Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1917

Chronique n° 2055
30 novembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les armées austro-allemandes s’appliquent sans relâche à exécuter le mouvement, modelé en quelque sorte sur la nature, afin de tourner par le Nord-Ouest chacune des lignes d’eau qui pouvaient servir de lignes de défense et de frapper dans son flanc gauche l’armée italienne. Successivement, et rapidement, le général Diaz, qui a remplacé au Commandement suprême le général Cadorna, a dû battre en retraite du Tagliamento sur la Livenza, puis sur la Piave (ou sur le Livenza et le Piave, car l’usage en Italie met les noms de tous ces fleuves au masculin). Pour le moment, le front de bataille principal, ou le plus important, ou le plus menaçant, est presque rectiligne, d’Asiago sur le plateau des Sette Comuni à Vidor sur la Piave, en passant par le mont Grappa. En même temps, des contingens ennemis s’efforçaient de franchir la rivière dans son cours inférieur; deux détachemens y réussissaient, mais cet avantage d’un instant tournait vite à mauvaise fin. Entre San Dona et San Michèle, des inondations ont pu, comme on dit en style militaire, être « tendues » : les experts croient y reconnaître la main qui arrêta les Allemands sur l’Yser. Le plus grand danger vient toujours de là-haut, de l’arc de cercle des montagnes, où s’est constituée et concentrée la masse de manœuvre austro-allemande. Une grande bataille semble imminente sur la Piave, où l’ennemi a aujourd’hui transporté son artillerie lourde. L’armée italienne reformée attend le choc, et les renforts franco-britanniques sont, assure-t-on, à pied d’œuvre. Puisse un beau coup, et un coup heureux, être joué sur ce magnifique échiquier de la plaine vénitienne, dont chaque case a vu quelqu’une de nos gloires, et dont, à travers les siècles, nos chefs et nos soldats ont pratiqué tous les coins !

Un beau coup a été joué, l’autre matin, à l’Ouest de Cambrai, par le général anglais sir Julian Byng. De la Scarpe au canal de l’Escaut, la ligne Hindenburg a été enfoncée, crevée en plus de vingt endroits. Cela s’est fait au pas de course, sans préparation d’artillerie, par un procédé inédit. Plus de 8 000 prisonniers, et la capture d’un matériel énorme, disent assez la déconfiture des Allemands foudroyés. Mais nos regards, pour être plus attentivement fixés sur les Alpes du Trentin et sur les Flandres, ne sauraient se détourner tout à fait d’autres théâtres qui ne sont secondaires que dans l’ordre de nos préoccupations immédiates. Parce qu’ils sont plus loin de nous, ils n’en demeurent pas moins au centre de la guerre et de l’action. L’armée du général Allenby, après s’être emparée de Gaza et de Jaffa, est arrivée à quelques kilomètres de Jérusalem, qu’elle enveloppe par le Nord et par l’Ouest. L’effet de cette expédition, menée si promptement et si sûrement, sera politique et militaire autant que moral ou religieux ; il se fera sentir bien au-delà des Lieux Saints, d’une part en Syrie et en Asie-Mineure, d’autre part jusque dans le royaume arabe. En Mésopotamie, la mort du général Maude, enlevé, jeune encore, au milieu de ses succès, ne compromet en rien l’exécution du plan qu’il avait conçu pour maintenir et élargir ses positions autour de Bagdad. Or, tant que Bagdad n’est point revenu au pouvoir des Turcs, c’est-à-dire n’est point retombé au pouvoir des Allemands, le plus cher et le plus illustre dessein de Guillaume II a avorté : il a été impuissant à réaliser la pensée profonde de son règne, qui fut la pensée orientale : en termes plus clairs et plus corrects, la pensée de la conquête de l’Orient, par l’influence, par le commerce, au besoin par les armes. Il est prudent de se persuader qu’il n’y renoncera pas aisément, et sage de se souvenir que Salonique, outre qu’elle réveille chez l’Empereur de désagréables impressions de Grèce, lui barre la route de l’Orient. Quelque chose se machine probablement en Macédoine : le Prussien volant, l’ubiquiste Mackensen, est sans doute, de sa personne, plus près du Vardar que de l’Isonzo, où il n’a peut-être jamais été que de son ombre. Il suffit que nous soyons avertis. Nous ferons tête.

Et que l’Orient, non plus, ne nous cache pas l’Occident : la guerre est partout. Elle est toute partout. Elle n’est ni orientale ni occidentale, en ce sens qu’on ne peut opposer l’Orient à l’Occident ; il faut les joindre, au moins dans les combinaisons de la diplomatie et de la stratégie ; elle est orientale et occidentale à la fois. Si la réalité des choses oblige à modifier une formule un peu hâtivement jetée, il y a pourtant unité de guerre, non sur un front unique, mais sur un double front. De plus en plus cette unité de guerre ressort et apparaît. Toutes les guerre nostre des premières années se soudent et se fondent en une guerra nostra, qui est celle de tous les Alliés, propre à chacun, commune à tous. Dans la guerre commune, pour la guerre commune, à fin commune, à fortune commune, à forces et ressources communes, il y a un front occidental qui s’étend de la Mer du Nord à l’Adriatique, articulé en trois secteurs, le secteur belge, le secteur anglo-français, le secteur italien. Il y a un front oriental, qui se divise en trois ou quatre, parties: Russie, dans la mesure où elle résiste encore; Moldavie, si l’isolement de l’armée roumaine ne la paralyse pas ; Orient européen, Épire, Thessalie, Macédoine ; Orient asiatique, Mésopotamie, Syrie, et sur la rive africaine du canal, gardant ouvert un des grands passages du monde, protégeant une des artères de l’Entente et la moelle épinière même de l’Empire britannique, Égypte. De Nieuport à Venise, le front occidental se tient d’une seule tenue; et d’une seule tenue aussi le front oriental, de Vallona au golfe d’Aden et à la presqu’île du Sinaï. Séparés sur le terrain par la loi physique de la distance, ils se relient et se réunissent dans l’esprit par les nécessités de la guerre.

Sur l’un et l’autre de ces fronts, de l’un à l’autre de ces secteurs, et en arrière, dans les divers pays, l’Allemagne promène ses feintes et ses offensives; ses offensives et ses feintes alternées, souvent conjuguées ; ses offensives qui sont des feintes, ses feintes qui sont des offensives, par lesquelles, à toute heure, en tout lieu, dans toute occasion, elle fait, de toute la puissance de tous ses moyens, la guerre totale. On l’a déjà montré ici : les dialogues et monologues sur la paix lui servent à masquer, pendant qu’elle les monte, des opérations de guerre; telle ou telle opération de guerre, à provoquer et à essayer d’amorcer des conversations sur la paix; et tantôt c’est l’opération de guerre qui est la feinte, tantôt c’est le dialogue sur la paix qui est l’offensive. Au point où elle en est, il importe beaucoup moins à l’Europe centrale d’occuper de nouveaux territoires que de commencer à traiter, que de parler, avant l’entrée en scène effective des États-Unis avec l’afflux formidable de tout ce qu’ils apportent et de tout ce qu’ils entraînent à leur suite.

L’intrigue patiente et savante qui, en fait, a neutralisé la Russie est perdue, si la seconde moitié du globe a le temps de se lever vers l’Ouest et de retomber de tout son volume et de tout son poids sur l’Allemagne. C’est ce temps-là que les Empires du Centre veulent à tout prix nous ravir : c’est ce temps-là qu’à tout prix il nous faut gagner. Il n’y a d’ailleurs pas d’illusion à se faire. Si le besoin de paix pour les Empires du Centre est constant, urgent, croissant, leurs conditions, leurs prétentions ou leurs ambitions sont mobiles, comme leur « carte de guerre. » Le comte Czernin, lorsqu’il lança, avec la complicité de M. Erzberger, ses dernières propositions, espèce de rideau derrière lequel s’assemblaient, dans les Alpes carniques, les hordes de l’invasion, et lorsqu’il déclara que, si ces propositions n’étaient pas acceptées, l’Allemagne et l’Autriche exigeraient davantage, se trouvait dire plus vrai qu’alors il ne le croyait lui-même, car personne, ni lui, ni M. Michaëlis, ni Borœvic, ni l’archiduc Eugène, ni Ludendorff, ni Hindenburg, ni l’empereur Charles, ni l’empereur Guillaume, n’attendait de l’agression préméditée, à beaucoup près, tout ce qu’elle a donné. Mais, précisément parce qu’elle a trop donné, et parce que la coalition germanique, profitant de la circonstance favorable, serait prête à saisir au vol ce prétexte de « causer, » qu’il soit entendu, quant à nous, que, dans cette même circonstance, qui se retourne contre l’Entente, nous ne devons voir qu’une raison de ne pas écouter et de ne pas répondre.

Pour rester plus étroitement dans le domaine militaire, en ce domaine surtout les feintes et les offensives s’entremêlent. L’offensive, dessinée des îles du golfe de Riga et des rivages de l’Esthonie contre Pétrograd,les démonstrations navales au large de la Finlande, n’étaient qu’une feinte. La feinte aux sources de l’Isonzo est devenue une offensive dont l’Allemagne a été habile et ardente à exploiter les chances, mais qui, brisée demain, peut redevenir une feinte par rapport à ce qui serait entrepris dans les Flandres, en Champagne, sous Verdun, ou, à l’autre bout de la ligne, contre Salonique ou contre Bagdad. Offensives ou feintes, ce qu’il en faut retenir, c’est la pensée unique, la volonté unique, la conception unique, la direction unique. Si les malheurs de la deuxième armée italienne, après tant d'autres expériences, nous ont vraiment fait découvrir la vertu de l’unité, et fait désirer non seulement de la proclamer, mais de la réaliser, la leçon aura été dure, elle n’aura pas été vaine.

Nous espérons qu’elle ne l’a pas été. M. Lloyd George et M. Painlevé ont rapporté de Rapallo un arrangement à trois, Angleterre, France, Italie, qui, « en vue d’une meilleure coordination de l’action militaire sur le front occidental, » institue un Conseil de guerre, composé du premier ministre et d’autres membres du gouvernement de chacune des grandes Puissances dont les armées combattent sur le front occidental, l’extension des pouvoirs de ce conseil aux autres fronts étant réservée à une discussion ultérieure avec les autres grandes Puissances. La mission du Suprême Conseil de guerre est de surveiller la conduite générale de la guerre. Il arrête les propositions qui doivent être soumises à la décision des gouvernemens, veille à leur exécution et en informe les gouvernemens respectifs. Les plans généraux de guerre élaborés par les autorités militaires compétentes sont soumis au Suprême Conseil de guerre qui, sous la haute direction des Gouvernemens, assure leur concordance et propose les modifications quand cela est nécessaire. Chaque Puissance délègue au Suprême Conseil de guerre un représentant militaire permanent, dont la fonction exclusive sera celle de conseiller technique près du Conseil. Les représentans militaires reçoivent de leurs gouvernemens toutes les propositions, informations et documens relatifs à la conduite de la guerre. Ils surveillent jour par jour la situation des forces et des moyens de toute sorte dont disposent les armées alliées et les armées ennemies. Le Suprême Conseil de guerre se réunit normalement à Versailles ; ses conférences auront lieu au moins une fois par mois.

Il y aurait bien des réflexions à faire sur les détails de cet accord. D’abord, sur la date où il a été conclu et la manière dont il le fut. A cet égard, il porte la marque des partis que se résignent à prendre « les États mal résolus, qui ne les prennent que par force, et non par prudence. » Trop tard, et ce ne serait rien, car mieux vaut tard que jamais : mieux vaut encore se résoudre par force que ne pas se résoudre du tout. Si le véritable auteur de la convention de Rapallo est bien plus le général Otto von Below, commandant la XIVe armée allemande, dans l’occurrence prête-nom de la nécessité, que M. Lloyd George, M. Painlevé ou M. Orlando eux-mêmes, il n’importe, et voilà le Conseil de guerre créé. Mais n’est-ce pas trop peu ? L’accord le qualifie de « Suprême Conseil; » non seulement supérieur, mais suprême. Suprême, c’est-à-dire souverain, et souverain, c’est-à-dire, d’après la moins imparfaite des définitions de l’école: « qui n’a pas de supérieur humain. » Or ce Conseil suprême a un supérieur, plusieurs supérieurs, trois au moins, trois pour le moment, et trois à un certain nombre de têtes; les gouvernemens des grandes Puissances qui combattent sur le front occidental; bientôt quatre, par l’arrivée de l’armée américaine; il pourra en avoir davantage, si l’on étend ses pouvoirs aux autres fronts.

Il proposera, les gouvernemens décideront. Comment ? Chaque gouvernement pour son compte. Et s’ils décident en sens contraire, qui tranchera ? Ce ne seront pas les représentans militaires adjoints au Suprême Conseil, puisqu’ils doivent être exclusivement des conseillers techniques, et que ce ne sont pas eux qui élaboreront les plans, mais, dans chaque pays, les autorités compétentes. De telle sorte que le Suprême État-major sera comme le Suprême Conseil de guerre, avec cette différence qu’au lieu d’avoir une série de supérieurs, les gouvernemens, il en aura deux, les gouvernemens respectifs et les états-majors particuliers. Sa seule qualité est la permanence; mais ce n’est vrai que du Suprême État-major; il n’en est rien pour le Suprême Conseil de guerre, qui n’est que mensuel. Vainement on voudrait faire valoir que les difficultés théoriques s’aplaniront du fait qu’une fois par mois le premier ministre et d’autres membres du gouvernement de chacun des pays conféreront : on n’aboutit qu’à une difficulté de plus, peut-être à une impossibilité matérielle ; et l’on ne voit guère M. Lloyd George venant tous les mois de Londres, ni M. Orlando, tous les mois, venant de Rome à Versailles. Non; la solution n’est pas une solution, la mesure n’est qu’une demi-mesure. Elle retarde, et elle ne suffit pas. Organe de coordination, nous dit le texte de l’accord. Mais c’est de quoi nous aurions pu nous contenter il y a deux ans. A présent, il nous faut un organe non de coordination, mais de commandement. On ne parle que de coordonner, parce qu’on craint de se subordonner. Pourtant nous n’en sommes plus là. Hindenburg ne coordonne pas, il ordonne. L’Entente réclame un cerveau : on lui fabrique une boîte crânienne, où l’on fera la compensation, le dosage, le mélange des pensées et des volontés. Ce n’est pas ainsi qu’elle vivra et qu’elle vaincra. Comme l’Europe centrale, et plus qu’elle, n’étant pas centrale, étant dispersée, elle appelle une pensée unique, une volonté unique, une impulsion unique, une direction unique.

Notons tout de suite que c’est plus commode à dire qu’à faire, et que l’opinion publique n’y est pas également préparée, même dans chacun des trois pays seulement dont les armées combattent aujourd’hui sur le front occidental. Aussi les critiques adressées en Angleterre à la convention de Rapallo et celles qu’on lui adresse en France sont-elles opposées et contradictoires. Les Anglais lui reprochent son excès, et nous son insuffisance. Ils se plaignent que ce soit trop, et nous que ce soit trop peu. Un supplément de force persuasive nous viendra vraisemblablement lorsque, l’armée des États-Unis étant entrée en ligne sur le front occidental, le gouvernement américain, — par qui ? par quels délégués ? — entrera au Conseil de guerre. Déjà l’esprit lucide du Président Wilson s’est prononcé. Et l’esprit vigoureux de M. Lloyd George n’hésitera plus, quand il aura, comme il convient, ménagé, caressé, désarmé tous les égoïsmes, personnels et nationaux. L’amour de la patrie est le premier amour. Mais les temps sont tels qu’on ne peut l’aimer que dans la victoire commune, et le lui prouver qu’en consentant, fût-ce comme un sacrifice (on en a fait de plus cruels), le moyen indispensable et infaillible de cette victoire.

Quoi qu’il en soit, M. Lloyd George et M. Painlevé étaient revenus de Rapallo très satisfaits de leur œuvre. Bien qu’on ne veuille pas leur faire l’injure de rapetisser leurs motifs à cette seule considération, ils s’en promettaient, M. Painlevé particulièrement, de bons résultats parlementaires. Il comptait fortement, pour consolider son ministère chancelant depuis sa naissance, sur ce qu’il avait obtenu à Londres au point de vue économique, en Italie au point de vue militaire. D’autant plus, calculait-il, qu’un adroit aménagement du calendrier par un de ses collaborateurs qui excelle à échelonner les échéances semblait lui assurer un assez long délai. La conférence interalliée était convoquée pour la dernière semaine de novembre. La souscription à l’emprunt de dix milliards s’ouvrait le 26 et ne serait close qu’en décembre. Il était incroyable que d’ici là le Cabinet pût être renversé. M. Lloyd George et lui exprimèrent donc, à la fin d’un déjeuner où il groupa autour du Premier britannique les personnages les plus en situation des deux Chambres, leur joie d’avoir si utilement travaillé. Chacun s’abandonna à son tempérament : M. Painlevé optimiste et lyrique, M. Lloyd George pugnace et amer. Il fit publiquement sa confession, et battit violemment sa coulpe sur la poitrine d’autrui. Sur-le-champ, on eut l’impression que, tout en touchant un point capital de la politique interalliée, le discours de M. Lloyd George était surtout un acte de politique intérieure anglaise. Ce qui s’est passé, la semaine suivante, aux Communes, l’interpellation de M. Asquith, l’a démontré. « J’ai voulu frapper l’attention, a déclaré M. Lloyd George, et, pour la contraindre à m’entendre, je n’ai pas craint de la secouer. » Mais l’ayant bousculée d’un peu plus loin, de Paris, à Londres, il l’a plutôt apaisée, sinon flattée. Sous les différences déforme, ce qui reste, au fond, de ses aveux, c’est que les déceptions, parfois si douloureuses, de l’Entente sont venues de ce que l’unité de front, belle maxime à mettre en exergue sur une médaille, n’a jusqu’ici jamais été qu’un mot. Words, words, words ! Mais pourquoi ? L’analyse de M. Lloyd George était exacte et sévère, mais incomplète. Il eût dû la pousser d’un degré plus avant, descendre plus bas, et tandis qu’il était en veine de sincérité brutale, le dire à M. Painlevé, et à d’autres peut-être : c’est qu’il n’y avait pas de gouvernement.

Qu’il n’y eût pas de gouvernement, et que tout le monde s’en fût aperçu, explique la facilité avec laquelle le ministère Painlevé est tombé. Dans une de ces manifestations de candeur dont il a été coutumier, l’ancien Président du Conseil ayant posé lui-même la question, le plus clairement qu’elle pût l’être, s’étant avisé de demander : « Ai-je l’autorité nécessaire pour représenter la France à la prochaine conférence des Alliés ? » la Chambre des députés se devait de répondre à une pareille franchise avec une franchise égale. C’est ce qu’elle a fait, à une majorité de 90 voix ; pour la première fois depuis le mois d’août 1914, elle a formellement ouvert une crise ministérielle.

Quelque paradoxal que l’événement eût paru il y a vingt ans, il y a dix ans, ou seulement il y a trois ans, le sentiment public presque unanime a désigné M. Georges Clemenceau. Il y a trois ans, le pire blâme, pour ceux qui, avant lui ou avec lui, dénonçaient la faiblesse du gouvernement, était de leur dire : « Vous parlez comme l’Homme enchaîné. » La suite a rendu évident qu’ils n’avaient eu que le tort d’avoir raison trop tôt, mais le tort est plus grand de n’avoir point voulu les entendre. S’ils avaient été mieux suivis, que de fautes eussent été réparées à moins de frais, que d’erreurs évitées ! Maintenant que le mal, en s’aggravant et en atteignant son période aigu, a éclaté à tous les yeux, on demande à M. Clemenceau de nous donner enfin le gouvernement qu’avec une âpre éloquence il accusait tant d’autres de ne pas nous avoir donné. Et c’est là justement que serait le paradoxe, si le Clemenceau des trois dernières années n’avait pu effacer le Clemenceau d’il y a vingt ans, qui démolissait tous les ministères, ou même celui d’il y a dix ans à peine, qui avait commencé par si mal bâtir et fini par si bien démolir le sien.

Chose curieuse : l’opinion, après s’être longtemps refusée, s’est jetée dans les bras de M. Clemenceau autant pour ses défauts, pour la férocité féline qu’elle lui prête un peu gratuitement, que pour ses qualités, qui sont moins connues, car, comme tous les hommes de ce tempérament, il met une espèce de coquetterie à étaler ses défauts et à cacher ses qualités. Nous-même, qui signerons ces lignes, nous avons tracé de lui dans le passé, d’après ce qu’il montrait le plus volontiers de lui-même, deux portraits successifs qu’il jugea peu aimables. Au bout de cette troisième année de guerre, nous avouons, sans nous faire prier, que deux de ses plus dangereux travers, l’impulsivité et l’incohérence, les seuls dont on puisse encore avoir peur, il semble les avoir maîtrisés. La campagne de presse qu’il a menée quotidiennement, comme son action dans les commissions du Sénat qu’il a présidées, a été remarquable par sa continuité. Il lui reste à devenir comme président du Conseil ce qu’il était devenu comme journaliste, à se transformer au gouvernement comme il avait su se transformer dans l’opposition. M. Clemenceau est capable de le faire. Comme il avait passé la soixantaine, quand il découvrit le gouvernement, ses devoirs, ses difficultés et ses conditions nécessaires, les ayant niés, ignorés ou bouleversés durant un quart de siècle, il ne les sentit que plus vivement, et la guerre les lui a fait sentir bien plus vivement encore. Même s’il ne s’était pas convaincu qu’il faut dans la paix un gouvernement fort, il a appris et tient de toute certitude qu’il en faut un pour la guerre.

À mesure que s’estompent ses deux plus gros défauts, apparaissent en relief ses deux qualités les plus précieuses. Ce n’est pas faire de lui un petit éloge, mais c’est n’en faire que l’éloge mérité, de dire qu’il a au plus haut point « le sens français, » dont la verve parfois outrée, la pointe de gaminerie incorrigible, l’accent de Paris et de Montmartre qui amuse et irrite en M. Clemenceau, ne sont que l’exaspération. Mais le patriote recouvre le jacobin, et le gentilhomme vendéen est dessous. On retrouve la souche et la branche. Par disposition héréditaire, par instinct aristocratique, M. Georges Clemenceau a le mépris des choses basses et des âmes basses. Il est tout ensemble très nouvelle France et très vieille France, très France éternelle. Quoi d’étonnant que, blessée et inquiète, le devinant si parfaitement, si pleinement, si puissamment français, la France se soit réfugiée en lui ? Furieuse, pendant qu’elle subit au dehors l’assaut impitoyable des barbares, de se voir rongée au dedans par une lèpre secrète, parmi tous ces scandales et toutes ces obscurités, elle invoque le chirurgien qui tiendra ferme le bistouri, la main rude et bienfaisante qui portera le fer et le feu. De lui, de sa vie et de son histoire, elle n’oublie rien, mais elle lui pardonne tout. La seule défaillance qu’elle ne lui pardonnerait pas, ce serait qu’ayant parlé comme il parlait et écrit comme il écrivait, il eût laissé son énergie dans l’encrier et n’eût de tranchant que la langue.

Ce qu’elle attend de lui est simple : qu’il fasse la guerre et qu’il fasse la justice, qu’il ose faire la justice pour qu’elle puisse faire la guerre. Quand on dit que c’est simple, encore faut-il le faire. Mais la France veut que l’œuvre salutaire s’accomplisse, et elle n’a élevé M. Clemenceau au pouvoir que parce qu’elle a cru qu’il l’accomplirait. Qu’on ne s’y méprenne pas, et personne, même en Allemagne, ne s’y est mépris : ce vœu général ne marque de sa part qu’une volonté de vie et de victoire. En d’autres termes, la France attend de M. Clemenceau deux choses : la restauration du moral à l’arrière, l’intensification de la bataille à l’avant. Le péril, pour lui, il en a conscience, serait de ne pouvoir tenir, non point tout ce qu’il a promis, mais tout ce qu’on s’est promis de lui. La tâche est lourde. Pour l’aborder, il doit premièrement rendre de l’autorité à la présidence du Conseil et remettre de l’ordre dans le ministère de la Guerre. Puis procéder au nettoyage. En ce pays, foncièrement honnête et sain, il s’était formé, par l’indolence, la négligence, l’indifférence, le laisser-aller, des goûts fâcheux, des habitudes morbides, tout un monde de liaisons suspectes, de compromissions inclinant à la complaisance et frisant la complicité ; pour tout dire d’un mot qui ne fuie pas la vérité crue, dans « la République des camarades, » d’affreuses camaraderies; une atmosphère corrompue: et, sinon la trahison caractérisée, un état de « para-trahison, » — comme les médecins disent : la paratyphoïde. L’épreuve, pour un homme de parti, sera de savoir ou de ne savoir pas se faire l’homme du pays qui entend vivre et vaincre, face aux partis qui entendent régner, et qui, acharnés à leurs disputes, les mêlent jusqu’à la guerre et jusqu’à la justice.

Objet d’accusations terribles, sous le coup desquelles on comprend qu’il ne puisse pas rester, M. Malvy, usant d’un artifice de procédure parlementaire, vient de mettre la Chambre en demeure d’examiner s’il y a lieu de le déférer à la Haute-Cour pour crime commis dans l’exercice de ses fonctions, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Un citoyen quelconque, qui n’aurait pas été ministre, n’aurait pas eu le choix de la juridiction: il n’aurait pu que traduire l’accusateur en cour d’assises, pour dénonciation calomnieuse ou diffamation. Mais le verdict, rendu avec l’assistance du jury, se fût comme éclairé du reflet de la justice populaire. M. Malvy a préféré la Haute-Cour : son choix ne va pas sans inconvénient pour sa cause, s’il tient à ce que son innocence s’impose, car la valeur d’un jugement entaché de suspicion de partialité politique pourra toujours être contestée. La Chambre, la première, est bien embarrassée de la faveur qu’il lui a faite. La Constitution lui rend, si l’on ergote, malaisé de s’y dérober, mais il y a peu de précédens, sauf le procès des ministres de Charles X, et il n’y en a aucun d’un cas où l’accusé l’a saisie lui-même. C’est un joli fagot d’épines qu’on lui a posé sur les épaules. Elle n’a que le désir de s’en décharger le plus vite possible. Mais ce souci prouve à lui seul qu’une Assemblée ne saurait être un tribunal.

En toute dernière heure, à la fin de notre chronique du 15 novembre, nous avons sommairement signalé le mouvement maximaliste de Pétrograd. Lénine, disions-nous (et, entre parenthèses, avec un point d’interrogation, nous ajoutions : Zederblum ? nom que prêtait à l’agitateur une liste publiée naguère par la Morning Post ; mais il paraît que décidément il s’appelle Oulianoff, et les gens irréprochables n’ont pas besoin d’un jeu de pseudonymes), Lénine est maître de la capitale, ce qui n’est pas encore être maître de la Russie. Cette note hâtive, après quinze jours ensanglantés par des luttes criminelles, demeure la note vraie. Dans la confusion, la contradiction des nouvelles, voici ce qui semble surnager. Kerensky a eu la velléité de reprendre Pétrograd à Lénine. Mais ce déplorable Hamlet de la révolution russe n’a pu, comme toujours, aller au bout de son dessein : il a commencé par les armes, presque réussi, et aussitôt tout perdu par le bavardage, effrayé de ce qu’il avait gagné, tremblant du geste à demi esquissé. Il a été battu, s’est enfui, terré quelque part, sans qu’on ait retrouvé sa trace, et cette disparition même a comme un air shakespearien. Ainsi que Pétrograd, Moscou a été ravagée. Ses habitans et ses monumens auraient souffert. Les deux grandes villes, la cité impériale et la cité nationale, ont été enlevées au gouvernement provisoire. En revanche, l’hetman des cosaques du Don, Kaledine, domine dans le Sud, assez loin sur les fleuves, jusque vers la Mer notre et vers le Caucase. La façade sans épaisseur et sans solidité de la Russie unitaire s’écroule, mais quelques morceaux en sont bons : il s’agit de les utiliser.

Nous avons dit aussi, dès le 15 novembre, que nous aimions à croire que les gouvernemens de l’Entente y avaient réfléchi. Pour nous, à première vue, il y a deux choses à faire, ou plutôt une chose à ne pas faire, et une chose à faire. Si le triomphe des maximalistes se confirme, il ne faut, à aucune condition, reconnaître ce faux gouvernement qui n’est que l’usurpation d’une bande délirante d’anarchistes et d’agens allemands. La chute du gouvernement provisoire, qui, lui, avait figure de gouvernement régulier, et envers qui nous avions des précautions à prendre, nous laisse le champ libre. Le radiogramme du «Soviet des commissaires du peuple » proclamant un armistice qui est une défection, a achevé de nous délier vis-à-vis de Lenine et de ses compères. Au contraire, il faut s’appuyer franchement sur le mouvement cosaque et l’appuyer franchement. Ne faisons pas de roman-feuilleton, mais faisons de l’histoire et de la politique. Le roman-feuilleton, ce serait d’imaginer une puissance cosaque qui, en un clin d’œil, serait à même de reconquérir et de reconstruire la Russie; mais ce ne l’est pas moins, que de nous représenter simplement, sur les récits de 1814-1815, et sur les images d’Épinal, les Cosaques comme des cavaliers « mangeurs de chandelle, » qui naissent et meurent à cheval, entre une grande et lance et un grand fouet. La vérité, qu’on doit garder présente à la mémoire, est que les institutions cosaques, bien qu’affaiblies depuis un siècle ou deux par les Tsars, la Cour et la bureaucratie, sont les plus anciennes, les plus robustes, et, ce qui dans l’espèce ne gâte rien, les plus démocratiques de la Russie, dont une partie du moins, les régions du Sud-Ouest, à défaut de l’immense Empire tout entier, peut retrouver en elles une armature. La position géographique elle-même, qui rapproche de la Moldavie ces populations indépendantes et guerrières, indique ce qu’on en doit tirer.

Subsidiairement, il y aurait peut-être à négocier avec le Japon, par l’intermédiaire des États-Unis, à toutes fins utiles et pratiques, conformément à la pensée unique, à la volonté unique, à la direction unique, qui doit être de faire rendre, à tous les États alliés, sur tous les points, tout ce que l’Entente est capable de produire. Voyons, cherchons, essayons. Mais travaillons, aidons-nous. Ne cédons pas trop facilement aux objections d’une diplomatie endormie et timide qui, de rien, se fait des mondes, et craint toujours d’avoir à faire quelque chose qui ne soit pas tout fait. Là encore, si M. Clemenceau peut, dans les mœurs et les traditions du temps de paix, souffler un esprit nouveau, qu’il se lève et souffle l’esprit de guerre.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.