Chronique de la quinzaine - 14 août 1858

Chronique n° 632
14 août 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1858.

Nous applaudissons cordialement au grand acte politique qui vient de s’accomplir à Cherbourg. Nous sommes des partisans convaincus et sincères de l’alliance anglaise. Nous avions vu avec douleur les maladresses et les incidens malencontreux qui ont ébranlé cette alliance au commencement de cette année. Nous avons vu avec joie l’effort généreux qui vient d’être tenté à Cherbourg pour rétablir à la face du monde les bons rapports entre deux nations qui peuvent être grandes sans avoir aucun sacrifice d’indépendance à se faire l’une à l’autre, et dont la paix féconde l’émulation au profit de la civilisation générale. Nous considérons cet effort comme très sérieux des deux parts. « Les faits, suivant la juste expression du toast impérial, parlaient d’eux-mêmes. » La présence seule de la reine Victoria à Cherbourg, en dépit des murmures que le voyage de la reine a excités dans une portion de l’opinion anglaise, est un témoignage éclatant du prix que les chefs du gouvernement britannique attachent aux bonnes relations avec la France. Quant au gouvernement français, le langage de l’empereur Napoléon III en une circonstance si solennelle n’a pas besoin de commentaires. Si des politiques de caserne graissaient déjà leurs bottes pour le passage de la Manche, ce beau zèle a été mis décidément à la raison. Les sages et intelligentes déclarations de l’empereur ont biffé ce que l’on appelle en Angleterre « les adresses des colonels. »

L’inauguration de Cherbourg, l’entrevue des souverains et les fêtes qui ont accompagné ces grands actes demeureront des événemens mémorables. La scène répondait magnifiquement à la grandeur des intérêts qui s’y trouvaient en présence. Ceux à qui il a été donné d’assister à ce spectacle n’en perdront pas le souvenir. Du côté de la terre, l’inauguration d’un chemin de fer versait à travers l’amphithéâtre des vertes collines qui enveloppent Cherbourg ce flot vivant de foule curieuse qui est la plus belle décoration des fêtes publiques. Le spectacle était ailleurs; il était dans cette rade que la France s’est faite à elle-même dans une mer où la nature la lui avait refusée : à l’horizon, la fameuse digue commencée par Louis XVI; à droite et à gauche, un demi-cercle de batteries et de forteresses; au fond de la rade, la ligne imposante de nos vaisseaux; devant l’escadre française, la ligne parallèle des vaisseaux anglais; plus près du port, l’essaim charmant des yachts de plaisance sur lesquels des milliers d’Anglais avaient escorté leur souveraine. Pour jouir de la grandeur, de la pompe et de la grâce de ce spectacle, il fallait monter sur un de ces steamers qui sillonnaient la rade dans tous les sens, ou, mieux encore, profiter de la courtoise hospitalité des officiers de notre escadre, hospitalité charmante que nous avons pu apprécier nous-mêmes à bord du beau vaisseau du brave commandant Jaurès, l’Eylau. Là, au bruit des salves incessantes des bâtimens et des forts, dans la fumée du canon, au pied de ces mâts pavoises et ruisselans des couleurs de toutes les nations, sous les vergues couvertes de matelots, dans ce tumulte et cet éblouissement, on pouvait se rassasier à plaisir de la fête célébrée en l’honneur de la paix par les formidables engins de la guerre. La place était bonne pour méditer sur ce miracle de volonté politique qui a mis deux siècles à créer Cherbourg, sur la force réelle de cet établissement maritime, sur les conditions et les destinées de cette alliance des deux peuples qui recevait en un pareil lieu une consécration si extraordinaire.

Nous n’oserions émettre une opinion sur l’efficacité de Cherbourg comme forteresse maritime. Nous y étions arrivés sous l’impression des paroles si connues de l’empereur Napoléon comparant les travaux de Cherbourg aux pyramides d’Egypte et au lac Mœris, et des clameurs de quelques journaux anglais, qui représentaient Cherbourg comme une inexpugnable position d’attaque contre l’Angleterre. La vue des lieux et les jugemens que nous avons entendu porter par les hommes spéciaux ont, nous l’avouerons, singulièrement modifié cette impression. Cherbourg est une œuvre admirable et merveilleuse; mais, comme position militaire, cet établissement porte évidemment la peine de son origine artificielle. Lorsque Louis XVI, à l’issue de la guerre de l’indépendance américaine, qui fut si glorieuse pour notre marine, vint assister à l’immersion des premiers cônes employés à la construction de la digue de Cherbourg, l’emplacement de la digue fut choisi en vue des moyens de défense et d’attaque de cette époque. On ne connaissait alors ni les canonnières blindées, ni la portée que l’on a donnée de nos jours aux engins de l’artillerie. L’expérience avait fait peu de progrès à cet égard, lorsque les travaux furent repris et continués par Napoléon. Il en résulte que, quelle que soit la force des batteries et des fortifications de Cherbourg, la digue, si l’on considère les moyens actuels d’attaque, se trouve trop peu éloignée du port et des bassins militaires. Cette circonstance enlève malheureusement à Cherbourg une grande partie de sa puissance. Il est évident, dans l’hypothèse d’une guerre maritime, que le problème se poserait dans les mêmes termes qu’autrefois : quelle est la puissance qui serait maîtresse de la mer? Dans le cas où ce ne serait pas la France, il y aurait de notre part une grave imprudence à concentrer à Cherbourg nos principales ressources maritimes. Nos escadres ne seraient véritablement en sûreté qu’à Toulon et à Brest. La même raison enlève à Cherbourg cette puissance d’agression contre l’Angleterre qui a été dénoncée avec tant de fracas par la presse anglaise. Avant de réunir à Cherbourg l’armement nécessaire pour lancer une expédition contre l’Angleterre, il faudrait toujours, à moins de s’exposer à un irréparable désastre, avoir résolu dans les eaux de la Manche, contre les escadres anglaises, la question préalable de l’empire de la mer. Cherbourg est assurément une grande force défensive pour la France, et qu’aucune escadre anglaise ne s’avisera d’insulter; mais il y aurait une telle témérité à y accumuler les préparatifs d’un débarquement en Angleterre, que cet établissement ne saurait avoir le caractère offensif qu’on a voulu lui attribuer. Telle est la conclusion que laisse dans les esprits la vue des lieux. C’est celle que les visiteurs anglais auront, croyons-nous, remportée en Angleterre, où nous espérons que les alarmes récemment inspirées par une partie de la presse ne tarderont point à se calmer.

Quand les alarmistes anglais auront repris leur sang-froid, ils cesseront sans doute de reprocher à la France actuelle l’achèvement et l’inauguration du nouveau bassin de Cherbourg. Nous n’avons jamais pu comprendre qu’on ait osé articuler un pareil grief au nom d’un peuple aussi sensé et aussi pratique que le peuple anglais. Nous portons à la paix, pour notre compte, un attachement profond, et nous avons une inclination vive et raisonnée pour l’alliance anglaise. Nos espérances sont conformes à nos désirs, et nous sommes persuadés que l’alliance et la paix triompheront des préjugés sauvages et des stupides passions qui s’élèvent contre elles. Cependant, malgré ces sentimens, si Cherbourg n’existait pas, nous conseillerions à notre pays d’entreprendre la construction d’un semblable établissement maritime, et nous ne pensons pas que les Anglais qui partagent nos sentimens eussent le droit de s’en offenser. Les peuples ni les gouvernemens ne sont maîtres de l’avenir, et c’est le premier devoir des peuples et des gouvernemens les plus amis de la paix de prendre leurs sûretés contre les éventualités qu’ils ont le plus à cœur de détourner. La nature n’a donné à la France aucune rade fermée sur la Manche. Puissance maritime et militaire, nous étions tenus à réparer cette défectuosité naturelle, et à nous assurer sur une mer où nous sommes si exposés un abri et une protection; mais l’initiative et la prévoyance de nos pères nous ont dispensés des travaux d’une pareille entreprise, ils ne nous ont légué que le soin de l’entretenir et de la terminer. Pouvions nous manquer à une pareille tâche? En tout cas, les Anglais ne nous ont jamais donné l’exemple de la conduite qu’ils nous reprochent de n’avoir point tenue, et nous ne sachions certes pas qu’ils aient jamais cessé, pendant la paix, d’achever les fortifications de leurs arsenaux commencées pendant la, guerre. C’est pendant les guerres de l’ancienne monarchie que Cherbourg a été commencé, et pendant les guerres de l’empire qu’il a été continué. Le gouvernement de Louis XVI y avait dépensé des sommes immenses. Napoléon y avait enfoui 29 millions. La France de 1830 y a dépensé des sommes plus considérables encore. Nous ne sommes point fâchés à cette occasion de réparer un oubli, involontaire sans doute, des fêtes de Cherbourg, en montrant par des chiffres exacts que le gouvernement parlementaire du roi Louis-Philippe est celui qui a pris la plus grande part à cet ouvrage. Ce gouvernement a consacré 40,656,000 francs aux travaux hydrauliques et 8,468,000 aux fortifications de Cherbourg, ce qui fait en tout plus de 49 millions. De bonne foi, les Anglais peuvent-ils croire qu’il fallait laisser inachevés de pareils travaux et se perdre stérilement une pareille mise de fonds? Peuvent-ils blâmer le gouvernement actuel d’avoir ajouté à ces dépenses les 25 millions qui étaient nécessaires pour compléter un établissement de cette importance? En vérité, cela n’est point sérieux, et le sens pratique du peuple anglais fera promptement justice des absurdes déclamations auxquelles ce prétendu grief a donné lieu.

Personne ne nous saura mauvais gré d’avoir rendu au gouvernement du roi Louis-Philippe la justice à laquelle il avait droit, en précisant la part considérable qui lui revient dans l’achèvement de Cherbourg. Nous avons jugé nécessaire de citer les chiffres mêmes qui expriment l’importance du concours que le roi Louis-Philippe a prêté à cette œuvre nationale, car nombre de gens, trompés par le silence unanimement observé à cet égard, se figurent que les travaux de Cherbourg ont été interrompus sous le gouvernement libéral fondé par la révolution de juillet. Dans tous les cas, nous espérons nous faire pardonner cette digression en la complétant par une légère observation relative à Napoléon. La pierre placée au fond de l’arrière-bassin qui vient d’être immergé porte l’inscription suivante : « Ce bassin, décrété le 15 avril 1803 par Napoléon Ier a été commencé le 28 juin 1836, et a été inauguré le 7 août 1858 en présence de l’empereur Napoléon III et de l’impératrice Eugénie. » N’eût-il pas mieux valu désigner Napoléon par le titre qu’il portait en 1803? La France était alors sous le consulat, que l’histoire regarde avec raison comme l’époque la plus glorieuse de la carrière de ce grand homme? Mais revenons aux Anglais.

Ils formaient assurément la portion de la foule qui encombrait Cherbourg la plus intéressante à observer, celle dont on eût été le plus curieux d’étudier les impressions. Nous avons dit qu’ils affluaient : on estime à deux ou trois cents le nombre des yachts particuliers qui étaient venus entourer spontanément la reine d’un cortège à la fois distingué et populaire, et l’on était forcé de convenir, à côté des grands vaisseaux des escadres, qui tiennent de leur destination un caractère de solennité quelque peu rébarbative, que c’était surtout à ce rassemblement d’embarcations particulières que l’appareil de la rade devait cet air d’expansion facile et réjouissante qu’on aime à trouver dans une fête. Le Pera, un des plus beaux steamers de la Compagnie péninsulaire et orientale, avait été mis par cette compagnie à la disposition des membres de la chambre des communes, et en avait amené une centaine, parmi lesquels figuraient bon nombre d’illustrations parlementaires. Nous avons remarqué, entre autres, sir Charles Napier, cet énergique et singulier vieillard, qui a assisté en uniforme d’amiral, et le chapeau campé à la Nelson, comme un jour de bataille, à l’immersion du bassin. Nous avons également remarqué le général sir W. Williams of Kars, l’illustre défenseur de Kars dans la guerre d’Orient. M. Roebuck était venu, et l’on nous assure, ce que nous n’avons point vérifié, que lord John Russell était aussi présent. Notre opinion est que les excursionistes du parlement et que les touristes politiques ont dû rapporter de Cherbourg des sentimens moins amers et moins inquiets que ceux qui se manifestaient depuis quelque temps dans la presse anglaise. Le témoignage public de quelques-uns d’entre eux confirme cette appréciation. Déjà en effet deux des passagers du Pera, M. Roebuck et M. Lindsay, viennent de raconter leurs impressions à Tynemouth, un port du nord de l’Angleterre, dans une réunion publique convoquée pour l’inauguration d’un de ces athénées d’ouvriers, de ces mechanics’ institutes, belles institutions populaires dont la diffusion a tant contribué depuis peu d’années à répandre une instruction virile parmi les artisans de l’Angleterre. Nous ne répéterons pas les jugemens portés par ces deux membres de la chambre des communes sur les divers incidens des fêtes de Cherbourg. M. Roebuck par exemple n’a pas trouvé à son goût les femmes de la côte de Cherbourg, et il n’a peut-être pas tort, car il est difficile de voir une population moins pittoresque et d’une physionomie moins avenante que celle du Cotentin. Avec ses habitudes anglaises d’expansion bruyante, il trouve que nous manquons d’enthousiasme dans nos fêtes publiques; c’est là une affaire de goût et de tempérament national sur laquelle nous n’avons point à nous prononcer. Sur la question sérieuse, celle de la valeur offensive de Cherbourg, M. Roebuck et M. Lindsay sont d’accord : ils déclarent que l’Angleterre aurait tort de s’abandonner à une ridicule épouvante. M. Lindsay n’est point un orateur des multitudes comme son collègue, et il a sur lui l’avantage d’être un juge expert en matière de marine, deux raisons qui donnent plus de valeur à ses informations et plus de poids à ses paroles. M. Lindsay rend un sérieux hommage aux qualités de nos vaisseaux, à l’admirable Bretagne surtout, qu’il a visitée avec sir Charles Napier. Il nous apprend que le port militaire de Cherbourg a trois fois plus d’étendue que le plus considérable de l’Angleterre, celui de Keyham, près de Devonport. Il ne dissimule rien de la puissance maritime que la France a été en mesure de déployer à Cherbourg, et cependant il se rassure sur les dangers que cette place pourrait faire courir à l’Angleterre, par des considérations analogues à celles que nous présentions tout à l’heure. Des forts et des vaisseaux ne sont point toute une marine. Quelle que soit la capacité et la valeur de nos braves marins, pour arriver à posséder la suprématie maritime qui seule pourrait inquiéter l’Angleterre, il nous faudrait avoir formé une population maritime plus considérable que celle dans laquelle nous recrutons nos matelots. C’est la marine marchande, celle que développe le commerce, par conséquent la paix, qui seule peut alimenter une puissante marine militaire. Si nous voulons égaler l’Angleterre sur les mers, la meilleure route à prendre, c’est de chercher à l’égaler par le commerce maritime. Si nous voulons grandir dans une rivalité honorable et avouable avec nos voisins, nous nous élèverons donc plus sûrement par la paix que par la guerre. À ce point de vue, l’alliance entre les deux peuples n’est pas seulement une satisfaction pour les intérêts industriels et commerciaux, qui la réclament en France avec une autorité impérieuse; elle est la garantie de l’égalité des deux nations dans la voie de grandeur progressive où elles sont destinées à marcher parallèlement.

Nous avons toujours considéré, nous considérons encore cette façon d’entendre l’alliance anglaise comme émanant d’un patriotisme plus clairvoyant, plus sincère et plus fécond que celui qu’affichent les pitoyables anglophobes dont la nuée s’est tout à coup réveillée dans ces derniers temps. Nous respectons dans les masses le souvenir passionné des anciennes luttes où s’entretient le feu de la fierté nationale ; nous pouvons gémir quelquefois des erreurs de ce sentiment populaire : elles naissent de l’ignorance, elles accusent la lenteur des progrès de l’éducation politique parmi nous ; cependant, nous le répétons, derrière ces erreurs, il y a des instincts généreux et le noble mobile de l’amour du pays. Mais nous ne nous sentons point assez de mépris pour les pamphlétaires qui spéculent sur les vieux préjugés, et qui choisissent le moment même où les deux gouvernemens protestent si solennellement en faveur de l’alliance, pour tromper l’opinion des deux pays l’un sur l’autre, pour entretenir les défiances réciproques, pour inspirer des doutes sur la sincérité des grands actes dont nous venons d’être témoins. Le procédé des auteurs des brochures auxquelles nous faisons allusion est aussi révoltant que leurs calculs sont odieux. Ils érigent ces compilations formées avec les prétendus entretiens de Sainte-Hélène en une sorte d’alcoran politique ; ils profanent la mémoire de leur prophète en lui attribuant toute sorte de divagations absurdes et apocryphes sur la foi des domestiques qui se sont donnés au monde pour ses secrétaires posthumes; ils cherchent à hébéter la France dans une absurde glorification d’elle-même qui nous conduirait, si nous nous laissions faire, à l’imbécillité du bonhomme Démos dans la comédie d’Aristophane, ou à l’infatuation grâce à laquelle les Turcs et les Chinois sont parvenus à se persuader qu’ils sont les premiers peuples de la terre. A la faveur des gasconnades du chauvinisme, ils prêchent à la France une sorte d’islamisme contre l’Angleterre. Le gouvernement a là de singuliers et compromettans amis. Faute d’une liberté suffisante de la presse, les hommes d’affaires, si prompts à l’alarme, les étrangers, qui ignorent l’origine de ces inspirations belliqueuses, les commères de la diplomatie, pour qui tout est événement, prennent au sérieux ces honteuses brochures. Elles ne sortiraient pas de l’obscurité, et ne donneraient pas même au gouvernement la peine d’un désaveu, si les courans de l’opinion sérieuse se livraient avec une libre confiance à leurs mouvemens naturels.

Après Cherbourg et le voyage de l’empereur dans l’ouest, il n’y a plus aucun incident politique à noter dans la situation intérieure. Faut-il élever aux proportions des faits politiques le grand concours et la distribution des prix dans les collèges de Paris? Nous n’avons pas ce courage. Ce n’est pas cependant que la politique ne se glisse toujours, à notre grand étonnement, dans les harangues adressées aux écoliers par les grands personnages qui président à ces innocentes cérémonies. Nous avons été toujours choqués, pour notre part, des pompeuses allocutions qu’inspirent chaque année les solennités de l’enseignement secondaire. Les orateurs ont par trop l’air d’oublier qu’ils parlent à des enfans. C’est une lacune du système d’éducation de notre pays qui nous vaut cette éloquence à contre-temps. Si nous avions un enseignement supérieur fortement organisé, si nous possédions ces nobles universités dont jouissent l’Angleterre et l’Allemagne, il ne serait peut-être point déplacé d’entretenir des affaires publiques des étudians qui seraient déjà des hommes; mais conseiller à des élèves de sixième ou même de rhétorique de laisser aux personnages qui vont les couronner les soucis des luttes politiques, c’est donner un avis aussi sage qu’opportun, et qui ne court point risque d’être désobéi. Se plaindre devant les lauréats du thème et des vers latins de l’injustice des partis et même de leurs épigrammes, c’est admirablement choisir son auditoire et s’assurer de bien consolantes sympathies. Les élèves de seconde savent que Mazarin permettait à ses ennemis de le chansonner ; nous, les puissans du jour, nous ne pouvons supporter les épigrammes ! Mais de quelles épigrammes et de quels partis veut-on parler ? Il y a eu des hommes en France qui ont eu le malheur de venir au monde avant 1848 ; ils avaient commis la faute de s’imprégner de ces fortes idées du droit dont la révolution française leur avait promis le glorieux triomphe, et de s’éprendre de ces libertés publiques qui confèrent à chacun également le droit, le devoir et la responsabilité de participer au gouvernement du pays ; ils sont coupables du crime de n’avoir point scindé leur vie, et de. ne s’être point laissé ballotter par le flot-changeant des événemens. Est-ce leur constance qui serait une épigramme ? Si les jeunes écoliers confidens de plaintes si éloquentes ont traduit avec profit leur de Viris, ils doivent avoir appris à admirer cette constance comme une vertu, et s’apprêter à l’imiter lorsque l’âge leur imposera ces devoirs de citoyens français et d’hommes du XIXe siècle dont nous espérons qu’on saura leur parler plus tard avec la dignité et la fierté convenables.

C’est une douleur pour nous de comparer cette susceptibilité maladive de quelques-uns de nos compatriotes à l’endroit des luttes politiques avec la mâle générosité que le peuple anglais apporte dans la vie publique. Le ministère de lord Derby, qui vient de clore la session de 1858 par un discours empreint d’un remarquable libéralisme, éprouve en ce moment les effets de cette justice politique qui sied si bien à une société libre. Certes la polémique des partis est ardente en Angleterre, elle s’emporte quelquefois jusqu’à des extrémités sauvages ; mais on n’entend jamais les robustes hommes d’état anglais se plaindre des fatigues de cette violente émulation et de cette noble guerre dont le bien et le progrès du pays sont l’objet et la fin. Aussi l’opinion, fortifiée par leur vaillante bonne humeur, finit-elle toujours par récompenser leurs efforts. C’est ce qui arrive en ce moment pour le ministère de lord Derby. Les organes de l’opinion qui l’avaient le plus maltraité pendant les luttes de la session s’accordent maintenant, après le combat, à reconnaître le mérite dont il a fait preuve dans la difficile conduite des affaires de l’Angleterre, et à lui tenir compte des qualités d’application et de persévérance à l’aide desquelles il est venu à bout de tant d’obstacles.

L’histoire du ministère Derby durant la session qui vient de finir peut se diviser en deux parties : le tableau de sa politique intérieure, et celui de sa politique extérieure. C’était dans la politique intérieure que dès son origine son existence paraissait devoir être promptement compromise. Il ne pouvait disposer que de deux cents voix assurées, celles du parti conservateur, dans la chambre des communes ; c’était avec cette minorité qu’il devait faire face à lord Palmerston sur des questions aussi difficiles que celles qui pouvaient naître de la conduite des affaires de l’Inde et de la reconstitution du gouvernement de cette immense colonie en révolution. Il a fallu une grande adresse pour manier, à travers de telles difficultés, une chambre des communes sur la majorité disciplinée de laquelle il n’était point permis de compter. Le ministère tory a été heureux, et surtout habile. Il a été favorisé par les circonstances; mais il a su surtout profiter des circonstances qui s’offraient à lui. Le principal mérite en revient au leader de la chambre des communes, à M. Disraeli. Nous connaissons peu de figures politiques plus curieuses que celle de M. Disraeli, et il n’y a peut-être pas eu de notre temps de carrière plus extraordinaire que la sienne. On peut dire que la fortune politique de M. Disraeli est un de ces romans comme il aimait à en composer dans sa jeunesse, un roman dont il a conçu le plan à l’âge de vingt ans, et qu’il écrit encore sur les pages de l’histoire contemporaine de l’Angleterre. Que d’impossibilités se dressaient entre ce romanesque ambitieux et sa chimère! Il voulait être chef de parti et ministre de la couronne d’Angleterre, et il avait l’origine la plus antipathique aux préjugés anglais écrite dans son nom même; il n’était qu’un homme de lettres, un journaliste, un romancier. Nous admirons ce qu’il a fallu d’application incessante, de talent assoupli, de patience allègre et d’opiniâtreté infatigable pour vaincre les difficultés d’un tel point de départ. Depuis que M. Disraeli, qui, lui, n’a jamais déclamé contre l’existence et la constance des associations politiques, eut reconstitué le parti tory après le déchirement de la majorité conservatrice de sir Robert Peel, on peut dire qu’il a fait pour ce parti les mêmes miracles de persévérance et d’énergie qu’il avait accomplis déjà pour sa carrière personnelle, et qu’il a conduit son parti comme il est parvenu lui-même à des succès inespérés. M. Disraeli avec son ancien parti, composé de protectionnistes, avait contre lui tout le courant de l’opinion libérale anglaise, et ce dédain et ce ridicule qui poursuivent si cruellement les causes qui ont succombé à une réforme aussi importante qu’une révolution. Cette grande et invincible persévérance a enfin reçu, au bout de douze ans, son salaire inattendu. L’opinion anglaise, touchée de ces efforts qu’aucun échec n’a découragés, qu’aucun dégoût n’a lassés, a fini par tenir un compte sérieux de M. Disraeli et de son parti. Et aujourd’hui, dans le gouvernement de la chambre des communes, M. Disraeli emploie l’art consommé de cette tactique insinuante et volontaire qu’il a acquis en vieillissant dans les luttes du parlement.

Un jeune homme, qui est une des espérances de l’Angleterre, le fils de lord Derby, lord Stanley, a secondé puissamment M. Disraeli dans la campagne qui vient de finir. Autant la carrière de M. Disraeli a été traversée d’obstacles, autant celle de lord Stanley s’est ouverte large et facile devant lui. Lord Stanley n’a pas seulement l’avantage d’être l’héritier d’un des plus grands noms et d’une des plus grandes fortunes de l’Angleterre, d’être le fils d’un des chefs de l’aristocratie qui a conquis les premières charges de son pays par une éloquence extraordinaire : il est lui-même un homme d’un rare talent, qui, par son application aux affaires et par la sincérité de ses tendances libérales, a obtenu dès ses premiers pas les sympathies du public. Lord Stanley et M. Disraeli sont considérés comme représentant dans le cabinet l’élément, le plus progressif du ministère. Ce caractère leur a gagné le concours des libéraux avancés et des radicaux dans les difficultés de la session, notamment pendant les discussions relatives à l’Inde, que lord Stanley a conduites avec un tact, une mesure, une connaissance des choses et une intelligence des dispositions de la chambre qui n’ont point été mises un seul instant en défaut. De leur côté, M. Disraeli et lord Stanley ont fait à l’opinion libérale des concessions marquées. On leur a su gré d’avoir aboli la qualification, en d’autres termes le cens d’éligibilité auquel étaient soumis les membres de la chambre des communes; ils ont vaincu les préjugés de leur parti, hostiles à l’admission des Juifs dans le parlement, préjugés qui avaient pour organes au sein du ministère le premier, le propre père de lord Stanley, lord Derby; le lord chancelier, lord Chelmsford, le ministre de l’intérieur, M. Walpole, etc. Enfin ils font espérer pour la session prochaine le règlement de la question des church-rates et un bill de réforme électorale.

Ces espérances données au parti libéral ont coïncidé avec des succès diplomatiques dont l’opinion anglaise a su grand gré au ministère de lord Derby. Il est inutile d’insister sur le tact avec lequel ce ministère a su ménager ses relations avec la France dans les circonstances délicates où il a pris le pouvoir. L’affaire des mécaniciens anglais retenus à Naples et de la restitution du Cagliari, rapidement terminée, était un avantage remporté devant le public sur lord Palmerston et lord Clarendon, qui l’avaient laissé traîner pendant plusieurs mois avec un décousu et une mollesse inexplicables. Le rapide apaisement du conflit américain a été accueilli avec une égale faveur. L’opinion reconnaît maintenant à lord Malmesbury, qu’elle avait bafoué impitoyablement en 1852, des titres sérieux à la direction de la diplomatie anglaise, titres consacrés aujourd’hui par une suite de négociations promptes, intelligentes et heureuses. Lord Malmesbury est secondé aux affaires étrangères par un homme nouveau, M. Seymour Fitzgerald, membre de la chambre des communes, dont il a gagné rapidement l’estime et la faveur par la netteté de son langage, par l’esprit clairvoyant et résolu dont il a fait preuve dans les discussions relatives aux affaires étrangères. Les choix qu’a faits d’ailleurs lord Derby pour les fonctions qui associent leurs titulaires au gouvernement sans leur donner accès dans le cabinet ont obtenu l’approbation générale; on aime en Angleterre à voir arriver de bonne heure aux affaires les hommes de talent. L’on y a toujours reproché aux whigs le cercle étroit de parens ou d’amis intimes dans lequel ils concentraient le gouvernement comme dans une coterie de famille. L’inconvénient de cette jalousie dans la distribution des fonctions politiques, c’est d’y éterniser des médiocrités ennuyeuses et de désespérer les hommes jeunes qui se vouent aux affaires publiques. Lord Derby n’est point tombé dans cette faute, trop souvent commise par les whigs. Outre M. Seymour Fitzgerald, il a introduit dans son ministère trois jeunes gens dont le public avait déjà reconnu le mérite : M. Hardy, lord Donoughmore et lord Carnarvon. C’est un de ses actes qui ont été le mieux vus. L’on s’accorde maintenant à reconnaître même dans la presse libérale, qui combat encore le cabinet tory, que ce ministère est fortement constitué, qu’il esc assis sur une large base (broad bottom), et qu’il réunit une association d’hommes d’un talent éprouve. Évidemment les whigs sont pour longtemps écartés du pouvoir, à moins qu’ils n’accomplissent sur eux-mêmes une triple régénération : il faut d’abord qu’ils se choisissent un chef qui puisse être reconnu par les diverses nuances du parti libéral; il faut ensuite qu’ils élargissent et renouvellent leur état-major en y admettant des hommes jeunes et nouveaux; il faut enfin qu’ils aient le courage de porter plus en avant le drapeau des réformes. Ce travail n’est point facile sans doute; il n’est point supérieur cependant à la résolution politique et à l’audace dont lord John Russell a fait preuve dans mainte occasion décisive pour sa carrière et pour son parti.

Le vent des réformes, ce souffle du progrès libéral qui tend partout à élever l’idéal humain, et qui dans ces dernières années, après l’affaissement de la France, s’était assoupi partout, ne s’est point endormi pour longtemps, et il nous en vient en ce moment une puissante bouffée du quartier de l’Europe qui était resté jusqu’à présent inaccessible à son heureuse influence. A l’heure où nous écrivons, la grande entreprise de l’abolition du servage fait en Russie un pas immense. On nous annonce de Saint-Pétersbourg la publication d’un ukase de l’empereur Alexandre II, par lequel la liberté entière serait accordée aux paysans des domaines de la couronne. La faculté de posséder leur serait moins octroyée que reconnue en des termes qui impliquent que, dans la pensée du gouvernement, elle existait de droit avant d’être proclamée. D’après les recensemens de 1853, les domaines de la couronne comprennent en terres cultivables une étendue de 88,916,000 hectares, et en forêts et steppes 119,765,000, ce qui forme un ensemble de 208,781,000 hectares, c’est-à-dire près de quatre fois la surface de la France. Cet immense territoire est habité par 1,271,690 hommes libres et 18,554,821 serfs, aujourd’hui affranchis, c’est-à-dire par une population totale de 19,826,511 âmes. Ces chiffres, plus éloquens que tout ce qu’on pourrait dire, donnent une idée de la révolution qui s’opère. Les domaines de la couronne ne forment point, en Russie, une masse compacte et isolée: ils se répartissent, dans des proportions à la vérité fort inégales, entre presque toutes les anciennes provinces de l’empire ; mais ils les pénètrent de tous côtés, et l’ancienne servitude va partout être coudoyée par la nouvelle liberté.

C’est au moment où les comités de la noblesse en sont encore à discuter la part du droit et celle du fait dans l’institution du servage, à étudier le principe de la liberté individuelle, à chercher les moyens d’en atténuer les conséquences, que l’empereur trancherait au vif tout ce qui était en question, sans restrictions, sans atermoiemens. Cette courageuse et brusque décision est de la prudence; il est pour les empires comme pour les individus des positions dont on n’écarte le danger que par de promptes et intrépides résolutions. Que pourront maintenant devenir les résistances de la noblesse entre la pression des exemples de l’empereur et celle de l’expansion populaire? La justice, l’humanité, ses intérêts les plus chers, lui commandent de céder; agir autrement serait susciter des troubles dont elle serait la première victime. Le pas décisif une fois fait, il n’y a plus à reculer. Heureusement pour la Russie ses populations sont moins vives et moins impressionnables que les nôtres ; la commotion électrique ne les fait pas tressaillir instantanément, et les distances qui les séparent amortissent bien des chocs. L’heure du réveil n’en a pas moins sonné, et tout ce qui languissait engourdi sera bientôt debout. La Russie serait en dehors des conditions de l’humanité, si cette grande révolution sociale pouvait s’opérer dans son sein sans aucun des déchiremens qui ont accompagné chez tous les autres peuples des crises semblables. Que va faire de sa liberté cette nation de serfs ? Le temps seul nous le dira. L’enfantement sera douloureux peut-être ; mais le résultat est assuré. À dater de ce jour, la Russie se réconcilie véritablement avec la civilisation, et il est impossible que, dans cette victoire de la liberté et de la dignité humaine, elle ne trouve point des garanties durables de prospérité pour ses peuples et l’accomplissement de ses grandes destinées.

La diplomatie entre en vacances ; les résultats de la conférence de Paris, que nous indiquions il y a quinze jours, ne tarderont point sans doute à être officiellement révélés au public. Pas d’incidens nouveaux du côté de l’Orient. Il n’y a plus que cette chicanière et entêtée confédération germanique qui ne veuille point goûter du repos général. Elle n’a point terminé encore sa querelle avec le Danemark. C’est sous l’influence de l’Allemagne que le Danemark paraît avoir étendu aux deux duchés la constitution commune, et c’est la confédération qui lui impose aujourd’hui l’obligation de ramener les duchés sous une constitution particulière. Il reste encore, pour mettre en pratique la concession à laquelle le Danemark a le bon sens de se résigner, des détails d’exécution à régler sur lesquels la diète fera bien de se montrer moins exigente. Il faut en effet que la diète prenne garde de ne point trop multiplier ses ingérences. La Hollande, à propos du Limbourg, se trouve dans une position à peu près semblable à celle du Danemark par rapport aux duchés. La Hollande s’émeut de ce qui se passe pour le Danemark, elle craint que les tracasseries de la confédération n’arrivent jusqu’à elle. Nous ne conseillerions point à l’Allemagne de justifier cette crainte. Le Limbourg est très heureux d’être représenté dans les chambres hollandaises, et ce serait une prétention par trop révoltante que de vouloir le faire rétrograder vers ces constitutions locales tant aimées par le parti des hobereaux allemands.

Tandis que nous inaugurions à Cherbourg un monument du génie et de la puissance militaire de la France, l’industrie et l’esprit d’entreprise accomplissaient sur l’Océan un de leurs plus merveilleux exploits. Le câble transatlantique était posé. C’est dans la rade de Cherbourg, à bord du Pera, au milieu des détonations de l’artillerie, que les membres de la chambre des communes ont appris ce grand événement. Si en ce moment quelque membre du parlement anglais avait conservé des sentimens d’amère jalousie à l’égard de nos travaux de Cherbourg, nous convenons qu’une nouvelle comme celle-là était bien faite pour consoler son amour-propre national. C’est aux victoires pacifiques et aux prodigieux miracles de l’industrie qu’appartiennent aujourd’hui la vraie grandeur et la vraie gloire. e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES

LE DERNIER DES PHILIDOR.


Dans l’économie de l’ancienne société, il n’était pas rare de rencontrer des familles nombreuses qui, de génération en génération, étaient restées fidèles à la profession qui avait fait la fortune ou la célébrité du premier fondateur. Dans les arts manuels surtout, dans le petit négoce, et même dans le commerce plus étendu, ce phénomène se reproduisait très fréquemment, car il était une conséquence et comme un prolongement des corporations et des jurandes qui formaient la base de l’organisation du travail. N’y avait-il pas des familles illustres vouées pour ainsi dire à la magistrature, à l’église, à l’armée, et dont le nom se confondait presque avec la fonction publique dans laquelle il s’était perpétué? Cette transmission de la profession paternelle devient plus difficile à mesure qu’on s’élève au-dessus du métier proprement dit : elle exige alors, pour se réaliser, un plus grand effort d’intelligence. Il y a eu cependant des familles de savans, telles que les Estienne, les Bernouilli, les Alde, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de citer. Dans les arts qui ont pour objet la manifestation du beau et l’expression de la vie morale, il semble moins aisé encore de léguer à son fils et de transmettre à sa postérité cette faculté plus ou moins grande de création qui constitue le véritable artiste. On peut citer toutefois des familles de peintres et de graveurs, les Carrache en Italie, les Vernet en France, et quelques pâles successeurs des maîtres vénitiens. La musique aussi a été cultivée par des générations d’artistes portant le même nom, et dont la plus considérable de toutes est celle des Bach, en Allemagne, qui remonte au XVIe siècle, et qui subsiste encore de nos jours. Dans ce clan de musiciens, de mérites si différens, s’élève, comme un chêne vigoureux dans un taillis, la figure imposante du grand Sébastien. Les Philidor forment en France une de ces dynasties d’artistes musiciens qui prend son origine au XVIIe siècle. J’en ai connu le dernier rejeton, et je voudrais esquisser la triste destinée de ce petit-neveu du célèbre joueur d’échecs du café de la Régence, qui a été, avec Duni, Monsigny et Grétry, l’un des créateurs de l’opéra-comique.

Le seul roi de France qui ait aimé et cultivé la musique fut le triste fils de Henri IV, qui a eu l’insigne bonheur d’être le père de Louis XIV. S’il fallait s’en rapporter aux historiens, et principalement au savant jésuite Kircher, non-seulement Louis XIII aurait fait des romances plus ou moins authentiques, mais il aurait composé une chanson à quatre voix : Tu crois, ô beau soleil, que Kircher a insérée dans sa vaste encyclopédie : Musurgia universalis. Quoi qu’il en soit du talent de compositeur de Louis XIII, chose toujours difficile à vérifier chez un roi qui a des maîtres de chapelle à son service, il est certain qu’il aimait la musique, et que sa cour était remplie de chanteurs et de joueurs de toute sorte d’instrumens. Vers le commencement du XVIIe siècle, il vint à Paris un jeune enfant, nommé Michel Danican, qui était du Dauphiné. Il s’était adonné à l’étude du hautbois et parvint à se faire entendre de Louis XIII, qui s’écria ravi : « J’ai trouvé un second Filidori. » C’était le nom d’un célèbre virtuose italien, de la ville de Sienne, qui avait charmé la cour de France quelques années auparavant. Michel Danican, sous le nom francisé de Philidor, qu’il a transmis à ses successeurs, fut admis au nombre des musiciens de la chapelle du roi. De ses deux fils, Michel, l’aîné, se distingua aussi sur le hautbois, et fut membre de la chapelle royale. Il a même composé la musique de quelques opéras-ballets, sorte de divertissemens qui ont précédé la création de l’opéra par Lulli. Le second fils du premier Philidor, André, qui entra à la chapelle comme joueur de viole, a laissé dans l’histoire un nom inséparable d’une collection précieuse de vieilles chansons françaises qu’il a copiées de sa main et dédiées à Louis XIV. Cette compilation, intéressante à plus d’un titre, se trouve à la bibliothèque du Conservatoire de musique de Paris, et renferme dans quelques volumes la musique originale de plusieurs comédies de Molière. Elle est souvent consultée par les curieux de nos jours, qui n’ont pas toujours la bonne foi d’avouer à quelle source prochaine ils vont chercher les raretés qu’ils éditent. Je passe rapidement sur cinq autres Philidor, tous musiciens, et parmi lesquels se trouve une cantatrice : je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur le plus célèbre de tous, l’auteur du Maréchal ferrant et de Tom Jones.

François Danican Philidor, issu d’un second mariage de Michel, troisième du nom, naquit à Dreux le 27 septembre 1727. Il fut admis tout jeune à l’école des pages de la chapelle, qui avait son siège à Versailles, où il fit son éducation musicale. Ses études terminées, Philidor alla s’établir à Paris, où il vécut, tant bien que mal, en donnant des leçons et en copiant de la musique pour les amateurs. Tous les ans, il se rendait à Versailles pour y faire exécuter un motet de sa composition à la chapelle du roi, où se trouvaient plusieurs membres de sa famille. Après plusieurs années de tâtonnemens et de distractions consacrées au jeu d’échecs, où il était devenu d’une force redoutable, après un voyage en Hollande entrepris pour se soustraire à des créanciers qui ont été la grande plaie de sa vie, Philidor retourna à Paris avec la résolution de se vouer au culte de l’art qui avait illustré sa famille. Le premier ouvrage dramatique que donna Philidor, après avoir vainement sollicité la place de surintendant de la musique du roi, fut Blaise le Savetier, opéra-comique en un acte, qui fut représenté avec succès au théâtre de la foire Saint-Laurent le 7 mars 1759. C’était l’année où Monsigny donnait aussi son premier essai, les Aveux indiscrets. Le Soldat magicien, joué en 1760, et le Jardinier et son Seigneur, représenté le 18 février 1761, donnèrent à la réputation de Philidor une physionomie particulière au milieu des compositeurs aimables entraînés par leur vocation vers l’opéra-comique, genre modeste, qui exigeait plus d’esprit et de sentiment que de savoir. Philidor était, après Rameau, le meilleur musicien français de son époque. Le Maréchal ferrant, opéra-comique en deux actes, représenté le 22 août 1761 et repris l’année suivante avec un grand succès, enfin Tom Jones, opéra-comique en trois actes, joué en l’année 1765, ont placé Philidor parmi les maîtres heureux qui ont le plus contribué à fonder un genre de spectacle où la musique, la gaieté du dialogue et le sentiment forment un ensemble d’effets tempérés qui a le privilège de plaire à la nation française. Philidor a écrit aussi plusieurs grands opéras : Ernelinde, en 1767, dont les chœurs sont restés célèbres ; Persée, poème de Quinault, réduit et remanié par Marmontel ; enfin Thémistocle, en trois actes, qui fut d’abord représenté à Fontainebleau le 3 octobre 1785, et l’année suivante à Paris. En 1777, Philidor fit un voyage à Londres, où il resta deux ans, et y fit paraître son grand traité du jeu d’échecs. On assure qu’il y gagna beaucoup d’argent à jouer aux échecs contre plusieurs adversaires à la fois. De retour à Paris, Philidor trouva Grétry maître de la situation et l’idole du public. Il n’essaya pas longtemps de lutter contre un rival de génie, et, après son opéra de Thémistocle, qui n’obtint qu’un succès d’estime, il se résigna à n’être plus que le premier joueur d’échecs de son temps. Il passait sa vie au café de la Régence, où il était entouré d’admirateurs et de disciples zélés. Inquiété par les troubles de la révolution, Philidor se réfugia à Londres, où il est mort le 30 août 1795. Comme Handel et le grand Sébastien Bach, Philidor est mort aveugle, ce qui ne l’empêchait pas de jouer aux échecs contre trois adversaires à la fois, et de gagner les trois parties qu’il menait de front.

On ne joue plus depuis longtemps les opéras de Philidor. Je n’ai jamais vu au théâtre aucun des ouvrages qui ont fait la réputation de ce compositeur distingué. J’ai lu quelques-unes de ses meilleures partitions, le Maréchal ferrant, Tom Jones, et plusieurs morceaux d’Ernelinde, qui, jusqu’à la fin de l’empire, faisaient encore partie du répertoire des concerts. Il y a de la franchise dans la musique du Maréchal ferrant, du rhythme surtout, et une certaine tenue de style assez rare parmi les musiciens d’instinct qui écrivaient alors pour l’Opéra-Comique. On pourrait citer de ce petit ouvrage, qui s’est longtemps maintenu au répertoire, l’air de basse de l’introduction : Chantant à pleine gorge, le trio piquant qui termine le premier acte, un air de soprano, un autre de ténor, petits morceaux où domine cette musique imitative qui a toujours été le côté faible de l’école française, et dont Grétry nous a donné la théorie dans ses mémoires. Dans Tom Jones, on remarque un très bel air de basse où sont reproduites avec verve et beaucoup de talent toutes les péripéties de la chasse. Dans ce genre de musique pittoresque, on n’a rien écrit de mieux que le morceau que je viens de citer. Il y a plus d’ampleur que de variété dans les chœurs de l’opéra d’Ernelinde, qui ont été pendant si longtemps l’objet de l’admiration des amateurs. Placé entre Monsigny, dont il n’a pas le naturel ni la sensibilité pénétrante, et Grétry, qui lui est supérieur par l’originalité et l’abondance des idées mélodiques, par la grâce, la verve et la souplesse de sa gaieté, Philidor, qui avait fait de meilleures études musicales que ses deux illustres contemporains, n’a pu, comme eux, survivre au temps qui l’a vu naître, et dans lequel s’est développé son talent, qu’on a beaucoup trop exagéré d’ailleurs. Aucun des ouvrages de Philidor ne pourrait être repris de nos jours avec quelque espoir de succès. La reprise du Déserteur, de Monsigny, a eu cent représentations il y a quelques années, et on ne cesse d’applaudir les mélodies touchantes de Richard Cœur de Lion, la grâce et la gaieté de l’Épreuve villageoise et du Tableau parlant, de Grétry. C’est qu’après tout il n’y a que le génie ou le sentiment qui intéressent la postérité, tandis que l’esprit et le talent ne dépassent guère les limites du siècle ou du pays où ils se sont produits. Le nom de Philidor restera pourtant dans l’histoire de l’art français comme l’un des fondateurs d’un genre de plaisir tout aimable et éminemment national, l’opéra-comique.

Le dernier rejeton de cette famille d’artistes, Alphonse Philidor, était l’arrière-petit-neveu du célèbre compositeur, dont les enfans avaient suivi une tout autre carrière. Il naquit à Paris vers 1816. Son père, employé à la préfecture de la Seine, mourut, aveugle comme son grand-oncle, il y a quelques années. Alphonse entra de très bonne heure au Conservatoire de Paris. Il s’y fit bientôt remarquer par son aptitude et sa docilité, et, après quelques années d’études, il remporta un premier prix de solfège. Admis dans la classe de Baillot, homme excellent, artiste du plus grand mérite, qui a formé cette admirable école de violonistes dont l’Europe ne conteste pas la supériorité, Philidor ne fut pas indigne des conseils d’un si grand maître, puisqu’il obtint une mention honorable au concours où le célèbre Artot, mort depuis en Amérique, sortit vainqueur de ses nombreux rivaux. Philidor, qui avait besoin de gagner promptement de quoi se suffire, ne persévéra pas davantage et se jeta résolument dans le courant de la vie parisienne. Il entra d’abord comme simple violon dans un de ces orchestres de petit théâtre, pépinières de musiciens et d’instrumentistes d’où sortent souvent des talens de premier ordre. Quel est le virtuose célèbre qui n’a pas fait l’apprentissage de la vie et de son art dans l’un de ces corps francs qui se tiennent au bas de la rampe de l’une des innombrables salles de spectacle qui remplissent Paris, les barrières et la banlieue? On formerait des orchestres excellens pour le monde entier, si l’on réunissait tous ces intrépides instrumentistes qui, pour trente ou quarante sous, vont chaque soir faire danser les hommes ou les chevaux, et qui, depuis le Théâtre-Français jusqu’aux scènes des Funambules ou du Luxembourg, remplissent les entr’actes de quelque joyeuse contredanse. On les voit pendant la durée de la pièce lire des journaux, un roman, des brochures, tout en dévorant un petit pain, qui ne les empêche ni de dormir ni de rêver à la gloire. Philidor fit largement l’expérience de cette vie de joyeuse misère. Il s’éleva même jusqu’au rang de chef d’orchestre d’un petit théâtre, où il acquit l’habitude de conduire ses confrères et d’accompagner les chanteurs. C’est là, je crois bien, qu’il fut remarqué par un homme intelligent, M. Colleuil, alors directeur de la troupe de comédiens et de chanteurs qui desservait les villes d’Orléans, de Blois et de Tours. Après quelques années d’une existence vagabonde, mais laborieuse, pendant lesquelles Philidor donna des preuves de talent tant comme violoniste que comme chef d’orchestre, le hasard le conduisit à Vendôme, qui faisait partie de la circonscription théâtrale de M. Colleuil. Il se fit entendre dans deux représentations publiques, où il exécuta pendant l’entr’acte le cinquième air varié de M. de Beriot. Son jeu facile, brillant, plein d’élégance et d’une irréprochable justesse, fut vivement apprécié par le public. On fit à l’artiste des propositions honorables pour l’attacher comme professeur de violon au collège de Vendôme. Le dernier des Philidor se laissa séduire par la perspective d’une vie plus calme que celle qu’il avait menée jusqu’alors et par les douceurs d’un bien-être plus certain. Il accepta les offres qu’on lui faisait, et se fixa à Vendôme en 1835. C’est là que je l’ai connu.

Vendôme, dans le département de Loir-et-Cher, est l’une des rares petites villes de France qui ont un nom dans l’histoire générale du pays. Elle est fort ancienne, et, comme on dit, son origine se perd dans les ténèbres du temps. Dès le moyen âge, Vendôme eut des princes renommés, une abbaye de bénédictins, qui remonte au XIe siècle, et dont les annales s’entremêlent constamment avec celles de l’église. La ville possède un beau temple du style gothique fleuri du XVe siècle, qui est classé parmi les monumens historiques, l’église de la Trinité, les restes d’un château fort, qui a joué un rôle important dans l’histoire de la monarchie, et que Henri IV n’a pu prendre qu’à coups de canon, enfin un collège célèbre, fondé en 1620 par César de Vendôme, le bâtard de Henri IV et de la belle Gabrielle d’Estrées. Les derniers ducs de Vendôme descendent de cette branche vigoureuse de Henri IV, et parmi eux on remarque le grand capitaine qui a raffermi Philippe V sur le trône d’Espagne. Après la mort du généralissime de Philippe V, Vendôme et ses dépendances furent réunies à la couronne en 1712.

Le collège où Philidor se vit accueilli comme professeur de violon a joui d’une grande réputation, surtout pendant la révolution et les dix premières années de ce siècle. Il fut pendant longtemps dirigé par les oratoriens, qui, appelés en 1620 par César de Vendôme, s’installèrent dans un ancien bâtiment reconstruit depuis, et dans lequel existait un hôpital de Saint-Jacques, dont le nom se trouve mentionné dans plusieurs vieilles chroniques. Les oratoriens y instruisirent avec succès une nombreuse jeunesse jusqu’à la suppression des ordres religieux par l’assemblée constituante. Alors deux anciens oratoriens sécularisés, MM. Dessaignes et Maréchal, qui avaient embrassé avec ferveur les idées des temps nouveaux, prirent la direction du vieil établissement de Vendôme. Secondés par les meilleurs professeurs qu’ils purent trouver parmi les débris des anciennes corporations enseignantes, ils menèrent à bien leur entreprise et furent largement récompensés de leurs efforts. Après la mort des deux associés, M. Maréchal-Duplessis, fils de l’un d’eux, homme distingué, qui a été un brillant élève de l’ancienne école normale supérieure, prit à son tour la direction du collège de Vendôme, qu’il a conservée, à travers des fortunes diverses, jusqu’en 1847, année où ce bel établissement fut érigé en collège royal. L’ancienne. Institution des oratoriens prospère aujourd’hui sous la main de l’état comme par le passé, tandis que le fameux collège de Pontlevoy, qui est dans le même département, ne peut se soustraire à l’influence cléricale. Il est sorti du collège de Vendôme un grand nombre d’hommes distingués dans toutes les carrières. Le trop fameux Fouché, de Nantes, n’a-t-il pas professé les mathématiques au collège de Vendôme quelques années avant la révolution ! Le duc de Chartres, devenu depuis le sage roi Louis-Philippe, se trouvait en garnison à Vendôme en 1789, où il sauva un homme qui se noyait dans le Loir. La population, reconnaissante de cet acte de dévouement, lui décerna une couronne civique, et le prince parut devant une réunion de citoyens où il jura de rester fidèle aux principes de la révolution qui se préparait alors à régénérer le monde. Il a prouvé, par les dix-huit années de paix et de grande liberté qu’il a données à la France, que ce serment de sa jeunesse était l’expression sincère de son âme. C’est à Vendôme aussi qu’en 1796 ont été jugés par la haute cour nationale, condamnés et puis exécutés, Babeuf et les partisans de ses tristes doctrines. Faut-il rappeler d’autres noms d’hommes diversement célèbres sortis du collège de cette ville, MM. Decazes, Dufaure et Balzac, qui a placé à Vendôme la scène de plusieurs de ses romans, entre autres celle de Louis Lambert ? J’allais presque oublier de citer la grande réputation littéraire de ce joli pays, Ronsard, prince des poètes français et gentilhomme vendômois, comme il se qualifiait lui-même. Il est né dans le château de la Poissonnière, situé à deux lieues de Montoire, petite ville du Bas-Vendômois.

L’an que le roi François fut pris devant Pavie,
Le jour d’un samedy, Dieu me presta la vie
Le onzième de septembre, et presque je me vy,
Tout aussitôt que né, de la parque ravy.

Ce château de la Poissonnière, où Ronsard est venu au monde, comme il le dit, le 11 septembre 1524, l’année même où François Ier fut fait prisonnier à la bataille de Pavie, est aujourd’hui la propriété d’un homme de goût, qui l’a fait restaurer dans le style de l’époque où il était la résidence de ce poète qui a failli détourner la langue de Marot, de Rabelais, de Montaigne, de Molière et de Voltaire, de son cours naturel. Ronsard a perdu heureusement son grec et son latin à cette œuvre ingrate, et il n’a laissé après tout que le nom pompeux d’un réformateur qui a méconnu l’esprit de son temps et de son pays. On pourrait citer bien des politiques qui n’ont pas été plus heureux dans leurs projets de réaction que le chantre fastueux de la Franciade. On trouve encore dans la population vendômoise quelques gouttes du sang de Henri IV, et même de Racine, ce qui paraît plus étonnant; on voit que c’est une terre privilégiée, qui se rattache à l’histoire générale du pays par de nombreuses ramifications.

La situation de Vendôme est délicieuse. Placée au pied d’un château féodal dont les ruines pittoresques s’aperçoivent de loin et dominent le paysage, la ville, qui avait été primitivement enfermée par des fossés et des remparts, s’étend et s’éparpille dans une jolie vallée qui va s’élargissant jusqu’à Montoire et de Montoire Jusqu’à Château-du-Loir, à dix lieues de distance. Les deux collines qui enferment la vallée, et que le regard embrasse sans efforts, sont chargées de vignobles, de hameaux et de jolies maisons de plaisance qui sourient au voyageur. Le Loir, qui coule paisiblement le long de la vallée, au bas de l’une des deux collines dont il reflète la végétation, est une jolie rivière aux eaux calmes, transparentes et fécondes pour les riverains. Le caractère de ce gracieux pays, situé au centre de la France, n’est ni l’activité bruyante de l’industrie compliquée des grandes villes, ni le mouvement sérieux du commerce extérieur, ni l’aspect plantureux des provinces grasses et fortes des extrémités du pays, telles que la Normandie, la Lorraine, l’Alsace et le Dauphiné. Une terre facile et douce au laboureur, une activité contenue par l’absence de grands besoins, de l’aisance sans richesses, un bien-être assez général, de la mollesse et des passions modérées comme le climat, voilà ce qui constitue la physionomie morale et physique du Vendômois, qui tient beaucoup de la Touraine, dont le Tasse a si bien dessiné la population il y a trois cents ans.

Alphonse Philidor fut accueilli avec bienveillance par la société de la ville de Vendôme. Indépendamment de la rétribution fixe qu’il recevait de l’administration du collège, il eut un grand nombre de leçons particulières qui rendirent sa position agréable et sûre. Il était reçu dans les meilleures maisons, choyé et bien vu de tout le monde. On appréciait son talent, on aimait sa personne et son caractère facile, qui était celui d’un joyeux enfant de Paris, prompt à s’amuser de tout, et que rien n’attriste. Il était d’une taille ordinaire, svelte, étourdi, d’une physionomie vive, qui promettait plus d’esprit qu’il n’y en avait au fond de sa frêle intelligence. Il ne savait guère que la musique, qu’il avait étudiée plutôt en virtuose qu’en homme qui veut en connaître tous les principes. Il ignorait à peu près l’harmonie, et n’avait que de vagues notions des lois de la composition. Il lisait imperturbablement et rapidement la musique des autres, qu’il rendait avec goût lorsqu’elle était appropriée aux moyens de son exécution brillante, facile, et plus gracieuse que forte. Il manquait d’énergie dans son coup d’archet et de passion dans l’expression des chefs-d’œuvre des maîtres lorsqu’il avait la témérité de les aborder, ce qui était rare, parce que Philidor était modeste et ne visait pas plus haut que ne le permettait la nature de son talent. Ce talent, qui était réel, était plus à l’aise dans la musique de fantaisie, dans les compositions des virtuoses modernes qui exigent de la grâce, du sentiment, plus que du style, de la force et de la sonorité. Philidor était surtout un excellent professeur d’accompagnement, un maître soigneux, patient et clair dans ses démonstrations. Il joignait à ces qualités celle non moins précieuse de ne jamais importuner ses élèves des fruits de ses veilles et de son inspiration. Il se rendait justice, et il ne croyait pas, comme tant de médiocrités qui affligent le commerce de Paris de leurs productions infimes, que, parce qu’il avait un talent de virtuose aimable, il eût pour cela le droit de prétendre à la plus haute faculté de l’art, celle de la composition.

Philidor, dont la position était solidement établie, se maria en 1836 avec une jeune et très-jolie personne de Vendôme, qui ne manquait pas d’un certain talent sur le piano. Ce mariage, qui se fit sous les auspices d’une femme d’esprit et de cœur, Mlle Soye, n’eut pas tous les bons résultats qu’on pouvait en espérer. Les premières années cependant furent heureuses et brillantes. Ils étaient jeunes tous deux et paraissaient bien assortis. Ils aimaient le plaisir et se rendaient agréables à la société vendômoise, qui leur témoignait une véritable sympathie. Tous les ans, ils donnaient un concert fructueux où les familles distinguées de la ville et des environs s’empressaient de se rendre. Accueillis partout avec une extrême bienveillance, la vie leur souriait, et chacun semblait avoir à cœur de leur en faciliter le cours. Quoique Vendôme soit un ancien nid de moines, car il y en avait de tous les ordres, de toutes les couleurs et de tous les sexes, on y aime le plaisir. A l’époque dont je parle, la société de cette petite ville, dont la population ne s’élève pas à plus de huit mille âmes, présentait une réunion de personnes éminemment remarquables par la culture de l’esprit, par le goût et l’urbanité des manières. Pourquoi ne citerais-je pas M. de La Porte, dont l’esprit aimable et le caractère facile attiraient à son beau château de Meslay, une véritable oasis, tout ce qui avait quelque mérite, sans acception d’opinion ; M. Adrien de Sarrazin, esprit fin et causeur aimable, dont le recueil de nouvelles publié sous l’empire, le Caravansérail, n’est peut-être pas entièrement oublié ? Femme de talent et d’imagination, d’un cœur chaud et généreux, Mlle Soye groupait facilement autour d’elle tout ce qui s’élevait au-dessus du vulgaire. De grands artistes venaient la visiter et se trouvaient heureux de mériter son approbation éclairée ; nous citerons entre autres M. Ernst, violoniste éminent dont la réputation s’étend dans toute l’Europe. Mlle Soye était fort liée avec M. de La Porte, qui avait pour elle une véritable affection, et avec Mme Auguste de Tremault qu’il suffit de nommer pour donner l’idée d’une de ces natures d’élite qui s’imposent tout naturellement à l’estime et à l’admiration des hommes. C’est au milieu de ce monde très choisi que vivait aussi M. Maurice de Saint-Aguet, à qui l’on doit cette gracieuse inspiration du Fil de la Vierge, qu’il m’est presque interdit de louer. Voilà quels étaient les principaux représentans de cette agréable société de Vendôme au milieu de laquelle Philidor et sa femme apparaissaient comme des enfans gâtés dont on aime jusqu’aux défauts.

Ils vécurent ainsi heureux pendant plusieurs années, lorsque la faible intelligence de Philidor parut se troubler. Il contracta des besoins de luxe parfaitement inutiles dans la position modeste qu’il occupait. Il devint joueur, et, moins heureux que son grand-oncle, il perdait des sommes qui dépassaient les ressources qu’il avait pour les payer. D’autres disgrâces ne tardèrent point à s’accumuler sur ce pauvre artiste, que tout le monde cherchait à sauver du naufrage. Sa femme mourut, et il resta seul, pauvre et déjà déconsidéré, avec quatre enfans. Il essaya de lutter contre le courant qui l’entraînait à sa perte, et un nouveau mariage, qui menaça de le compromettre gravement, ne fit que précipiter sa chute. Toutes les maisons se fermèrent alors devant le malheureux Philidor, même celle de Mme de Tremault, qui fut la dernière à prendre cette détermination douloureuse. Il lui fallut quitter Vendôme. Philidor se réfugia à Blois vers la fin de l’année 1847. Il fut accueilli dans cette ville mieux encore qu’il ne pouvait l’espérer. Il y trouva des élèves et des protecteurs qui s’intéressèrent à lui, et qui cherchèrent à le tirer de l’abîme où il était tombé. Malheureusement il était trop tard. La secousse avait été trop forte pour ce caractère débile, et Philidor n’avait jamais eu une conscience bien nette de l’abjection qui l’enveloppait de toutes parts. Adonné à des habitudes grossières, il perdit le peu de raison qui lui restait, et il dut être enfermé dans la maison des aliénés de Blois. On l’y traita avec beaucoup d’égards et de douceur, car sa folie était des plus bénignes. Philidor avait la liberté d’aller donner des leçons en ville accompagné d’un domestique, qui avait surtout pour mission de l’empêcher de boire du vin ou des liqueurs. Dans l’intérieur de l’établissement d’aliénés, Philidor se rendait utile en jouant du violon devant ses compagnons d’infortune, parmi lesquels il avait organisé des concerts périodiques qui attiraient même les amateurs du dehors. On sait que la musique a une très grande influence sur les aliénés; depuis que cette triste maladie de la pauvre espèce humaine est devenue un objet particulier d’étude, la science a cru y trouver un moyen puissant de diversion bienfaisante et souvent aussi de guérison. Philidor passa plusieurs années, entouré de soins délicats, dans cette maison, où venaient le visiter de temps en temps quelques personnes de Vendôme qui lui avaient conservé de l’affection. Il paraît que son talent n’avait rien perdu de la grâce et du charme qui l’avaient distingué autrefois. Un homme de goût, M. L’abbé Pornin, qui n’est point étranger à la musique ni à l’art de jouer du violon, allait souvent entendre Philidor, qui, il travers les lueurs de sa faible raison, retrouvait parfois les inspirations de ses beaux jours. Cependant les ombres s’épaississaient dans ce cerveau troublé par tant de vicissitudes. Il vécut encore quelque temps comme une larve errante, et puis il s’éteignit dans l’automne de l’année 1854, âgé de trente-huit ans.

Ainsi finit un artiste de mérite, un violoniste d’un talent plein de charme et de facilité, qui avait été un élève distingué de Baillot, et qui portait un nom illustre, l’arrière-petit-neveu de Philidor, l’un des créateurs de l’opéra-comique.


P. SCUDO.



Mission de la Chine et du Tonkin[1]


Les pères de la compagnie de Jésus se proposent de publier les voyages et travaux des missionnaires de leur ordre. Ils ont déjà fait connaître la Mission de Cayenne et de la Guyane française[2]; leur seconde publication est consacrée à la Mission de la Cochinchine et du Tonkin. C’est une œuvre qui doit devenir considérable, car il n’est pas besoin de rappeler que les jésuites se sont montrés à peu près partout, qu’ils ont transporté sur tous les points du globe, à travers des fortunes bien diverses, leur ardeur de prédication et leur ambition de propagande, enfin que, dociles à la voix de l’illustre fondateur de leur compagnie, ils ont lancé dans toutes les directions, au plus épais de la mêlée païenne, leurs bataillons militans. Si donc ils entreprennent aujourd’hui de raconter la vie et les travaux des pères qui ont ouvert la route des missions, ils ont devant eux une lourde tâche.

Lors même que l’on ne trouverait dans ces récits que la description de nombreux actes d’abnégation et de courage, et le tableau fréquemment répété des martyres subis pour la cause du christianisme, cela suffirait pour la satisfaction des âmes pieuses qui recherchent les lectures édifiantes. A un point de vue plus général, ces mêmes récits, tout imprégnés des idées de dévouement et de sacrifice, présentant l’image du renoncement le plus complet aux œuvres et aux joies du monde, peuvent ne pas être inutiles au milieu d’une société où les soucis matériels prennent chaque jour une plus large place. Il y a là un contraste salutaire, dont il ne faudrait certainement pas exagérer l’influence, mais qui n’en a pas moins, à titre de protestation ou d’exemple, une certaine portée. Indépendamment des avantages en quelque sorte spirituels que présente ce genre particulier de littérature, un intérêt historique s’attache aux mémoires des missionnaires, de la compagnie de Jésus ou des autres ordres, qui ont exercé dans les régions les plus lointaines de l’Asie et du Nouveau-Monde leur courageux apostolat. Il y a des contrées, en Asie surtout, dont nous ne connaissons la géographie que par les travaux ou seulement même par les correspondances familières des missionnaires; il en est dont la politique intérieure et extérieure ne peut être sainement comprise que si l’on étudie parallèlement pour ainsi dire l’histoire des missions catholiques qui s’y sont établies, histoire très variée, pleine d’alternatives et d’incidens, mélangée de triomphes éclatans et de sanglans revers.

Ce sont peut-être les pays visités par les disciples de saint Ignace qui ont vu le plus souvent leur histoire influencée par la présence des apôtres de la foi. Au Japon, en Chine, en Cochinchine, à Siam, les noms de missionnaires jésuites se trouvent mêlés à de graves événemens politiques, à des révolutions, à des actes de diplomatie. — Voilà bien, s’écrieront les malveillans, la preuve de cette ambition persévérante, de cet ardent désir de domination qui a toujours entraîné dans les intrigues de la politique les milices de la compagnie de Jésus ! — Non, répondront les esprits plus calmes et mieux instruits des faits: n’allez point, sur de pareils indices, intenter le procès aux jésuites. Ce n’est point l’ambition politique qui les a poussés aux extrémités de l’Asie. Le singulier intrigant que le père Alexandre de Rhodes, fondateur de la mission du Tonkin! Ce n’est pas non plus leur intrusion volontaire et réfléchie dans les affaires intérieures des états de l’extrême Orient qui a successivement élevé si haut et ramené si bas leur fortune. C’est au caractère particulier de leur apostolat, à leur intelligence supérieure, à leur esprit de résolution, c’est à leurs qualités énergiques mises au service de la foi qu’il convient d’attribuer la grande part qu’ils se sont faite partout où ils ont passé, tour à tour ministres des souverains asiatiques, ou expulsés, ou martyrs. Les autres congrégations qui ont concouru avec les jésuites à la prédication du catholicisme n’ont pas déployé moins de vertu; elles n’ont pas été moins braves devant le péril, mais elles ont été en général plus sages, et dans l’intérêt même de la foi elles se sont montrées moins aventureuses. Voyez le père Tissanier, un jésuite du XVIIe siècle, s’embarquant pour le Tonkin : « Le bâtiment était si petit, si frêle, si mal équipé, qu’il faisait peur à tous ceux qui le voyaient dans le port. Il n’avait pour toute artillerie qu’une misérable pièce de fer, pour voiles que deux vieilles nattes, et pour ancres que deux pièces de bois. Le pilote avait la réputation de faire ordinairement naufrage, et les mariniers étaient si peu entendus, qu’ils ne savaient ni manier le gouvernail ni abattre une voile, etc.. » Voilà le disciple de Loyola; il se met en route par tous les temps, il ne choisit guère le bateau ni le pilote, et comme il s’expose sans cesse au naufrage, il n’est pas surprenant qu’il lui arrive parfois de se briser contre l’écueil.

De 1615 à 1783, les jésuites ont eu des missionnaires en Cochinchine, et de 1626 à 1788 au Tonkin; mais dès 1659, ces deux états, classés dans la géographie du catholicisme, avaient formé le siège d’un vicariat apostolique, institué « en faveur de MM. des missions étrangères. » Les jésuites n’y étaient donc plus, du moins aux yeux de l’église, dans une situation prépondérante; leurs travaux cependant ne perdirent rien de leur activité. Il y a là dans le livre qui vient d’être publié, une lacune, comblée tout au plus par quelques réticences indiquant que l’harmonie ne régna pas constamment entre les évêques et les jésuites. On dit bien que l’institution d’un vicariat pour le Tonkin et la Cochinchine a été provoquée par le père de Rhodes, d’après les instructions émanées des supérieurs de la compagnie de Jésus; mais il est probable que ce n’était point en faveur des pères des missions étrangères que cette création était proposée. De là sans doute les préventions, les malentendus, que l’on se borne à déplorer, sans entrer dans aucun détail. Ces débats entre les divers ordres religieux dans les régions de l’Indo-Chine n’ont occupé, on le sait, que trop de place dans l’histoire des missions.

Les publications que la compagnie de Jésus vient d’entreprendre sur les voyages et les travaux de ses missionnaires doivent servir de complément aux Lettres édifiantes. Les récits des persécutions et des martyres s’y rencontrent donc très fréquemment, et offrent à l’admiration des fidèles le courage des apôtres ainsi que la persévérance des néophytes indigènes. On ne doit pas non plus s’étonner d’y lire un grand nombre de miracles. Nous pensons pourtant, sans manquer à la révérence due aux choses saintes, que puisque ces écrits sont extraits de plusieurs correspondances ou mémoires laissés par les anciens missionnaires, on aurait pu résumer davantage quelques-unes de ces manifestations miraculeuses. Nous ne voulons pas insister sur ce point plus qu’il ne convient, et nous nous bornons à exprimer le regret que, même dans une œuvre principalement destinée à être édifiante, les habiles rédacteurs du texte, les pères de Montezon et Estève, n’aient point saisi l’occasion de faire entrer un plus grand nombre de renseignemens sur les mœurs, sur les usages et sur la politique de la Cochinchine et du Tonkin. Les jésuites assurément en savent plus qu’ils n’en disent, et nous ne voyons pas ce qui a pu les empêcher de multiplier les indications semblables à celles qui se trouvent parfois dans la relation du père Tissanier. Cette relation nous donne un tableau du Tonkin au XVIIe siècle, et au milieu de réflexions parfois naïves se dégagent des informations curieuses sur le gouvernement de ce pays, sur les coutumes politiques ou religieuses, sur les fêtes de la cour, etc. Les autres extraits sont à peu près dépourvus de ce genre d’intérêt, et ils n’ont que la valeur qui s’attache à la lecture d’un livre de piété. On peut se montrer plus exigeant à l’égard d’une compagnie qui possède des archives si précieuses, et qui compte dans ses rangs tant d’esprits distingués. Nous oserions, pour les ouvrages qui doivent faire partie de la collection, proposer pour modèles quelques-uns des traités qui composent la série des Mémoires concernant les Chinois. Nous demanderions même qu’un choix de ces Mémoires fût réimprimé. C’est un monument scientifique, littéraire, historique, qui laissera une trace ineffaçable du passage des missionnaires jésuites en Chine. Tout ancien qu’il est, il n’est point dégradé. Il serait digne des jésuites de le remettre en lumière par une nouvelle édition : ils honoreraient ainsi la mémoire de savans et pieux missionnaires qui ont répandu un vif éclat sur les travaux de leur ordre.

Disons, en terminant, que le livre sur la Mission de la Cochinchine et du Tonkin présente, malgré ses lacunes, un intérêt particulier dans les circonstances actuelles. « En face des graves événemens dont les mers de Chine viennent d’être le théâtre et dans l’attente de ceux qui peuvent s’y accomplir dans un prochain avenir, on est porté généralement à interroger l’histoire, à lui demander des renseignemens sur les lieux où notre France semble appelée à jouer un rôle guerrier ou pacifique, mais toujours glorieux. » C’est ce qui, d’après la déclaration des pères de Montezon et Estève, a déterminé la publication immédiate du livre. On doit aux mêmes pères un résumé des notions géographiques que l’on a recueillies jusqu’à ce jour sur la Cochinchine et le Tonkin.


C. LAVOLLEE.


La susceptibilité proverbiale des poètes se manifeste en vérité tous les jours. A quelques lignes de notre revue littéraire du 1er août un des écrivains qui s’y trouvent nommés, M. Sébastien Rhéal, juge à propos de répondre par voie d’huissier. Quels. gros péchés avons-nous donc pu commettre en quatre lignes? Nous aurions méconnu la pensée, travesti les expressions de l’auteur, qui nous reproche surtout d’avoir rapproché perfidement deux passages de son recueil, l’un où il invoque le « pudique amour, » l’autre où il est question de « cimenter un glorieux festin. » M. Rhéal, qui tient à être le poète de l’amour pudique, se montre blessé de ce rapprochement irrévérencieux. Il affirme que la nature de ses vers est purement sociale, qu’il éprouve sincèrement les sentimens qu’il exprime, et nous n’entendons pas le contester. Sommes-nous donc coupables des malignes intentions qu’on nous prête? Peut-on induire de nos paroles que M. Rhéal ne justifie pas cette réputation de poète très pudique à laquelle il semble prétendre? Dieu nous garde de méconnaître à ce point les limites et les convenances de la critique! Si l’écrivain nous lisait avec des yeux moins prévenus, il reconnaîtrait que ce n’est nullement son caractère, mais son style que nous avons voulu mettre en cause, et comme des citations textuelles ne peuvent en rien affaiblir, sur ce terrain, la valeur de nos objections, nous n’hésitons point à reproduire intégralement ici les vers auxquels la critique faisait allusion :

— Ils regardaient danser une hétaïre au bal...
Elles avaient l’amour dont le miel les abreuve,
Mais non l’amour du beau, ni du national...
— Amour, pudique amour, conduis-moi, séraphin...
— Car tu viens cimenter le glorieux festin
Qui doit régénérer le vieux monde en déclin...


Maintenant nous engageons nos lecteurs à comparer notre critique avec le livre qui en a été l’objet. — Il résulte de tout ceci que la Revue aurait raison de ne pas s’occuper de certaines productions, et certes ce n’est pas elle qui y perdrait.


V. DE MARS.

  1. Paris, Charles Douniol, éditeur, 1858, 1 vol. in-8o.
  2. A la même librairie, 1 vol. in-8o.