux te dire
Que tout n’est pas non plus mensonge en ce délire,
Et que la délaissée en guise de remords
Laisse le souvenir peut-être de transports
Que n’inspirera pas l’épouse triomphante,
Car un cœur par deux fois jamais ne les enfante.
Qu’importent l’abandon, la bonté et la douleur ?
L’état de la maîtresse est encor le meilleur,
Et c’est elle qui peut de pitié faire aumône
À cette royauté grelottant sur son trône.

Ce ne sont pas ici thèses en l’air et théories scolastiques ; chaque mot porte, s’enfonce dans les chairs palpitantes et fait couler le sang ; chaque pensée est le cri de la passion blessée qui regimbe sous l’aiguillon et rugit. Nous assistons au duel moins inégal qu’on ne l’eût cru du bonheur légal, qui se pavane au soleil, et de l’amour clandestin, qui veut bien accepter le déshonneur, mais non pas la défaite. Léa ne remporte pas au reste une grande victoire en troublant le cœur d’une enfant. Pour la rappeler au sentiment de son naufrage, il suffit que l’homme à qui elle s’est livrée dans un moment de rage éperdue ose pénétrer par ruse dans sa demeure ; elle n’est plus de celles dont la parole ait droit au respect et qui gardent au moins la liberté du dégoût. Elle le chasse ; mais il la désarme parce qu’il se présente en suppliant et vient solliciter sa main. Une lueur d’espérance l’éblouit tout à coup, c’est un avenir nouveau qui s’ouvre à ses yeux ; peut-elle cependant accepter cette offre, loyale après tout, tromper un homme qu’elle n’aime pas, mais qui est sincèrement épris ? Elle refuse, et, pour expliquer son refus, elle est obligée de rougir devant lui en confessant la vérité ; elle cède enfin à ses instances. Ce mariage inespéré, c’est à la fois la vengeance et la rédemption. Par malheur, la passion n’obéit pas à ces calculs ; elle vit, elle a des racines qu’on n’arrache pas si facilement, quoique pressée par les sentimens qui ont grandi à ses côtés, la honte, le doute, le mépris des hommes, la satiété de la vie ; elle s’est soulevée tout à l’heure au seul tableau des joies de Camille, elle se ranime plus vive encore lorsque Paul se présente à ses yeux. Il a la politesse sur les lèvres, mais la rage de Ia haine — ou de l’amour — est dans sa voix et dans son cœur ; c’est pour tous deux un soulagement, lorsque Léa, lasse de son persiflage, lui dit :

Mais insultez-moi donc ; vous en mourez d’envie.


Il lui jette à la tête son abomination, et de sa main brutale lui fait plier les genoux comme à une courtisane, la forçant de lui demander un pardon qu’il est impatient de lui accorder. C’est alors que d’un mot elle explique sa faute, et découvre à Paul que cette fuite mystérieuse n’a été qu’une épreuve exigée par son père. Il triomphe à son tour ; il retrouve intact le seul cœur fait pour lui ; souffrances, désespoirs, griefs mutuels, tout est oublié, des jours heureux leur sont réservés encore. Dans l’impétueux réveil de sa passion, Paul poursuit Mme de Clers d’embrassemens auxquels elle peut à peine se dérober.

La scène, qui termine un acte où tous les ouragans de la passion sont déchaînés et où Mlle Favart déploie un talent de premier ordre, est hardie non moins qu’émouvante. On l’accepte toutefois, parce qu’on sent l’auteur entraîné hors du cercle des convenances ordinaires par la fatalité du caractère qu’il a conçu ; Paul se débattrait en vain sous l’étreinte d’un amour arrivé à ce point où la raison humaine est près de fléchir et où la réflexion n’a plus de prise. Du même fonds de violence qui tout à l’heure le dégradait jusqu’à outrager une femme, il s’emporte, maintenant qu’il la retrouve toute à lui, jusqu’à s’oublier entièrement. Ce n’est pas tout ; lorsqu’après s’être laissée aller dans ses bras, épuisée et mourante, Léa se redresse tout à coup, lui montre l’abîme infranchissable qui les sépare ; lorsque, s’abritant derrière un mûr de glace, elle lui jure qu’elle ne sera jamais à lui, lorsqu’elle lui dit :

Fussiez-vous libre encore ou le devinssiez-vous,
Je ne vous rendrai pas, flétrie et dégradée,
Celle que pure un jour vous avez possédée,


alors nous ne voyons plus que la femme déchue qui se relève, l’effort d’une âme égarée, mais fière, qui embrasse résolument le sacrifice et qui se régénère, la noblesse d’un caractère qui, en retrouvant l’estime de soi-même avec celle de son amant, conçoit l’inébranlable ambition de reconquérir l’honneur. La situation, si près d’être choquante, se transforme, et nous prenons en admiration la hauteur d’un amour capable d’imprimer au cœur de ces élans.

Léa ne peut espérer au surplus que Paul se rende à sa résistance, ni même qu’il la comprenne. Elle n’a qu’à fuir encore ; mais nous serions étonnés de ne pas le voir lui-même faire aussi ses apprêts de départ pour la suivre. Pourquoi resterait-il ? Qu’est-ce pour lui que le mariage ? Un lien dans lequel on l’a enlacé par surprise. Qu’est-ce que sa femme ? Un obstacle perfidement jeté dans sa voie et dont il n’a désormais à s’occuper que pour l’éviter. Ici se montre ce qu’a d’ingrat le rôle de Paul Forestier, si bien soutenu d’ailleurs en plusieurs scènes par M. Delaunay. Ces caractères émus, délicats, et que j’appellerais volontiers raciniens, ont, jusque dans leur faiblesse même, un charme auquel on ne peut résister. Quelques faux pas qu’ils fassent, ils intéressent tant qu’ils sont dans la voie de leur passion, parce qu’ils y portent une suite et une profondeur merveilleuses, parce que, pour atteindre ce qu’ils convoitent, leur volonté, d’ailleurs si fragile, déploie une obstination et parfois une audace, leur esprit une subtilité de raisonnement, une éloquence de sophisme qu’on admire malgré soi ; mais se trouvent-ils aux prises avec des obligations positives, impérieuses, alors apparaissent dans tout leur jour les misères d’une volonté sans ressort, l’impudeur d’un égoïsme qui réclame et qui accepte effrontément tous les sacrifices, le combat lamentable d’un esprit trop lumineux pour se tromper sur le vrai chemin et d’une âme trop débile pour s’y engager résolument. Dans Racine, les personnages de cette espèce sont des femmes, Hermione, Roxane, Phèdre ; on n’en attend pas davantage. On est plus exigeant avec un homme, et Paul Forestier commence bientôt à faire pitié. Il ne pourrait se sauver que par l’indomptable opiniâtreté de la passion ; la sienne ne tardera pas à plier, quoiqu’elle ne se rende pas sans combat.

Quelques minutes encore, et Paul, échappant à la scène des adieux, aura quitté pour toujours une maison où il laisse le malheur et les larmes, et voyagera sur les pas de Mme de Clers. A l’instant où il va franchir le seuil, le hasard, qui ne veut rien lui épargner, ramène son père devant lui. C’est la première fois qu’ils sont face à face depuis que Paul sait enfin le secret du départ de Léa. Il y a entre eux un compte à régler, qui va mettre gravement en péril le respect filial et l’autorité paternelle. Malgré le prétexte par lequel Paul essaie d’expliquer son départ, Forestier en devine aisément le véritable motif, dès qu’il apprend que son fils et Léa se sont revus, et le combat inévitable se livre aussitôt entre eux, direct, acharné, sans ménagemens, à visage découvert comme entre deux étrangers. Le père, en reconnaissant à demi l’imprudence de ses faux calculs, rappelle son fils à l’honneur, aux obligations sacrées qu’il a contractées envers Camille ; pour toute réponse, Paul énumère ses justes griefs, la ruse qui l’a séparé de Léa, ses longues souffrances secrètement dévorées, la folle complaisance d’un mariage qui n’a été qu’une embûche ; les paroles qu’ils échangent, amères dès le début, tournent vite à la Violence et à l’injure. Un moment d’attendrissement est sur le point de tout sauver ; c’est le père qui revient le premier :

Mon fils, est-ce possible ?
En sommes-nous venus à cette lutte horrible !
Un père avec son fils, deux êtres droits et bons !
Est-ce à toi que je parle ? Est-ce toi qui réponds ?
PAUL.
Qui m’aurait dit qu’un jour, ô père ! ô mon cher père !
Tu me ferais en vain une telle prière ?


Quand tous deux semblent prêts à se jeter dans les bras l’un de l’autre, il suffit d’un mot de Forestier qui rallume la jalousie de Paul, pour qu’il s’élance vers le seuil défendu par son père, et n’hésite plus à se frayer un passage par la force.

Où le père échoue, la femme du moins réussira-t-elle ? Camille n’a pas trempé dans le stratagème dont Paul se plaint d’être la victime ; elle a sa jeunesse, son confiant et naïf amour, qui plaident pour elle, et non sans éloquence. Est-ce assez cependant pour qu’elle l’emporte ? Ne l’oublions pas, l’amour, tel que la civilisation l’a fait, n’est pas seulement Vénus tout entière à sa proie attachée, c’est un composé bizarre où entrent, avec l’emportement des sens et l’attrait païen de la beauté, mille accords indéfinissables, une étrange soif d’émotions et même de souffrances ; la jeunesse ne suffit pas pour l’exciter, il y faut une éducation accomplie et une longue expérience. D’où viendrait sans cela le dangereux empire des femmes déjà entrées dans l’orageuse saison de la vie, qui, n’ayant plus la virginité de l’âme et du corps, remplacent ces fleurs du printemps par une science profonde des subtilités de la passion et des raffinemens amoureux ? Camille ne saurait lutter contre Léa, et ne songe pas même à l’essayer. Cependant son rôle, insignifiant jusque-là, se transforme en un moment. Le cri de Forestier dès qu’elle apparaît : « Paul veut fuir avec Léa ! » est pour elle une initiation. Tout à l’heure encore ce n’était qu’une enfant, cette première et mortelle douleur fait éclore en elle la femme en un clin d’œil. Elle voit, quand le rideau de l’illusion se déchire, le gouffre qui la sépare de Paul ; elle ne supplie pas, elle ne se défend pas, elle contemple la fatalité de sa destinée, les débris à jamais épars sur le sol de son bonheur anéanti, et elle se résigne. Cette résignation, plus forte que la résistance, brise enfin l’opiniâtreté de son mari, qui s’enfuit, laissant, comme toutes les natures faibles, son sort à décider à d’autres. Pitoyable et inutile abdication : qu’importe en effet qu’il demeure ? En aimera-t-il moins Léa ? Ce sacrifice arraché est-il de ceux qui se puissent accepter ? Camille pourra-t-elle lui infliger à perpétuité le supplice d’un amour qu’il ne partage pas ?

Aussi, lorsqu’elle revoit encore une fois Mme de Clers, qu’elle croit complice de Paul, Camille ne trouve pas dans son cœur incapable de haine un reproche, un mot amer à lui adresser. Son sacrifice est fait, l’abandon est son lot et la mort son refuge souhaité :

Si Dieu me rappelait, vous seriez réunis,
Heureux, et moi du moins, mes maux seraient finis.
Oh ! quelle volupté de mourir de la sorte !
Vous ne l’oublîriez pas, votre petite morte.
Paul me pardonnerait, et parfois en songeant
Dirait : Elle m’aimait pourtant, la pauvre enfant !


Vainement Mme de Clers se déclare résolue à fuir, cette fois volontairement et pour ne revenir jamais, que dis-je ? à relever entre elle et Paul l’obstacle d’un second mariage, à tout faire enfin pour le guérir de l’amour par le mépris. Entre ces deux femmes, dont les sentimens se heurtaient il y a quelques instans à peine avec violence, c’est maintenant une rivalité d’abnégation et des effusions de tendresse sous le poids d’un malheur commun ; mais absente ou présente, adorée ou haïe, Léa n’occupera-t-elle pas toujours souverainement le cœur de Paul ? Camille le comprend, et, décidée à lui rendre à tout prix la liberté, elle s’apprête à mourir en lui envoyant, c’est sa suprême faiblesse, un dernier baiser et un dernier adieu. Le billet tombe à temps aux mains du père, et Paul peut enfin mesurer la grandeur de ce dévouement, la profondeur de cette âme qu’il a dédaignée. S’il n’est pas guéri, la guérison du moins n’est plus désormais impossible. Il y a de ces retours dans la vie dont la soudaineté ne nous étonne pas trop. Notre logique, est plus rigoureuse au théâtre, et avec raison. Nous sentons bien qu’il reste ici trois âmes meurtries, que Paul, Léa, Camille, sortis de la lutte, n’en porteront pas moins d’ineffaçables cicatrices. N’est-ce pas la vie même ? N’entre-t-il pas toujours dans le bonheur une portion de regrets et de souvenirs douloureux, et la paix, lorsque l’âge nous l’apporte, n’est-elle pas faite en proportions égales de repentirs et de pardons ? Celui-là pourrait-il se flatter de connaître la vie qui, arrivé au milieu de la route, ne verrait derrière lui que des sentiers éclairés d’une lumière toujours joyeuse au lieu d’un chemin jonché de ses amours flétris, de ses pures croyances détruites ?

Le sujet que M. Emile Augier a traité, poétique et vivant tout à la fois, ne pouvait l’être que par un homme qui possédât au même degré l’imagination créatrice et l’habileté d’une main rompue de longue date à la pratique des artifices de la scène ; il ne fallait pas moins que cela pour en faire passer les hardiesses. Quelques personnes s’effaroucheront peut-être de la violence de certaines situations ; je ne partage pas leurs scrupules, parce que, si l’impression totale est forte, elle n’a pourtant rien de malsain. Le dirai-je ? je crains que le théâtre ne soit de plus en plus condamné à ces violences. Je n’aperçois plus guère, vu l’épuisement des types généraux, que deux voies pour la comédie : ou bien elle discutera des thèses morales, nécessairement prises en dehors du lieu commun et où devra par suite entrer une grande part de témérité et de paradoxe, ou bien elle s’attachera, comme elle l’a fait dans tous les temps, aux peintures de la passion. Or les passions, comprimées par le niveau chaque jour appesanti des convenances, se cachent la plupart du temps dans la société présente et disparaissent sous l’action de cette universelle démocratie qui impose à tout la monotonie de ses formes, réprime toutes les audaces, efface toutes les originalités, abat tous les angles. Les passions n’ont pas cessé d’exister, tant s’en faut ; mais, pour soulever ces couches multipliées de conventions de toute sorte, il faut qu’elles aient une violence extraordinaire qui brise tous les liens et affronte toutes les lois. Le temps de la comédie au pastel est passé.


CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.