Chronique de la quinzaine - 14 février 1896

Chronique n° 1532
14 février 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 février.


La Chambre a beaucoup parlé depuis quinze jours ; mais on a parlé surtout du Sénat. Les rôles entre les deux assemblées sont complètement intervertis : c’est le Sénat qui est dans le mouvement. Quant à la Chambre, elle a vécu dans le passé, et s’est amusée à des débats purement académiques sur les conventions de 1883. Elle a discuté ces conventions comme s’il s’agissait de les voter aujourd’hui. Il s’agissait, en réalité, de savoir s’il y avait lieu de mettre en accusation M. Raynal qui les avait faites. Ou plutôt, il ne s’agissait même pas de cela : tout le monde savait d’avance que M. Raynal ne serait pas mis en accusation. Mais les radicaux socialistes, profitant de la présence au pouvoir d’un cabinet qui a toutes leurs complaisances, et comptant en retour sur les siennes, ont jugé le moment propice pour rouvrir un grand débat sur des conventions qu’ils ont peut-être fini par croire scélérates, à force d’avoir répété qu’elles l’étaient. Mal leur en a pris. M. Raynal s’est vaillamment défendu contre ce qu’il a appelé les « aboyeurs de la démagogie. » Il a prouvé, ce qui n’était pas difficile, que les conventions de 1883 avaient été, dans les circonstances où elles ont été conclues, une œuvre excellente et qu’elles ont, par leurs conséquences, très heureusement allégé notre situation financière. Peut-être était-il bon que cette démonstration fût faite ; mais elle a été bien longue, et la Chambre aurait pu faire un meilleur usage de son temps.

Le Sénat a mieux employé le sien. Il a donné l’impression que la résistance aux entreprises dangereuses du gouvernement actuel était au Luxembourg plus qu’au Palais-Bourbon, et aussitôt les regards du pays se sont tournés de son côté. À la Chambre, le mécontentement est général ; il est déjà parmi les radicaux aussi bien que parmi les modérés ; la mauvaise humeur règne sur tous les bancs. La lune de miel du cabinet Bourgeois est arrivée à son dernier quartier. Ses amis n’ont plus confiance en lui ; il n’a plus confiance en lui-même. Mais on aime mieux le laisser mourir de sa mort naturelle que de l’y aider en lui donnant la secousse finale, tant on craint de paraître avoir voulu écourter une expérience aussi intéressante. Il est pourtant douteux que le pays s’y intéresse, et certainement la Chambre en est déjà fatiguée ; mais on vit encore sur de vieux préjugés. Toutes les fois qu’un député du centre annonce l’intention, ou la velléité de faire quelque chose, ses amis effarés l’entourent pour l’en dissuader. Un jour c’est M. Léon Say qui veut interpeller le gouvernement sur sa politique financière. Quelle faute ! lui crie-t-on de tous côtés. Quelle imprudences Vous allez refaire la majorité du gouvernement ! Mais M. Léon Say ne se laisse pas troubler et maintient son interpellation. Une autre fois, c’est M. Barthou qui parle d’interroger le garde des sceaux sur la situation irrégulière d’un juge d’instruction. Quelle faute ! Quelle imprudences lui répète-t-on avec ensemble ; et il cède. Les groupes sont devenus des espèces de marécages où on embourbe. sous prétexte de les y essayer, les questions ou interpellations qu’un orateur plus hardi que les autres, mais pourtant prét à tous les renoncement, pourrait adresser au ministère. Celui-ci tombera quand même un jour prochain ; on le dit et nous le croyons. Il glissera sur on ne sait quoi ; une tuile lui tombera sur la tète, venant on ne sait d’où ; un bolide éclatera dans le ciel, comme à Madrid. Soit ! et le plus tôt sera le mieux. Mais dans toutes ces combinaisons qui sentent l’intrigue, on oublie le pays. Le gouvernement parlementaire est le pire de tous s’il ne sert pas à éclairer, à former, à grouper, à diriger l’opinion, car c’est sur l’opinion qu’il repose, et il ne repose sur rien lorsque l’opinion, faute de lumière ou d’impulsion première, n’arrive pas à la conscience de soi. On s’est beaucoup moqué des saints indous qui s’absorbent et s’abêtissent dans la contemplation d’eux-mêmes, ou d’une partie d’eux-mêmes. Les assemblées parlementaires, qui se croient tout et sont peu de chose, sont très sujettes à ce genre de maladie mentale. Elles rétrécissent leur horizon aux limites d’une salle de conférence. On n’imaginerait pas quelle importance des riens, dont le public ne se doute pas et n’entendra jamais parler, prennent dans ce milieu spécial à l’atmosphère étouffée. C’est la que naissent et que meurent les ministères, très discrètement, sans que personne sache exactement pourquoi ils sont nés et de quoi ils sont morts. Sur trente-six millions de Français, y en a-t-il cinq cents qui pourraient dire tout de suite, sans une étude rétrospective, quelle a été la cause occasionnelle de la chute du dernier cabinet, chute qui date de trois mois ? Le pays ne voit que des ombres. On joue avec lui à cache-cache ; on lui interdit d’assister aux conciliabules de couloirs ; on ne lui débite que des phrases d’apparat à la tribune. Comment ne se lasserait-il pas d’un pareil gouvernement, puisque ceux mêmes qui en jouent entre eux la comédie, et qui en ont le secret, commencent a s’en dégoûter ? On cherche à arriver au ministère par surprise, par hasard, en se donnant modestement comme un pis-aller, sans avoir pris la peine de provoquer dans le pays un grand mouvement d’opinion, ni d’avoir, dans les Chambres formé une majorité autour d’un programme. De la le caractère empirique et nécessairement provisoire de toutes les combinaisons que nous voyons paraître et disparaître sans parvenir à nous y intéresser. Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? Où voulons-nous aller ? Le ministère radical balbutié à ce sujet quelque chose que personne n’a bien compris, mais où on a cru distinguer qu’il s’allégeait des trois quarts de son programme. Quant au parti modéré, il imite de Conrart le silence cette fois imprudent. Un parti qui ne parle pas est un parti qui n’existe pas. Rien de plus dangereux en politique que de faire le mort ; on est tout de suite pris pour tel. La Chambre se tait, le Sénat a parlé. « Monsieur, a dit le garde des sceaux à M. Bérenger, qui venait de faire passer une motion, vous avez tué le Sénat. » Ce mot lapidaire a fait rire, mais non pas aux dépens de la Chambre haute. Les morts que tue M. Ricard se portent assez bien.

La motion de M. Bérenger se rapportait a un projet de loi sur les accidens et sur les risques professionnels. Il faudrait, pour en rendre compte, une étude de détail qui n’entre pas dans le cadre d’une chronique. Le projet qui avait les préférences du gouvernement et que M. Ricard avait défendu avec toute son éloquence, était contestable dans son principe et mal combiné dans ses dispositions principales : M. Bérengery a opposé un contre-projet, dont il a obtenu le renvoi à la commission. C’est un retard sans doute, mais ne vaut-il pas mieux retarder le vote d’une loi que d’en voter une mauvaise ? Cette première escarmouche entre le gouvernement et le Sénat indiquait déjà les dispositions de celui-ci : elles se sont bientôt manifestées d’une manière plus expressive encore.

Dans son discours de Lyon, M. Bourgeois avait annoncé le retrait du projet Trarieux et la presse radicale socialiste avait poussé des cris d’enthousiasme. Le projet déposé par M. Trarieux sous l’ancien cabinet, alors qu’il était ministre de la justice, avait pour objet d’interdire l’exercice du droit de coalition et de grève aux ouvriers des chemins de fer. Les ouvriers des chemins de fer ne sont pas assimilables aux autres. Les services auxquels ils sont attachés sont, a beaucoup d’égards, des services publics, et, s’ils venaient à être interrompus, les conséquences les plus graves pourraient en résulter en temps de paix et surtout en temps de guerre. On a beau dire qu’en temps de guerre le patriotisme des ouvriers les empêcherait de recourir a un pareil moyen de pression, — et nous le croyons ; — on a beau faire remarquer qu’ils seraient alors sous la main du ministre de la guerre, et que leur liberté d’action se trouverait tout naturellement suspendue, — et cela est vrai ; —le danger n’en subsiste pas moins. Une fois que le travail est abandonné, il faut un certain temps pour s’y remettre. Il y a là une mobilisation d’un nouveau genre qui, a un moment donné, devrait s’ajouter, en la compliquent, à la mobilisation militaire. Tous les ministres de la guerre en avaient jugé ainsi jusqu’à ce jour ; M. Godefroy Cavaignac en a jugé autrement. Il se croit suffisamment armé par la législation préexistante. Peut-être a-t-il raison d’une manière générale ; mais il suffit que le risque auquel M. Trarieux a voulu pourvoir puisse se présenter une seule fois pour qu’on prenne contre lui des précautions étroites, puisque l’enjeu de la moindre négligence pourrait être l’existence même de la patrie. Quoi qu’il en soit, le ministère Bourgeois a retiré purement et simplement le projet de son prédécesseur. Avait-il oublié que le projet Trarieux était un amendement a un projet antérieur, dû à l’initiative du Sénat, et qui était bien autrement rigoureux et sévère ? L’interdiction que M. Trarieux impose aux ouvriers des chemins de fer, M. Demôle avait voulu avant lui l’étendre à tous les ouvriers employés par l’État. Il avait déposé dans ce sens une proposition de loi revêtue d’un très grand nombre de signatures républicaines. En retirant le projet Trarieux, le gouvernement laissait donc le Sénat en présence de la proposition Demôle. Il espérait sans doute que devant une manifestation aussi nette de sa volonté, le Sénat battrait en retraite ; mais il n’en a pas été ainsi. Soit que le Sénat tint particulièrement à ses idées sur la matière, soit qu’il eût été un peu froissé du sans-façon avec lequel le gouvernement en usait avec lui, soit plutôt que l’ensemble de la politique lui inspirât des inquiétudes générales qu’il jugeait opportun d’exprimer plus spécialement sur ce point particulier, la haute assemblée a répondu au retrait de la loi Trarieux en mettant à l’ordre du jour la proposition Demôle, et elle a tout de suite abordé le débat. M. Trarieux a pris la parole : rien n’a pu ensuite effacer l’impression profonde produite par son discours. Les affirmations optimistes de M. le ministre de la guerre n’ont pas ébranlé la majorité. En vain M. Bourgeois s’est-il efforcé de la mettre en garde contre le danger de créer des catégories entre les citoyens, et d’interdire aux uns l’exercice d’un droit qu’on reconnaît aux autres. Les ouvriers des chemins de fer ont-ils mérité, a-t-il dit, de devenir l’objet d’une suspicion exceptionnelle et n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’ils ne s’en offensent ? Son discours a été qualifié de « conférence doucereuse » par un sénateur irrespectueux, et M. Bourgeois s’est montré fort choqué de l’expression. Il a affirmé que s’il n’avait pas parlé haut et ferme, c’était par ménagement pour l’assemblée. Les objurgations pressantes de M. le président du conseil n’ont pas été mieux accueillies que ses insinuations conciliantes. Une majorité considérable a voté le renvoi à la commission de la proposition Demôle. Il est vrai qu’au dernier moment, et contrairement aux allégations de M. le ministre de la guerre, M. Bourgeois avait laissé entendre qu’il y avait là une question à étudier. Dans ce cas, il ne fallait pas se borner à retirer le projet Trarieux, il fallait en présenter un autre, et, faute d’autre, le Sénat était bien obligé de renvoyer à la commission celui de M Demôle. Nous n’hésitons d’ailleurs pas à reconnaître que ce projet dépasse la mesure. S’il plaît à l’État de se faire industriel, marchand d’allumettes ou de tabac par exemple, il n’y a pas de motif pour qu’il échappe à la loi commune, ni pour qu’il en enlève le bénéfice à ses ouvriers. Les exceptions proposées par M. Traneux les seules qui se justifient sont tirées de la nature des services et non pas du caractère particulier de celui qui en a l’entreprise. On a toujours le droit de dire à l’Etat lorsqu’il agit comme un particulier Patere legem quam ipse fecisti. Prenons donc le vote de la Chambre haute pour ce qu’il est, c’est à dire pour une manifestation

Il est probable qu’en tout état de cause ce vote aurait été le même, mais il est certain qu’une circonstance survenue le jour où il s’est produit a contribué à le rendre plus ferme encore et plus résolu. Le gouvernement avait montré une fois de plus avec quelle docilité il obéissait, sans hésiter, sans sourciller, aux injonctions des groupes socialistes. Carmaux venait d’attirer de nouveau l’attention. M Rességuier avait renvoyé trois ou quatre ouvriers et naturellement les socialistes l’expliquaient en disant que ces ouvriers s’étaient affiliés à un syndicat Est-ce vrai ? est-ce faux ? nous l’ignorons ; mais à ce fait, s’il existe, doivent certainement s’en être joints quelques autres pour amener M Rességuier à la détermination qu’il a prise. Il y a toujours un député en permanence à Carmaux, lorsqu’il n’y en a pas deux. Au moment en question, c’est M Baudin qui était de semaine : il représentait les électeurs du Cher, non pas à la Chambre, mais auprès des ouvriers carmausins. M Baudin s’est empressé d’envoyer à M. Jaurès un télégramme qui se terminait par ces mots « Convoquez les groupes socialistes et faites les démarches utiles. » Après s’être adjoint MM Viviani et Gérault-Richard M. Jaurès s’est transporté à la hâte chez M. le président du conseil et a eu avec lui une conversation dont on n’a pas tardé à constater les effets. Certes sa démarche a été utile ». Au reste quelques verriers de Carmaux s’étaient réunis en même temps, et avaient adressé aux chambres syndicales et aux groupes corporatifs de France un manifeste ou ils disaient « Si le gouvernement ne fait pas son devoir, les prolétaires n’accepteront pas ce nouveau défi sans protestation. La loi de 1884 doit être complétée par une sanction pénale qui contraindra les exploiteurs à la respecter. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Dès le lendemain à l’ouverture de la séance de la Chambre, M. le ministre du commerce a déposé un projet de loi ainsi conçu : « Ceux qui seront convaincus d’avoir entravé ou tenté d’entraver le libre exercice des droits résultant de la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels seront punis d’un emprisonnement de six jours à un mois, et d’une amende de seize à deux cents francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. » L’idée de donner une sanction pénale à la loi sur les syndicats professionnels n’est pas nouvelle. Un député, M. Bovier-Lapierre, a attaché son nom à une proposition qui a précisément cet objet, et qui, votée à la Chambre, est toujours venue échouer au Sénat. C’est que, devant la tyrannie tous les jours grandissante des syndicats à l’égard non seulement des patrons, mais des ouvriers eux-mêmes, il a paru souverainement imprudent de mettre à leur disposition une arme répressive. M. Bovier-Lapierre, rendons-lui cette justice, a pourtant fait quelques efforts, d’ailleurs infructueux, pour donner à sa loi un caractère juridique. Il a énuméré quelques-uns des faits qui donneraient lieu à l’application d’une peine. Il n’a pas voulu rester dans le domaine du pur arbitraire. Le gouvernement a jugé que tant de précision pouvait être une gêne, et on a vu qu’il n’en a mis aucune dans son propre projet. « Ceux qui seront convaincus d’avoir entravé ou tenté d’entraver le libre exercice des droits résultant de la loi de 1884 »... qu’est-ce que cela signifie ? Qu’entend-on par « entraver ou tenter d’entraver ? » Le gouvernement s’est bien garde de le dire. On pourrait croire que son texte se ressent de la rapidité d’une improvisation bâclée en une nuit : mais on se tromperait. C’est exprès, de propos délibéré, qu’il est resté dans le vague, et il a pris soin de le lire avec une simplicité dont il faut lui savoir gré. « Nous nous abstenons à dessein a-t-il dit dans son exposé des motifs, de spécifier les atteintes qui peuvent être portées au libre exercice des droits résultant de la loi du 21 mars 1884, afin de permettre aux tribunaux d’apprécier avec une pleine indépendance, ces atteintes si multiples, si variées, si ingénieuses, et qu’il serait téméraire de prétendre prévoir toutes. » C’est pourquoi il a préféré n’en prévoir aucune. Les juges condamneront quand bon leur semblera. On se fie à la jurisprudence du soin de faire la loi de toutes pièces. Cette loi, le principal organe du parti socialiste l’a fort bien qualifiée en l’appelant une « loi de sureté générale ». L’indétermination calculée des termes permet de l’étendre à tout ce qu’on voudra. Quand elle a été déposée, avant même qu’elle eût été lue, M. Jaurès, qui la connaissait et qui avait de bons motifs pour cela, s’est écrié joyeusement : « Voilà une loi à l’adresse de M. Rességuier ! » Nous dirons à notre tour : Voilà où nous en sommes ! On fait une loi pour une personne ! Cette loi de sûreté générale ne vise qu’un individu ! Elle est bien digne du cabinet actuel et de ses inspirateurs

Un comprend que cette condescendance du ministère à l’égard des socialistes ait produit au Luxembourg la plus mauvaise impression. Quoi ! Le Sénat a toujours repoussé la loi Bovier-Lapierre comme incertaine dans son principe et dangereuse dans son application, et à cette loi, qui est comparativement un chef-d’œuvre d’esprit juridique, on substitue le texte rudimentaire au point d’en être grossier que nous avons reproduit plus haut. Compterait-on par hasard sur le Sénat pour le voter ? On aurait tort, sans doute, de compter même sur la Chambre. Ce n’est pas au moment où le projet Bovier-Lapierre a tant de peine à aboutir qu’il convient d’en présenter une caricature aggravée. Mais il y a peut-être quelque chose de pire encore que les lois de circonstance, ce sont les juges auxquels on peut appliquer la même épithète. Si la sauvegarde du justiciable n’est plus dans la loi elle-même, il faudrait au moins qu’elle fût dans ceux qui l’appliquent, et cela est plus nécessaire que jamais en un temps où la manie du soupçon et de la dénonciation étant partout, nul n’est sûr de n’avoir pas demain affaire à la justice. On voit commencer tous les jours de nouveaux procès, on n’en voit finir aucun. Il semble que le ministère recherche le scandale pour lui-même, comme s’il y trouvait un moyen de gouvernement. Il parait s’y complaire. Ce système ne serait tolérable que si une indépendance absolue était laissée à la magistrature, et on a pu croire dans ces derniers temps qu’il n’en était pas ainsi. Une affaire importante, celle des Chemins de fer du Sud de la France, était entre les mains d’un juge d’instruction, M. Rempler ; le bruit s’est répandu tout d’un coup qu’il s’en était, ou qu’il en avait été dessaisi. Le dossier était sorti de ses mains pour passer dans celles d’un autre magistrat, M. Le Poittevin, chargé des fonctions de juge d’instruction. M. Le Poittevin pouvait-il être investi de ces fonctions ? On a invoqué a ce sujet l’article 58 du Code d’instruction criminelle, bien à tort comme on va le voir : « Dans les villes, dit cet article, où il n’y a qu’un seul juge d’instruction, s’il est malade, absent ou autrement empêché, le tribunal de première instance désignera l’un des juges de ce tribunal pour le remplacer. » On assure que la désignation de M. Le Poittevin n’a pas été faite sous la forme ordinaire par le tribunal de la Seine, mais c’est là le plus petit côté de la question. Peu importe la manière dont la délégation a été faite. L’article 58 du Code d’instruction criminelle ne pouvait pas s’appliquer à Paris, puisque, bien loin qu’il n’y ait dans cette ville qu’un juge d’instruction, il y en a vingt-neuf. On n’avait entre eux que l’embarras du choix. De plus, M. Rempler n’était ni malade. ni absent. Était-il « autrement empêché » ? Les journaux ministériels n’ont pas caché qu’il n’était pas d’accord avec M. le garde des sceaux sur la marche de l’instruction. Et cela a suffi. On a fait comprendre à M. Rempler qu’il devait se dessaisir d’une affaire qu’il ne conduisait pas au gré de M. Ricard ; il a eu la faiblesse d’y consentir, et il a été remplacé, non pas par un autre juge d’instruction, mais par un juge ordinaire dont la situation était si visiblement incorrecte qu’il a fallu la régulariser plus tard au moyen d’un décret. Mais, pendant huit jours, M. Le Poittevin a largement usé de tous les droits d’un juge d’instruction bien que, au fond, il n’en eût aucun, et cela a duré jusqu’au moment où un député a refusé de comparaître devant lui en prétextant de l’irrégularité de son mandat. Un pareil précédent est très grave. Si nous sommes en un temps relativement calme et normal, quoique moralement fort troublé, nul ne sait après tout, ce que sera demain. Qu’adviendra-t-il dans des périodes plus troublées encore si, dès aujourd’hui, il suffit qu’un juge d’instruction « aiguille » — c’est l’expression dont on s’est servi dans un sens qui déplaît à M. le garde des sceaux, pour qu’il soit remplacé, et remplacé par un magistrat qui n’a aucun titre pour cela. Lorsqu’on songe aux pouvoirs exorbitans que possède chez nous un juge d’instruction et qui le rendent maître du secret des affaires, de la liberté, souvent de la fortune des citoyens, on est effrayé à la pensée que ces pouvoirs peuvent se trouver dévolus à un magistrat arbitrairement désigné, en dehors des conditions et des formes qui sont les seules garanties du justiciable. y a-t-il eu, dans cette affaire, simple légèreté de conduite, ou intention manifeste, de la part du garde des sceaux, de diriger lui-même, peut-être dans un sens politique, une instruction ouverte sur une affaire délicate où un certain nombre de parlementaires se trouvent mêlés ? Chacun est libre de résoudre la question comme il voudra, mais le fait qui lui a donné naissance n’en reste pas moins inquiétant.

L’inquiétude est d’ailleurs le sentiment qui domine dans la situation présente. Ce que l’on sait déjà du budget déposé par le gouvernement n’est pas propre à la faire cesser. La grande innovation de ce projet est l’impôt progressif sur l’ensemble du revenu. C’est bien, cette fois, la formule radicale dans toute sa rigueur. Tout le monde s’attend à ce qu’un pareil projet ne soit pas voté ; il est conçu dans des termes qui en rendront pour le gouvernement la discussion très difficile; mais, en attendant, celui-ci poursuit dans toute l’administration un travail de désorganisation qui s’est d’abord attaque aux personnes. et qui s’apprête à toucher maintenant aux choses elles-mêmes. Sous prétexte de faire des économies sur un point, non pas pour que le contribuable en soit allégé d’autant, mais pour faire des dépenses sur un point différent, et substituer, comme on l’a dit, un budget républicain à un budget monarchique, on s’apprête à compromettre la marche régulière des services publics, à faire violence aux habitudes des populations, à provoquer parmi elles un mécontentement qui retombera sur la République. Jamais le péril n’a été plus grand qu’aujourd’hui, et il tient uniquement aux hommes qui nous gouvernent. Ce sont leurs projets imprudemment annoncés, ce sont ceux qu’ils cherchent à dissimuler encore mais que tout le monde devine, qui entretiennent dans les esprits l’incertitude et la crainte du lendemain. Le mal une fois fait sera difficilement réparable, et le pays s’apercevra enfin de ce que lui coûte, quelque brève qu’elle aura été, cette expérience radicale à laquelle on s’est laissé entraîner avec une coupable insouciance. Tout le monde a le sentiment du danger, mais tout le monde n’ose pas l’avouer et prendre courageusement son parti. C’est le caractère du Sénat de paraître un peu endormi en temps ordinaire, et de se réveiller pour faire face à l’ennemi dans les jours de crise. On le croit presque inutile lorsqu’on n’a pas besoin de lui ; mais il est des momens où on se demande ce que, sans lui, on deviendrait. C’est le Sénat qui a interpellé M. Ricard sur l’affaire Rempler-Le Poittevin, et qui a infligé au gouvernement un blâme sévère. On dit qu’il ne renverse pas les ministères : soit ! il se contente de les tuer et il les envoie se faire enterrer ailleurs. Le cabinet ne se relèvera pas des coups qu’il vient de recevoir. Il s’en relèverait si le Sénat avait mal choisi son terrain de combat, mais il ne pouvait pas en choisir un meilleur. En tout cas, il faut le féliciter de remplir presque seul en ce moment la tâche qui, dans un gouvernement parlementaire, est la plus haute de toutes, à savoir de parler au pays, de l’avertir et de l’éclairer.


Le seul événement intéressant au dehors est la conversion à la religion orthodoxe du jeune prince de Bulgarie. Le prince Boris a deux ans ; sa conversion ne s’est donc pas faite proprio motu. Au surplus, nous n’entrerons pas dans des détails qui sont connus de tout le monde. On sait qu’au moment même de l’assassinat de M. Stambouloff, le gouvernement bulgare inaugurait déjà une politique de rapprochement avec la Russie. Une mission avait été envoyée à Saint-Pétersbourg, où elle avait été reçue par l’empereur, par le prince Lobanof et par M. Pobédonostzeff, procureur général du saint-synode. Nous avons raconté alors les principaux incidens de ce pèlerinage moitié politique et moitié religieux dont on attendait à Sofia de grands effets. La mission bulgare reçut partout l’accueil le plus sympathique, mais, dès ce moment, il devint évident qu’une réconciliation réelle et durable ne pourrait avoir lieu entre la Russie et la Bulgarie que si la dynastie bulgare adoptait la religion orthodoxe. Or le prince Ferdinand avait précisément modifié la constitution en vue d’assurer à lui et à ses héritiers la liberté de leur conscience religieuse.

Cette liberté, qui est de droit commun pour les particuliers et qui leur appartient aujourd’hui dans tous les pays civilisés, n’est pas faite pour les princes et pour les rois. Le prince Ferdinand s’en est aperçu. Il a montré, depuis qu’il est monté sur le demi-trône de Bulgarie, beaucoup plus de qualités qu’on ne lui en supposait auparavant, et, a travers mille difficultés qu’il a habilement vaincues, il est arrivé à donner à sa dynastie une consistance au moins apparente. Il s’est marié. Il a épousé une princesse de Parme, petite-nièce du comte de Chambord, catholique ardente, et on assure que le mariage n’a eu lieu qu’à la condition que les enfans qui en naîtraient seraient élevés dans la religion de leurs parens. Quand le prince a fait cette promesse, il était sans aucun doute résolu à la tenir. Un combat plein d’angoisses s’est livré dans son âme le jour où il s’est trouvé placé entre la presque-certitude de perdre sa couronne ou l’obligation de consentir à ce que son fils fût élevé dans la religion orthodoxe ! Henri IV, autrefois, a jugé que Paris valait bien une messe, et l’histoire a fait plus que l’en absoudre, elle l’en a glorifié. Mais la bonne grâce résolue et l’espèce de désinvolture qu’il a mises dans sa conversion permettent de croire que, pour un motif ou pour un autre, il n’a pas eu à faire de sacrifice de conscience bien douloureux. Il n’en a pas été ainsi du prince Ferdinand. Et peut-être y a-t-il quelque chose de plus pénible encore et de plus délicat à prendre un engagement de ce genre pour un enfant irresponsable et sans défense que pour soi-même. Mais ce sont là des choses qui ne regardent que le prince Ferdinand. Il a fait un acte politique, et il s’y est certainement déterminé par des motifs d’un grand poids ; car enfin il devait beaucoup à la Bulgarie : il avait aussi charge d’âme envers elle ; on n’accepte pas de gouverner un peuple sans contracter avec lui une alliance qui va jusqu’à la fusion de tous les sentimens. Si le prince Ferdinand s’était converti lui-même on n’aurait pas cru à sa bonne foi, contre laquelle tout son passé aurait protesté. Il a donné son fils tout entier à sa patrie d’adoption et les hésitations mêmes qu’il a éprouvées, montrent à la fois l’étendue et la sincérité de son sacrifice. Le trouble de son esprit l’a même amené à faire une démarche qu’il est permis de trouver surprenante. Aller à Rome demander au pape l’autorisation de faire élever son fils dans une religion schismatique est certainement, quelle que soit la forme que le prince ait donnée à ses suggestions, une des choses les plus singulières d’une époque où on en voit pourtant beaucoup. Ce n’est pas à la papauté que le prince Ferdinand devait s’adresser, mais à cette autre souveraine des consciences royales qu’on appelle la raison d’État. Et c’est seulement à ce point de vue qu’il nous est permis de nous placer nous-mêmes pour juger l’acte qu’il a accompli.

Il y a mis une très grande solennité, comme on a pu le voir par sa proclamation au peuple bulgare. Un cri plus humain lui a échappé lorsque, recevant le bureau et le président du Sobranié, il a dit en termes toujours un peu trop emphatiques : « L’Occident a jeté son anathème sur moi ; 1`aurore de l’Orient enveloppe de ses rayons ma dynastie et notre avenir. » On ne voit pas très bien ce que le prince vent dire lorsqu’il parle de l’Occident qui lui aurait jeté un anathème ; Î quant à l’Orient dont l’aurore rayonne sur lui, il comprend sans doute la Russie et la Porte. L’envoyé du tsar et celui du sultan sont arrivés à la fois à Sofia pour assister au noms de leurs souverains au baptême du petit prince Boris, et peut-être faut-il voir dans cette rencontre une manifestation de l’entente plus intime qui existe depuis quelque temps entre Constantinople et Saint-Pétersbourg. On a d’abord annoncé cette entente, puis on l’a contestée. On en avait certainement exagéré le caractère lorsqu’on a voulu y voir une reprise et une résurrection du vieux traité d’Unkiar-Skelessi ; il n’est pas vraisemblable que la chose ait jamais pris une forme aussi concrète et aussi précise ; mais il semble, d’après certains indices, qu’on ne se trompe pas moins en assurant qu’il n’y a rien de changé et que les rapports de la Porte et de la Russie n’ont pas été affectés par les récens événemens.

Au reste, tout réussit à nos alliés russes depuis quelque temps : leur politique habile et prudente commence à porter ses fruits. Le prince Lobanof est arrivé aux affaires dans un moment opportun, et il a su profiter des circonstances. La Russie est bien aujourd’hui avec tout le monde, avec la France, cela va sans dire, mais aussi avec l’Allemagne et avec l’Autriche. Elle a manœuvré avec la France dans les affaires d’Arménie, et son attitude, qu’elle a d’ailleurs ménagée avec beaucoup de dextérité, ne l’a pas mise, on le voit, en mauvais termes avec la Porte. Sa politique dans les Balkans, bien qu’elle soit toujours très réservée, est moins abandonnée, moins découragée qu’elle ne l’avait été pendant les années antérieures ; elle devient plus agissante, et il ne semble pas que l’Autriche en prenne ombrage. Au moment même où le prince Boris est baptisé dans la religion orthodoxe, on annonce le prochain mariage du jeune roi de Serbie avec une fille du prince de Monténégro, de ce prince qu’Alexandre III, avant les manifestations de Cronstadt, avait proclamé son seul ami, et qui a toujours témoigné, en effet, à la Russie et au tsar un dévouement sans bornes. Ce ne sont là que des symptômes ; il ne faut pas en exagérer l’importance ; pourtant ils en ont une qu’il ne faut pas non plus méconnaître. Le monde européen a singulièrement évolué en peu de temps, et il s’en faut de beaucoup qu’il présente encore à l’observateur des traits aussi simples et aussi fixes qu’au temps où sa physionomie se résumait dans celle de la triple alliance, autour de laquelle on ne voyait rien. Il n’est presque aucune des grandes puissances dont la politique ne se soit à quelques égards modifiée, parce qu’il a fallu pour chacune d’elles, même les plus puissantes, tenir compte, dans leurs relations avec les autres, d’élémens qui avaient paru jusqu’ici plus négligeables. Le monde mue. Un avenir se prépare dont le secret échappe encore, et ce sera tant mieux pour ceux qui auront su le deviner à temps et s’y accommoder. Il y aura peut-être bientôt, comme dans certains momens du passé, d’heureuses fortunes politiques a faire ; mais il faut pour cela s’en montrer dignes, c’est-à-dire avoir des vues profondes, une volonté forte, de la constance, de la stabilité. Nous ne savons pas si les premières de ces qualités appartiennent à notre gouvernement : quant à la dernière, et ce n’est pas la moindre de toutes, comment ne pas avouer qu’il en est totalement dépourvu ? P. S. — On nous demande une rectification que nous faisons d’autant plus volontiers qu’il s’agit de rendre justice à nos marins. Nous disions il y a quinze jours, en rappelant les circonstances dans lesquelles, en juillet 1893, la passe du Ménam avait été forcée, que nos navires avaient agi sans ordres, et nous avaient mis dans une situation assez différente de celle que nous poursuivions alors. Notre escadre était commandée par l’amiral Humann, un de nos officiers les plus distingués et les plus incapables de faire un coup de tête ; aussi ne l’en avions-nous pas soupçonné, et avions-nous pris soin de dire que les circonstances avaient été peut-être plus fortes que les volontés. Lorsqu’on tire sur des navires de guerre, ils doivent évidemment riposter : et c’est ce qui est arrivé aux nôtres à leur entrée dans le Ménam. Le traité les autorisait à remonter le fleuve jusqu’à un certain point, et c’est par une flagrante violation du droit des gens que les Siamois ont ouvert le feu. Nos marins ont pu croire qu’ils étaient tombés dans un guet-apens. Mais pourquoi étaient-ils entrés dans le Ménam ? Il est peut-être inutile de le rechercher aujourd’hui : nous reconnaissons seulement nous être trompés quand nous avons dit qu’ils l’avaient fait sans ordres, car nous avons vu ces ordres qui sont formels, et qui ont été donnés avec insistance, à deux reprises différentes, le 5 et le 7 juillet. Les seconds avaient été provoqués par des observations très sages de l’amiral Humann, qui n’avaient pas changé les résolutions premières du gouvernement. Si ces résolutions se sont modifiées par la suite et ont donné lieu à des instructions un peu différentes. lesquelles ont eu le tort d’arriver trop tard, c’est une autre question : elle est actuellement sans intérêt. Il semble bien que notre gouvernement a été un peu surpris des conséquences si rapidement produites par l’exécution de ses ordres ; mais ces ordres, il les avait donnés et même réitérés, et il n’y a de ce chef aucun reproche à faire à nos marins : ils se sont strictement conformés à leurs instructions. Une fois attaqués, personne ne leur reprochera d’avoir répondu à des coups de canon par des coups de canon. C’est ainsi qu’ils sont allés jusqu’à Bangkok, et si le fait a causé sur le moment quelques embarras à notre gouvernement, il n’en était pas moins correct autant que glorieux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-général,

F. BRUNETIERE.