Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1869

Chronique n° 904
14 décembre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1869.

Le spectacle de la vie publique qui se déroule en France depuis quelques jours est aussi nouveau qu’intéressant. C’est le tourbillon de toutes les politiques, le conflit de toutes les velléités, de toutes les arrière-pensées qui flottent dans les esprits. Le corps législatif fait son éducation sous nos yeux avec une bonne volonté mêlée d’inexpérience et d’incertitude. On ne marche pas évidemment avec assurance dans cette voie nouvelle qui vient de s’ouvrir, on n’est pas bien fixé sur ce qu’on veut ou sur ce qu’on peut ; on s’interroge mutuellement, on se communique des impressions, des espérances ou des craintes. Pendant que les uns parlent à la tribune et s’échauffent pour ou contre de vieilles élections, qui ne sont le plus souvent que le prétexte de discussions vagabondes, les autres négocient dans les couloirs, dans le demi-jour des réunions privées. Les partis essaient de se grouper, ils cherchent un terrain pour y planter leur tente et leur drapeau. Où est la majorité dans cette confusion d’une législature qui commence à peine ? Celle qui existait autrefois a disparu, ou du moins elle ne forme plus un corps compacte et discipliné s’ébranlant à un mot d’ordre ; la majorité nouvelle n’existe pas encore, et dans cette crise de transition la situation change chaque jour. Il suffit d’un coup frappé à propos, d’un discours éloquent, d’un programme opposé à un programme, pour que les groupes se déplacent, se dispersent ou se recomposent. C’est à ne plus se reconnaître dans tous ces dénombremens fantastiques de la gauche, de la droite, du centre gauche, du centre droit, des cent seize qui se fractionnent, des cent quatorze qui deviennent les cent vingt-huit, des vingt-cinq qui deviennent les quarante-trois. Le spectacle est nouveau et curieux un moment, nous n’en disconvenons point ; il ne faudrait cependant pas le laisser durer trop longtemps, et d’abord il faudrait se hâter de sortir de cette vérification des pouvoirs à la fois orageuse et traînante qui ne peut pas finir, dont on fait le prologue passionné et stérile d’une session où tant de choses supérieures, essentielles, sont encore à faire.

Que la vérification des pouvoirs ait une importance sérieuse dans un pays libre, ce n’est pas ce que nous mettons en doute ; mais en même temps, pour ce qui est des circonstances actuelles, il ne faut pas que les membres du corps législatif se fassent illusion : ils commencent à perdre leur temps à force d’éplucher des dossiers et de dérouler avec solennité le récit d’une multitude de minuties électorales. Ils se complaisent trop volontiers à jouer aux interruptions et aux surprises. Ils prolongent sans résultat sensible des débats puérils et irritans qui finissent par de médiocres tempêtes, si bien qu’un député qui est de l’opposition, si nous ne nous trompons, a pu dire tout haut en pleine chambre avec un bons sens un peu vulgaire, quoique fort pratique : « Je ne sais pas si le pays qui nous paie si cher pour faire ses affaires trouvera que nous avons bien employé aujourd’hui notre temps. » C’est le résumé le plus clair d’une des dernières séances, et ici, à travers ces bruyantes discussions, on peut saisir sur le vif la faute qui a été commise au mois de juillet par l’ajournement indéfini de cette vérification. Il en résulte que les opérations du scrutin du mois de mai, qui s’effacent derrière toute une transformation constitutionnelle, n’apparaissent plus à leur vrai point de perspective, et que tout le monde est dans une situation fausse. Le gouvernement, pour ne pas livrer son passé, est obligé de soutenir des actes qui sont la contradiction la plus flagrante d’une politique à laquelle il s’est rallié depuis, et l’opposition à son tour combat les élections à l’aide de principes qui n’ont définitivement triomphé, qui n’ont été pleinement admis que plus tard. C’est une véritable incohérence, et le mieux eût été sans doute d’en finir au plus vite, d’éviter de se perdre dans ces luttes rétrospectives pour aborder résolument la situation actuelle, pour la saisir corps à corps dans sa vérité, dans ses conséquences nécessaires. Quelle est en réalité cette situation dégagée des détails subalternes qui l’obscurcissent ? Elle a certainement ses faiblesses, puisqu’elle traîne à sa suite ces incohérences qui se tournent contre elle ; elle a aussi sa force, puisqu’elle n’a pas été créée brusquement, puisqu’elle est le produit invincible d’un mouvement régulier de l’opinion luttant d’heure en heure, et finissant par avoir raison de tous les obstacles.

La révolution qui s’accomplit aujourd’hui a en effet cela de caractéristique, qu’elle n’a pas été improvisée tout d’une pièce, qu’elle ne se l’ait pas d’un seul coup, qu’elle n’est la victoire ni d’une théorie ni d’une surprise du hasard. Elle naît d’un sentiment tout pratique, de l’expérience des choses. C’est en voyant à l’œuvre l’omnipotence politique et administrative qu’on a été ramené à la liberté comme à la seule condition possible d’un gouvernement sensé, et on pourrait dire que la vitalité, la puissance des institutions libres ont été en quelque sorte démontrées par l’impuissance même des institutions d’un autre ordre. Le régime parlementaire s’est refait de lui-même pas à pas par la force des choses ; les fautes du régime opposé lui ont rendu son crédit et son prestige. C’est ainsi que s’est formé ce sentiment libéral qui ne vise nullement à détruire sans doute, qui a été assez éprouvé pour tenir compte des faits, mais qui veut certainement des garanties, qui est devenu assez fort pour s’imposer à la fois aux passions révolutionnaires aussi bien qu’aux passions rétrogrades. Et si nous précisons ainsi l’origine et le caractère du mouvement actuel, c’est que la politique à suivre en découle naturellement. Cette politique, elle se résume tout entière dans ce mot qui ne peut être une fiction, et que M. le ministre de l’intérieur rappelait l’autre jour dans un discours qui a eu un juste retentissement : l’ordre à maintenir et la liberté à fonder. Depuis l’ouverture du corps législatif, on a publié des programmes de toute sorte, faits pour répondre à toutes les aspirations de l’opinion. Ces programmes sont assurément fort bons, ils contiennent des choses excellentes qui ne peuvent manquer de devenir des réalités. Seulement les auteurs, peut-être entraînés par la marche des événemens, peut-être un peu pressés de donner des gages, ne s’aperçoivent pas qu’ils commencent par la fin, ou qu’ils risquent de noyer l’essentiel dans les détails. L’essentiel aujourd’hui, c’est d’établir dans toute sa vérité un gouvernement libre, de laisser à l’action parlementaire toute sa latitude et tout son ressort.

C’est là le premier point à établir et à rendre inexpugnable. Cela fait, tout le reste en découle d’une façon invincible. Évidemment les institutions libres ne consistent pas dans de simples jeux d’éloquence, dans le droit de conquérir le pouvoir. On ne peut pas placer la liberté au sommet pour maintenir à tous les degrés de la hiérarchie une tutelle minutieuse et taquine, pour laisser l’initiative individuelle enveloppée de mille entraves administratives. C’est toute une série de conséquences qui s’enchaînent, qui se développent d’elles-mêmes. Il y a mieux, bien des choses auxquelles on s’attache passionnément aujourd’hui, sur lesquelles on dispute sans cesse, perdent de leur importance, ou sont du moins ramenées à leur vrai caractère par le seul fait d’un changement de régime. Ainsi cet article 75 de la constitution de l’an VIII, qui a eu la bizarre fortune de survivre à tous les régimes et dont l’existence est à coup sûr une anomalie, ce terrible article n’a plus la même signification. Il a fait beaucoup parler de lui sous un régime d’autorité discrétionnaire, où il est devenu un bouclier de plus pour des agens tout-puissans et irresponsables ; on n’en parlait guère sous la monarchie de juillet, où il y avait un gouvernement agissant à la pleine lumière, répondant à chaque instant de ses actes. On supprimera l’article 75, et on n’aura pas tort, puisque c’est une vieillerie ; l’idée elle-même ne disparaîtra pas tout entière parce que la responsabilité universelle et directe des fonctionnaires vis-à-vis du public n’aboutirait qu’à une immense anarchie, parce que ceux qui se trouveraient ainsi exposés à une incessante prise à partie auraient apparemment le droit, au nom même de leur sécurité, de discuter les ordres qu’ils recevraient, de ne les exécuter que dans la mesure où ils le jugeraient bon. La vraie solution n’est point évidemment dans cette mise en présence des fonctionnaires et du public, elle est tout simplement dans l’existence d’un gouvernement répondant sans cesse de ce qu’il fait, de ce qu’il prescrit ou de ce qu’il tolère. Qu’on prenne un autre exemple, les candidatures officielles. Pourquoi ces candidatures se sont-elles fait une si mauvaise réputation ? Parce qu’elles étaient manifestement un acte de prépotence abusive, parce qu’elles faisaient des manifestations du suffrage universel le contreseing des volontés administratives. C’était le monde renversé. On supprimera les candidatures officielles, ou plutôt elles disparaîtront nécessairement d’elles-mêmes ; on ne fera pas qu’un gouvernement libre, sensé, né du mouvement de l’opinion, reste absolument indifférent devant la lutte électorale, qu’il ne puisse avoir ses préférences dans la lutte, avouer ses candidats, les soutenir de son autorité morale. Et pour aller droit à un fait tout actuel, cette vérification de pouvoirs qui se poursuit aujourd’hui si confusément, qui suscite d’inutiles orages, n’aurait pas été la même, si le régime nouveau eût été pleinement et ostensiblement en action. On eût abandonné résolument quelques-unes des élections les plus douteuses, et on se serait hâté d’en finir avec les autres pour passer aux affaires sérieuses. La première condition, c’est donc l’établissement définitif d’un gouvernement libre, et ce gouvernement ne peut avoir tout son caractère que par un ministère nouveau né de circonstances nouvelles.

C’est la question ministérielle qui se pose invinciblement ; mais pourquoi, dira-t-on, le ministère du 17 juillet qui a présidé à l’élaboration du sénatus-consulte réformateur, qui a fait l’amnistie du 15 août, qui depuis trois mois a laissé à la presse, aux réunions publiques, une liberté sans limites, pourquoi ce ministère, qui vient de renouveler sa profession de foi libérale, ne resterait-il pas et ne suffirait-il pas à tout ? La raison est bien simple, et elle est d’autant plus forte qu’elle est indépendante de la valeur des hommes. L’impossibilité du ministère actuel tient en réalité à toute une situation, et cela est si vrai que le succès de tribune obtenu l’autre jour par M. de Forcade à propos des élections de la Gironde a été encore plus une victoire personnelle qu’une victoire de cabinet. On est fort à l’aise après ce remarquable discours avec M. le ministre de l’intérieur, qui a fait ce jour-là acte d’homme politique, qui s’est montré à la hauteur de toutes les situations, — et le membre de l’opposition qui par une provocation directe l’a soulevé de son banc pour l’appeler à la tribune lui a rendu sans le vouloir le service le plus signalé. Oui, sans doute, M. de Forcade La Roquette s’est mis personnellement au premier rang, et son discours a été beaucoup moins la défense d’une élection assez douteuse que le large et entraînant exposé d’une politique. La vigueur de son éloquence, la fermeté de ses déclarations libérales, ont produit un effet que M. Jules Favre a été le premier à reconnaître. M. de Forcade, pourrions-nous dire, a pris position comme ministre de l’empire libéral, comme orateur de ce nouveau régime qui commence ; mais ce succès, si légitime et si honorable qu’il soit, ne change point une situation : il a pu être un instant une complication, en ce sens qu’il aurait déconcerté les combinaisons qui se préparaient ; au fond, les choses restent au même point. La vraie faiblesse du ministère, c’est qu’il tient par des liens trop étroits au passé, c’est qu’il est au pouvoir comme l’image survivante et obstinée de ce passé dans un moment où le pays a besoin de voir dans son gouvernement une représentation sensible et palpable de cet ordre nouveau qu’on lui promet, auquel il ne croit qu’à demi, tant qu’il a devant lui les mêmes personnalités passant d’un régime à l’autre. Une seconde faiblesse, c’est que ce cabinet, on le sait bien, n’est rien moins qu’homogène. On ne peut ignorer qu’entre les hommes qui le composent il y a des divergences, des rivalités, et que plus d’une fois depuis quatre mois ils n’auraient pas demandé mieux que de se culbuter mutuellement. Ils sont réunis dans un cabinet, ils ne forment pas un ministère, et comment veulent-ils que le pays ait quelque confiance quand ils se défient eux-mêmes les uns des autres, toujours prêts à jeter à la mer une partie de la cargaison ministérielle ? Que quelques-uns de nos ministres puissent entrer dans une combinaison nouvelle, c’est possible, quoique ce ne soit pas désirable, même pour ceux qui pourraient céder à la tentation. Dans tous les cas, le ministère tel qu’il est, ou reconstitué dans des conditions à peu près identiques, n’aurait plus qu’une autorité précaire, une existence sans cesse disputée, et dès lors c’est entre les partis en voie de formation, entre les hommes nouveaux que la question se débat.

A dire la vérité, ce ne serait plus une question ; le dénoûment serait déjà venu, si dès le premier instant on avait montré un peu plus de sang-froid, un sentiment plus exact des nécessités nouvelles. Malheureusement le premier usage qu’on a fait d’un commencement de victoire a été de se diviser, et c’est ainsi que parmi les vainqueurs, parmi ceux qui aspirent à être les leaders du nouveau mouvement libéral, deux camps se sont formés, — M. Emile Ollivier, M. de Talhouet, M. Segris, allant un peu à droite, — M. d’Andelarre, M. Buffet, M. Daru, M. Latour du Moulin, inclinant un peu vers la gauche. On n’a été guidé sans doute que par les intentions les meilleures. M. Emile Ollivier s’est dit qu’il serait difficile de former une véritable majorité, si on n’essayait de rallier une partie de la droite ; M. Buffet, M. d’Andelarre, ont cru au contraire que ce serait tout compromettre, si on paraissait s’identifier avec l’ancienne majorité. On a manœuvré, et en définitive on n’est arrivé à rien, si ce n’est à créer une incertitude de plus, lorsqu’il eut bien mieux valu laisser de côté tous ces artifices d’une tactique douteuse et aller droit au but sans se séparer un seul instant. En restant unis, les cent seize auraient eu une force d’attraction plus irrésistible ; ils auraient bien plus sûrement entraîné les hésitans de la droite, et ils n’auraient pas fourni ce prétexte qu’on peut leur opposer en leur disant : Commencez par vous mettre d’accord. Les anciens cent seize avaient d’autant plus de raisons de maintenir le faisceau primitif par lequel la cause libérale a triomphé au mois de juillet, que franchement on ne saisit pas bien la différence des programmes publics de ces deux groupes qui s’appellent aujourd’hui le centre droit et le centre gauche. Les uns et les autres veulent toutes les garanties d’un gouvernement libre ; les uns et les autres acceptent les conséquences du régime nouveau. Qu’une loi électorale doive être présentée un jour ou l’autre, est-ce là un motif de scission ? Que le centre gauche propose spécialement de rendre aux trois pouvoirs l’action constituante laissée jusqu’ici exclusivement au sénat, c’est une question sur laquelle on ne peut pas différer sérieusement dès qu’on entre dans la voie parlementaire, et qui doit être tranchée par la force des choses. Où donc est la raison de laisser se prolonger une scission impolitique et dangereuse ? Sait-on à quoi ont servi ces morcellemens ? Ils ont favorisé les tentatives qui se sont faites récemment pour reconstituer l’ancienne majorité. Il faudrait prendre garde de ne pas tout compromettre pour se donner le plaisir de couper des cheveux en quatre. Que les hommes du centre droit et du centre gauche y songent bien : plus que jamais aujourd’hui, ils ont entre les mains les destinées immédiates de la cause libérale en France, et c’est surtout en politique que les occasions perdues ne se retrouvent pas.

Quand les conditions supérieures d’un gouvernement libre seront devenues une réalité définitivement victorieuse pour la France, quand il y aura un ministère et une majorité, lorsque majorité et ministère sauront ce qu’ils veulent et où ils vont, l’heure viendra naturellement où il faudra s’occuper des affaires de cette grande ville de Paris, qui est un état dans l’état. Il le faudra de toute façon, puisque de plus en plus Paris cesse de s’appartenir, puisque c’est le parlement maintenant qu’on voudrait charger de choisir le conseil municipal, de même que c’est déjà le parlement qui, d’après une loi de l’an dernier, doit discuter le budget extraordinaire de la puissante cité. Pour le moment, M. le préfet de la Seine en est à ouvrir, lui aussi, son corps législatif, c’est-à-dire sa commission municipale, et à prononcer son discours de la couronne que plus d’un membre du conseil parisien a du écouter en hochant la tête.

Est-ce le testament de son règne que M. Haussmann a voulu écrire dans son dernier exposé ? On le dirait à l’accent assez mélancolique de certaines paroles. On croirait qu’il a voulu une dernière fois retracer l’ensemble des immenses entreprises dont il a été le promoteur. Les entreprises sont immenses en effet, et les dépenses le sont aussi. Il ne s’agit de rien moins que de la reconstruction d’une ville et de plus de deux milliards dépensés par M. le préfet de la Seine. Voilà qui peut faire figure dans les états de service d’un administrateur ! Par malheur, dans l’entreprenante ardeur de ses conceptions, M. le préfet de la Seine n’avait pas tout prévu, il l’avoue lui-même ; il ne s’était pas dit que tous ces expédiens qu’il puisait dans son fertile esprit pour mener de front tant de travaux pourraient un jour se tourner contre lui ; il ne pensait pas que la liquidation des affaires parisiennes se ferait sous le feu des discussions législatives, des polémiques de la presse, et qu’alors il y aurait un terrible moment à passer. Encore est-on du moins arrivé au terme de cette dangereuse et obscure liquidation ? On croyait presque en avoir fini par l’emprunt de 465 millions que le corps législatif a autorisé au mois d’avril dernier ; il n’en est rien, voici que maintenant M. le préfet de la Seine propose d’ajouter un léger supplément de 35 millions. Ce n’est pas tout, il faut régler les affaires de la caisse des travaux, de cette caisse qui a été le grand instrument de trésorerie pour les financiers de l’Hôtel de Ville ; il faudra faire face à des besoins nouveaux, à de nouveaux mécomptes : de là un autre emprunt de 250 millions dont l’exposé préfectoral laisse entrevoir la nécessité en perspective. — Tout compte fait, au commencement de 1869, on pensait en finir avec 400 millions ; d’ici à peu, on sera arrivé à 750 millions ; quand aura-t-on le dernier chiffre ? Après cela, nous comprenons bien qu’un administrateur accoutumé à opérer dans ces proportions se plaigne que, dans les limites où les pouvoirs publics semblent vouloir renfermer les moyens d’action de l’édilité parisienne, il ne soit plus possible d’aborder que des entreprises d’un ordre modeste, « Plus de concessions, s’écrie M. Haussmann de l’accent d’un homme à qui on interdit les grandes choses, plus de subventions payables à terme, plus de bons de délégation, plus d’instrument de trésorerie !… » Oui, effectivement ces choses ne sont plus de saison, elles s’en vont avec le système à l’ombre duquel elles ont été possibles. Où donc est le grand malheur que les hommes chargés de l’administration française ne puissent pas tout se permettre, et qu’en gardant assez de pouvoir pour réaliser d’accord avec l’opinion les entreprises utiles, ils ne restent point investis d’une omnipotence sans limite et sans frein ? M. Haussmann lui-même, M. Haussmann en qui nous ne voyons pas un administrateur vulgaire, est la première victime du système qu’il a poussé à bout dans les affaires de Paris. Avec moins de pouvoir, il eût été obligé de se surveiller de plus près, et il eût trouvé encore un champ assez large pour y déployer son énergique activité : avec les procédés autocratiques qu’il n’abdique qu’à demi, il s’est fait une position où il prétend aujourd’hui que le dévoûment seul le retient, et où il est difficile désormais qu’il reste longtemps.

A tout prendre, est-Ge donc seulement en France que se manifestent les difficultés, les embarras d’une vie compliquée de mille passions, de mille intérêts ? Est-ce en France seulement qu’on a de la peine à se frayer un chemin, à former des majorités et des ministères ? Il y a sans doute des pays assez anciens dans la pratique des institutions libres ou assez heureux pour échapper à ce qu’il y a de plus périlleux dans ces épreuves. C’est une chose curieuse cependant, presque partout aujourd’hui éclatent de ces malaises qui sont l’expression sensible du mouvement des peuples. Les grandes questions européennes ont l’air de sommeiller, les questions intérieures s’agitent un peu dans tous les pays. L’Autriche a son insurrection dalmate et ses antagonismes intérieurs, qui font la vie dure au ministère. Le cabinet de Berlin a fort à faire pour tracer la limite entre la confédération du nord et la vieille autonomie prussienne, et en définitive il tend de plus en plus chaque jour à absorber la confédération dans l’ancienne Prusse. Il obéit à la fatalité de la conquête, il a laissé passer le moment de faire l’Allemagne, il fait la Prusse ; il assimile, il efface les démarcations, non sans rencontrer parfois des résistances. La Bavière sort à peine d’une crise qui n’est même pas complètement terminée.

Il y a eu récemment des élections en Bavière, et ces élections très animées, singulièrement disputées, ont donné un certain avantage au parti qu’on affuble du nom d’ultramontain, quoique ce nom ne signifie absolument rien, et qui est en réalité le parti autonomiste, le parti de l’indépendance bavaroise vis-à-vis de la Prusse. — C’est ce parti qui a obtenu dans les élections, non pas une victoire bien significative ; mais quelques voix de majorité. C’était un échec pour le ministère, qui représente une nuance plus libérale, plus allemande, et qui n’avait d’ailleurs rien négligé pour vaincre dans la lutte, — qui avait cru pouvoir, lui aussi, pratiquer le remaniement des circonscriptions électorales… La difficulté pour le cabinet du prince de Hohenlohe était de trouver une majorité dans ces nouvelles conditions parlementaires. Il devait en résulter et il en est résulté immédiatement une crise ministérielle ; mais comment former un cabinet dans la situation difficile et complexe où est la Bavière ? Un ministère progressiste, composé de nationaux-libéraux partisans de la Prusse, eût ressemblé à un défi jeté à l’opinion qui venait de se manifester dans les élections, et eût été d’ailleurs une combinaison peu politique. Un ministère autonomiste, porté au pouvoir par le dernier mouvement électoral, eût exposé la Bavière à de sérieux embarras en compliquant ses relations avec Berlin, outre que ce ministère se serait nécessairement ressenti dans sa marche des tendances réactionnaires du parti dont il aurait été l’expression victorieuse. Le plus sage était d’éviter ces moyens extrêmes, de se borner à une modification partielle du cabinet, en appelant au pouvoir quelques hommes concilians et modérés faits pour tempérer les antagonismes violens des partis. On s’est arrêté à cette combinaison, à cette transaction ; c’était, à vrai dire, ce qu’il y avait de mieux et de plus simple. D’abord le jeune roi de Bavière tient à son premier ministre, le prince de Hohenlohe, et se serait difficilement résigné à se séparer de lui ; puis enfin, M. de Hohenlohe restant aux affaires, ce n’est rien de plus, rien de moins que le maintien de ce qui est, de la politique actuelle, avec l’obligation de tenir compte des manifestations récentes du pays dans le sens de l’autonomie et de l’indépendance. On évite ainsi les oscillations brusques, une réaction dangereuse dans la politique intérieure, les froissemens ou les chocs avec la Prusse. On n’empêchera pas toutefois que d’ardens débats ne se produisent dans les chambres bavaroises qui vont bientôt s’ouvrir. La question allemande sera sans doute agitée avec passion dans le parlement, comme elle l’a été dans les élections. Elle n’avancera pas beaucoup, c’est vraisemblable ; les discussions bavaroises peuvent du moins donner la mesure du progrès des choses au-delà du Rhin.

Cette question allemande, elle sommeille pour le moment. On ne peut cependant y toucher d’une plume un peu libre sans la réveiller, sans remettre en mouvement toutes les susceptibilités prussiennes. Il a suffi à notre collaborateur M. Cherbuliez de vouloir débrouiller cette confusion allemande, et de s’en être tiré en maître, pour provoquer des colères à Berlin et à Cologne. On s’est mis plaisamment en campagne pour découvrir qui pouvait bien se cacher derrière M. Cherbuliez. Peu s’en faut qu’on n’ait mis la main sur l’ennemi qui a pu inspirer de telles choses, et qui se cache sans nul doute quelque part, à Berlin ou à Stuttgard, à moins que ce ne soit à Vienne. Nous allons dénoncer aux journalistes d’outre-Rhin l’inspirateur ou le conspirateur qu’ils cherchent : c’est le peuple allemand lui-même qui s’est dévoilé tout simplement dans sa vérité au regard d’un écrivain de talent, qui n’est ni Français, ni Prussien, ni Wurtembergeois, ni Autrichien, et qui par conséquent a toute liberté d’esprit pour voir, toute indépendance pour juger ce qu’il a vu.

La saison est aux crises ministérielles, disions-nous. La Bavière a eu la sienne ; l’Italie de son côté a sa crise plus grave, qui se prolonge depuis quinze jours. L’ancien cabinet du général Ménabrea et de M. Cambray-Digny a donné sa démission à la suite du vote hostile qui a élevé M. Lanza à la présidence de la chambre, et depuis ce moment l’Italie est dans le pénible enfantement d’un ministère. Deux choses sont à remarquer dans ce singulier interrègne. La première, c’est le calme complet du pays qui assiste à toutes ces péripéties intimes sans se troubler. C’est à peine si à propos du concile qui a été inauguré à Rome il y a eu quelques manifestations dans les Marches et à Naples, où on a essayé de faire un anticoncile de libres penseurs. En réalité, s’il y a une certaine préoccupation, il n’y a pas même un commencement d’agitation au-delà des Alpes. La seconde chose caractéristique dans cette crise ministérielle italienne, celle qui explique peut-être la première, c’est l’application la plus sincère des règles parlementaires, c’est la pleine et entière liberté laissée par le roi aux hommes publics pour arriver à une combinaison. Voilà certes un modèle de souverain constitutionnel. Il ne cherche pas à éluder un vote de parlement. S’il a des préférences et des opinions, il ne les impose pas ; il cède même à des exigences peut-être un peu dures en se séparant d’hommes investis de charges de cour en qui il avait mis sa confiance. Il n’empêche rien. De cette façon, la responsabilité appartient tout entière aux partis, à ceux qui les représentent, nullement à ce roi galant homme qui ne se croit pas diminué parce qu’il n’est point un autocrate, qui fait de son pouvoir le premier garant de la liberté de tous.

Au commencement de cette crise italienne, on a pu se demander ce qui allait arriver. Le ministère ainsi frappé se reconstituerait-il encore une fois et essaierait-il d’en appeler au pays ? Aurait-on recours au contraire à une combinaison entièrement nouvelle ? Le ministère Ménabréa aurait pu sans doute jouer cette partie d’une dissolution du parlement ; C’était par malheur une tentative assez dangereuse dans la situation compromise où il se trouvait et après toute sorte de modifications partielles qui se sont succédé depuis deux ans. Les journaux satiriques de Florence s’amusaient à représenter le général Ménabréa en Barbe-Bleue devant une hécatombe de ministres de l’intérieur, de la justice et des travaux publics. D’un autre côté, M. Cambray-Digny, malgré tout ce qu’il a fait pour les financés italiennes, peut-être à cause de cela, s’est attiré des inimitiés nombreuses et ardentes. Dissoudre le parlement dans ces conditions, C’était risquer de tout envenimer, de tout pousser à l’extrême. Il ne restait donc plus que la ressource d’une combinaison nouvelle entièrement distincte, et le premier appelé pour former un ministère a été naturellement M. Lanza, dont l’élection à la présidence de la chambre avait précipité la crise. M. Lanza est un Piémontais de la vieille race, simple de mœurs et de caractère, ancien ministre avec M. de Cavour, ayant une autorité sérieuse dans le parlement ; il semblait l’homme de la situation. Sa pensée obstinée, invariable, en arrivant au pouvoir et en cherchant des collègues, était d’introduire de larges économies dans les finances et de faire principalement porter ces économies sur l’armée et sur la marine. En principe c’était fort bien, tout le monde était d’accord. Quand on est arrivé aux détails, il n’y a plus eu moyen de s’entendre, et M. Lanza s’est vu dans l’impossibilité de réussir à faire un cabinet. On a eu recours alors au général Cialdini, qui n’a pas encore été ministre, et qui après quelques négociations n’a pas été plus heureux que M. Lanza. Enfin le dernier appelé a été M. Quintino Sella, homme jeune encore, esprit énergique et actif, qui a déjà été ministre des travaux publics et ministre des finances. C’est pour la première fois que M. Sella est appelé à former un cabinet, et il n’a voulu rien faire sans s’être entendu d’abord avec M. Lanza, avec quelques hommes tels que M. Visconti Venosta destiné à occuper le ministère des affaires étrangères et fait pour le bien occuper. On remarquera que dans tout cela la gauche a un rôle assez effacé : c’est qu’en effet elle n’a été qu’un appoint dans l’incident parlementaire qui a renversé l’ancien cabinet ; elle a voté pour M. Lanza, qui n’était point son candidat, en haine de M. Cambray-Digny, et de plus elle ne s’est pas moralement relevée encore du coup qu’elle s’est portée à elle-même, il y a deux ans, dans ces événemens de 1867 dont le général Ménabréa a eu du moins la fortune d’atténuer les conséquences pour l’Italie. M. Ratazzi s’est tenu prudemment à l’écart, de sorte que dans toutes les combinaisons tour à tour essayées ou abandonnées c’est entre des nuances du parti libéral modéré que la question se débat. Rien n’est changé dans la marche générale de la politique italienne. Un seul fait aurait pu avoir une signification particulière au point de vue extérieur, c’eût été l’avènement du général Cialdini aux affaires étrangères. Le général Cialdini n’a pas été étranger, si nous ne nous trompons, à la candidature du duc de Gênes au trône d’Espagne ; ministre des affaires étrangères, il eût été peut-être porté à la favoriser encore, et ce serait probablement une grande aventure pour l’Italie aussi bien que pour l’Espagne.

L’Italie se trouverait engagée malgré elle dans une affaire où l’Espagne elle-même d’ailleurs ne marche que d’un pas fort équivoque, sans bien savoir ce qu’elle veut. Le général Prim persiste, il est vrai, dans ses efforts en faveur du duc de Gênes ; le pays ne le suit pas, et dans l’assemblée constituante elle-même c’est à grand’peine qu’on pourra arriver à une majorité strictement suffisante. Cette histoire des candidatures à la couronne espagnole serait peut-être curieuse ; nous l’essaierons quelque jour. Ce qui est certain, c’est que dès l’origine tous les chefs principaux de la révolution de 1868, ceux qu’on appelait les unionistes, ne songeaient qu’à l’infante Marie-Louise-Fernande et au duc de Montpensier pour les placer sur le trône. Serrano, Dulce, Topete, Cordova, Izquierdo, Caballero de Rodas, Primo de Rivera, Peralta, étaient tous d’accord. Il y avait des démocrates qui sont aujourd’hui ministres, et qui ne s’opposaient nullement à cette combinaison. Un des hommes les plus honorables et les plus modérés du parti progressiste, intimement mêlé à ces négociations, M. Cantero, a révélé tout cela depuis, et le général Dulce, qui vient de mourir, l’a confirmé dans un document fait pour retentir au-delà des Pyrénées. Si dès le premier jour, sur le champ de bataille d’Alcolea, on n’avait pas proclamé le duc de Montpensier et l’infante, c’est qu’on ne voulait pas avoir l’air de faire une royauté par une insurrection militaire, et si plus tard cette combinaison s’effaçait dans le tumulte de la révolution, c’est qu’en face, de l’importance croissante prise par les partis extrêmes les opinions plus modérées sentaient le besoin de rester unies en se ralliant toutes ensemble à une candidature qui pouvait représenter une idée patriotique séduisante, l’idée de l’unité ibérique. La candidature du roi dom Fernando de Portugal avait cet avantage. Dès que le roi dom Fernando refusait, les partis divers revenaient à leurs préférences ou à leurs répugnances. En réalité, ce n’est qu’au mois de septembre que quelques-uns des ministres de Madrid, inspirés sans doute par le général Prim, qui était à ce moment en France, mettaient en avant la candidature du duc de Gênes, et ils avaient même l’idée d’un mariage du jeune prince italien avec une fille du duc de Montpensier. Cette idée ne fut point accueillie à San-Lucar de Barrameda, où on avait envoyé un négociateur. Sur ces entrefaites éclatait l’insurrection républicaine, le pays se montrait impatient d’en finir avec le provisoire, et c’est alors que, dans des réunions de députés qui se succédaient, le général Prim, rentré à Madrid, se faisait lui-même le patron officiel du duc de Gênes.

Le général Prim, à la vérité, avait une singulière façon d’appuyer le jeune prince. Il avouait qu’à ses yeux la candidature du duc de Montpensier serait sans doute la meilleure, mais que devant la répugnance de certains progressistes il se rangeait à celle du duc de Gênes, qui était la pire de toutes. Il tranchait la question en prétendant que la moustache poussait au jeune prince, qui savait déjà monter à cheval. Les unionistes résistaient résolument à cette tentative, l’amiral Topete quittait le ministère après avoir énergiquement manifesté son opinion, d’accord avec M. Rios Rosas et M. Posada Herrera. Dès lors la scission était accomplie ; la candidature du duc de Gênes, demeurée une affaire de parti, se trouvait abandonnée par la fraction la plus monarchique de l’Espagne, C’est à l’Italie de voir maintenant si elle peut accepter pour un de ses princes une couronne décernée par une assemblée déjà fort affaiblie, enlace d’un parti libéral et conservateur dissident, en présence d’un pays qui reste plus que froid aux appels du général Prim.

La mort passe comme un grand souffle à travers ce monde affairé des vivans. Elle vient d’ajouter un deuil de plus à tous les deuils d’une famille accoutumée aux épreuves, et qui dans son exil n’a point cessé d’être française. Mme la duchesse d’Aumale s’est éteinte jeune encore, entourée des siens, ayant auprès d’elle le duc d’Aumale et son plus jeune fils, cherchant de son dernier regard ceux de ses enfans qu’elle avait perdus. C’était là la blessure secrète pour cette personne d’élite, honnête et intelligente compagne d’un prince qui, avec tous les dons du soldat et de l’écrivain, a su garder le patriotisme et la dignité dans le malheur. La duchesse d’Aumale a passé vingt ans en exil, elle avait vécu quatre ans à peine en France, elle s’était fait aimer et honorer. C’était le temps des prospérités, et certes un exemple curieux vient prouver que ces prospérités n’étaient pas mauvaises conseillères. C’est au plus beau moment de sa vie, avant de partir pour l’Afrique, que le duc d’Orléans écrivait de Toulon le testament qu’on vient de publier de nouveau en le rapprochant du testament de Louis XVI et du testament de Napoléon. Ces deux derniers ont été écrits sous le coup des plus prodigieuses catastrophes ; celui du duc d’Orléans est écrit par un prince jeune, brillant, qui peut se croire assuré de la plus belle couronne du monde, et cependant ce prince prévoit tout pour son fils, le malheur de l’exil comme l’éclat du trône, et à cet enfant, qui est aujourd’hui un homme, il laisse le souvenir viril des plus fermes, des plus patriotiques pensées sur les destinées de la France et de son temps. C’est le testament d’un fils passionné de ce siècle à qui la mort n’a pas permis de faire son œuvre. ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.
LIONS et RENARDS, comédie de M. Émile Augier.

Il serait assez difficile de prédire aujourd’hui la fortune théâtrale qui attend la pièce nouvelle de M. Émile Augier. Le soir de la première représentation, ses amis eux-mêmes croyaient à un grave échec. Le public qui avait assisté à cette représentation était un public de bonne foi et qui jugeait sans parti-pris. Son impression semblait unanime ; mais depuis lors tous ceux dont le sujet choisi par M. Augier flatte habilement les passions sont arrivés à la rescousse. On distingue aisément aujourd’hui chez une bonne moitié des auditeurs la volonté déterminée que la pièce ait du succès. Quant à l’autre moitié, comme les traditions du Théâtre-Français lui imposent en quelque sorte d’exprimer sa désapprobation par son silence, elle se laisse opprimer par ces manifestations bruyantes. Aussi ne serais-je pas étonné, pour ma part, que la comédie de M. Augier ne fournît, à tout prendre, une carrière assez honorable ; mais je ne crois pas qu’il y ait sur sa valeur littéraire deux opinions possibles, et c’est, suivant moi, rendre justice au talent reconnu de l’auteur que de la classer d’emblée parmi les plus faibles qu’il ait écrites. Les applaudissemens tardifs de quelques fanatiques ne pourront parvenir à empêcher qu’elle ne se distingue par deux traits fâcheux : l’exagération des défauts de M. Augier et l’absence de ses qualités. Il est toujours facile de se donner après coup des airs de prophète ; mais depuis longtemps je ne pouvais m’empêcher de croire que, sur la route où il semblait marcher d’un pas si assuré, M. Augier finirait infailliblement par rencontrer une pierre d’achoppement. À chaque fois, il s’écartait un peu davantage des véritables traditions de la comédie de mœurs. Un grand malheur lui est arrivé, dont ni le talent ni l’esprit ne parviennent à préserver les gens : il s’est pris trop au sérieux. Il s’est cru vis-à-vis de la société des devoirs de réformateur à remplir. « Exposez les plaies sociales au grand jour, mais en y portant le fer rouge, » s’écrie pompeusement un personnage des Lionnes pauvres. Toute la théorie dramatique de M. Émile Augier se résume en ces deux lignes. Il brandit incessamment son fer rouge, et on s’imagine aisément que ce maniement périlleux lui enlève quelque aisance. Oh ! qu’il est loin de nous le poète élégant et spirituel qui écrivait ces charmans pastiches qu’on appelait la Ciguë, l’Aventurière ! Quelle regrettable transformation dans sa méthode et son style ! Il s’est renouvelé, me diront ses admirateurs. Je le veux bien ; mais les fleurs qui se flétrissent se renouvellent aussi aux dépens de leur grâce et de leur fraîcheur ! A Dieu ne plaise que je reproche à M. Augier d’avoir suivi le conseil que lui donnait ici même un critique regretté, M. Gustave Planche, et d’avoir délaissé la fantaisie pour la comédie de mœurs ; mais ici encore quel triste renouvellement ! qu’il y a loin de la morale bourgeoise de Gabrielle aux épisodes scabreux de Paul Forestier !

Pour moi, les premières déviations du talent de M. Augier remontent à plus de quinze années. Je ne sais s’il a assisté de plus près qu’un autre à des scènes de mœurs qui ont eu pour résultat de modifier l’opinion qu’il entretenait de la nature humaine et lui ont enlevé une certaine fleur d’illusions ; mais à cette date le poète est mort en lui : l’observateur morose a seul survécu. Ce que je reproche à M. Augier, ce n’est pas d’être misanthrope. L’accusation serait puérile, car la misanthropie est assurément le droit du poète comique. C’est d’avoir fait son étude toute spéciale des côtés de notre nature qu’il était le moins séant de peindre. Si étendu qu’il soit, le domaine du poète comique a cependant ses limites. Son droit est entier sur le ridicule, car railler est sa mission spéciale, et il n’en doit que bien rarement sortir. J’accorde cependant que le vice lui doit aussi des comptes, mais non pas tous les vices, car ici il faut choisir. Il doit, à mon sens, s’interdire sévèrement la peinture de ceux qui excitent non pas l’indignation, mais le dégoût. Pour que le vice soit tolérable à la scène, il faut qu’il soit grandi par quelque chose, fût-ce par sa profondeur même ; mais le vice repoussant, les cas honteux, la dépravation ignoble, tout cela n’est pas matière à comédie. Or c’est précisément le contraire que semble s’être proposé M. Emile Augier. Ce qu’il a traité avec prédilection, c’est la corruption de bas étage. Il en a levé tous les voiles, il a, pour nous servir de son expression, montré ses plaies au grand jour, et tout ce que la nature humaine renferme de vilains penchans a été par lui soigneusement disséqué. Je ne crois pas qu’avant lui on eût osé mettre sur le théâtre des scènes aussi révoltantes que celles des Lionnes pauvres et surtout du Mariage d’Olympe. Je ne méconnais assurément ni la vigueur de touche avec laquelle M. Augier a peint ces tristes tableaux, ni l’esprit mordant qui relève la trivialité obligée de son dialogue ; mais ce que je lui reproche, c’est d’avoir émoussé volontairement la délicatesse du parterre, et rabaissé le ton de la scène française. Je ne crois pas, comme M. Augier, que le théâtre ait une action profonde sur les mœurs, et je ne partage pas sa confiance dans la mission du poète comique ; mais je ne conteste pas que dans le cercle de son art un auteur de talent n’exerce une certaine influence, et je suis prêt à reconnaître qu’à M. Augier revient l’honneur d’avoir enjolivé la peinture du laid et étouffé sur certains points les scrupules de la pudeur publique.

Ce n’est cependant point pour avoir forcé les couleurs de ses peintures que M. Augier s’est préparé à lui-même la mésaventure que la première représentation de Lions et Renards lui a value ; c’est plutôt pour s’être trop confié à sa vigueur et pour avoir voulu s’élever à des sommets où son coup d’aile n’était point fait pour le porter. Il y a quelques années, M. Augier en était arrivé à cet instant délicat de la carrière d’un homme de lettres où sa réputation doit inévitablement baisser, si son talent ne grandit pas. Exalté peut-être par le succès, il s’est pris de dédain pour les peintures légères de la vie mondaine, et il a tenté d’aborder les régions ardues de la comédie sociale et politique. Avec les opinions bien connues de M. Augier et ses augustes relations, l’entreprise ne laissait pas que d’être d’une réalisation assez difficile. C’est en général aux dépens des puissans du jour que s’égaie la comédie, et ce n’est guère sur les vaincus que s’exerce la satire. Il s’en fallait d’un autre côté que ces relations auxquelles je faisais allusion tout à l’heure fussent un titre à la faveur du public. L’opinion commençait à se montrer peu bienveillante pour les poètes trop bien en cour, et la rude leçon que venait de recevoir l’auteur de Gaëtana avait dû inspirer à M. Augier des inquiétudes personnelles. Fort heureusement pour lui les anciens partis et les cléricaux étaient sous sa main. Il les immola sans scrupule sur l’autel de la popularité. En France, le moyen est infaillible, et il a été employé avec succès par un grand critique que l’intolérance des étudians avait banni du collège de France et que leurs applaudissemens ont accompagné ensuite jusqu’à la porte du sénat. L’entreprise parut au premier abord avoir un plein succès. On se souvient de la faveur bruyante avec laquelle furent accueillis les Effrontés et surtout le Fils de Giboyer. Il faut convenir qu’il y avait beaucoup de vigueur dans la conception et de vérité dans la peinture de ce Giboyer, resté comme la personnification triste et vraie de l’expérience malsaine et du talent dévoyé. — Mais le tort réel de M. Augier a été de s’imaginer qu’il avait mis la main sur une mine inépuisable de succès, et que, pour se faire pardonner la part qu’il a prise aux festins des dieux, il lui suffirait toujours de livrer les cléricaux en pâture à son public. Cette fois, il croyait bien lui avoir servi un friand morceau. Ce n’était rien moins que les jésuites eux-mêmes. Eh bien ! chose étrange, le public n’a point voulu y mordre. Que voulez-vous ? les jésuites sont si habiles ; on a craint peut-être qu’ils n’eussent empoisonné les plats.

Voyons cependant, une fois ce grand ressort mis en jeu, quels effets M. Augier a su en tirer. Quand on évêque le souvenir des Loyola et des Ricci, quand on annonce l’intention de dévoiler au monde l’astuce profonde de la société de Jésus, encore faut-il qu’il ne s’agisse point d’un objet mesquin, et que l’importance de la fin soit en rapport avec la perversité des moyens. Or ce que la société poursuit à travers toute la pièce, c’est tout simplement la dot de Mlle de Birague. Je veux bien que cette dot soit de neuf millions. Il n’en est pas moins vrai que, si les jésuites sont véritablement des coureurs de dot, ils n’en conservent pas en tout cas le monopole. Encore n’est-ce pas pour eux-mêmes directement qu’ils convoitent cette dot, mais pour un jeune vicomte de Valtravers dont la famille leur est toute dévouée. Tous les efforts de ces messieurs, comme M. Augier les appelle, vont donc tendre à faire épouser Catherine de Birague par Adhémar de Valtravers, qui, de plus, est son cousin. Quels si grands obstacles s’opposent donc à cette union ? Aucun, sinon la volonté contraire de Mlle de Birague, qui, orpheline et libre de sa personne comme de sa fortune, a pris la résolution de ne pas se marier, car elle n’imagine pas qu’elle puisse être aimée autrement que pour sa dot. C’est pour triompher des résolutions un peu prématurées peut-être de cette jeune personne, que la société de Jésus va déployer toute sa diplomatie et toute sa ruse. A cet effet, elle envoie à Paris un de ses affiliés, M. de Sainte-Agathe, qui a été le précepteur du jeune de Valtravers, et qui l’accompagne encore en cette qualité. Voilà l’homme terrible qui personnifie durant toute la pièce cette redoutable influence de la société de Jésus, instrument passif, serviteur sans scrupules, observateur redoutable, qui sait tout, qui voit tout, qui devine tout, — tout, excepté les frasques et les dettes que son élève fait dès le lendemain de son arrivée à Paris ; tout, excepté l’entente qui s’établit entre Valtravers et Catherine, s’avouant l’un à l’autre qu’ils n’ont aucune envie de s’épouser et faisant alliance ensemble, l’un pour rester le plus longtemps possible à Paris, l’autre pour écarter les soupirans à l’aide d’apparentes fiançailles : de sorte que ce sombre génie, dont le cadavre aura fait des orgies de pouvoir et savouré toutes les acres voluptés du despotisme, se laisse berner par ces deux jeunes gens, tout comme un pédant de collège par un étudiant et une grisette. Décidément il y a du Bridoison dans ce Machiavel dévot. Si la société de Jésus n’a pas à son service d’agens plus déliés, elle ne vaut pas la peine que M. Augier l’accable de ses coups.

Ce qui caractérise au reste les renards de M. Augier, c’est qu’ils tombent en aveugles dans les pièges les plus grossiers. Il a donné comme rival à M. de Sainte-Agathe, pour établir probablement un parallèle obligeant, un escroc homme du monde, qui s’appelle le baron d’Estrigaud, et que M. Augier a ressuscité de la Contagion. C’était un bien ennuyeux personnage en son temps que ce baron d’Estrigaud, et ses vices étaient ennuyeux comme la vertu. Je veux bien croire que ce type des d’Estrigauds existe réellement dans un certain monde, et que M. Augier ait eu occasion de l’observer : encore faut-il que la finesse d’un pareil homme égale sa dépravation, et qu’il ne soit pas facile de le faire tomber dans le panneau. Mlle de Birague y réussit cependant, et dès la troisième scène d’Estrigaud est au nombre de ceux qui convoitent sa dot ; mais comme Mlle de Birague veut acquérir le droit de lui défendre sa porte, elle le provoque à une déclaration par des coquetteries peu dissimulées. D’Estrigaud, qui ne devine rien, se jette aux pieds de Catherine, et celle-ci en profite pour lui dire qu’il y a eu malentendu entre eux, qu’elle ne lui demandait que son amitié, et qu’elle le prie de ne plus remettre les pieds chez elle. Voyez cependant comme d’Estrigaud est un habile homme ! Il croit se tirer d’affaire en rétorquant qu’il y a eu également malentendu de la part de Catherine, qu’il lui a bien offert son amour, mais pas son nom, en un mot qu’il en voulait non à sa dot, mais à son honneur. Par un raisonnement qu’on a peine à s’expliquer, il compte que cette insulte le relèvera dans l’esprit de Mlle de Birague en lui donnant un gage de son désintéressement. Il n’en est rien, comme on peut penser, et Mlle de Birague le chasse de chez elle. Je l’estime heureux, pour ma part, qu’elle ne le fasse point mettre à la porte par ses valets.

Voilà pour les renards de M. Augier. Voyons maintenant quelle est la force de ses lions. A vrai dire, je n’en trouve qu’un dans la pièce ; c’est un voyageur géographe qui a étranglé un nègre de ses propres mains, et qui raconte sans trop se faire prier ses exploits devant les femmes. C’est en effet en présence de Mlle de Birague et dans le salon du comte de Prévenquière, son tuteur, que Pierre Champlion (c’est le nom du voyageur) fait le récit de ses aventures. Il développe avec chaleur un projet qu’il a formé pour conquérir, à la tête de deux cents hommes, le royaume de Wadaï, et pour tirer de captivité son ami Jacques, qui est resté entre les mains des ennemis ; mais il lui faut quatre cent mille francs, et, en ouvrant une souscription, il n’a pu en réunir encore que dix mille. Mlle de Birague se lève alors, et déclare avec entraînement qu’elle met les quatre cent mille francs à la disposition de l’héroïque voyageur. Cet incident est pour M. Augier l’occasion de nous montrer la finesse véritablement diabolique dont sont doués les jésuites. Il n’en faut pas davantage en effet pour ouvrir les yeux à M. de Sainte-Agathe et pour lui faire soupçonner que ce n’est peut-être pas la destinée du pauvre Jacques qui intéresse le plus Mlle de Birague dans l’affaire. On comprend qu’il soit ému. Si Catherine aime en effet Pierre Champlion, ce mariage auquel la société de Jésus porte un si vif intérêt est singulièrement compromis, car rien ne l’empêche d’épouser le jeune voyageur et de partir avec lui à la conquête du royaume de Wadaï. Que va faire en cette circonstance le délégué de la société de Jésus ? Ce doit être un jeu pour lui que d’inventer quelque combinaison machiavélique. Il ne fait rien, il n’invente rien, et, si d’Estrigaud n’était là qui veille pour son propre compte, tout serait perdu. Toujours habile autant que courtois, d’Estrigaud vient une seconde fois se faire mettre à la porte par Mlle de Birague, assez justement offusquée de ce qu’ayant rencontré chez elle Pierre Champlion, qu’il ne connaît pas, il l’ait supplié d’intercéder pour lui et d’obtenir son pardon. Cédant à son indignation, Mlle de Birague se retire un instant. Durant cet intervalle favorable, Champlion cherche querelle à d’Estrigaud, qui s’est permis de l’appeler mon cher, et des menaces de mort s’échangent entre eux. Naturellement Catherine apprend la chose ainsi que son tuteur M. de Prévenquière, qui entre en même temps par une autre porte. Ce brave homme se désole et s’imagine, on ne sait trop pourquoi, que l’honneur de sa pupille sera compromis par une querelle entre Champlion et d’Estrigaud, s’il ne sert de témoin à Champlion avec Valtravers, qui continue à passer pour le fiancé de Catherine ; mais à ce mot de fiancé Champlion déclare que le choix des armes, sur lequel on vient de disserter pertinemment devant Catherine, lui est totalement indifférent, et qu’il ne tient pas à la vie. Son erreur n’est pas de longue durée. A peine M. de Prévenquière a-t-il fermé la porte que Catherine s’écrie : « M. de Valtravers n’est pas mon fiancé, que Dieu vous garde ! » Champlion n’a pas besoin d’être aussi perspicace qu’un jésuite pour comprendre qu’il est aimé.

Le péril, comme on voit, devient imminent, et tout semble conjuré contre ce pauvre M. de Sainte-Agathe. Que de choses désagréables il va apprendre en un seul acte ! Il apprend de la bouche de la gouvernante de Catherine le duel de Champlion et de d’Estrigaud. Il apprend de la bouche de M. de Prévenquière les folies et les dettes de Valtravers. Il apprend de la bouche même de celui-ci qu’il ne veut pas plus épouser Catherine que Catherine ne veut l’épouser. Tout le monde est au fait, excepté lui. Ce profond politique ne sait rien, n’a rien prévu, rien empêché. Il ne lui reste plus qu’une espérance, c’est de faire alliance avec d’Estrigaud. La maison-mère d’Uzès lui a envoyé des renseignemens sur ce dernier, et il a acquis la preuve que ses dettes ont été payées et sa fortune refaite, grâce à l’argent d’une vieille marquise qui a largement payé son… dévoûment. En menaçant d’Estrigaud de divulguer l’origine de sa fortune, il compte l’amener d’abord à sa merci. Il achètera ensuite son concours, et tous deux joindront leurs ruses pour amener la conclusion de ce mariage que la société de Jésus continue de souhaiter si ardemment. D’Estrigaud arrive au rendez-vous, et, sur la production des lettres de la marquise, il se rend à discrétion. On s’imagine alors que l’entente de ces deux hommes va nous faire assister à quelque grand mystère d’iniquité, et on tressaille à l’avance d’impatience et d’émotion. Quelle trame sans nom va être ourdie par ce jésuite et cet escroc ! Ici, malgré l’attention la plus soutenue, l’intrigue devient si difficile à suivre, et les invraisemblances s’accumulent à tel point que je serais reconnaissant envers mes lecteurs s’ils veulent bien m’en croire sur parole. Il ne s’agit plus seulement de déterminer Catherine à épouser Valtravers : il s’agit aussi de forcer Valtravers à épouser Catherine ; invitus invitam, dit M. de Sainte-Agathe. Il s’agit surtout de détruire l’amour de Catherine pour Champlion. Voici pour faire face à toutes ces complications la combinaison à laquelle s’arrêtent ces deux profonds politiques, combinaison dont tout l’honneur revient à l’escroc, qui me paraît décidément bien plus inventif que le jésuite. Valtravers doit à d’Estrigaud quinze mille francs qu’il a perdus au jeu contre lui. Sainte-Agathe ira demander en son nom à Mlle de Birague de lui prêter cette somme pour vingt-quatre heures. Elle lui remettra probablement un bon sur son banquier. A son tour, Sainte-Agathe le remettra à d’Estrigaud, qui le montrera à tout le monde au club, et le tour sera joué. Valtravers, pour ne pas être déshonoré, devra épouser sa cousine, et Mlle de Birague, pour ne pas être compromise, devra épouser son cousin. — Mais, dira-t-on, si Mlle de Birague, au lieu de remettre un bon sur son banquier, donnait les quinze mille francs de la main à la main ? Que voulez-vous ? Ce serait fâcheux sans doute, et d’autant plus que M. de Sainte-Agathe n’a nullement prévu cette éventualité : on a beau être jésuite, on ne peut songer à tout. En revanche il a prévu le cas assez probable où, si compromise qu’elle fût pour avoir prêté quinze mille francs à son cousin, Mlle de Birague aurait néanmoins le mauvais goût de tenir à épouser Champlion. Les convenances ne l’inquiètent guère, et une mésalliance n’a rien qui l’effraie. Il importe donc de détruire Champlion dans l’estime de Catherine. À cette fin, d’Estrigaud va répandre le bruit que Champlion a donné à certaine danseuse certain cheval blanc qu’on a remarqué au bois de Boulogne. Cette histoire sera insérée tout au long dans le Moustique, petit journal qui joue dans la pièce un grand rôle, et dont la haine me paraît bien autrement redoutable que celle de la société de Jésus. Comme il est connu que Champlion n’a pas de fortune, on supposera naturellement qu’il a payé ce cheval avec l’argent de la souscription ; il sera déshonoré. Ce ténébreux plan de campagne arrêté, nos deux conspirateurs lèvent la séance, non sans que M. de Sainte-Agathe ait offert à d’Estrigaud de se faire un jour jésuite.

Tout paraît pour un instant marcher au gré des désirs de M. de Sainte-Agathe, et au début du cinquième acte tous nos gens sont au désespoir, Valtravers, parce que le Moustique a dit que sa cousine avait payé ses dettes de jeu, Mlle de Birague, parce que le Moustique a dit qu’elle avait payé les dettes de jeu de son cousin, Champlion enfin, parce que le Moustique a dit qu’il avait donné un cheval à une danseuse ; mais voilà qu’un événement tout à fait inopiné vient dérouter les savantes combinaisons de M. de Sainte-Agathe. Mlle de Birague refuse tout simplement de croire à la culpabilité de Champlion et lui propose sa main. On croit un moment que tout est fini et que la toile va tomber ; il n’en va pas si aisément avec les jésuites, et leurs batteries sont bien autrement difficiles à déjouer. Champlion refuse héroïquement, ca ? un homme déshonoré comme lui pour avoir donné un cheval à une danseuse ne saurait épouser une jeune fille pure. Heureusement Valtravers s’interpose. C’est lui qui a donné le cheval blanc à la danseuse. Il court donc au cercle, où il montre à tout le monde la facture du marchand de chevaux, et de là aux bureaux du Moustique, qui promet d’insérer le lendemain une rectification. Réhabilité par le Moustique, Charaplion pourra épouser Mlle de Birague. Et d’Estrigaud ? et Sainte-Agathe ? Ils s’en vont, l’un emmenant l’autre, car d’Estrigaud vient publiquement demander pardon à Champlion et annoncer que, converti par Sainte-Agathe, il va entrer à la maison-mère d’Uzès. « Quand le diable devient vieux, il se fait jésuite, » dit Valtravers, et la toile tombe. Le coup de grâce est porté à la société de Jésus ; elle ne s’en relèvera pas.

Cette analyse fidèle me dispense, je crois, de porter sur Lions et Renards un jugement raisonné. Il est des pièces qui déroutent la critique par l’excès même de leurs inconséquences. L’œuvre nouvelle de M. Augier est de celles-là. Je me borne donc à en raconter les péripéties, et je remets au vrai public le soin de décider entre ceux qui applaudissent de parti-pris et ceux qui jugent de sang-froid. Ma tâche ne serait cependant qu’à moitié remplie, si je ne rendais ici justice au dévoûment des artistes qui portent sur leurs épaules le lourd fardeau de ces invraisemblances. Jamais une soirée passée à la Comédie-Française n’est complètement perdue. Jamais on ne sort de cette vieille salle, où les générations qui nous ont précédés éprouvèrent leurs plus vives impressions théâtrales, sans avoir goûté soi-même quelqu’une de ces jouissances d’artiste que fait connaître aux délicats la correction parfaite du jeu, relevée par le naturel. Le jour où les auteurs auraient perdu le secret d’allier dans leurs pièces la distinction à la vérité, ce serait aux sociétaires du Théâtre-Français qu’ils devraient en aller demander la tradition. M. Augier me permettra-t-il de lui donner ici un humble conseil ? Il a fait représenter l’année dernière un petit acte charmant, un dialogue étincelant de verve et d’esprit, qu’on appelait le Post-Scriptum. Voilà le genre où il excelle. Qu’il n’essaie pas désormais de s’élever au-dessus de la peinture de mœurs, qu’il renonce surtout à la comédie sociale et politique, et que les lauriers de Beaumarchais ne l’empêchent plus de dormir. Jamais on n’écrira une histoire du règne de Louis XVI sans parler du Mariage de Figaro ; mais on écrira l’histoire du règne de Napoléon III sans parler de Lions et Renards.


G. DE SAFFRES.



REVUE LITTÉRAIRE.
NOS FILS, par M. MICHELET[1].


Qui a lu la Femme, l’Amour, connaît, ou peu s’en faut, la première partie de Nos Fils. On retrouve là les thèses aimées de M. Michelet et ces développemens presque romanesques parmi lesquels la plume du maître papillonne, oublieuse de l’idée à suivre. M. Michelet a décidément horreur de la ligne droite et des grands chemins ; sa pensée disparaît à chaque instant à droite ou à gauche de la route tracée ; tantôt elle escalade les flancs du sujet par de petits sentiers tournans et fleuris, tantôt elle plonge brusquement dans des bas-fonds mystérieux, faits pour donner le vertige, et d’où elle revient en grimpant comme un lézard le long d’une muraille. Ces allures buissonnières, cette espèce de jeu de cache-cache, peuvent, le cas échéant, n’être pas sans un certain, charme ; mais le cas n’échoit pas toujours. La première fois que M. Michelet, entre deux volumes de son Histoire de France, nous glissa, comme friandise inattendue, une production tout humoristique, l’Oiseau, le public mordit à belles dents ; mais le public eut à regretter d’avoir montré tant d’appétit : l’Oiseau enfanta l’Insecte, qui lui-même enfanta l’Amour, auquel succédèrent la Femme, la Sorcière, la Montagne, la Mer, etc. Déjà même le volume de Nos Fils, s’il faut en croire M. Michelet, était en germe dans son cerveau, gros de l’Amour ; il devait éclore « au jour grave de la transformation sociale. » Soit, la gestation a été longue, voyons si le produit s’en est bien trouvé.

Certes nous nous garderons bien d’attaquer l’idée véritablement grande et généreuse qui inspire ici, comme partout, M. Michelet. Deux principes inconciliables, selon lui et selon nous, sont aujourd’hui en présence : d’une part le vieux dogme, la superstition, de l’autre la raison humaine et la liberté. Le premier, près de disparaître, se raccroche au monde désespérément par les femmes et par les enfans ; l’autre au contraire, plein de jeunesse et de sève, triomphe de plus en plus en l’homme ; de là deux éducations, non pas seulement diverses, mais opposées, deux lignes qui doivent, « en s’écartant toujours, diverger jusqu’à l’infini. » Telle est la pensée générale du livre, formulée en quelques pages ; il nous reste à voir quels développemens cette pensée va revêtir.

Procédons par ordre et prenons l’enfant au berceau… Non pas, nous dit M. Michelet, prenons-le avant le berceau. Où donc ? Au sein de sa mère. L’éducation avant la naissance, voilà, s’il vous plaît, le point de départ. Je veux m’arrêter longuement sur les mystères de la grossesse et de l’enfantement, qui déjà, vous le savez, me sont familiers ; j’analyserai une à une, et vous-même analyserez avec moi, sous ma direction, les mystiques rêveries de celle qui doit mettre au jour, je ne vous le cache pas, « plus qu’un saint, plus qu’un héros, un créateur, un Prométhée ; » nous ferons ensemble vibrer dans son cœur les mélancolies religieuses de la cloche voisine, et ce sera en même temps pour moi une belle occasion de remettre en branle l’antique sonnerie du beffroi municipal, et d’en faire jaillir l’histoire des communes flamandes ou italiennes. Psychologue, moraliste, physiologiste surtout, et par momens même historien, je serai tout à la fois. Et M. Michelet le fait ainsi qu’il le dit. Par la porte dérobée, avec cette même clé qui naguère lui a ouvert la chambre de Philippe V à l’Escurial, nous nous glissons à sa suite dans l’alcôve où rêve la « dormeuse de Michel-Ange ; » nous y découvrons ce que le maître même, le mari, serait incapable d’y découvrir ; nous pénétrons, jamais le mot n’a été plus vrai, dans les entrailles mêmes du sujet, et Dieu sait, mais pas mieux que nous, tout ce qui s’y passe ; nous veillons autour de cette femme enceinte avec un soin si persévérant, avec une telle ardeur de dévoûment que, lorsque la délivrance arrive pour la mère, il semble qu’elle arrive aussi pour nous.

Nous l’avons enfin ce beau fils, et nous le pouvons mettre au berceau. Ici commence ou du moins devrait commencer l’éducation dans la famille ; mais la physiologie et le mysticisme de M. Michelet n’ont pas dit leur dernier mot. Et cependant « l’unité fatalement physique des parens, l’assimilation, l’absorption des deux époux l’un dans l’autre, » ce sont là, si j’ai bonne mémoire, des sujets traités à fond dans l’Amour et dans la Femme. On pouvait les croire épuisés. Le « paradis maternel » gardait-il donc quelque recoin qui nous fût encore inconnu ? J’ai beau en sonder tous les replis, j’y retrouve, sans un trait de plus ni de moins, ce même petit monde extra-terrestre que l’auteur m’avait dépeint ailleurs en détail… J’apprendrai peut-être si M. Michelet préfère pour le jeune enfant l’éducation de la famille ou l’éducation commune dans les asiles et les écoles. Vaine espérance ! l’auteur ne se prononce pas sur ce point. Il nous énumère toutes les influences physiques, morales, immorales même, qui, au foyer paternel, peuvent énerver l’enfant ; il nous décrit, avec un mélange d’anecdotes diverses, tous les dangers de cette existence à nid clos, et il cite même à ce sujet M. Dupanloup ; puis, au moment où la conclusion semble effleurer le bord de sa plume, il quitte tout à coup l’enfant pour revenir à l’épouse-mère, et nous donner la physiologie de la femme de trente ans.

Résignons-nous donc. — Mais cette mère, dont le foyer, un moment ébranlé par la lassitude ou l’indifférence de son mari, est raffermi par l’enfant, comment M. Michelet la conçoit-il ? Où l’écrivain prend-t-il son type ? Est-ce dans le monde des travailleurs et des illettrés ? est-ce dans les régions sociales supérieures ? Vous seriez fort embarrassé de le dire, tant ce type présente de caractères contradictoires. En tout cas, le moraliste veut à la mère, pour faire son héros, une instruction supérieure : « savoir trop pour savoir assez, » voilà sa devise ; mais, à de rares exceptions près, les femmes, on ne l’ignore pas, reçoivent une éducation si insuffisante et si fausse qu’il n’y a point à leur demander ni aucune conception générale et large ni surtout le sens des idées sociales. Quant au père, dit M. Michelet, il est pour l’enfant, mais seulement dans les classes pauvres et laborieuses, une révélation de justice. « Le pauvre tout d’abord naît homme, ayant constamment sous les yeux la sérieuse image du travail et du dévoûment, ayant la notion d’un devoir de reconnaissance que l’enfant riche n’aura que tard et faiblement. » C’est circonscrire trop étroitement le monde du travail ; les familles pauvres ne sont pas les seules familles laborieuses, les seules dont le foyer renferme un exemple et un enseignement ; le petit enfant d’ouvrier qui manie les outils de son père, comme Astyanax touchait le casque d’Hector, n’attire-t-il pas trop complaisamment le regard de M. Michelet ? Le moraliste, sous le coup d’une émotion certes généreuse, mais trop vive, n’aperçoit qu’un coin du tableau. Il n’embrasse pas tout l’horizon, il perd de vue cet autre monde qu’on appelait au XVIIe siècle le monde des honnêtes gens, et qui, depuis lors, agrandi et transformé par le progrès naturel des temps et des idées, s’appelle aujourd’hui, sans nulle acception de rang et de fortune, d’un nom plus beau et plus vrai, le monde du travail et de l’intelligence. Est-il juste de dire que c’est seulement dans le peuple, parmi les travailleurs, qu’il faut descendre pour trouver le père entouré du respect de la mère et des enfans, et pour contempler dans toute sa splendeur morale a la hiérarchie du devoir ? »

Du reste, l’auteur de Nos Fils, en parcourant le monde social, ne se fait pas faute de sauter brusquement d’une classe à l’autre. Nous étions tout à l’heure dans le réduit d’un manieur d’outils, voici maintenant des délicatesses maternelles et conjugales qui me disent assez chez quelles gens nous venons d’entrer et qui permettent à M. Michelet d’affiner ses théories éducationnelles. Puisqu’il s’agit de faire de l’enfant un héros, ou, pour parler une langue moins mythologique, un homme sain de corps et d’esprit, dégagé des sottes traditions et des vaines doctrines, capable en un mot d’agir et de penser par lui-même, à quelles sources faut-il abreuver l’âme de celle qui doit diriger, si cela ne l’ennuie pas trop, les premières études de son fils ? C’est une honte, dit avec raison M. Michelet, que l’on condamne toujours les femmes françaises aux fades lectures, tout au plus « aux livres secondaires, imités des grandes œuvres, qui n’en sont que de faux reflets, des formes affaiblies. » Craint-on qu’elles ne puissent digérer la forte moelle de l’antiquité, Homère, Virgile, et ces beaux livres indiens dont le Râmâyana est le type ? Ce n’est pas cette sollicitude qui écarte d’elles « les grandes œuvres ; » mais le génie fatal qui étend son ombre sur l’intelligence et le cœur des filles dès le berceau sait bien que, si l’homme, un jour, a la force de rompre les langes dont on emmaillota son enfance, c’est que d’abord, au souffle vivifiant de Rome et de la Grèce, puis plus tard dans le commerce des jurisconsultes, au contact de la nature et de la science, dans l’austère et saine contemplation de la « grande Isis, » son âme a désappris la servilité et rejeté les entités creuses de l’éducation primitive. Toutes les natures cependant ne sont pas capables de cet effort ; en regard de celles qui réagissent contre l’étouffement, combien en peut-on compter qui demeurent alanguies ! M. Michelet trouve ici des mots éloquens et des aperçus lumineux pour comparer cette violence faite au cerveau de l’enfant moderne avec les développemens si bien gradués de la vie grecque. « Le jeune Hermès ailé et le petit gymnase accueillaient l’enfant, nous dit-il, l’invitaient, le remettaient jeune homme au dieu de l’art et de la lyre, Apollon, au travailleur, Hercule. L’idée pure couronnait, — Socrate et la Pallas. Enfin la vie publique, la vraie Pallas, Athènes, la cité, comme éducation. »

La seconde partie du livre de M. Michelet, intitulée Histoire de l’éducation, avènement de l’humanité, est traitée beaucoup plus à fond que la première. A vrai dire, c’est là seulement que l’auteur entre dans son sujet en s’affranchissant des nombreuses redites et des développemens hyperboliques du début. Les mots « avènement de l’humanité » nous paraissent heureusement trouvés pour qualifier la rénovation intellectuelle et morale que produisirent la renaissance et la réforme. C’est le temps où la vieille machine du moyen âge se disloque au souffle de la raison naissante ; de nouveau la vieille sibylle se déclare vaincue par une puissance supérieure. Chose étrange en apparence, c’est au moment même où s’accélère au profit de la monarchie le mouvement de centralisation politique que l’individualisme se dresse fièrement dans le monde intellectuel. C’est qu’en somme la royauté, en passant la baguette de Tarquin sur toutes les têtes féodales, facilite, sans le vouloir, l’essor des grandes intelligences. La libre pensée profite un moment de ce nivellement accompli par des mains royales.

M. Michelet, tout en expliquant comment le livre de Rabelais contient tout un plan nouveau d’éducation, passe trop vite sur l’œuvre sérieuse de ce grand satirique ; on croirait qu’il veut regagner le temps perdu aux fantaisies des pages précédentes. Et pourtant quand l’historien eut-il plus belle occasion de rentrer dans « ces poudreux chemins de l’histoire » où l’on retrouve « l’âme de la France ? » Oublie-t-il que durant deux siècles, jusqu’à Voltaire et jusqu’à Rousseau, nul écrivain n’aura l’action et l’influence éducatrices de Rabelais ? Les mots : nature, raison, tolérance et paix, tombant au XVIe siècle d’une telle bouche, étaient d’assez neuves paroles pour que le monde y prêtât l’oreille. Aussi « le livre, » comme on appelait le Pantagruel, se vendit-il en deux mois plus que la Bible en dix ans ; il en fut fait soixante éditions, dit M. Michelet, et des traductions en toutes langues. Les contemporains ou les continuateurs de Rabelais, les héritiers de sa verve claire et gauloise, méritaient aussi quelque place dans la seconde partie du livre de M. Michelet. A côté de Montaigne, qu’il trouve avec raison moins positif, trop rêveur, trop éducateur de serre-chaude, ayant le défaut de ne donner « que l’idéal de la vie noble, haute et philosophique, » n’eût-il pas été juste de mettre Érasme, et Morus, et Hotman, et Bodin, et d’autres encore ?

L’auteur de Nos Fils fera-t-il, toutes proportions gardées, une plus longue halte au XVIIe siècle, le siècle de Descartes, de Galilée, de Pascal et de Locke ? Non ; quelques détails intéressans sur le célèbre frère morave Coménius, un développement sur le jansénisme et sur l’énorme extension prise par l’enseignement des jésuites, remplissent, ou peu s’en faut, un nouveau chapitre. — Mais les fils de ce même Rabelais dont nous parlions tout à l’heure n’ont-ils donc pas, au XVIIe siècle, continué à leur manière la haute tâche d’éducation du chantre de Pantagruel ? Quoi ! Molière, ce grand rieur mélancolique, n’obtiendra en tout qu’une simple ligne pour mention, et Locke à peine une épithète ! Cela est dur à penser. Je serais pourtant curieux de savoir quel pas a fait l’éducation, puisque c’est le sujet du livre, depuis le temps où Panurge montait à l’assaut sur la colline de Lutèce. Je ne nie pas l’immense attrait de ce grand siècle, le XVIIIe, qui nous appelle, et où dans un instant nous allons entrer : je l’entends avec plaisir s’agiter d’ici dans sa noble et généreuse fièvre d’action et de liberté ; mais je l’aborderais mieux préparé, ce me semble, si vous me disiez tout d’abord où en sont, au commencement du siècle, ces trois grands ordres du royaume qui auront tant de peine à se fondre. L’état du clergé est très prospère ; nulle part ailleurs en Europe la vie n’est plus douce et plus clémente pour les hommes d’église, et c’est de ce temps assurément que date ce dicton allemand si expressif dans sa concision : Vivre comme Dieu en France. La noblesse a encore l’éclat du rang et de la considération ; mais chaque jour elle s’appauvrit et s’isole, nul autre principe que l’idée de caste ne préside à son éducation. En se tenant à l’écart dans son ignorance, elle a manqué tous les profits de cette forte et pratique instruction que l’exercice intelligent des offices de finance et de judicature, l’expérience du commerce et de l’industrie, ont valus aux enfans des bourgeois, aux fils de savetiers et de cordonniers, comme disait dédaigneusement un orateur de la noblesse aux états-généraux de 1614. La noblesse, si bien prête pour l’action, lorsque l’action se réduisait aux tournois, aux combats, aux grandes chevauchées guerrières, se trouve tout à coup paralysée dès qu’agir signifie travailler de la tête et de la volonté, produire et innover dans le monde physique et moral, car tous les génies éducateurs du XVIIIe siècle, Voltaire, Vico, Foe, Jean-Jacques Rousseau, prêchent le mouvement, la liberté, la vie féconde et active. La puissance du mot nature avait éclaté au XVIe siècle avec Rabelais ; au XVIIIe, avec les maîtres dont nous parlons, un autre mot éclate partout, s’associant à celui de nature, c’est philanthropie. Les pages les plus éloquentes du livre de M. Michelet sont, sans contredit, celles qu’il consacre à l’œuvre touchante de Pestalozzi, le père de cette pédagogie qui règle le développement des facultés intellectuelles de l’enfant suivant la marche progressive de la nature. Le bon forestier allemand Frœbel, le « bâtisseur d’hommes, » n’inspire pas moins heureusement l’auteur de Nos Fils. L’histoire de l’éducation se clôt sur ces deux grands noms, Pestalozzi et Frœbel. Une centaine de pages environ ont épuisé cet immense sujet.

La troisième partie du volume, consacrée soit à l’examen de l’Université actuelle et des différentes écoles spéciales où se forment les jeunes générations, soit au caractère éducatif de la vie publique chez les peuples libres, offre parfois un vif intérêt ; mais on ne voit pas assez nettement le but où tend l’écrivain. Quelques développemens originaux sur notre système présent d’instruction publique nous attachent sans nous éclairer. Les chapitres où l’auteur explique l’heureuse influence des études de droit et de médecine sur le tempérament intellectuel et moral de la jeunesse paraîtront sans doute, malgré de charmans détails, d’une trame trop lâche à plus d’un lecteur. Ici surtout s’accuse le défaut principal du livre, qui est le manque de suite dans les idées. Si M. Michelet, au lieu de suivre les hasards de son inspiration, de ses fantaisies de poète, avait voulu, sur ce beau sujet de l’éducation, nous donner un petit livre plein et nourri, il y était certainement préparé par ses grandes et fortes études. En demeurant dans les voies sévères de l’histoire et de la vie pratique, il n’aurait eu qu’à rassembler et à lier entre eux tant d’observations, tant de développemens, tant de traits lumineux jetés pêle-mêle dans une conception peu ordonnée.

Mais M. Michelet semble avoir définitivement quitté le souci de faire un livre vraiment composé. Trompé par le succès de ses dernières publications, convaincu, et sur ce point seul il n’a pas tort, que ses hautes et généreuses pensées sociales trouvent de l’écho dans tous les cœurs amoureux de justice et de liberté, le célèbre écrivain qui nous a jadis, de sa plume magique, si bien fait comprendre l’histoire héroïque de la vieille Rome et la sombre vie du moyen âge, se contente maintenant de nous donner des fragmens de livres et pour ainsi dire des causeries écrites ; mais les franchises, les redites, les incohérences, les indiscrétions, les hardiesses, les jets humoristiques de la parole ailée, comme on dit, ne conviennent pas toujours au livre. Lorsqu’une enseigne sérieuse s’offre à nos regards et nous avertit que le lieu où nous allons entrer a un caractère de grandeur et de sévérité, nous comptons bien ne rencontrer là de fantaisies d’aucune espèce. On ne folâtre pas dans le sanctuaire, et l’on n’y met pas à côté de la statue de Pallas un groupe sculpté à l’image de la danse lascive. Or c’est précisément ce mélange bizarre de peintures légères et de fresques grandioses qui nous a déconcerté dans le livre de M. Michelet. Lui seul peut-être de tous nos historiens avait un sens du monde moderne assez large, assez libéral, et une plume assez poétique, assez rompue au contact du drame historique, pour jeter sur l’éducation des lueurs profondes ; mais il fallait joindre à l’intelligence de cette parole de Leibniz, « changez l’éducation, et vous changez la face du monde, » cette perspicacité lucide qui écarte tous les élémens inutiles et parasites pour s’attacher à ne faire saillir que les os et les nerfs mêmes du sujet.

Dans son introduction, M. Michelet se réjouit du récent réveil de la liberté et de la justice, en songeant qu’à l’heure présente nous sommes bien moins qu’en février 48, « crédules et chimériques. » Je crois comme lui que les dures leçons que l’expérience a infligées à nos aînés ne seront pas perdues pour nous ; mais alors pourquoi M. Michelet lui-même dans maint passage de Nos Fils ressuscite-t-il certaines visées toutes chimériques ? Je fais allusion, par exemple, à ce qu’il appelle les fêtes solennelles d’une société démocratique et au développement sentimental sur le 2 novembre. Ne dressons pas ainsi d’avance un calendrier fantaisiste. Que M. Michelet se garde de l’erreur qu’il signale chez d’autres. C’est fort à propos qu’il critique les agapes pseudo-religieuses des saint-simoniens, leurs parades sacerdotales et tout leur vain appareil mystique ; il ne faut pas en effet rappeler le citoyen au forum pour lui faire adorer la déesse Raison sur son char : c’est dans son cœur que chacun de nous, pour parler la langue convenue, lui doit dédier un autel.


JULES GOURDAULT.



ESSAIS ET NOTICES.

UNE NOUVELLE MALADIE DE LA VIGNE
LE PHYLLOXERA STRATIX.
I. Rapport de la commission nommée par la Société des agriculteurs de France pour étudier la nouvelle maladie de la vigne, par M. L. Vialla ; 1869. — II. Notes entomologiques pour faire suite au rapport de M. Vialla, par MM. Planchon et Lichtenstein.


Depuis quelques années, la viticulture française subit de bien rudes épreuves ; après l’oïdium, contre lequel on n’a pas encore trouvé de remède assuré, mais dont on avait su du moins prévenir souvent les ravages, voici qu’un nouveau mal, aux allures étranges, envahit la vallée du Rhône, grandit rapidement, gagne de proche en proche, et menace aujourd’hui jusqu’au Bordelais. Quelques symptômes précurseurs avaient été signalés en 1866 et surtout en 1867 ; mais c’est pendant l’été de 1868, après un rude hiver suivi de chaleurs peu communes, que sévit le fléau dont l’intensité n’a fait depuis qu’augmenter. Aux yeux du vigneron, aux yeux même du passant, le spectacle est plus douloureux encore que ne l’était celui des effets de l’oïdium. La vigne était vivante et belle ; tout d’un coup les feuilles jaunissent, les sarmens deviennent noirs et rabougris, les souches meurent, et, si on les arrache, on trouve les racines pourries. Une singulière particularité, c’est que tous les ceps d’un vignoble ne sont pas atteints à la fois ; il se forme d’abord sur l’étendue du terrain cultivé un certain nombre de petits centres où le mal semble circonscrit, mais qui se développent bientôt de telle sorte qu’ils finissent par se rejoindre, se confondre et tout embrasser. On les a justement comparés à des gouttes d’huile tombées sur une feuille de papier ou sur une étoffe, qui s’étendent peu à peu sur la surface entière après avoir produit des taches isolées. La maladie est grave. Dans un délai plus ou moins long, toutes les vignes frappées en meurent. Il y a de cette mortalité des exemples saisissans dans le rapport publié par la commission de la Société des agriculteurs de France qui vient de parcourir les départemens infestés. C’est ainsi qu’arrivant au domaine de Vêlage, près d’Orange, les membres de la commission gravissent un tertre et voient soudain le plus grand désastre agricole qu’on puisse imaginer. « Près de cent hectares de vignes, toutes mortes sans en excepter un seul pied, montraient leurs longues lignes noires aussi complètement dépourvues de végétation qu’en hiver. C’est à peine si l’on apercevait dans un angle éloigné un peu de verdure, due à quelques hectares de jeunes plans que le mal n’avait pas emportés encore. » Dans la plupart des vignobles envahis, la récolte a été réduite cette année au dixième environ des récoltes moyennes. Quantité de propriétaires, et parmi eux des agriculteurs expérimentés, des lauréats de la prime d’honneur, se sont vus obligés, depuis un an, de renoncer à la culture de la vigne. Aujourd’hui même à Roquemaure, dans le Gard, les souches arrachées se vendent, comme bois de chauffage, 80 centimes les 100 kilogr.

En présence de faits si menaçans et déjà si terribles, la viticulture s’émeut tout entière ; si éloigné qu’on soit du terrain de l’invasion, on ne se croit plus en sûreté. On s’est donc empressé de chercher la cause du mal, d’en étudier les effets, de lui inventer des remèdes. Aussi les documens abondent-ils, quoique l’alarme soit récente. En 1868, une commission de la société d’agriculture de l’Hérault visita la première les points signalés, et publia des rapports remarquables. Dans le département de Vaucluse, une autre commission, instituée par le préfet et composée de membres de la société d’agriculture du département, se distingua par l’ardeur et la sagacité de ses recherches. La commission spéciale des vignes de la société d’agriculture de la Gironde se voua également à ces études. La même année, M. Planchon, professeur à la faculté des sciences de Montpellier, l’un des membres de la commission de l’Hérault, fit paraître un travail qui fut inséré aux comptes-rendus de l’Académie des Sciences. Enfin, quand la Société des agriculteurs de France, qui se constituait à peine, tint à Paris, au mois de décembre, sa première session générale, elle décida, sur le rapport de M. de La Vergne, un des viticulteurs les plus autorisés de la Gironde, qu’elle ferait étudier à ses frais la maladie nouvelle par une commission que désignerait son conseil. Au mois de juillet dernier, cette commission s’est réunie à Orange, et elle a fait une longue tournée dans les départemens de Vaucluse, du Gard, des Bouches-du-Rhône et de la Gironde. M. Vialla fut chargé du rapport ; MM. Planchon et Lichtenstein y joignirent, comme appendice, des notes entomologiques sur le puceron de la vigne. Nous nous inspirerons surtout de ces deux documens les plus complets qu’on ait publiés jusqu’à ce jour. Ajoutons qu’ils se distinguent par une absence de parti-pris assez rare dans ces matières.

La nouvelle maladie de la vigne n’a été constatée jusqu’à présent que dans deux régions, la vallée du Rhône et le département de la Gironde. Elle présente dans la Gironde exactement les mêmes caractères que sur les bords du Rhône, mais il s’en faut qu’elle y ait fait des ravages aussi étendus. Un petit nombre d’hectares, soixante environ, sont seuls atteints, dans la direction de Floirac et de Saint-Loubès, au nord-est de Bordeaux, sur la rive droite du fleuve, que la contagion n’a pas franchi. Le Médoc jusqu’ici n’a donc souffert d’autre mal que la peur. Dans la vallée du Rhône, il n’en est pas de même. De Montélimart à la Crau, le fléau s’étend sur les deux rives, mais avec des proportions inégales. La rive droite est la moins maltraitée ; l’Ardèche est épargnée ; c’est le Gard qui est envahi, à peu près dans toute sa longueur, de Pont-Saint-Esprit jusqu’à Nîmes. La rive gauche, dont le caractère géographique est différent, et qui offre de grandes plaines et des vallées arrosées par l’Aiguës, l’Ouvèze, la Sorgues et la Durance, est presque partout ravagée. Les dégâts commencent au nord à 18 kilomètres au-dessus de Montélimart ; mais la Drôme peut s’estimer plus heureuse encore que le département de Vaucluse, qui est de beaucoup le plus dévasté. Sur 30,000 hectares de vignobles, 10,000 hectares y sont ruinés par la maladie. Enfin les Bouches-du-Rhône sont aussi durement éprouvées, surtout dans la plaine qui s’étend entre le Rhône et la Durance, dans le pays de Trébon, entre Tarascon et Arles, et dans la Crau. Il faut noter une circonstance digne de remarque, c7est que, à mesure qu’on s’éloigne des bords du fleuve, l’intensité du mal diminue. Tandis, par exemple, que les arrondissemens d’Orange et d’Avignon sont désolés, celui de Carpentras n’a perdu qu’un dixième de ses vignes, et celui d’Apt est presque entièrement préservé. Sur tous ces points, la maladie a éclaté à peu près simultanément pendant l’été de 1868.

Quelle était la cause de la nouvelle plaie qui frappait la vigne ? Voilà ce que l’on se demanda tout d’abord. Les paysans, qui voyaient dans leurs champs se former des lunes chaque jour grossissantes (ainsi désignaient-ils en leur pittoresque langage ces foyers d’infection), crurent à une recrudescence extraordinaire du pourridié ou blanquet. C’est une maladie connue depuis longtemps et commune surtout dans les vignes récemment plantées sur des défrichemens de bois ; un cryptogame à filamens blanchâtres, le mycélium, s’attache aux racines et les détruit. Or, il fallut bientôt le reconnaître, la pourriture des racines était le seul phénomène dans ce cas nouveau, qui pût rappeler le blanquet. Les autres caractères étaient très différens, et du reste l’on avait beau s’armer de verres grossissans et de loupes, on ne trouvait sur les racines en pourriture aucune trace du mycélium, ordinairement visible à l’œil nu. Ce fut tout autre chose que la loupe y fit voir ; c’est aux commissaires de l’Hérault, à M. Planchon particulièrement, que revient l’honneur de la découverte. Le 17 juillet 1868, ils arrivaient à Saint-Remy, dans les Bouches-du-Rhône, après s’être livrés ailleurs à des investigations sans résultat. Sur les racines d’une souche malade, M. Planchon remarqua certaines traînées jaunâtres, qui jusque-là s’étaient dérobées aux yeux, et dans lesquelles un examen plus attentif fit voir clairement des agglomérations de petits animaux appartenant au groupe des aphidiens. C’était l’insecte dont on a tant parlé depuis un an, qu’on nomme vulgairement le puceron de la vigne, et que M. Planchon a baptisé du nom respectable de phylloxéra vastatrix. Avait-on rencontré la vraie cause du fléau ? Tenait-on enfin le véritable auteur de tant de désastres ? On n’osait l’affirmer encore ; mais ce qui fut bientôt certainement constaté, c’est que le phylloxéra était présent partout où paraissait la maladie, et que par contre on ne le découvrait nulle part ailleurs que sur les ceps malades. Les observateurs avaient dès lors un point de départ pour leurs recherches. Au bout de peu de temps, ils en imprimèrent à l’envi les résultats.

Le rapport que M. Vialla vient de publier au nom de la commission de la Société des agriculteurs de France ne laisse plus subsister aucun doute ; c’est bien le phylloxéra qui est le coupable, les membres de la commission le déclarent à l’unanimité. Il est reconnu que la nature du sol, la qualité des terrains, n’ont pas d’influence sur le développement de la maladie, mais peut-être faut-il attribuer une certaine action à la température. En 1868, le midi venait de traverser un hiver très froid, précédé et suivi d’une sécheresse peu ordinaire ; le Rhône avait charrié, et il n’avait pas plu depuis dix-huit mois. Que ces intempéries aient affaibli la vigne, qu’elles lui aient ôté la force de résister aux épreuves, nul ne le conteste ; mais ce n’est pas la première fois que de telles circonstances météorologiques se sont présentées, et elles ne suffisent pas à expliquer à elles seules la nature et les caractères d’une maladie dont les premiers symptômes ont été du reste reconnus bien avant cet hiver de 1868-1869. Un propriétaire d’Arles, M. Delorme, les signalait au mois de novembre 1867 dans la Revue agricole et forestière de Provence, et il en faisait remonter l’apparition dans la Crau à 1866. C’est en 1866 également que les premiers indices ont été observés dans la Gironde. Enfin les recherches de M. Vialla lui ont appris que les environs d’Orange ont été attaqués dès 1865, peut-être même dès 1864. M. Henri Mares exprimait au dernier congrès de Lyon, au mois d’avril, une opinion à laquelle plusieurs personnes se sont rangées, à savoir que le puceron doit avoir vécu depuis plusieurs années sur les racines et s’y être multiplié, mais que, si le mal a pris tout à coup ces proportions effrayantes, ç’a été l’effet d’une propagation extraordinaire du phylloxéra favorisée par la température[2]. Cette explication semble plausible, bien qu’on ne puisse pas affirmer qu’elle soit de tout point exacte. Ce qui n’est plus en discussion, c’est que l’action directe du puceron, de quelque part qu’il vienne, est la cause réelle du désastre qui, pendant les deux derniers étés, n’a fait que grandir. Grâce aux minutieuses études de MM. Planchon et Lichtenstein, nous avons quelques notions sur la vie et les mœurs de l’imperceptible ennemi de la vigne. Le phylloxéra vastatrix appartient à l’ordre des hémiptères, et doit être classé dans le sous-ordre des homoptères, dont les principaux représentans sont les cigales, les pucerons et les cochenilles. La petite famille des phylloxérées formerait à peu près la transition entre les aphidiens (pucerons) et les coccidées (cochenilles). Le mâle du phylloxéra reste inconnu, et l’observation n’a fait encore découvrir que des individus femelles, dont les uns sont aptères et les autres ailés. Sous sa forme aptère, le phylloxéra mène une vie tantôt souterraine, tantôt aérienne, s’attachant le plus souvent aux racines, quelquefois aux troncs ou aux rameaux, et s’enfonçant parfois aussi dans les galles bursiformes des feuilles. Toujours il est ovipare, et il produit chaque année plusieurs générations successives. Nous avons sous les yeux quelques gravures tout récemment exécutées sous la direction de M. Planchon ; autant qu’il nous est permis d’en juger, le phylloxéra de la vigne présente, en beaucoup plus petit, des caractères analogues à ceux qu’on remarque chez les différentes espèces de pucerons de nos jardins. Dans les groupes que forment ceux-ci sur les tiges des plantes, on distingue également quelques individus ailés, sortes de petites mouches plus fines, qui se mêlent aux nombreux troupeaux des aptères.

Aux premiers jours de printemps commence la ponte ; elle dure jusqu’à l’approche de l’hiver. Les œufs sont de petits ellipsoïdes allongés, mesurant en longueur 32 centièmes de millimètre sur 17 centièmes de millimètre de diamètre transversal. Une femelle aptère, gardée avec plusieurs autres dans un flacon et tenue dans une chambre non chauffée, avait déjà pondu deux œufs le 15 février, et le 26 novembre est la date la plus tardive où l’on ait noté une ponte dans de semblables conditions. Chez la même pondeuse, les œufs se succèdent ordinairement de deux en deux jours. M. Planchon estime à un mois en moyenne le temps qu’il faut à chaque génération pour être pondue, éclore, muer trois ou quatre fois et commencer une génération nouvelle. Il y aurait donc au moins, de mars à novembre, huit générations par année issues de la même femelle. On doit tenir compte d’ailleurs de l’influence de la nourriture, de la saison sur l’existence et sur la fécondité de l’insecte. La différence est grande entre les individus qui se sont appliqués à des racines succulentes, et ceux que leur mauvaise fortune a attachés à des racines affaiblies déjà ou gagnées par la pourriture. Dans les circonstances les plus favorables, le maximum de ponte a été de trente œufs sortis d’une femelle entre le 15 et le 24 août. « En prenant approximativement, dit M. Planchon, le chiffre 20 comme une moyenne raisonnable quant au nombre d’œufs, et le chiffre 8 comme celui des pontes possibles, entre le 15 mars et le 15 octobre, on trouverait par le calcul cette progression effrayante du nombre croissant des œufs issus d’une seule femelle : en mars, 20 ; en avril, 400 ; en mai, 8,000 ; en juin, 160,000 ; en juillet, 3,200,000 ; en août, 64,000,000 ; en septembre, 1,280,000,000 ; en octobre, 25,600,000,000 ; c’est-à-dire, en définitive, plus de 25 milliards. » Heureusement ces supputations, comme toutes celles de la statistique, ne peuvent pas avoir une valeur absolue, et il faudrait faire entrer en ligne de compte des causes de destruction sans doute multiples.

Comme le plus grand nombre des insectes, le puceron de la vigne traverse-t-il l’hiver à l’état d’œuf ? D’après M. Planchon, voici ce qui se passe. Vers le milieu de novembre, on commence à ne plus trouver d’œufs (ils sont éclos avant les froids), ni de mères adultes (elles sont épuisées et semblent avoir complètement disparu). Il ne reste alors que des jeunes, réfugiés sur les racines, dans les fissures de l’écorce ; ils sont d’un jaune terne, faibles, engourdis, immobiles. Ils ne se meuvent et ne grossissent qu’au mois de février, sous l’influence d’une température plus douce. C’est alors qu’ils cherchent le point où ils vont s’établir pour passer à l’état de mères pondeuses. Sous cette forme définitive, ils mesurent en longueur trois quarts de millimètre et un demi-millimètre en largeur. La ponte est facile et intéressante à observer ; on distingue clairement la phase critique à une élongation de l’abdomen, et l’on peut suivre la sortie de l’œuf, qui se colle aussitôt sur le plan de position auprès des autres œufs pondus. La faculté de locomotion des phylloxéra parvenus à cette époque de leur vie ne s’exerce plus qu’à très courte distance, sauf chez quelques individus, d’un jaune orangé beaucoup plus vif, qui sont à la fois plus rebondis et plus agiles, mais dont M. Planchon ne peut s’expliquer, — comment dirons-nous ? — la mission. Ce ne sont probablement pas des femelles, car on n’a observé chez eux ni la formation de l’œuf ni les phénomènes de la ponte. Ce ne sont pas non plus des mâles, car les organes caractéristiques leur font absolument défaut, et d’ailleurs on n’a jamais pu saisir aucun indice d’accouplement chez les phylloxéra. Il y a donc là une de ces énigmes auxquelles les entomologistes ne sont que trop accoutumés.

Également, sur les femelles ailées dont nous avons parlé tout à l’heure, l’observation n’a pu apprendre que peu de chose. On se contente de décrire leur forme, et l’on ne sait presque rien de leurs mœurs. Remarquons toutefois que, si le petit nombre de nervures de leurs ailes exclut l’idée d’un vol puissant, elles doivent encore, aidées et même transportées par le vent, faire d’assez lointains voyages. « Cette influence presque inévitable du vent sur la dispersion des phylloxéra ailés mérite d’être soigneusement étudiée, dit M. Planchon, parce qu’elle peut rendre compte de la marche de l’invasion des vignobles dans telle direction donnée. » En effet, c’est par ce transport des mères ailées que s’expliquerait le mieux la contagion à distance ; il faut remarquer cependant que cette conjecture n’a pas pu jusqu’ici être confirmée par des témoignages certains.

On le voit, bien des lacunes restent à remplir dans l’histoire des mœurs de ces insectes ; ce qu’on pourrait nommer leur vie intime est toujours à décrire. Malheureusement il n’en est pas de même des signes extérieurs de leur passage qui sont trop bien connus des vignerons. Arrachez quelque cep malade, vous en verrez les racines couvertes de groupes disséminés composés de mères qui pondent, de jeunes qui s’agitent, d’œufs qui vont éclore. Sur les radicelles tendres et fines, ces groupes sont souvent si nombreux qu’ils se touchent. Enfin chaque individu isolé deviendra promptement l’auteur d’une famille plus nombreuse que ne le furent jamais celles des patriarches. Quand le cep est bien mort et que la racine est pourrie, il n’y faut plus chercher de pucerons ; ils sont morts ou ont émigré, ne trouvant plus leur nourriture, et les jeunes sont allés fonder d’autres colonies sur les racines les plus prochaines. C’est toujours par le chevelu que la pourriture commence ; elle envahit ensuite les grosses racines et remonte jusqu’au tronc. Graduellement le feuillage passe du vert au jaune terreux ; la chute des feuilles est le signe de la mort. Dans un champ, le mal se propage de deux manières, à distance et de proche en proche. Le vigneron regarde avec stupeur le progrès incessant de chaque tache d’huile. On dirait des plaies qui se rapprochent et finissent par se confondre.

Depuis un an, mille moyens de destruction, mille remèdes, ont été essayés, prônés, rejetés tour à tour. On n’en a pas trouvé qui fussent réellement efficaces. La grande difficulté, c’est qu’il s’agit d’aller chercher sous terre un ennemi qui s’y dérobe, qu’on rencontre le plus souvent à 50 et 60 centimètres de profondeur, qu’on a même vu cette année par exception enterré à 1m75 dans le sol. Quantité de substances peuvent faire mourir le puceron ; mais ce n’est pas assez de les choisir, il faut les faire pénétrer jusqu’à lui à travers la terre, c’est-à-dire à travers un filtre qui retient ou qui décompose la plupart des matières que l’eau n’a pas parfaitement dissoutes. Les tourteaux de colza, le purin et divers engrais qui enrichissent le sol tout en le débarrassant de beaucoup d’insectes, n’ont donné ici aucun résultat. Il en a été de même de la chaux caustique, du plâtre, des eaux ammoniacales, du gaz, de l’acide arsénieux, du soufre, de différens composés dans lesquels on a mélangé la plupart de ces substances. Avec l’huile de pétrole et l’acide phénique, qui d’ailleurs coûtent cher, on n’a pas été plus heureux. Enfin le sulfure de carbone, employé à dose médiocre, reste sans effet ; à forte dose, il tue le puceron et la vigne. M. Gaston Bazille se propose, nous dit-on, pour tourner la difficulté, de greffer des vignes sur des arbrisseaux de la même famille, le Cissas orientalis, ou la vigne vierge, dont les racines échapperaient probablement aux ravages du phylloxéra ; mais, sans compter que le succès n’est pas assuré, ce ne sera jamais là qu’une expérience d’amateur ou de savant. Également on a remarqué que le puceron épargne à peu près deux cépages, l’espagnin, assez bon raisin noir de table, et le colombeau, raisin blanc fort peu estimé ; est-ce à dire qu’il faille planter à nouveau tous les vignobles d’espagnin et de colombeau ? Personne ne le prétend, et l’on continue à chercher, quoique l’espoir se lasse un peu.

Cependant deux faits isolés sembleraient indiquer des moyens de préservation qui n’ont pas été essayés suffisamment, mais qui du reste ne sauraient s’appliquer partout. Il s’agit de l’irrigation, ou, pour mieux dire, de la submersion complète des champs de vignes. Chez un cultivateur de la Crau, dans une propriété gravement atteinte, la commission de la Société des agriculteurs de France remarqua un pied de vigne isolé au milieu d’un terrain vacant souvent submergé par les eaux ; ce cep était très vigoureux et ne portait aucune trace ni de maladie ni de pucerons. Ailleurs, au mas de Fabre, près de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône), la même commission vit une vigne de 8 hectares fort compromise à ses extrémités, mais qui contenait dans sa partie centrale un demi-hectare environ complètement préservé des atteintes de la maladie. Cette zone favorisée, qui était plantée de grenache, le plus maltraité des cépages, consistait en une bande de terrain sablonneux et assez fortement salé pour que le sol y fît parfois efflorescence. Y avait-il là une indication des bons effets que l’on pourrait attendre de l’emploi des engrais alcalins sulfatisés que fournit l’étang de Berre ? c’est ce qu’a pensé le propriétaire de la vigne, M. Faucon, qui s’est empressé de les employer à haute dose, et qui a publié à ce propos un très bon mémoire. En outre, il a soumis les souches à un régime d’abondantes irrigations, 50 et même 100 litres d’eau par souche, 250 à 500 mètres cubes d’eau par hectare. Or ces arrosages répétés et poussés jusqu’à la complète inondation lui ont fait obtenir des résultats inespérés. Est-ce à la qualité de l’eau, est-ce simplement à l’eau même que l’on doit les attribuer ? M. Faucon a-t-il empoisonné ou noyé le phylloxéra ? Nous pencherions pour la dernière hypothèse, que semble confirmer l’observation du cep submergé de la Crau.

Tel est l’état des choses. Quelques personnes se flattent de l’espoir que le puceron disparaîtra un jour aussi inopinément qu’il est venu ; mais il faut avouer que ce que l’on voit aujourd’hui n’encourage pas à partager cette opinion, et que ce n’est pas de ce côté que sont les probabilités. En présence d’un mal qui, loin de se lasser, redouble et s’étend chaque jour davantage, on ne saurait se reposer sur le hasard ou sur la Providence du soin de chercher le remède. D’ailleurs les conséquences actuelles du fléau ne privent pas seulement l’agriculture des revenus d’une saison, comme il arrive si quelque accident vient à détruire les récoltes de froment ou de betteraves ; à supposer qu’on ait maintenant le courage de planter à nouveau les vignobles perdus, il faudra que plusieurs années s’écoulent avant que ces jeunes plants, fussent-ils épargnés par le puceron, donnent des raisins. Le mal est maintenant étudié, ses causes sont connues. Ce n’est pas à dire pour cela que la guérison en soit assurée ; mais il est probable que l’on unira par découvrir un remède. Qu’on ne se décourage donc pas ; attendons beaucoup du concert de la science et de la pratique. Si l’on n’a pas vaincu l’oïdium avec le soufrage, on en a su du moins diminuer et circonscrire les effets ; pourquoi ne trouverait-on pas un préservatif qui serait au phylloxéra de la vigne ce que le soufrage a été pour l’oïdium ?


EUG. LIEBERT.

  1. Librairie Internationale.
  2. Voyez Comptes-rendus des travaux du congrès de Lyon, p. 137 ; 1 vol. in-8o ; 1869.