Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1917

Chronique n° 2056
14 décembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Derrière le crochet défensif que forment, d’Asiago à la Piave, en se prolongeant par le massif du mont Grappa, les deux gradins du plateau des Sept Communes, et le cours inférieur du fleuve, de Valdobbiadene ou de Vidor à la mer, la bataille, pendant quinze jours, a été comme stationnaire. Stationnaire, mais non immobile ; les assauts se sont succédé vague par vague, en général repoussés et aussitôt suivis de contre-attaques. Remise du grand désordre engendré par le premier choc, et quoiqu’elle eût subi en hommes et en matériel des pertes dont il n’y a pas à dissimuler la gravité, sans compter cette diminution du moral des troupes que les chiffres ne mesurent ni n’expriment, mais qui heureusement n’a pas duré, l’armée italienne a fait tête, et l’avance austro-allemande a été suspendue. Ce peuple, qui sent si vivement, a donné, dans leur ordre naturel, toutes les réactions opposées qu’on devait attendre de lui. Maintenant, l’orgueil ou la fierté, et la haine séculaire du Tedesco, non plus seulement de l’Austriaco, sont entrés en ligne. Les renforts anglais et français sont arrivés à pied d’œuvre. Mais, depuis une semaine, on signalait de fortes concentrations ennemies, notamment dans le val Sugana, entre Trente et Rovereto, et de petites actions se sont produites, au-delà du Pasubio, sur la rive orientale, et même jusque sur la rive occidentale du lac de Garde, jusque dans les Giudicarie. Or, du Val Sugana, la Brenta, coupant le plateau des Sept-Communes, conduit à Padoue par Bassano; l’Adige est la voie qui descend de Trente et de Rovereto sur Vérone ; et, par la Giudicaria, l’on débouche dans la région de Broscia. Ce sont des routes à surveiller. Il ne faudrait pas que le mouvement tournant, commencé vers les sources de l’Isonzo, se continuant et se développant toujours plus à l’Ouest, vînt menacer d’une prise à revers l’armée italienne et les contingens alliés. La violence persistante des attaques sur Asiago donne à réfléchir ; mais nous sommes avertis, et avoir pensé au péril, c’est y avoir paré.

Sous Cambrai, il était probable que le commandement allemand n’accepterait pas sans regimber la sévère leçon que venait de lui infliger le général Byng. En effet, tout honteux de s’être laissé surprendre à son tour, cet illustre artisan de surprises s’est roidi et piqué au jeu. On avait annoncé que la ligne Hindenburg avait été crevée en vingt endroits ; pour sauver le prestige de son fétiche, il a voulu montrer qu’elle était « increvable. » Et, comme, — on est obligé de l’avouer, — nous savons vaincre, mais nous ne paraissons pas encore savoir profiter de nos victoires, il est parvenu du moins à empêcher le succès tactique des Anglais de se changer pour lui en désastre stratégique. Après la ruée des tanks et de l’infanterie, le 21 novembre, le front britannique dessinait un saillant en angle, dont la branche Sud allait des environs de Vendhuile à Masnières, et la branche Nord de Masnières à Mœuvres. En hâte et en masse, l’ennemi a ramené des réserves de partout où il en a pu trouver, et de très loin, puisqu’il a poussé au feu des divisions récemment arrivées de Russie. Il les a jetées contre les soldats de sir Juhan Byng, avec un acharnement incroyable, dix fois sur le même point, dans la même journée. Son objectif étant de rabattre les Anglais sur la bissectrice de l’angle tracé par leurs lignes, il a allumé et entretenu cinq foyers de combat principaux, l’un au sommet, à Masnières, et il a contraint le général Byng à évacuer ce village pour se retirer aux Rues-Vertes ; deux autres dans la partie Nord, autour de Bourlon et de Mœuvres ; les deux derniers dans la partie Sud, autour de la Vacquerie et de Gouzeaucourt. Si Ludendorff n’a pas enflé les résultats, il y aurait, au prix de très lourds sacrifices, assez largement réussi.

Quoi qu’il en soit, le plus important pour nous n’est pas dans ce que les Allemands ont pris ou repris, gagné ou regagné. Il est dans le supplément de ressources, dans le nouvel afflux de forces, vivantes et inanimées, dont ces actions coûteuses témoignent qu’ils ont pu disposer. Ne nous y méprenons pas et ne nous leurrons pas ; ce dont ils ont disposé devant Cambrai, ils en disposeront encore ailleurs. C’est le moment de nous méfier, pour toute sorte déraisons. D’abord, parce qu’il leur faut tâcher de conclure, avant que les États-Unis fassent effectivement, positivement leur partie dans la guerre. Ensuite, parce que la défection russe, autant que leur facile victoire du Frioul, les a remontés de ton, et que, déprimés physiologiquement, souffrant dans leurs membres et dans leurs entrailles, leur âme est pourtant restituée et restaurée en toute sa superbe. Ils n’en ont pas une moindre envie ni un moindre besoin de la paix, mais ce n’est vraisemblablement plus de la même paix. Attention ; attention partout; à notre armée de Salonique, s’il leur vient à l’esprit que le plus pressant pour eux est de, se donner de l’air à l’Orient; en Italie, s’ils voyaient jour à s’y faire brèche dans l’armée ou dans la nation ; en France, s’ils sont convaincus, ainsi que nous le sommes nous-mêmes, que la décision ne s’obtiendra que sur le front occidental. Ici encore, prévoir, c’est parer. Il n’y a pas à être optimiste, ni pessimiste; ces mots mêmes n’ont aucun sens, en face des faits, qui sont ce qu’ils sont, et qui ne sont ni meilleurs ni pires; mais il s’agit d’être réaliste, de ne négliger rien et de n’exagérer rien ; non d’être sûr, ni d’être inquiet, mais d’être prêt.

Plaçons-nous premièrement en face du fait de l’anarchie russe. Nous avons appris, il y a un mois, que Lénine, tout à coup sorti de sa cachette, s’était aisément rendu maître de Pétrograd, et que Kerensky, avec son gouvernement provisoire, s’était évanoui comme une fumée ou comme un son. Il y a quinze jours, nous apprenions que le dit Lénine, ou plutôt Vladimir Ilitch Oulianoff, dit Lénine, avait, sous le nom de « Commissaires du Soviet du peuple, » constitué un gouvernement de sa façon, s’il est permis de parler en ce cas d’un gouvernement, où Trotsky, dit Bronstein ou Braunstein (voyez la liste de la Morning Post), jouait le rôle de ministre des Affaires étrangères, et qui devait bientôt appeler à la dignité de généralissime le vieil adjudant Krylenko, dit « le père Abraham, » ou peut-être Aron Abram, dit Krylenko. Mais un « gouvernement » populaire, révolutionnaire, et même ultra-révolutionnaire, ne peut pas, même investi et institué par sa propre usurpation, même se prétendant émané directement du peuple, ne pas avoir au moins l’apparence de s’appuyer sur un semblant d’assemblée. Aussi Lénine et ses compères en ont-ils immédiatement fait une, composée de représentai spontanés et improvisés, ou soi-disant représentans, — car comment élus et nommés par qui ? — des comités de paysans, de l’armée, des associations professionnelles de postiers et de cheminots. Le truc est grossier : par un cycle de complaisances réciproques, Lénine et ses co-commissaires tirent leur pouvoir de la pseudo-assemblée du peuple, qui tire le sien de l’agrément et de la commodité de Lénine.

De toute manière, ce pouvoir, qui est ce qu’il est et qui vaut ce qu’il vaut, qu’en font-ils ? Et, question préalable, qu’il serait bien utile d’élucider, dans quel rayon exactement, sur quel territoire s’exerce-t-il ? Être maître de Pétrograd, avions-nous fait observer, n’est point être maître de la Russie. Depuis lors, il est apparu, dans l’incertitude des nouvelles, que les suppôts de Lénine avaient conquis Moscou après Pétrograd, et que peu à peu la contagion s’est étendue. Si l’on essaie d’en suivre l’infiltration, à la trace des indications que peuvent fournir les élections à la Constituante, qui ont commencé malgré tout à la date antérieurement fixée du 25 novembre, on trouve que les maximalistes ont la majorité, ce qui n’est pas absolument posséder le pouvoir, outre Pétrograd et Moscou, à Smolensk et à Tamboff, dans la Russie centrale, à Kharkhoff, plus au Sud, et, tout à fait au Sud-Ouest, dans la seule ville de Nikolaïeff, sur le Boug. En revanche, les Cadets l’emporteraient, en décrivant par l’Est un demi-cercle du Nord au Sud, à Novgorod, Kostroma, Nijni-Novgorod, Riazan, Orel, Saratoff, Voronej, Poltava ; les socialistes-révolutionnaires, qui sont modérés par comparaison, sont vainqueurs en Crimée, à Simferopol ; Odessa, Kherson, Ielizavetgrad, dans le Sud, restent le domaine du bloc juif. Aucun parti, ne semble en position de créer ou de ressusciter rien qui ressemble à un gouvernement normal. Mais il ne nous vient pas seulement de Russie des rumeurs d’élection, il nous en vient des bruits de séparation, symptômes ou manifestations d’une anarchie bien plus profonde, bien plus irrémédiable encore. On dit que la Finlande se sépare, que l’Ukraine se sépare, que la Crimée se sépare, que la Sibérie se sépare. Chacune des Russies veut avoir son autonomie, ses institutions, son armée, — pour ne pas se battre, — son drapeau, pour le déposer.

Il n’y a plus de Russie, et la vérité perce lentement et douloureusement qu’il n’y en a plus parce qu’il n’y en avait pas, parce qu’il n’y en a jamais eu. Il n’y avait de Russie que dans le Tsar; non point une nation, mais un régime, et moins un régime qu’une Cour, et moins encore une Cour qu’un autocrate, un patriarche, un « Petit Père; » un peu comme, pour les musulmans, il n’y a pas de nationalité, mais une foi, une religion, la maison de la croyance, le Dar-el-Islam. Le Tsar et le tsarisme renversés, l’armature ôtée, la Russie s’écroule. Ce n’était qu’un décor, comme ceux que Potemkine dressait pour son impératrice. Mais qu’ont donc fait pendant vingt ans nos diplomates, s’ils n’en ont pas instruit leurs ministres ? Et s’ils les en ont instruits, par quelle aberration ou quelle espèce d’infirmité intellectuelle n’avons-nous pu nous représenter objectivement toutes ces Russies latentes, et ne concevoir qu’une fausse Russie in abstracto ?

Mais il serait vain désormais de récriminer. Mieux vaut, parmi les morceaux de l’immense empire qui gît à terre, chercher s’il n’en est pas qui offre quelque solidité; en quelle province, en quels lieux, l’ordre, un ordre quelconque, se serait réfugié, n’importe quel élément ou quel facteur d’ordre persisterait, survivrait, ou pourrait renaître. On a beau regarder, il n’y a pas deux points, il n’y en a qu’un où il n’ait pas été, dès le début du mouvement maximaliste, et ne soit peut-être pas encore entièrement impossible de fonder une résistance. C’est le Sud, et, plus précisément, ce sont les pays cosaques, sur le Don et la mer d’Azoff, groupés, sous l’autorité de Kaledine, autour de leur capitale militaire et administrative, Novolcherkask. Nous savons mal, évidemment, jusqu’où s’étend en fait cette autorité vers l’Ouest, passé le bassin du Donetz, sur les autres fleuves, le Dniepr, le Dniestr, et les rivages de la Mer-Noire. Nous ne disons par conséquent, et ne voulons pas dire plus que : « Il n’est peut-être pas encore entièrement impossible » que Novotcherkask puisse être comme le noyau autour duquel s’agrégeraient les parties saines de la Russie du Sud ; mais cela, on nous rendra cette justice qu’aussi nous l’avons dit dès le premier jour. Y avait-il un peu de roman ou de rêve ? Dans tous les cas, il n’était pas, et bien qu’à présent ce soit tard, il n’est peut-être pas encore entièrement impossible de pénétrer jusque-là, par le chemin le moins long, avec des moyens d’action qui sur place se seraient confirmés et multipliés. L’a-t-on fait, ou tenté seulement ? A-t-on fait ou tenté quoi que ce soit ? On l’insinue, et nous ne demandons qu’à en être persuadés. Si on l’a fait, ou si on l’avait fait à temps, nous aurons ou nous aurions un gros poids de moins sur notre cœur et notre conscience d’alliés, car ce n’est pas seulement à la Russie, mais à la Roumanie que nous pensons.

Sans doute, du Don au Sereth, il y a, à vol d’oiseau, de 800 à 1 000 kilomètres, et les chevaux cosaques ne les franchiraient pas d’une étape. Mais tout est relatif, et dans l’énormité de la Russie, plus encore dans l’énormité de cette guerre, c’est une distance relativement faible. Oui, notre cœur et notre conscience d’alliés ne peut se détourner de la Moldavie. Notre intérêt, comme nos sentimens, nous le défend. Il y avait là, cramponnée au rocher, chaque jour plus battu et de plus près entouré par le flot furieux, une armée, devenue excellente, de plusieurs centaines de mille hommes. De plus en plus, avec l’Europe centrale plus rassurée sur la poitrine, et, dans le dos, une Russie défaillante, elle a été coupée du monde, réduite à vivre sur elle seule, acculée peut-être à une fatalité qui fait frémir. Qu’avons-nous fait pour lui tendre la main; et une autre main que la nôtre, une main plus proche, ne pouvait-elle lui être tendue ? Cette main, ne pouvions-nous pas nous-mêmes la prendre et la guider pour la lui tendre ? Six cent mille Roumains, trois cent ou quatre cent mille soldats intacts à ramasser dans la Russie du Sud, ce serait en tout une armée d’un million d’hommes, de quoi maintenir un front oriental et fixer une armée austro-allemande. S’il n’est pas entièrement impossible de le faire, et si ce n’est pas décidément trop tard, il faut de toute nécessité y travailler, ne fût-ce que pour rompre le charme mauvais qui, en trois ans, aura fait une Belgique martyre, une Serbie martyre, une Roumanie martyre, sous les yeux d’une Entente, non pas, certes et Dieu merci! indifférente, mais impuissante. Combien de tort ne nous a pas causé, chez certains neutres, cette épithète qu’on nous a perfidement et obstinément attachée : les « impuissans» Alliés, les impotentes Aliados ! Pour être les plus puissans, que nous a-t-il manqué, alors que nous avions tout le reste, et que nous l’avions en surcroît ? De voir, de savoir, de vouloir et d’agir. De faire la guerre de tout notre pouvoir, de ne pas, en quelque sorte, la laisser se faire d’elle-même, sans la « penser » et sans la diriger. De ne pas la traiter fragmentairement, en décousu, par petits paquets et par petits bouts. En d’autres termes, d’avoir un plan, et, pour en avoir un, d’avoir un commandement et un gouvernement.

Au fur et à mesure que, par la fuite même du temps et la lassitude des peuples, le dénouement se rapproche, la nécessité s’en fait d’autant plus ardemment sentir que le drame se resserre autour de nous, en Occident. A peine entrés dans l’institut Smolny, avec escalade et effraction, Lénine et Trotsky n’ont eu rien de plus pressé que d’ouvrir des pourparlers à fin d’armistice, si ce n’est de publier les traités « secrets » conclus par la Russie avec les autres États de l’Entente, depuis le mois d’août 1914. Reprocherons-nous à ces personnages une incorrection qui, en soi, mériterait d’être taxée très durement ? Ce serait montrer plus de dépit ou de ressentiment qu’il ne convient. Ce serait accuser un coup qui ne nous a pas touchés. Il n’y a pas un article, pas un paragraphe, pas une phrase, par une ligne des textes que Trotsky se flatte d’avoir découverts, et par la révélation desquels il espère avoir tué la « diplomatie secrète, » — comme s’il pouvait y en avoir une autre, comme s’il ne convenait pas d’abord de s’expliquer sur la « diplomatie » et sur le « secret ! » — il n’y a pas un mot qui soit pour nous causer la moindre gêne, que nous ne soyons prêts à avouer et soutenir publiquement. Un de nos ministres a cru bon de parler au Tsar non seulement de la restitution pure et simple de l’Alsace-Lorraine, mais des précautions, d’ordre militaire, politique ou économique, que nous aurions éventuellement à prendre contre l’Allemagne prussienne sur la rive gauche du Rhin ? Il a bien fait, il doit en être remercié et félicité; le souci, de sa part, était aussi légitime que sage ; et, s’il ne l’avait pas eu, il aurait failli aux devoirs de sa fonction. Trotsky n’a plus qu’à compléter son œuvre en publiant parallèlement, s’il peut mettre la main dessus, les conventions et les propositions des Puissances de l’Europe centrale. En attendant, Lénine négocie avec l’état-major allemand, par l’intermédiaire de quelques fantoches, et le plus scandaleux de l’affaire est que le gouvernement impérial a accepté d’emblée de recevoir ces étranges parlementaires. Un aussi haut seigneur que le maréchal-prince Léopold de Bavière s’est dérangé pour eux; et les plus hauts représentans des deux Empires les plus guindés qui soient au monde ont autorisé la conversation.

Répétons-le ; ce serait tout ce qu’il y a de plus scandaleux, si ce n’était bien plus encore instructif ou démonstratif, et l’on eût écrit : « édifiant, » mais un adjectif impliquant une qualité morale hurlerait trop ici. Rien ne prouve mieux que cette bande d’anarchistes est manœuvrée par l’Allemagne, et on le savait ; mais rien, surtout, ne prouve mieux combien l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont besoin de la paix, que cette prompte et humble résignation à l’accepter de n’importe qui. Besoin plus fort que la victoire même, puisque c’est au lendemain d’un de leurs plus grands succès de toute la guerre, de leur offensive, étonnamment réussie, sur l’Isonzo, qu’elles se soumettent à cette humiliation. Aussitôt que les commissaires du peuple, dûment et congrûment stylés, ont eu prononcé les paroles magiques, le comte Hertling et M. de Kühlmann ont répondu, de Berlin : « Armistice sur tous les fronts des belligérans; » et la formule demeurait ambiguë : « Tous les fronts des belligérans, » ce pouvait être : les diverses armées de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, d’un côté, de la Russie, de l’autre; mais M. de Seidler a dissipé l’équivoque, en spécifiant, de Vienne : « Dans le dessein de parvenir à la paix générale, » tandis que le comte Czernin saluait tout bas, au nom de l’empereur Charles, sous le déguisement de Trotsky, « le gouvernement russe. »

Le « gouvernement russe, » sensible à ces délicatesses, a émis la prétention de « causer » non seulement pour lui, mais pour nous. Bien entendu, nous avons haussé les épaules. Alors, il a poussé cyniquement sa pointe. Armée par armée, le front oriental est tombé en poussière. Sur le premier moment, il a semblé que seule une de ces armées, la cinquième, consentît à ce déshonneur, Puis, de proche en proche, l’exemple a fait tache. L’armée de Tcherbalcheff, en liaison avec l’infortunée armée roumaine, deux fois trahie, s’était gardée longtemps indemne; elle a, assure-t-on, fini par se pourrir. Le commandant en chef Doukhonine avait repoussé avec mépris le papier infâme : les égorgeurs de Krylenko l’ont assassiné. «Il a été, gémit hypocritement l’aspirant-généralissime, victime de la loi de Lynch. » On connaîtra et on comptera un jour toutes ces victimes innocentes, que la férocité aveugle de la plus ignorante des foules a stupidement immolées. On énumérera tous les renoncemens, tous les abandons, et toutes les lâchetés, faisant suite, souvent chez les mêmes hommes, à tant de dévouement, d’héroïsme et de sacrifices. O splendeur d’hier, misère d’aujourd’hui ! Il n’y aura eu ni plus de gloire, ni plus de honte dans aucune histoire.

Quant à nous, il serait indigne de nous-mêmes de rappeler à ceux qui se piquent d’être les interprètes de la volonté russe pourquoi nous sommes entrés dans cette guerre, et il serait, d’ailleurs, parfaitement inutile de leur montrer dix de nos départemens couverts de ruines, la France mutilée, nos enfans morts. Nous n’avons pas cessé de penser qu’un peuple honnête, ainsi qu’un honnête homme, respecte sa signature, et exécute les traités. Où nous avions mis notre encre, nous ne regrettons pas d’avoir mis notre sang. Ce fut notre premier et ce sera notre dernier mot. On ne nous arrachera pas une plainte : nous repousserons loin de nous les conseils de découragement. Pour dire le vrai, l’Entente traverse une série d’épreuves. Mais elle en a vaillamment supporté bien d’autres ; si trop de choses paraissent tourner contre elle, n’omettons pas, sans illusion et sans forfanterie, de marquer ce qui est en notre faveur. N’oublions pas que la présente guerre ne ressemble à nulle autre, qu’elle ne se fuit pas et ne se décidera pas seulement par les armées et par les armes, mais que c’est la lutte intégrale de quinze nations tout entières contre quatre nations tout entières; et qu’elles y sont engagées de tout ce qu’elles sont, de tout ce qu’elles ont, de tout ce qu’elles font. Est-ce l’Europe centrale, même à demi débloquée vers l’Orient, ou la moitié de l’univers, avec ce que lui fournit la terre et ce que transportent les mers, qui sera usée la première ? L’ancien chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, aimait à brandir « sa carte de guerre. » Mais cette carte était tendancieuse et incomplète. Il n’y faisait figurer ni les colonies ni les océans. Les colonies ? L’Allemagne vient de se voir enlever, dans l’Afrique orientale, la dernière qui lui fût restée. Elle n’a plus dorénavant un pouce de sol africain, asiatique ou océanien. Opposera-t-elle ses conquêtes en Europe ? Mais, outre qu’elles sont loin de lui être définitivement acquises, en Europe même elle a perdu ces espèces de colonies que, par son commerce et sa « culture, » elle avait réussi, pour ainsi dire, à insinuer, à insérer dans les plus vieux et les plus riches pays. « Un empire colonial, s’écriait récemment un pangermaniste, nous est plus nécessaire que jamais pour nous assurer les ressources alimentaires et les matières premières indispensables. » Européennes et extra-européennes, sous sa souveraineté ou la souveraineté d’autrui, l’Allemagne a perdu toutes ses colonies. Il serait prématuré d’en conclure qu’elle a « perdu la guerre. » Mais, en regard de la colonne où elle allonge et étale son actif, ce sont de gros chiffres qui s’inscrivent à sort passif.

Ainsi, toujours, dans les deux camps, le bon et le mauvais, les chances et les risques sont en balance. Dans le nôtre, la Russie s’en va, l’Amérique arrive; ce n’est pas une consolation, mais c’est une compensation. Librement, délibérément, les États-Unis pénètrent plus avant dans la guerre. Ils y réclament toute leur part : le Président demande au Congrès de la déclarer à l’Autriche-Hongrie; et, s’il réserve pour le moment « les deux autres outils de l’Allemagne, » la Bulgarie et la Turquie, c’est, dit-il, « qu’ils ne sont pas encore en travers du chemin direct de notre action nécessaire. » Résolus à aller « partout où les nécessités de cette guerre nous conduiront, il me semble, ajoute M. Wilson, que nous devrions aller seulement là où les considérations immédiates et pratiques nous conduisent. » Voilà du moins qui est très net et très clair. Tous les traits essentiels de ce message sont aussi clairs et aussi nets. Si, à la première lecture, l’opinion française est restée un temps, du reste très court, déconcertée ou hésitante devant certains passages plus vagues ou plus généraux, c’est que le ton et le style s’en accordent encore assez mal à nos habitudes. Un tel programme, un tel langage politique, où il entre quelque chose de si nouveau, et d’un peu plus neuf que nouveau, et d’un peu plus jeune que neuf, s’écartent trop de nos formes de penser et de parler latines, coulées dans le monde classique. Et, à côté de ce qui est communément américain, il y a ce qui est personnel au président Wilson. Il y a donc une abondante affirmation d’idéalisme, une large exposition ou profession de principes, et il y a de la leçon et du prêche, du juriste et du piétiste. « Le peuple des États-Unis désire la paix par la défaite du mal, » prononce solennellement M. Woodrow Wilson, qui termine : « Les yeux du peuple sont ouverts et ils voient. La main de Dieu est tendue sur les nations. Il leur montrera sa grâce, je le crois pieusement, seulement si elles s’élèvent vers les lumineuses hauteurs de sa propre justice et de sa propre miséricorde. » Les hommes d’État de la vieille Europe, « en cette heure de midi de la vie du monde, » n’ont pas coutume de s’exprimer ainsi. Peut-être aussi avons-nous le tort de nous en tenir, pour les morceaux de doctrine, à des versions trop littérales, et une véritable traduction voudrait-elle une transposition, quelquefois un commentaire. Qu’on se souvienne de deux des messages précédens, celui du 2 avril et celui du 22 janvier 1917, au fond identiques au dernier. Notre première impression ne fut pas sans mélange; cependant l’homme qui les avait écrits est le même qui devait tout de suite ou bientôt déclarer la guerre à l’Allemagne. Qui sait si ces périphrases qui nous embarrassent ne sont pas simplement des précautions oratoires, à l’usage du peuple américain, que, tout juriste et piétiste qu’il est, le président Wilson connaît et manie supérieurement ? Quant à ce qui est de ses idées sur l’Europe et aux perspectives qu’il lui plaît de s’ouvrir sur les progrès d’un peuple allemand délivré du militarisme et transformé par la démocratie, il nous sera permis de remarquer qu’il ne voit l’Europe qu’à travers l’Atlantique, tandis que nous sommes, à cru et à vif, au contact de l’Allemagne, dont le naturel n’a pas changé depuis le commencement et ne changera pas jusqu’à la consommation des siècles. C’est ce qu’il ne réfugiera point d’entendre. Il nous a déjà entendus. On s’est étonné que M. Wilson, entre les réparations que la paix apportera, n’ait pas mentionné l’Alsace-Lorraine. L’unique raison de ce silence est, nous croyons pouvoir l’assurer, que le jugement du Président et le jugement du peuple américain sont à présent fermes, définitifs et inébranlables là-dessus. Ils ne connaissaient qu’imparfaitement cette question, qui était pour eux une question lointaine ; dès qu’ils l’ont mieux connue, ils l’ont tranchée selon la justice et le droit. Le droit et la justice sont des choses qui vont sans dire.

Mais, de tout ce que dit M. Woodrow Wilson, voici, en plein relief, ce qu’il faut retenir, ce qui (donne au message présidentiel son accent et son caractère. A deux reprises, avec une énergie redoublée, il en fait le serment : « Notre objet est de gagner la guerre, et nous ne faiblirons pas, nous ne souffrirons pas d’en être détournés jusqu’à ce qu’elle soit gagnée. » Et encore : « Qu’il n’y ait pas de malentendu. Notre tâche présente et immédiate est de gagner la guerre, et rien ne nous en détournera que ce ne soit accompli. Toutes les forces et toutes les ressources que nous possédons en hommes, en argent ou en matériel seront consacrées à cette tâche jusqu’à ce qu’elle soit achevée. A ceux qui désirent amener la paix, je conseille de porter leurs avis ailleurs. Nous n’en aurons cure. »

« Gagner la guerre, » c’est à merveille. On veut la victoire. Tout le monde la veut, et la malencontreuse lettre de lord Lansdowne tombe dans le vide ; mais, en conséquence, on doit vouloir les moyens de la victoire. Nous avions espéré que la Conférence interalliée, qui a siégé à Paris durant toute une semaine qu’on nous avait promise décisive, nous aurait dotés enfin du premier et du plus efficace de ces moyens, l’unité du commandement. La fin nous laisse quelque déception. Nous n’avons eu que des mesures éparses, concernant respectivement les finances, l’armement et l’aviation, les importations, les transports maritimes, le ravitaillement, le blocus; et nous n’en nions pas l’intérêt, mais ce n’est pas ce que nous attendions. On nous dit bien que la « création d’un Comité naval suprême interallié a été décidée, » et que, « au point de vue militaire, l’unité d’action a été mise en voie de réalisation certaine par l’état-major interallié qui est au travail d’après un programme établi sur toutes les questions à l’ordre du jour. » Mais encore nous attendions et nous espérions davantage. Une question demeure qui domine « toutes les questions à l’ordre du jour. » On l’a posée en ce raccourci saisissant : « Qui contre Hindenburg ? » Ce qui ne veut pas dire : « Quel autre génie contre ce génie ? » mais tout bonnement : « Quel chef unique contre ce chef unique ? » Assurément, en changeant deux fois notre commandement, en annulant l’axiome pourtant certain que l’homme ne vaut pas seulement ce qu’il vaut, mais ce qu’il vaut plus ce qu’on croit qu’il vaut, et que son mérite se multiplie par sa légende, nous n’avons pas rendu le problème plus facile à résoudre. Pour avoir un contre-Hindenburg, il eût fallu garder quelqu’un qui fût consacré et sacré ; osons le dire, qui fût tabou. Il eût fallu garder, à la romaine, le consul même malheureux ; à plus forte raison, le consul heureux ; et nous pouvons mesurer maintenant toute la gravité et toute la portée de l’erreur commise en ne le gardant pas. D’autres objections plus théoriques, et du domaine constitutionnel ou quasi-constitutionnel, ont été soulevées. Un des alliés aurait fait comprendre que ses traditions interdisaient à ses armées de servir sous un chef étranger. Mais cette nation est la même que la guerre a contrainte à renverser toutes ses traditions, qui lui interdisaient aussi de décréter l’obligation du service militaire. Aucun de ces argumens, si forts qu’ils paraissent, n’était sans réplique, et le meilleur ne tenait pas une seconde devant la nécessité. C’est bien assez que les coalitions portent en elles-mêmes ce germe de faiblesse congénitale, d’être des coalitions : il est dangereux, il peut être mortel de le cultiver, et on le cultive, si on ne l’extirpe pas. Ce sont des machines lourdes et dispersées qui ne s’allègent et ne se concentrent que rassemblées dans une seule, et même main. Mais la puissance des États se détermine moins par leur volume que par leur densité ; or, la densité de l’Europe centrale fait échec au volume de l’Entente. Elle a réalisé, — l’Europe centrale, la Mittel-Europa, — plus que le commandement unique, presque le gouvernement unique. Les plus belles considérations sur la supériorité de nos institutions et de nos mœurs politiques, sur notre amour de la liberté et notre passion de l’indépendance, n’y changeront rien. Nous voulons vaincre ? Un chef, un chef, un chef. C’est, entre les Alliés, « la place, la place, la place, comme disait Dante, qui est vacante, a la face du fils de Dieu. »

À l’intérieur, qu’on en finisse avec les scandales, de la seule façon qui doit en finir vraiment, par une exacte, stricte, égale et impitoyable justice. La France en est impatiente. Parce que M. Clemenceau s’est présenté à elle comme l’opérateur qui ne tremblerait pas, elle l’a appelé de ses vœux et accueilli avec confiance. Mais qu’il n’aille point s’y tromper: le crédit qu’elle lui a ouvert, illimité dans les pouvoirs qu’elle lui accorde, est au contraire très limité dans les délais qu’elle lui assigne. On lui a tant dit : « Vite et tout ! » qu’elle veut tout, et qu’elle le veut vite. M. Clemenceau s’est évertué à lui faire croire qu’il n’était pas comme les autres ; il serait fâcheux pour lui qu’elle crût constater, à ses œuvres qui ne seraient encore que des discours après des articles, qu’au fait et au prendre, il est comme les autres. Vite et tout. Otez-nous de la tête ces histoires empoisonnées. Assez de préoccupations nous obsèdent : Salonique, l’Italie, l’Escaut, l’Aisne, Verdun, Belfort. Nous entendons pouvoir, en toute tranquillité, en toute sécurité, ne regarder que vers le front et regarder vers tous nos fronts.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.