Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1869

Chronique n° 903
30 novembre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1869.

Hier s’ouvrait enfin au Louvre la session législative ordinaire ou extraordinaire, et elle a été inaugurée par un discours impérial qui était attendu comme la révélation souveraine des directions nouvelles de la politique française. Il y a huit jours à peine, s’accomplissaient à Paris ces élections qui ont été l’intermède retentissant et peu sérieux de la prorogation. Il y a deux semaines, à la veille même des élections parisiennes, les députés de la gauche publiaient un manifeste qui a eu son heure d’importance, qui a été un acte au moment où il a paru, mais qui ne reste plus guère que comme l’expression confuse d’une transaction de circonstance. Ces trois faits, dont le premier et le plus récent est assurément le plus grave, résument une situation qui, après avoir flotté dans les ambiguïtés ruineuses d’un interrègne trop prolongé, va nécessairement se caractériser au feu des luttes parlementaires. L’heure est venue en effet où il faut que les camps se dessinent, que les opinions se groupent, que le sens des dernières transformations se dégage, qu’on aborde enfin un solide terrain d’action. Jusqu’ici, depuis trois mois, on a divagué, on a joué avec des fantômes, on a vécu un peu à l’aventure. Maintenant c’est le tour des affaires et d’une politique sérieuse. L’empereur a parlé selon ses vues, le corps législatif entre en scène avec les droits nouveaux qui lui sont assurés, et le pays attend un peu étonné, impatient surtout de voir une route ouverte à travers toutes les obscurités accumulées devant lui dans ces derniers temps.

L’empereur a parlé, disons-nous. Quelle est l’impression exacte que laissé ce discours d’hier, dont le retentissement commence à peine ? Certainement il porte la marque de celui qui l’a conçu. C’est le langage d’un esprit ferme, accoutumé à se reposer dans une imperturbable confiance, et qui a dû parler d’effusion en rappelant qu’il avait « le droit et la force, » en faisant cette laconique déclaration, qui n’a d’ailleurs rien que de rassurant pour le pays : « L’ordre, j’en réponds. » C’est aussi le langage d’un esprit réfléchi qui sent trop la puissance du mouvement libéral contemporain pour résister à une éclatante volonté du pays. Le discours impérial cependant répond-il complètement à ce qu’on attendait ? Est-ce un de ces exposés décisifs qui éclairent et relèvent une situation, qui tracent une voie où il ne reste plus qu’à marcher ? Voilà justement la question. Nous ne parlons pas de ce qui intéresse notre politique extérieure ; pour l’instant, c’est là ce dont on s’occupe le moins. Par une anomalie singulière, l’empereur a fait un discours pour l’univers entier plus que pour la France. Il décrit à grands traits la marche de la civilisation contemporaine, la Russie affranchissant les serfs, les États-Unis émancipant les esclaves, l’Angleterre rendant justice à l’Irlande, le canal de Suez mariant la Méditerranée et la Mer-Rouge, le chemin de fer transatlantique s’ouvrant un passage à travers le continent américain, le concile enfin se préparant à faire une « œuvre de sagesse et de conciliation. » Nous n’en disconvenons pas, c’est un vaste tableau, qui ne nous renseigne guère toutefois sur les affaires de la France, à moins que le silence sur certains points n’ait aussi sa signification, et que l’empereur n’ait parlé du tunnel des Alpes ou des serfs de la Russie que pour ne rien dire de la Prusse et de l’Allemagne ; mais enfin ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La chose importante aujourd’hui, c’est ce que pense et ce que dit l’empereur de nos affaires intérieures, de la politique du gouvernement, des conséquences de nos dernières réformes. Sur ce point, l’empereur a évidemment pris son parti dans une certaine mesure ; Il croit à la puissance du bon sens public contre les excès de la presse et des réunions populaires ; il n’hésite pas à déclarer sans détour que « le pays veut la liberté. » Ce qu’il a entendu inaugurer par le sénatus-consulte de septembre, c’est « une ère nouvelle de conciliation et de progrès. « Il reste maintenant « à appliquer les principes qui ont été posés en les faisant entrer dans les lois et dans les mœurs, » et si l’empereur revient en finissant sur la nécessité de prouver que « la France est capable de supporter les institutions libres qui sont l’honneur des pays civilisés, » c’est que sans doute il accepte d’avance les conditions essentielles de ces institutions. Rien de mieux, et, à ne considérer que les grandes lignes, le cadre tracé par le souverain est assurément assez large pour qu’on puisse y faire entrer bien des progrès nouveaux.

Comment se fait-il cependant que cette impression première s’atténue bientôt, et finisse par une véritable incertitude ? C’est que malgré tout l’empereur se fait évidemment encore illusion à lui-même, c’est qu’il entend les institutions libres à sa manière, en homme peu accoutumé à compter avec ses ministres. Par une habitude familière à son esprit, peut-être par un orgueil d’intelligence qui dans tous les cas n’aurait rien d’inavouable, l’empereur est convaincu que la révolution pacifique qui s’accomplit aujourd’hui est le développement direct et logique des réformes précédentes. C’est vrai jusqu’à un certain point, puisque sans ces réformes le mouvement actuel aurait pu tout au moins être singulièrement ajourné. Au fond, c’est une fiction, et, si l’on veut, la complaisance d’un esprit supérieur pour lui-même. Il suffit de relire les discours impériaux qui se sont succédé depuis 1860 pour mesurer le chemin qui a été parcouru, pour s’apercevoir qu’au lendemain des premières réformes du 24 novembre, on était encore bien loin de pressentir ou d’admettre, fût-ce comme une éventualité lointaine, toutes ces choses qui sont des réalités aujourd’hui, la responsabilité ministérielle, l’initiative rendue aux chambres, l’indépendance législative, en attendant l’abolition des candidatures officielles et une nouvelle loi électorale. C’est en 1860 que l’empereur traçait dans son discours l’idéal d’un corps législatif né à l’ombre de la constitution de 1852, et qui n’avait certes rien de commun avec le corps législatif tel qu’il sera un de ces jours. C’est alors aussi que M. Troplong, dans un mouvement d’effroi, s’écriait : « On avait cru dernièrement, à la suite de fausses interprétations, que nous étions à la veille de changer de régime politique et de passer à des institutions dont le pays a connu à ses dépens la faiblesse et les dangers. C’étaient de vrais fantômes et d’oublieuses illusions. Le gouvernement l’a formellement déclaré… » C’est donc une chose dangereuse de vouloir à tout prix se donner l’air de maintenir intact le principe de la constitution, de ne pas rompre avec le passé. Le pays n’y regarde pas de si près, il ne ferait pas un crime au souverain d’avoir changé ; il ne s’informe pas si les réformes de 1869 découlent absolument des réformes de 1860, et quand il voit qu’on se rattache si vivement à ce passé dont il ne veut plus, qui lui a donné l’expédition du Mexique, les défaillances de la politique extérieure de 1866, l’excès de certaines dépenses et de certains travaux, quand il voit cela, il s’arrête au moment de se laisser gagner à la confiance ; il se demande si ces apparences de liberté dont on le flatte ne sont pas encore le déguisement d’une omnipotence persistante. C’est justement la source de cette impression d’incertitude que laissent certaines phrases du discours prononcé hier au Louvre. Toute la question est là : ce passé qu’on invoque sans cesse, c’est le gouvernement personnel, et si la masse de la nation n’a aucune envie de désarmer le pouvoir de ses prérogatives nécessaires, il est bien certain qu’il n’a pas plus l’envie de voir se perpétuer les habitudes autocratiques du gouvernement personnel. L’empereur a exprimé une juste confiance en disant que « la participation plus directe du pays à ses propres affaires » doit être « pour l’empire une force nouvelle, » et nous ajouterons que la force vraie ne peut désormais venir pour l’empire que de cette participation effective du pays, qui n’est pas, si l’on veut, l’abrogation absolue du régime de 1852, mais qui en est au moins la métamorphose complète, qui en un mot fait un autre empire avec le même empereur. Tout le reste ne peut donner qu’une force factice et éphémère un instant entretenue par la folie des uns ou par l’ineptie des autres, par les déchaînemens de ceux qui prétendent faire violence au pays ou par l’insuffisance de ceux qui ne sauraient ni le représenter ni le gouverner selon ses vœux.

Quelle est, dans ces conditions et dans cette marche des choses où le discours impérial vient marquer une étape nouvelle, quelle est la valeur réelle des dernières élections de Paris ? Elles ne sont plus qu’un incident curieux, bizarre, fantasque, qui ne peut avoir une influence sérieuse. Il n’est point douteux, après tout ce qu’on a vu et entendu, que rien n’aurait pu mieux servir le gouvernement personnel, si le gouvernement personnel avait encore la fantaisie de se maintenir. Le radicalisme révolutionnaire a donné une représentation complète ; il a déployé pendant quelques jours tout ce qu’il avait de mieux, les plus belles imaginations et les plus fécondes ressources ; il a trouvé le moyen de créer une agitation autour du scrutin et de laisser des souvenirs de son passage. A quoi cependant a-t-il réussi ? En définitive, ces élections mêmes, si turbulentes qu’elles aient été, ne sont point aussi mauvaises qu’on aurait pu le croire. Que M. Crémieux, l’heureux vainqueur de la troisième circonscription, ait fini par persuader à ses électeurs qu’ils ressuscitaient en lui le gouvernement provisoire de 1848, que M. Emmanuel Arago ait triomphé par son nom, que M. Glais-Bizoin soit désormais certain d’être élu à un second tour de scrutin dans la quatrième circonscription, qu’y a-t-il là de bien grave ? M. Crémieux et M. Emmanuel Arago seront des députés de la gauche comme d’autres, qui ne feront pas plus que d’autres, qui feront peut-être moins, et M. Glais-Bizoin redeviendra l’infatigable interrupteur qu’il a été toujours, brave homme qui ne se donne pas d’ailleurs pour un pur du radicalisme. Au fond, il y a dans les élections parisiennes des symptômes bien autrement significatifs.

La vérité est qu’à travers toute cette confusion le radicalisme purement révolutionnaire n’a pas eu de grandes victoires, qu’en définitive il n’a pas fait des progrès bien caractéristiques depuis les élections du mois de mai. Qu’est devenue la campagne des insermentés ? Ils étaient trois, M. Ledru-Rollin en tête ; ils ont réuni quelques milliers de voix. Dans la mêlée des candidatures assermentées, ceux qui représentaient le radicalisme le plus avancé et qui faisaient profession de mettre la république au-dessus du suffrage universel, c’est-à-dire au-dessus de la souveraineté nationale elle-même, Ceux-là ont été distancés de toutes parts ; ils ont eu moins de voix que de simples libéraux comme M. Allou, et il y a mieux encore : en dehors de tous ces résultats de scrutin et de ces décompositions de suffrages, il y a l’instinct public qui s’est fait jour, qui, lui aussi, est une force, et qui a élevé sa protestation, si bien qu’à la fin tous ces révolutionnaires, les plus extrêmes, les plus violens, ont été obligés de s’adoucir, de se faire presque innocens, de désavouer toute idée de révolution violente. Les scrutins disent ce qu’ils peuvent et ce qu’on leur fait dire ; en réalité, tous ces suffrages jetés dans l’urne n’ont pas une signification aussi claire qu’on le pense, et beaucoup ne seraient-pas allés jusqu’à M. Crémieux, s’ils avaient cru à une révolution pour demain. — Mais quoi ! dira-t-on, n’oubliez-vous pas le plus essentiel ? M. Henri Rochefort n’a-t-il pas été élu, et ne résume-t-il pas à lui seul Paris, toute la France démocratique ? M. Henri Rochefort est certainement élu, quoiqu’il ne soit pas lui-même aussi victorieux qu’on l’aurait cru. Pour celui-là, il le fallait, comme dit le héros célèbre d’un célèbre vaudeville ; c’était une fantaisie à se passer, on ne s’amuse pas tous les jours du côté de Belleville, et maintenant le moins embarrassé des Parisiens, ce n’est pas à coup sûr l’heureux élu de la première circonscription. S’il n’y prend garde, M. Henri Rochefort ne pourra pas décrocher le soleil pour le servir à ses électeurs, et alors qu’arrivera-t-il ? Sa fortune est déjà en déclin. Il n’avait contre lui que ceux qui gardent un peu de bon sens ; aujourd’hui, à peine élu d’hier, le voilà abandonné de ceux qui l’ont le plus chaudement soutenu. L’un le traite lestement de nouveau converti de la démocratie qui doit éviter de faire parler de lui ; l’autre lui rappelle que, puisqu’il n’a pas eu le temps d’apprendre, le moment est venu pour lui de se mettre à l’école ; un troisième l’accuse d’avoir renié les amis de l’exil ; M. Ledru-Rollin le traite de haut en bas après avoir été traité de même. M. Henri Rochefort n’a plus, pour mettre la gaîté dans sa solitude, que M. Raspail : c’est beaucoup que la compagnie du vieux de la montagne ; mais, autre danger, M. Raspail ne verrait-il pas dans le jeune homme de la première circonscription un jésuite déguisé ? Ainsi finissent les plus brillantes fortunes ! M. Henri Rochefort est élu, et on n’en parle plus. Le résultat le plus frappant de la dernière campagne électorale a été d’amener les députés de la gauche à publier ce manifeste dont nous parlions, et qui n’a eu lui-même qu’une importance d’un instant, parce qu’il était moins l’expression d’une pensée politique coordonnée et réfléchie qu’un acte de circonstance.

Le manifeste de la gauche, et c’est là ce qu’il a eu de sérieux, de politique, le manifeste de la gauche a été, à un moment donné des dernières élections parisiennes, le désaveu éclatant de ce tourbillon de démagogie qui s’agitait dans les réunions populaires, des préméditations de violence, de ces étranges doctrines sur le mandat impératif qui feraient du député le banal commissionnaire du peuple ; il a été la revendication de l’indépendance parlementaire, l’affirmation de la souveraineté nationale en face d’une minorité usurpatrice, la répudiation de la force et des moyens révolutionnaires dans le mouvement qui s’accomplit aujourd’hui. Sur ce terrain se sont rencontrés des hommes certainement peu faits pour s’entendre, des modérés et des irréconciliables ; ils ont un instant oublié leurs dissentimens pour faire face à une situation. Leur manifeste est une protestation, ce n’est malheureusement rien de plus ; ce n’est point surtout un programme. La première condition d’un programme, c’est de se tenir sur un terrain pratique, de n’offrir au pays que des choses faciles à saisir, des progrès réalisables. Les députés de la gauche n’ont pas vu que, pour réunir quelques voix de plus, ils étaient obligés de se perdre dans toute sorte de sous-entendus ; ils n’aboutissaient à rien si ce n’est à un amalgame incohérent. Ils n’ont pas remarqué qu’ils arrivaient ainsi à n’être ni de l’opposition révolutionnaire, ni de l’opposition simplement constitutionnelle. Il y a sans doute dans ce manifeste bien des idées qui sont celles de tous les esprits libéraux ; mais lorsque les députés de la gauche font un mélange des « violences démagogiques » et des « compromis monarchiques, » que veulent-ils dire ? Lorsqu’ils revendiquent pour le parlement le droit de se proroger lui-même, le droit de déclarer la guerre, ne délaissent-ils pas les garanties qu’il est dès ce moment possible d’obtenir, pour courir à la poursuite de réformes dont l’efficacité n’est pas certaine, et qui impliquent dans tous les cas une révolution ? Lorsque les députés de la gauche parlent des libertés municipales, est-ce qu’ils croient qu’il n’y ait qu’à prononcer le mot pour avoir la chose ? C’est au contraire l’œuvre la plus nécessaire sans doute, mais aussi la plus difficile, la plus laborieuse et la plus délicate. Il y a enfin un point que pour notre part nous n’admettons dans aucun programme ayant la prétention d’allier le sentiment libéral et le sentiment de la grandeur nationale de la France : c’est une transformation de l’armée conçue et proposée de telle façon qu’elle conduirait inévitablement par le plus court chemin à l’affaiblissement de la puissance française dans le monde.

L’heure du désarmement viendra sans doute, si les ambitions qui veillent en Europe veulent bien y consentir ; elle n’est sûrement pas venue. Jusque-là, qu’on s’efforce d’alléger les charges militaires, d’adoucir pour le pays le poids des coûteuses nécessités de sa grandeur ; rien ne sera plus juste. Se servir emphatiquement de ces mots d’abrogation de la loi militaire, d’armement de la nation, c’est promettre ce qu’on ne peut pas tenir, ou s’exposer à laisser la France désarmée au moment du péril. Et voilà pourquoi le manifeste de la gauche, qui a eu sa valeur comme démonstration contre des turbulences de clubs, reste dénué d’une signification politique sérieuse. Nous comprendrions difficilement que des hommes comme M. Jules Favre, M. Ernest Picard, eussent pu consentir à signer ces vaines déclamations, s’ils n’avaient cédé à la nécessité de rallier à la protestation le plus de voix possible. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’alliance a été payée assez cher. La raison politique a fait les frais du mariage. Et encore quelle a été la durée de ce mariage ? Chacun s’est mis de son côté à raturer, à interpréter le contrat. M. Bancel n’a eu rien de plus pressé que de revenir de Bruxelles pour faire dans une réunion publique le procès du parti libéral depuis l’assemblée constituante de 1789, depuis les thermidoriens jusqu’à aujourd’hui. C’était tout à fait à propos, on le comprend, au lendemain d’un acte de modération, et M. Bancel n’a pas été le seul.

Que reste-t-il donc de ce manifeste ? Rien, ou plutôt, nous nous trompons, de cette tentative éphémère de rapprochement entre des élémens dissemblables, comme de tous les incidens qui se succèdent depuis trois mois, il se dégage une lumière. Plus on regarde de près ces manifestations et tous ces incidens qui se sont déroulés dans ces derniers temps, plus on s’aperçoit qu’ils ont en définitive un résultat sérieux et utile. Ils simplifient la situation dans une certaine mesure ; il classent les esprits, ils rejettent d’un côté ceux qui au nom d’un idéal quelconque ont la prétention de s’emparer du pays par la violence ou par l’autorité dogmatique de leurs opinions, et ils font passer de l’autre côté tous ceux qui ne veulent d’aucun excès, qui ont avant tout le souci de fonder les institutions libres en France, qui croient enfin qu’on peut arriver au but par la fermeté, par une persévérance virile dans une incessante revendication de tous les droits, de toutes les garanties. Qu’on nomme cette masse chaque jour croissante opposition constitutionnelle, opposition démocratique, peu importe ; c’est toujours l’armée pacifique et libérale avec laquelle il faut désormais compter, et que le radicalisme révolutionnaire lui-même, s’il avait une victoire de hasard, trouverait certainement devant lui. L’empereur a évidemment interprété avec une parfaite justesse le sentiment public en disant que « le pays veut la liberté avec l’ordre. » Oui, la liberté sérieuse, complète, sans équivoque, et l’ordre intact. C’est sur cette base que peut s’opérer la réorganisation des partis et que peut se former enfin un ministère représentant la politique nouvelle. Ce ministère nouveau, nécessairement libéral, on a essayé de le faire avant la session, on n’a pas réussi ; c’est maintenant au corps législatif de le dégager en quelque sorte de son sein, de lui donner la force en lui assurant un point d’appui. Seulement ce n’est pas en vérité une œuvre facile, puisque déjà la division commence à se mettre parmi ceux-là mêmes qui ont pris l’initiative de l’interpellation du mois de juillet. Il y a eu ces jours derniers des réunions, des débats préliminaires, où M. Emile Ollivier semble avoir pris une remarquable attitude politique, au point de rallier une partie de l’ancienne majorité. Le plus clair jusqu’ici, c’est qu’une partie des cent-seize s’est retirée pour former un nouveau groupe. Quel est le prétexte de cette scission ? Il s’agissait, à ce qu’il paraît, de savoir à quel moment on interpellerait le gouvernement sur la prorogation. Franchement le motif est futile, et le jour mal choisi pour se diviser. Les membres du corps législatif nous permettront de leur dire que tout dépend d’eux aujourd’hui, et que le pays les regarde.

Nous vivons dans un moment étrange, où toutes les questions se pressent et se confondent. Le corps législatif est maintenant réuni ; à lui, tout ce qui est politique. Dans huit jours va s’ouvrir à Rome la plus grande des assemblées religieuses, ce concile œcuménique autour duquel se ravivent et s’accentuent toutes les contestations. Au même instant, d’un bout à l’autre de la France, au nord et au midi, dans tous les foyers d’industrie et de travail, grandit une agitation économique qu’il faudra bien regarder en face, et sur laquelle on essaie vainement de jeter l’eau froide des enquêtes administratives. C’est la mêlée ardente de tous les intérêts politiques, moraux, matériels, et si l’on se plaint quelquefois que les hommes paraissent petits dans notre temps, les problèmes sont assurément profonds et immenses. Ce ne sont pas dans tous les cas les promoteurs du concile qui songent à diminuer ces problèmes, puisqu’en convoquant l’épiscopat universel à Saint-Pierre de Rome, ils ne lui proposent rien moins que de trouver le « remède aux maux du siècle. » C’est beaucoup de vouloir guérir le siècle de tous ses maux, et à la rigueur le concile ne perdrait peut-être pas tout à fait son temps s’il se bornait à ne pas aggraver nos difficultés. Les meneurs de Rome, les docteurs de la Civiltà Catlolica, ne peuvent se contenter d’un si modeste rôle, ils veulent absolument renouveler le monde en le ramenant en arrière, faire proclamer l’infaillibilité personnelle du pape, imprimer le sceau du dogme au Syllabus interprété et commenté par eux, et ils ont particulièrement en France des auxiliaires qui ont imaginé d’organiser, sous la forme d’une souscription, une sorte de pétitionnement ultramontain parfois assez burlesque. — Fort bien ; malheureusement, à mesure qu’on approche de l’heure décisive, les affaires du concile s’embrouillent, les dissidences se prononcent. De toutes les manifestations récentes, la plus grave sans nul doute, la plus significative, est celle de M. l’évêque d’Orléans, qui, en se plaçant auprès de M. Maret, vient de se déclarer d’une façon retentissante contre l’infaillibilité pontificale, dans laquelle il voit une nouveauté inutile, inopportune et dangereuse. Avant de partir pour Rome, M. Dupanloup a fait un coup d’éclat, et, comme si ce n’était pas assez, il a complété ses Observations sur la définition de l’infaillibilité par la plus verte correction administrée à certains journaux parisiens qui ont de longue date la prétention de régenter les évêques. La vérité est que l’Univers, ainsi frappé de main de maître, fait depuis ce moment une assez triste figure avec ses, souscripteurs, qui lui envoient cinquante centimes pour le concile en signant « un libéral converti, » ou « une ouaille, » ou « un enfant de la lumière, » et en ajoutant maintenant une prière pour la conversion de M. d’Orléans et de M. de Sura, ces grands hérétiques qui ont des doutes sur l’utilité des dogmes nouveaux.

Ainsi voilà les deux camps bien tranchés à la veille de ce concile qui doit donner la paix et la santé au siècle malade. L’infaillibilité du pape a pour elle la Civiltà, l’Univers, les ultramontains de tous les pays, l’archevêque de Westminster, M. Manning, l’archevêque de Malines, les évêques italiens et espagnols, une partie de l’épiscopat français. Dans l’autre camp, M. d’Orléans se déclare contre l’infaillibilité, et il n’est pas homme à s’être engagé légèrement, sans s’être assuré qu’il ne marchera pas seul ; la majorité des évêques français ne se séparera pas de lui. En Allemagne, le même drapeau a été levé, il y a quelques mois, par les catholiques rhénans, par l’épiscopat germanique lui-même réuni cet automne à Fulda, et depuis cette époque, dit-on, les évêques allemands ont envoyé un mémoire à Rome pour demander qu’on s’abstînt de soulever des questions propres à diviser le concile. Récemment la faculté de théologie de Munich a été interrogée sur les conséquences que pourrait avoir la proclamation du dogme nouveau dans les rapports de l’église et de l’état, et elle a répondu dans le sens le plus favorable aux droits du pouvoir civil. Il y a de grandes chances aussi pour que beaucoup d’évêques américains se rallient aux mêmes idées. La lutte est donc ouverte avant que le concile n’ait dit son premier mot. Quelle impitoyable manie ont les sectaires de pousser à la résistance même les plus fidèles, de provoquer les scissions ! Ceux qui engagent l’église catholique dans de telles aventures ne se doutent pas évidemment qu’ils la précipitent sur les écueils, et ils oublient cette réponse piquante du pape Pie IX lui-même à un prélat français qui, pour consoler le saint-père dans ses épreuves, lui rappelait la promesse de Jésus assurant que la barque de Pierre ne périrait pas. — « Oui, reprit le pape, il a promis que la barque ne périrait pas, mais il n’a pas parlé de l’équipage. » Le fait est qu’à pousser ainsi les choses à outrance, « l’équipage » pourrait courir d’étranges hasards. M. l’évêque d’Orléans est un esprit trop pénétrant pour n’avoir pas vu le danger de ces exhumations posthumes de l’omnipotence d’un Grégoire VII en plein XIXe siècle ; ses Observations sont d’un politique encore plus que d’un théologien. Il a vu surtout que le résultat d’une proclamation de l’infaillibilité pontificale serait une scission de plus en plus profonde entre le catholicisme et la société moderne, la séparation inévitable et peut-être immédiate de l’église et de l’état. Les gouvernemens qui se sont désintéressés jusqu’ici des affaires du concile s’en mêleraient forcément alors pour défendre leurs droits menacés par une dictature morale sans exemple, pour repousser ce qu’ils considéreraient comme un défi, et une question simplement religieuse en apparence aurait rallumé tous les conflits. Étrange manière de « porter remède aux maux du temps ! »

Que le concile se prononce dans un sens ou dans l’autre sur cette grave affaire de l’infaillibilité pontificale, le « temps » ne restera pas moins ce qu’il est, avec ses contradictions, ses crises inévitables et ses embarras de toute sorte dans l’ordre matériel aussi bien que dans l’ordre moral : témoin cette agitation qui se produit aujourd’hui autour des traités de commerce, dont les uns demandent bruyamment la dénonciation, les autres le maintien. A Rouen, à Lille, à Mulhouse, à Roubaix, à Bordeaux, à Marseille, les meetings se succèdent, les manifestes se croisent dans l’air ; le régime économique de la France est violemment mis en cause, et ici encore, qu’on nous permette de le dire, il est à craindre qu’à des maux réels on ne cherche un remède qui ne serait peut-être guère plus efficace que ne le serait l’infaillibilité du pape pour les maladies morales du siècle. Au milieu de ces tourbillons de doléances, le gouvernement de son côté a voulu faire quelque chose : il a réorganisé le conseil supérieur du commerce, de l’agriculture et de l’industrie, en le chargeant d’une enquête. Naturellement ce qu’a fait le gouvernement n’a contenté personne, puisque ce n’était qu’un médiocre palliatif jeté en pâture à des passions ardentes. La question de forme joue ici un certain rôle. Il faut l’avouer, le gouvernement s’est trompé dans la forme, non par intention, mais par habitude d’omnipotence. Il ne s’est pas trompé, comme on lui en a fait le singulier reproche, parce qu’il a placé dans le conseil supérieur des hommes tels que M. Rouher, M. Michel Chevalier, dont l’opinion est connue, — ce qui reviendrait à dire que les principaux défenseurs de la liberté commerciale doivent être exclus de l’examen des affaires économiques. Le gouvernement s’est trompé tout simplement parce qu’il faisait une enquête administrative, et qu’on est blasé sur les enquêtes administratives, qui ne conduisent le plus souvent qu’à des déceptions, à des fictions. Il s’est trompé de plus en agissant avec un certain décousu, en ayant l’air de faire une place inégale aux hommes qu’il appelait dans le conseil. Une enquête parlementaire eût mieux valu sans nul doute, quoiqu’elle ne soit pas en vérité aussi facile qu’on le pense. Ce qui eût été préférable encore, c’eût été une commission qu’on aurait composée d’hommes spéciaux chargés d’étudier l’état des choses sans parti-pris, moins préoccupés de justifier une opinion ou de défendre des intérêts que de recueillir des faits, préparant en un mot un dossier véridique et sincère qui aurait été soumis ensuite aux pouvoirs publics. Alors, dans le corps législatif comme dans le sénat, la discussion aurait pu se déployer en toute liberté et avec une véritable efficacité. Il n’y aurait eu aucun prétexte de suspicion dans cette enquête sérieuse et pratique, tandis que le renouvellement du conseil supérieur imaginé par le gouvernement n’a recueilli que des animadversions et des protestations qui ne rendent pas son œuvre facile. Cette question de forme une fois vidée, que l’enquête soit administrative, ou parlementaire, ou comme nous l’indiquons, — la liberté commerciale, nous n’en doutons pas, sortira victorieuse de l’épreuve à laquelle elle est soumise, tout aussi bien que des discussions décisives qui s’engageront.

Assurément il y a aujourd’hui une crise douloureuse dans certaines industries du nord et de l’ouest, et ceux qui souffrent se plaignent ; ils se plaignent même vivement, ils parlent par la « bouche de leurs blessures, » selon le mot espagnol. Rien de plus simple et de plus légitime. Leur tort est d’attribuer au traité de commerce des souffrances qui ont un caractère très complexe, qui sont le résultat d’une multitude de causes réunies, si bien que l’abrogation brusque des conditions actuelles ne ferait probablement que déplacer le mal. Il ne s’agit plus de récriminer, de revenir sur l’origine dictatoriale du traité avec l’Angleterre, de démontrer que la réforme économique aurait dû être mieux ménagée. qu’elle aurait pu être accomplie d’une autre façon, par un acte législatif spontané, au lieu d’être l’objet de conventions internationales. Cette réforme, elle existe, elle a maintenant dix ans de date. De plus elle n’est pas le libre-échange absolu, comme on le laisse croire quelquefois par une habile confusion ; elle n’est qu’une application modérée des principes de la liberté commerciale, avec abrogation définitive de prohibitions surannées et maintien de droits protecteurs qui ne sont pas sans importance. L’unique question est de savoir quels résultats a produits cette liberté modérée qu’on cherche à dépopulariser-en la représentant comme une concession à l’Angleterre. Or il est bien certain que dans ces dix dernières années l’activité commerciale s’est considérablement accrue en France. La production s’est multipliée, l’outillage industriel s’est perfectionné. A part des désastres partiels qu’on ne peut contester et qui étaient à peu près inévitables, le mouvement est immense ; il est attesté par toutes les statistiques commerciales, et il ne s’est point interrompu en 1869, puisque, d’après les plus récens documens, les exportations de l’année actuelle dépassent déjà de près de 250 millions celles de 1868. Même dans les industries qui sont plus particulièrement atteintes, qui se plaignent avec le plus de vivacité, est-ce que la décadence est sensible ? Est-ce que l’invasion étrangère menace de tout submerger ? Nullement ; Je progrès des importations de tissus étrangers est presque insignifiant dans l’ensemble du mouvement commercial, et les exportations françaises au contraire ont grandi dans une bien autre proportion.

La liberté n’a donc point paralysé l’activité intérieure et gêné l’expansion commerciale de la France. Ce qu’on dit aujourd’hui pour certaines industries, on le disait autrefois pour l’agriculture, qui devait infailliblement trouver la ruine dans la suppression de l’échelle mobile. L’échelle mobile a été supprimée, et la question est désormais jugée : les crises de l’agriculture tenaient à d’autres causes. Qu’on se figure un instant d’ailleurs ce que produirait aujourd’hui un retour en arrière ; nous ne parlons pas de cette étonnante bizarrerie d’une réaction commerciale coïncidant avec une marche politique en avant. Ce serait une vraie révolution d’intérêts, un bouleversement de rapports et d’habitudes dont le public consommateur en définitive paierait les frais. Ceux qui se plaignent de l’état actuel le sentent si bien qu’ils ne parlent plus du rétablissement du régime protectionniste ; ils se déclarent à demi convertis, ils ne veulent plus de droits protecteurs ; ils ont trouvé un nouveau mot, ils ne parlent désormais que de droits compensateurs, et ce qu’ils demandent avant tout, c’est l’abrogation du traité avec l’Angleterre, qu’ils poursuivent comme le grand ennemi. Soit, mais pense-t-on que l’Angleterre et les autres pays se tiendront tranquilles, qu’ils répondront à nos procédés par des complaisances ? Imagine-t-on qu’ils ne trouveront rien à opposer à nos droits compensateurs, qu’ils ne défendront pas leurs marchés ? Ils se défendront, et ce sera la guerre suivie de crises nouvelles, de perturbations ruineuses. La prospérité factice de certaines industries sera payée du désastre des autres. Ne vaudrait-il pas mieux laisser de côté toutes ces thèses extrêmes, accepter sans équivoque les principes de la liberté commerciale, et entrer en commun dans l’examen d’une situation difficile ? Le progrès n’est point apparemment de rétrograder aujourd’hui ; la vraie politique, c’est de dégager l’industrie des entraves qui la gênent dans son essor, de la stimuler par la facilité et la rapidité des communications, par la réduction des tarifs de transport, en un mot de lui créer des conditions d’égalité dans la lutte avec l’industrie étrangère. Dans tous les cas, la première chose à faire est de renoncer aux illusions ; le traité de commerce ne peut être dénoncé cette année par la raison bien simple qu’on ne fait pas une enquête sérieuse en quelques jours, qu’on n’enlève pas le vote de tarifs nouveaux au pas de course, surtout au milieu des préoccupations de toute sorte qui assiègent le corps législatif.

Qu’il s’agisse de politique ou de questions d’industrie et de commerce, la France est certainement aujourd’hui la nation la plus occupée de l’Europe, et elle n’a pas perdu le privilège de donner le mot d’ordre. En Angleterre même, c’est un irréconciliable Irlandais, un fenian, que les électeurs de Tipperary vont chercher dans sa prison pour l’envoyer au parlement. En Prusse, nos réunions publiques ont un succès d’imitation plus marqué encore. Récemment les socialistes de Berlin ont procédé dans une réunion à l’égard des progressistes du parlement prussien comme les meneurs du boulevard de Clichy à l’égard de nos députés de la gauche, et le dictateur de la démocratie radicale, M. Schweitzer, a publié un ordre du jour solennel où il déclare que la bourgeoisie a fait son temps, que les ouvriers socialistes représentent seuls d’une manière complète les libres aspirations du peuple allemand. Voilà qui est parler, et M. de Bismarck, qui rentre à Berlin, n’a qu’à se bien tenir. En Italie, on n’en est pas pour le moment à singer nos clubs ; on est assez occupé de la crise ministérielle qui vient d’éclater à la suite de l’élection du président de la chambre. Le candidat du ministère, M. Mari, a échoué ; l’élu a été M. Lanza, Piémontais d’esprit et de caractère, ancien président lui-même, ancien ministre, et fort opposé aux plans financiers de M. Cambray-Digny. C’est M. Lanza qui est chargé aujourd’hui de former un cabinet, chose d’autant plus difficile que, conservateur décidé par ses opinions, il a été élu par le concours de la gauche. Il y a sans doute au bout de tout cela la dissolution prochaine de la chambre. Quant à l’Espagne, elle est encore plus occupée, elle est toujours à la poursuite d’un roi. La défaite de la dernière insurrection républicaine avait provoqué dans le pays une véritable impatience d’en finir, et le gouvernement s’est hâté de mettre en avant son candidat ; il a choisi le duc de Cônes. Le général Prim, qui a le principal rôle dans ces combinaisons, croyait en effet en finir. Malheureusement cela n’a réussi qu’à dissoudre l’alliance des divers partis qui ont coopéré à la révolution, et cette scission s’est manifestée par un incident des plus caractéristiques, la retraite de l’amiral Topete, qui n’a plus voulu rester au ministère. Les anciens membres de l’union libérale et l’amiral Topete sont absolument opposés à l’élection du duc de Gênes ; les dispositions du pays ne semblent pas plus favorables, de sorte que cette candidature n’a qu’une médiocre fortune ; elle marche péniblement, n’ayant pas même trouvé encore le nombre de voix rigoureusement suffisantes. Tout du reste est étrange dans cette combinaison, conduite un peu à l’aventure par le général Prim, et on est d’autant plus embarrassé à Madrid que le roi Victor-Emmanuel, en présence de l’opposition qui se manifeste, sera sans doute porté à refuser la couronne pour son neveu. C’était déjà une fortune peu enviable ; la froideur des Espagnols n’est pas faite pour encourager, et c’est ainsi que l’Espagne n’est pas plus avancée en ce moment que le premier jour. Elle a épuisé toutes les candidatures, et en fin de compte elle en reviendra peut-être au prince des Asturies. Assurément on ne vit jamais couronne plus offerte et plus refusée ; mais en attendant le général Serrano continue à être régent, et le général Prim continue à être président du conseil : c’est là le plus clair de l’odyssée espagnole à la recherche d’une royauté toujours fuyante. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
La Vie arabe et la Société musulmane, par M. le général E. Daumas.
1 vol. in-8o ; Michel Lévy, 1869.

Les livres de M. le général Daumas ne sont pas seulement connus de l’armée, ils ont été lus par tout le monde. Avec ceux de M. Fromentin, ils ont popularisé la vie du désert, les mœurs des Arabes dans le Sahara ; ils ont raconté l’existence singulière de ces tribus éparses qui ne peuvent vivre, dans un pays presque entièrement dépourvu d’eau et de végétation, qu’à la condition de se déplacer toujours et de promener leurs troupeaux, du nord au sud, sur d’immenses espaces. Dans ces récits, singulièrement attachans, le but du général Daumas était plutôt encore d’intéresser que d’instruire.

Dans le nouveau volume qu’il offre au public, l’auteur ne mêle plus, comme dit le poète latin, l’utile à l’agréable. Il a fait et voulu faire un livre sérieux, sévère, presque un livre de science. Il n’avait montré jusqu’ici la société musulmane que sous ses aspects pittoresques, de manière à piquer la curiosité des gens du monde, tout au plus à préparer le voyage des touristes ; aujourd’hui il l’étudie dans ses caractères les plus profonds, il l’analyse par ses côtés les plus vivaces, il en va chercher les racines à travers les siècles, dans le passé le plus reculé. Il poursuit les origines de cette société jusque dans son berceau, l’Arabie, par-delà le prophète lui-même ; il en dévoile les traditions, les préjugés, les superstitions. Son but est de faire bien connaître le peuple arabe à tous ceux qui sont appelés à vivre avec lui, à l’armée, à l’administration, aux colons eux-mêmes. Il veut qu’on ménage les susceptibilités fanatiques de cette race, et qu’on évite à tout prix « ces fautes contre la religion et contre les mœurs que les vaincus ne pardonnent jamais. »

Nous ne suivrons pas le général Daumas dans la description détaillée, minutieuse des mœurs, des coutumes religieuses du peuple arabe. C’est un véritable dédale que ces traditions où il se fait fort de nous diriger. S’il n’a pas exagéré l’ombrageuse susceptibilité de la race conquise, il faut convenir que nous devons la blesser bien souvent, car les ménagemens pour le peuple arabe sont chose inconnue en Algérie. Ici nous entendons parler, non pas de l’administration qui s’attache au contraire à protéger et presque à faire revivre les traditions des indigènes, qui relève leur culte en réparant les mosquées, qui rajeunit leur langue en ouvrant des écoles, qui leur réserve une place dans tous les conseils de l’administration locale, mais des colons ou des soldats. C’est à ceux-là surtout que s’adresse le livre de M. le général Daumas ; il leur enseigne les précautions à prendre, les égards à conserver ; mais nous avons lieu de craindre que ces enseignemens ne restent stériles, et qu’on n’en tienne pas grand compte. Pour l’Européen qui a vieilli en Algérie, comme pour le nouvel arrivant, le peuple arabe est toujours le peuple vaincu ; c’est lui qui doit se plier à notre civilisation, à nos usages, à nos besoins.

Cette prétention est-elle d’ailleurs si blâmable ? Est-il sensé ou chimérique de compter s’attacher les Arabes par des mesures généreuses et désintéressées ? Est-ce par de bons procédés, par la persuasion ou par la force que nous arriverons à triompher de cette inertie indigène, de cette résistance à tout progrès, surtout à toute fusion ? Sous ce rapport, le fait est assez curieux, M. le général Daumas n’est rien moins qu’affirmatif ; et ses observations ne sont pas faites pour communiquer la foi et la confiance. Les Arabes, dit-il, ont horreur de toutes les innovations, de quelque part qu’elles viennent ; leurs aspirations ne tendent pas à autre chose qu’à imiter leurs aïeux, à se rapprocher d’eux, dans cette pensée exprimée par un de leurs grands chefs « qu’étant moins près de la création, ils ne peuvent faire mieux que ce que leurs pères avaient fait. » L’auteur, dans une série d’anecdotes, nous montre l’Arabe, même celui qui, jeune encore, a vécu de la vie européenne, même celui qui a paru le plus oublier les préceptes de sa religion ou les traditions de sa race, revenant dans sa vieillesse à ses anciens erremens, et se remettant à adorer ce qu’il avait brûlé. La civilisation a passé sur lui sans laisser de traces. C’est comme une vague sous laquelle il courbe le dos. Il retient son souffle, attend patiemment et se redresse.

De ces prémisses il semblerait que l’auteur va tirer une conclusion toute défavorable à la question algérienne. Il s’en défend ; il croit le problème très ardu, mais non pas insoluble. Il veut que la France se fasse craindre et respecter des Arabes, respecter par souci de sa propre dignité, craindre, parce que ce peuple immobile ne croit qu’à la force ; « et lorsque enfin, dit-il, le moment sera venu de placer à côté de lui une nombreuse population européenne dans de bonnes conditions de succès et de complète sécurité, seul moyen de diminuer un jour notre armée et nos dépenses, parlons haut et ferme, agissons, s’il le faut, avec énergie, et il se résignera parfaitement, en se consolant avec cette maxime favorite de ses pères : c’était écrit chez Dieu ! »

Nous n’avons rien à dire à cette conclusion, si ce n’est qu’elle nous renvoie à un lointain avenir. Beaucoup de bons esprits pensent que « le moment est déjà venu, » et la France se montre impatiente. D’ailleurs que peut-on gagner à attendre ? Le sol de l’Algérie n’a pas la fécondité merveilleuse des régions tropicales, il faut le travailler patiemment pour qu’il produise. Marchons donc à sa conquête, et appliquons-nous dès aujourd’hui, sans précipitation mais sans faiblesse, à y répandre cette nombreuse population européenne, sans laquelle la colonie ne pourra jamais se passer de notre armée pour la défendre et de notre budget pour la faire vivre.


ARSENE VACHEROT.



Relation authentique du voyage du capitaine de Gonneville ès nouvelles terres des Indes, publiée par M. d’Avezac ; Paris, 1869.


Au mois de juin 1503, un marin normand, Binot-Paulmier de Gonneville, partit de Honfleur pour les Indes orientales avec un équipage de soixante hommes. A la hauteur du cap de Bonne-Espérance, il fut saisi par la tempête et poussé vers une terre australe inconnue. Il y fit, pour se radouber, une relâche de six mois au milieu d’une peuplade paisible dont le chef lui confia son jeune fils, sous promesse de le lui ramener après l’avoir initié aux mœurs et à l’habileté guerrière des Européens. Cette promesse, Gonneville ne devait pas la réaliser. Lorsque après mille vicissitudes il ramenait au pays natal un équipage décimé par la fatigue et les maladies, il fut attaqué sur les rivages mêmes de la Normandie par des pirates auxquels il n’échappa qu’en se jetant à la côte, où le navire sombra avec son chargement.

Les pauvres naufragés, dépouillés de tout le fruit de leur aventureuse campagne, portèrent devant la justice une plainte régulière du fait de piraterie dont ils étaient victimes. Pour tenir lieu du journal de bord, perdu avec le reste, une déclaration circonstanciée du voyage fut déposée par le capitaine Gonneville au greffe de l’amirauté. Quant au jeune sauvage Essomeric, ne pouvant le rapatrier, le bon gentilhomme l’adopta et le maria à une héritière de sa parenté. Un arrière-petit-fils issu de ce mariage, l’abbé Jean Paulmier de Courtonne, qui avait dans ses papiers de famille une copie de la déclaration du capitaine, publia en 1664 des « Mémoires touchant l’établissement d’une mission chrétienne dans le Troisième-Monde, autrement appelé la Terre australe, méridionale, antarctique, inconnue. « Il attira la curiosité des marins sur cette terre dont il dépeignait le doux climat et les habitans si hospitaliers, mais dont il ignorait la situation. La compagnie des Indes fit rechercher à son profit, dans les mers australes, la fameuse Terre de Gonneville ; ce fut le but des voyages de Lozier-Bouvet, de Kerguélen, de Marion et Crozet ; mais les îles auxquelles ils ont laissé leurs noms ne répondent nullement à la description de l’abbé Paulmier. Ce dernier n’ayant indiqué clairement ni la route d’aller, ni celle de retour, on avait cherché, mais vainement, dans les greffes d’amirautés la déclaration originale de 1505. Le voyage de Gonneville était donc toujours enveloppé d’obscurité, et les opinions les plus diverses avaient cours sur la position géographique de la terre découverte par lui. Le hasard a fait retrouver enfin, parmi les manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, le document si longtemps cherché. M. d’Avezac vient d’en publier le texte original, avec une introduction et des éclaircissemens précieux. L’étude attentive du vieux récit lui a permis de retracer la route suivie par les marins français de 1503 et de conclure, avec quelque assurance, que la terre de Gonneville était située dans la partie sud du Brésil, probablement vers San-Francisco-do-Sul.


R. R.

C. BULOZ.