Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1858
31 juillet 1858
L’indolente monotonie qui semble être la divinité de l’heure présente ne saurait éteindre en nous les préoccupations prévoyantes auxquelles nous essayons de donner une expression libre et modérée. Aussi ne nous lasserons-nous point de revenir aux grandes questions qui ont été récemment posées. Aux avertissemens que nous avons donnés sur la nécessité de concessions libérales, aux vœux que nous avons formés, l’on a répondu par des diversions qui sont de véritables anachronismes. L’on s’efforce de nous représenter comme les défenseurs du dogme subtil de la théorie parlementaire, — le roi règne et ne gouverne pas, — en opposition au principe du régime actuel, qui consacre l’initiative et la responsabilité exclusive du chef du pouvoir. On nous fait en vérité trop d’honneur. Nous n’avons point la prétention de nous ériger en critiques de la constitution actuelle, et nous n’avons nul goût, même pour une polémique d’été, à nous hasarder dans la région des paroles gelées. Si l’on ne veut point donner satisfaction aux besoins de progrès libéral dont nous sommes les organes, on fera bien de nous intimer d’autres fins de non-recevoir.
Plus modestes et plus pratiques qu’on ne voudrait le faire croire, nous avons pris notre point de départ dans le présent, et nous avons tiré nos conclusions de prémisses contenues dans la constitution. La constitution, nous n’avons pas nous-mêmes essayé de la regarder sous son voile, nous ne nous permettons point de telles familiarités ; nous nous sommes contentés de croire ce que disaient d’elle les heureux privilégiés qui la promènent à leur bras. Que disaient-ils ? Que le mouvement politique de la France actuelle a deux leviers, l’initiative du chef du pouvoir et l’opinion souveraine, « l’opinion qui remporte toujours la dernière victoire. » Ils disaient cela sérieusement ; nous avons voulu et nous voulons le croire sérieusement. Nous avons demandé en conséquence que, conformément à l’esprit de la constitution, l’opinion ne fût point une souveraine en tutelle. Nous demandons que les manifestations de l’opinion par la presse soient protégées par des garanties régulières. Nous demandons la réforme de la législation actuelle de la presse, et nous ne réclamons point cette restitution de la liberté au nom d’une thèse de philosophie ou de rhétorique; nous la demandons comme un complément logique de la constitution, nous la demandons surtout au nom des intérêts pratiques du gouvernement et de la société.
Certes c’est l’heureuse vertu de ce mot de liberté, de n’être point seulement une de ces expressions philosophiques qui parlent à la raison : il résonne dans les cœurs et y réveille toujours de fraîches et généreuses émotions. Meurtris et fatigués par la tyrannie saccadée des événemens, nous nous rendons du moins ce témoignage d’avoir gardé à la liberté toute la naïveté d’un jeune enthousiasme; mais nous savons nous conformer à la fortune des temps. Ce siècle n’est plus jeune. Ce ne sont point des amans qu’il s’agit de conquérir à la liberté, ce sont des amis clairvoyans et intéressés. La liberté a aujourd’hui pour auxiliaire le simple bon sens, et pour clientèle les intérêts positifs. Cet auxiliaire et ces cliens suffisent pour la faire triompher.
L’empereur Napoléon, parlant du gouvernement constitutionnel, qu’il cherchait à fonder pendant les cent-jours, disait avec son énergique et pittoresque bon sens qu’il faut deux forces pour faire marcher un navire, la force de propulsion et la force de résistance, et qu’un esquif qui n’obéirait qu’à une seule impulsion ne serait plus qu’un simple ballon à la merci du vent, sans direction et sans contrôle. C’est dans le développement de la liberté, en d’autres termes dans la prompte organisation des garanties régulières de la manifestation des opinions, que le gouvernement actuel doit chercher l’appui de cette seconde force dont Napoléon signalait avec tant de justesse la nécessité. Ce serait faire preuve d’une singulière myopie que de se figurer que le gouvernement actuel, avec toute sa puissance, n’a rien à acquérir dans la voie que nous indiquons. Il est deux choses qu’il importe de ne point confondre dans les conditions d’existence d’un gouvernement. Il y a d’abord le principe de ce gouvernement et le degré d’adhésion qui unit la nation à ce principe ; il y a ensuite le mécanisme d’institutions à l’aide duquel il conduit les affaires du pays : en deux mots, son établissement et son action. On ne se douterait guère, en lisant depuis sept ans les journaux qui se sont décerné la mission de défendre les institutions actuelles, que ces organes de l’opinion aient soupçonné la réalité et l’importance de cette distinction. Toutes leurs apologies ont pour objet l’établissement du régime actuel; toutes leurs polémiques se réduisent à une acclamation prolongée sans fin. On dirait, à voir l’infatigable uniformité de leurs efforts, que nous sommes encore au jour de la proclamation de l’empire. Sans parler de la forme insipide de cette éternelle adulation, ce système, qui sans cesse ramène tout à l’établissement du régime actuel, pourrait passer pour peu habile; mais il manque surtout, et c’est la seule chose qui nous regarde, de clairvoyance. Les affaires publiques marchent en effet et ont beaucoup marché depuis 1852 ; les institutions ont, depuis leur établissement, gouverné et administré les affaires du pays. C’est l’action quotidienne des institutions qui devrait principalement intéresser désormais tous ceux qui ont le droit et le devoir de s’occuper des affaires publiques. C’est l’action des institutions qui réclame le jeu de ces deux forces, destinées à se combiner par l’émulation, la lutte et le contrôle, et que Napoléon cherchait à organiser en 1815. C’est là qu’il faut porter ses regards aujourd’hui; c’est là, nous le croyons, que l’intervention de la liberté est indispensable, là qu’il faut introduire l’opinion. protégée dans ses manifestations assidues par des garanties plus dignes de la France et plus conformes aux droits naturels de l’esprit humain que la législation de circonstance à laquelle la presse est soumise depuis sept ans.
Nous dira-t-on que ce libre jeu de l’opinion n’a point été réclamé pendant les sept années qu’a déjà traversées le gouvernement actuel, que l’action du gouvernement pendant cette période a été à la fois habile et heureuse, et marquée en plusieurs circonstances des caractères de la grandeur ? Quand on dirait vrai, et nous espérons qu’on ne nous fera pas l’injustice de croire que nous voulions contester au gouvernement le mérite et l’éclat de ses succès, on n’aurait rien prouvé contre la justice et l’urgence des libertés que nous demandons pour l’opinion. Les succès sont souvent le mérite des hommes et ne sont pas toujours le signe de la perfection des institutions. Des actes éclatans et heureux ne sont pas d’ailleurs tout le gouvernement. Sans être injuste envers les hommes et sans méconnaître la valeur de certains actes, nous croyons donc pouvoir appeler l’attention sur des symptômes qui nous frappent depuis quelque temps. Nous avons observé et nous avons écouté, et nous ne trouvons aucun danger à dire ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu dire. On sait qu’un des reproches les plus vulgaires que l’on ait adressés à nos anciennes institutions parlementaires, c’est d’embarrasser et de paralyser l’action du pouvoir dans l’administration. La responsabilité politique, qui dans ce système pesait sur des fonctionnaires, était représentée comme une entrave qui engourdissait l’initiative et l’activité des administrateurs. Par contre, un des plus grands avantages que l’on attribuait au système actuel, qui concentre sur le chef de l’état toute la responsabilité politique, c’étaient l’énergie et la rapidité des résolutions et du travail rendues à l’administration, émancipée du contrôle ou des influences de la presse et du parlement. Si nous ajoutons foi à ce que nous entendons dire, nous croyons que l’on n’a point obtenu, sous ce rapport, tout ce que l’on s’était promis, et qu’il y aurait lieu de se montrer moins injuste envers l’influence que le régime parlementaire exerçait sur l’expédition des affaires publiques. Nous connaissons des fonctionnaires éminens qui, en dehors de toute considération politique, regrettent le vigoureux stimulant que les libertés parlementaires communiquaient aux grands services de l’état. On ne voit pas que le niveau des capacités se soit élevé dans le personnel administratif depuis que les fonctionnaires n’ont plus à redouter l’inquiète surveillance d’une presse libre ou des commissions d’une chambre des députés. On se plaint là du même engourdissement dont on souffre ailleurs. Enfin, depuis que les ministres ne sont plus responsables et n’ont plus à négocier leurs mesures avec des commissions parlementaires, on ne s’aperçoit point qu’ils apprécient les douceurs ou qu’ils mettent à profit les forces de l’irresponsabilité. Que signifient en effet ces commissions consultatives sous la sanction desquelles ils aiment à placer leur décision dans l’élaboration des plus importantes mesures ?
Nous venons d’avoir un exemple instructif des effets de ce système des commissions consultatives dans une affaire qui excite depuis deux mois un vif intérêt dans le monde industriel et financier. Nous voulons parler de la révision des conventions qui lient les compagnies de chemins de fer de l’état. Nous avons déjà entretenu nos lecteurs de cette grande mesure. La pensée de rasseoir l’industrie des chemins de fer, qui depuis un an était ébranlée dans l’opinion, fait grand honneur à M. Le ministre des travaux publics, qui passe à bon droit pour un des hommes les plus intelligens et les plus habiles du gouvernement actuel. Nous lui avons rendu dès le premier jour cette justice; aussi espérons-nous qu’il ne verra aucune intention malveillante dans les observations suivantes. On sait de quoi il s’agissait. Le gouvernement n’a pas cru que la France financière et industrielle fût de force à supporter, en matière de construction de chemins de fer, le régime de la libre concurrence. Une dépense de capitaux exagérée, imprévoyante et ruineuse pour les capitalistes, tels sont à cet égard, l’exemple cruel des chemins de fer anglais est là pour le démontrer, les effets de la libre concurrence. Le gouvernement a donc sagement fait de distribuer entre six grandes compagnies, presque toutes florissantes, le réseau français; mais le péril de la concurrence des entreprises écarté, il restait à pourvoir à un intérêt public de premier ordre, à un intérêt auquel l’état ne peut rester insensible, à la construction de lignes et d’embranchemens considérables dont l’exploitation ne paraît pas devoir être très lucrative, ou devra détourner une partie du trafic au détriment des lignes déjà construites. Le gouvernement avait cru l’année dernière pouvoir imposer aux compagnies existantes la construction de ces lignes complémentaires en échange de l’immunité qu’il leur assurait contre la rivalité d’autres entreprises. On ne croyait pas alors, dans certaines régions, pouvoir trop présumer de la prospérité des affaires de chemins de fer; il faut, disait-on hautement, dégraisser les grandes compagnies. L’événement n’a malheureusement pas tardé à démontrer l’injustice et la maladresse de ce sentiment. La crise de cette année, qui avait été précédée d’une crise des chemins de fer, a prouvé de reste que l’état doit pratiquer cette maxime si vraie pour les individus; c’est qu’il n’y a de bon marché que celui qui est bon pour les deux parties contractantes. Les doléances des compagnies de chemin de fer furent portées à l’empereur, il y a plusieurs mois, par les représentans des compagnies. L’empereur les prit en considération, et un avis du Moniteur annonça que la situation des compagnies allait être étudiée par le ministre des travaux publics, lequel serait chargé de la réalisation des intentions bienveillantes de l’empereur envers l’industrie des chemins de fer. Plusieurs semaines s’écoulèrent, et enfin le ministre et les représentans des grandes compagnies parurent s’être mis d’accord sur une solution satisfaisante. Cette solution était à la fois équitable et pratique : elle résidait dans ce principe, que l’état, imposant aux compagnies, dans un intérêt public, la construction de certaines lignes d’une valeur commerciale contestable et contestée, au lieu de rejeter sur les compagnies tout le fardeau d’un avenir incertain, prendrait à son compte une portion des mauvaises chances de cet avenir. Il fut convenu, pour mettre ce principe en application, que l’on conserverait aux capitaux engagés dans l’ancien réseau les avantages qu’ils s’étaient acquis par leur courage et leur industrie, et que l’état offrirait une garantie d’intérêt aux capitaux dont le concours est nécessaire pour l’achèvement du nouveau réseau. A l’heure qu’il est, les conventions qui ont appliqué cette solution sont signées pour la plupart; l’industrie des chemins de fer sera mise ainsi non-seulement à l’abri de la concurrence d’entreprise à entreprise, mais à l’abri de la concurrence de ligne à ligne au sein de chaque entreprise, et il n’y a plus qu’à louer M. Le ministre des travaux publics de la part qui lui revient dans ce grand résultat. Nous regrettons seulement que l’effet moral d’une si utile mesure ait été jusqu’à un certain point compromis dans l’opinion par les lenteurs de ce système des commissions consultatives dont nous signalons l’abus. Certes M. Le ministre des travaux publics avait en lui-même, et au sein des fonctionnaires supérieurs de l’administration des chemins de fer, assez de lumières pour arrêter avec conviction et confiance les dispositions des mesures qu’il avait résolues. Ces mesures auront à subir au conseil d’état et au corps législatif la double épreuve de la discussion; le ministre n’est responsable que devant l’empereur; pourquoi alors ce luxe de précautions et cette cinquième roue de la commission consultative, qui ne paraît servir qu’à prolonger de plusieurs semaines une élaboration dont les circonstances industrielles et financières réclamaient la prompte conclusion? Nous pourrions citer d’autres exemples de l’abus des commissions administratives ; c’est grâce aussi à une commission de ce genre que la France attend encore l’organisation d’un service transatlantique. Nous ne sommes donc point surpris du peu de faveur qu’obtient dans le public financier ce parasitisme des commissions.
Nous le répétons, ces observations critiques ne s’adressent point aux personnes : elles portent sur les choses, sur les lacunes d’un mécanisme qui sera peut-être excellent le jour où on y laissera passer la vapeur de la liberté. Nous les soumettons humblement aux législateurs de ce temps et de ce régime. Nous y joindrons une réflexion. Les institutions actuelles, l’histoire nous l’enseigne, sont quelque peu filles de la fameuse constitution de Sieyès. Le vice radical des conceptions de ce politique scolastique, c’était de placer l’harmonie sociale dans le jeu de mécanismes tournant chacun dans une sphère distincte et abrités contre le choc par un luxe d’inutiles et subtiles précautions, au lieu de le voir dans le mouvement des forces libres et vivantes s’équilibrant par leurs chocs mêmes. Nous ne sommes point surpris que Napoléon, tout en adoptant une grande partie de cette mécanique, ait refusé avec dédain le rouage auquel l’attachait le systématique rêveur. Celui qui fut l’empereur ne pouvait être le grand-électeur, « le porc à l’engrais » de Sieyès; mais ce pétulant génie, dont l’activité se mêlait à tout et défrayait à elle seule l’activité de plusieurs grandes nations, ne prenait pas garde que cette inertie qu’il flétrissait avec une si juste brutalité n’était pas seulement le lot du grand-électeur, qu’elle était le partage de toutes les fonctions routinières imaginées par Sieyès. Nous ne sommes point des génies, nous ne sommes pas des souverains : nous sommes d’humbles sujets qui croient encore être des citoyens; mais, autant que Napoléon, nous avons le droit de repousser avec mépris ce rôle de grand-électeur (nous n’osons répéter l’autre mot) auquel nous destinait le malfaisant génie de ce vieux prêtre. L’immobilité de Sieyès, voilà quelle serait la tendance et quel serait le péril de nos institutions actuelles, si elles n’étaient point rafraîchies par le souffle salubre de la liberté. Au nom de Dieu, ne craignons pas tant de nous heurter les uns les autres, mais vivons tous. Pour nous, nous faisons peu de cas de la lettre des institutions, car, nous le savons, les institutions ne pas, elles se font à la pratique, au cœur des choses, sous l’influence du temps, par l’action libre des hommes. Aussi nous soumettrions-nous sans peine même à la constitution de Sieyès, si l’on nous donnait en même temps la liberté, car la liberté, qui est dans l’ordre moral aussi puissante et bienfaisante que l’est la nature dans l’ordre matériel, aurait bientôt redressé les absurdes difformités façonnées par un chimérique législateur.
Nous savons gré au prince Napoléon d’avoir inauguré son ministère de l’Algérie par la manifestation de tendances que peuvent avouer les opinions libérales. Nous faisons des vœux sincères pour qu’il puisse, dans la partie du gouvernement qui lui est confiée, prêter un efficace concours à ce libre jeu des forces individuelles qu’il a invoqué en si bons termes dans son discours de Limoges. Le temps nous semble en effet venu où les aspirations libérales doivent être quelque chose de plus qu’une décoration oratoire, et doivent produire des actes. Le ministère de l’Algérie vient de traverser une première épreuve; nous voulons parler de l’organisation de ce département. C’était un travail bien délicat de constituer le ministère de l’Algérie et des colonies en le détachant par fragmens des ministères de la guerre et de la marine. Il fallait faire entre le nouveau ministère et les deux autres un partage peu facile d’attributions. C’est ce partage qui est établi dans un décret que publie le Moniteur à la suite d’un rapport du prince Napoléon. L’écueil d’une pareille œuvre, c’était le danger de briser notre unité administrative, dont il faudrait se garder de confondre l’excellente et régulière simplicité avec les abus de la centralisation. Il était peut-être plus aisé d’éviter cet écueil dans le partage du ministère des colonies. Nos colonies n’ont malheureusement pas assez d’importance pour qu’une légère confusion d’attributions sur certains points présente dans la pratique des inconvéniens graves. Une des questions où il était par exemple impossible de séparer absolument les attributions était celle des gouvernemens mixtes. Trois de nos gouverneurs coloniaux sont en même temps chefs de stations navales. Comme gouverneurs, ils dépendent du ministre des colonies; comme chefs de station, ils sont soumis au ministre de la marine. Qui les nommera donc? On a délié le nœud en subordonnant leur désignation au rapport concerté des deux ministres. Relativement à l’Algérie, les questions sont bien plus importantes, et voulaient des solutions tranchées. L’Algérie en effet, c’est moins encore une colonie qu’une armée, et surtout une armée active. Qui sera le vrai chef de cette armée? Est-ce le ministre de la guerre ou le ministre de l’Algérie? Le décret nous paraît décider que ce sera celui-ci. Le ministre de la guerre ne conserve, à peu de chose près, que les attributions de l’administration militaire. C’est le ministère de l’Algérie qui propose la nomination du gouverneur-général. Les projets relatifs aux opérations militaires lui sont d’abord soumis; c’est lui qui en apprécie l’opportunité, et il ne se concerte avec le département de la guerre qu’au sujet de la force et de la composition des colonnes. Les propositions d’avancement en faveur du personnel de l’armée d’Afrique peuvent avoir lieu soit à la suite des inspections générales, soit pour services extraordinaires. Dans le premier cas, le département de l’Algérie recevra en duplicata le rapport général et définitif; dans le second cas, le plus important sans contredit, les propositions sont transmises au ministère de l’Algérie, qui les fait parvenir avec son avis au ministère de la guerre. L’avis du ministère de l’Algérie devra être prépondérant, ce nous semble, puisqu’il s’agira surtout, dans ce cas, de récompenser les services rendus dans les opérations militaires dont la conduite lui est réservée. En réalité, le ministère de l’Algérie sera donc sur bien des points un dédoublement du ministère de la guerre. C’est là qu’est l’innovation et recueil que nous signalions tout à l’heure. Les Anglais ont fait en Crimée l’expérience des dangers d’un gouvernement militaire complexe, et dans l’Inde ils ont reconnu les inconvéniens de ce qu’il appelaient le double gouvernement. Peut-être, si le nouveau ministère de l’Algérie n’avait point un prince à sa tête, serait-il impossible d’éviter les conflits entre les deux départemens et d’en maintenir longtemps la séparation. L’autorité personnelle du prince Napoléon surmontera sans doute ces difficultés; d’ailleurs nous espérons que l’avenir de l’Algérie offrira de jour en jour une tâche plus considérable au colonisateur, et que la prépondérance militaire ira diminuant d’autant. Personne plus que le prince Napoléon ne peut efficacement travailler à ce résultat, et le jour où il l’aura obtenu, il aura rendu un grand service à son pays.
Quoique la situation de l’Orient ne paraisse point avoir éprouvé d’heureuses modifications depuis deux semaines, il ne serait peut-être pas impossible que les efforts énergiques de notre diplomatie ne réussissent là aussi à ramener une accalmie au moins temporaire. Nous avons malheureusement des griefs personnels contre la Turquie depuis l’horrible massacre de Djeddah; mais la justice nous oblige de convenir que la Porte s’est montrée décidée à nous donner toutes les satisfactions qui sont en son pouvoir. Les agens du sultan chargés de nous assurer une réparation éclatante seront d’ailleurs surveillés et au besoin aidés par les commissaires et par les forces navales de la France et de l’Angleterre. La sécurité des chrétiens au milieu des populations musulmanes nous commande de faire à Djeddah un exemple mémorable. La punition des assassins ne suffit pas; il faut que la population de cette affreuse ville, coupable tout entière du massacre, soit mise à contribution pour subvenir aux indemnités dues aux victimes et puisse redire aux fanatiques musulmans ce qu’il en coûte d’attenter à la vie et aux propriétés des chrétiens. En Candie, le gouvernement ottoman intervient avec un zèle que nous voulons croire sincère entre les populations chrétienne et turque, et les choses semblent se pacifier. Un nouveau conflit a éclaté entre les Monténégrins et les Turcs; c’est un fait regrettable sans doute, et qu’il était aisé de prévoir. Pourtant, l’Europe ayant pris cette question en main, il n’y a pas lieu de redouter les suites de ces chocs, qu’il est si difficile de prévenir entre des soldats aussi peu disciplinés que les Turcs et des dans aussi belliqueux et aussi peu civilisés que ceux du Monténégro. Mais c’est ailleurs que nous voyons le commencement d’un meilleur ordre de choses du côté de l’Orient. Nous croyons pouvoir annoncer enfin que la conférence de Paris va terminer son œuvre laborieuse, et que la question des principautés est résolue.
L’organisation des provinces danubiennes conçue par la conférence n’est point encore cette unité que les libéraux européens demandent pour la Roumanie; mais c’est la préparation à l’unité. Les principautés danubiennes seront constituées, d’après la charte que rédige la conférence, sous le nom de provinces-unies de Moldavie et de Valachie. La séparation sera encore marquée par deux assemblées distinctes et par le double hospodarat; mais les Roumains obtiendront une première garantie de leur unité future dans une assemblée commune qui sera la représentation supérieure des intérêts collectifs des deux provinces. Les hospodars élus par le pays recevront l’investiture du sultan. Dans de pareilles conditions, l’indépendance des hospodars et de leurs administrations est assurée. Tels paraissent être les principaux traits dès à présent arrêtés de la réorganisation des provinces danubiennes. Les travaux de la conférence se prolongeront encore, croyons-nous, jusque vers la fin du mois d’août : ce n’est pas qu’elle soit arrêtée par des questions importantes; les questions de cet ordre sont résolues; il ne lui reste à régler que des détails d’un ordre secondaire. Parmi ces dernières questions, il en est une cependant qui n’est point sans gravité, c’est celle des juridictions consulaires en Moldavie et en Valachie. Parmi les empiétemens accomplis par l’Autriche dans ces provinces, les plus curieux sont ceux qu’elle a tentés à la faveur des juridictions consulaires. L’empire ottoman, même dans les siècles de sa puissance, avait accordé aux nations chrétiennes un privilège politique qui contraste singulièrement avec les principes de la souveraineté tels que les conçoit le droit des gens européen. Ce privilège, c’était le droit de justice réservé aux consuls sur leurs nationaux résidant dans l’empire ottoman. La justice dans la pensée des Turcs n’étant pas séparée de la religion, il était naturel qu’ils n’attribuassent point à leurs tribunaux le droit de juger les chrétiens, du moins dans les contestations, les délits et les crimes où l’une des deux parties n’appartenait point à la religion musulmane. De ce privilège, qui figure dans les capitulations de toutes les nations chrétiennes avec la Porte, les Autrichiens ont depuis quelques années tiré un parti étrange dans les principautés danubiennes. Il paraît d’abord surprenant que les juridictions consulaires aient été étendues dans les provinces roumaines, les populations et les tribunaux de ces provinces étant chrétiens et n’offrant pas par conséquent les dangers auxquels on avait paré en dérobant les Européens aux attributions de la justice musulmane. Quoi qu’il en soit, la juridiction consulaire existe dans les principautés ; mais l’Autriche l’y a poussée à son profit au-delà de toute limite raisonnable. Elle a d’abord revendiqué pour sa justice consulaire non-seulement toutes les affaires où les deux parties sont des sujets autrichiens, mais encore celles où un seul sujet autrichien est en face d’un sujet roumain. Elle a enlevé de la sorte le jugement des faillites aux tribunaux roumains toutes les fois qu’un sujet autrichien s’y trouve intéressé; puis, à l’aide de cet envahissement, elle a peu à peu enrôlé d’abord parmi ses protégés, ensuite parmi ses sujets nominaux, une multitude de Moldo-Valaques. On ne porte pas le nombre des Roumains habitant les principautés qu’elle a ainsi dénationalisés à moins de cent quarante mille. On voit qu’il y a là une usurpation de souveraineté et un abus auquel il est urgent de mettre un terme. Lorsque les principautés étaient livrées à la pression alternative du sultan ou du tsar, on pouvait fermer les yeux sur les entreprises de ce troisième larron qui venait rogner le butin des deux autres. Aujourd’hui l’on veut que les principautés s’appartiennent à elles-mêmes, et l’on ne saurait permettre la continuation des embauchages autrichiens. La conférence, nous l’espérons, ne se séparera point sans avoir réglé cette question, et, à en juger par la bonne grâce avec laquelle l’Autriche renonce depuis quelque temps à ses prétentions, nous croyons pouvoir prédire qu’elle battra honnêtement en retraite sur cette affaire des juridictions consulaires.
Ne dirait-on pas qu’il se fait aujourd’hui en toute chose et dans tous les pays une vaste et laborieuse expérience toujours féconde en épisodes? L’expérience du moment en Espagne, c’est la situation qui vient d’être créée, c’est le retour du général O’Donnell aux affaires, c’est l’avènement d’une politique dont on suit, dont on interroge les actes avec une curiosité qui n’est encore qu’à demi satisfaite. Tel est en effet le caractère du cabinet formé récemment à Madrid : c’est un essai, et cet essai se poursuit depuis un mois au milieu de complications intimes dont nul ne peut prévoir l’issue, au milieu de toutes les difficultés inhérentes à une situation dont le premier trait est la décomposition totale des anciennes opinions.
C’est justement dans cette situation assez confuse que le général O’Donnell a été appelé à la présidence du conseil, et il est arrivé au pouvoir avec la pensée évidente d’opérer une sorte de fusion entre tous les élémens sensés et modérés des anciens partis sur le terrain d’un libéralisme monarchique et constitutionnel. Réussira-t-il dans cette entreprise? Cette union libérale qu’il aspire à représenter, qui n’a été qu’une idée jusqu’ici, qui a un nom bien plus qu’une existence réelle, deviendra-t-elle un fait consistant et définitif? Telle est la question qui s’agite aujourd’hui au-delà des Pyrénées, et que les partis résolvent naturellement au gré de leurs intérêts ou de leurs passions. Jusqu’à ce moment le nouveau cabinet de Madrid a procédé principalement, il faut le dire, par des distributions d’emplois, chose importante en Espagne, où les noms propres sont la moitié de la politique. Dès son entrée au pouvoir, ainsi que nous le disions récemment, le général O’Donnell a placé dans les plus hautes fonctions militaires les généraux qui ont suivi sa fortune depuis 1854. Le cabinet n’a point tardé à laisser voir plus clairement sa pensée dans l’administration et dans l’ordre civil, appelant partout également des modérés et des progressistes. M. Isturiz reprend à Londres le poste diplomatique qu’il a longtemps occupé; le duc d’Ossuna va représenter la reine à Saint-Pétersbourg ; le duc de Rivas est remplacé comme ambassadeur à Paris par M. Mon ; M. Martinez de La Rosa est placé à la tête du conseil d’état, reconstitué et renouvelé. D’un autre côté, les progressistes ne sont pas moins favorisés : M. Santa-Cruz, ami du duc de la Victoire et l’un des ministres de la dernière révolution, devient président de la cour des comptes; un historien distingué, M. Modesto Lafuente, est mis à la direction des bibliothèques ; M. Miguel Roda a une des principales administrations financières. Les progressistes sont aussi en bon nombre dans le nouveau conseil d’état, où le général Infante et M. Lujan coudoient M. Pidal et M. Bertran de Lis, l’un des anciens collègues de M. Bravo Murillo. Enfin dans une promotion de nouveaux sénateurs figurent MM. Cortina, Gomez de La Serna, Cantero, le général Prim. Comme on voit, la fusion des noms est complète, une part est faite aux uns et aux autres; il y a même une province, à ce qu’il paraît, qui se trouve en ce moment avoir un gouverneur progressiste, un secrétaire du gouvernement modéré et un capitaine général vicalvariste. La difficulté n’est point, après tout, de trouver à qui donner des emplois et de rapprocher accidentellement des hommes. Il reste à savoir ce qu’il y a de durable dans ces combinaisons, et s’il sera également facile de résoudre les grandes questions politiques du moment. Le cabinet espagnol le sent bien, sans nul doute. Aussi, depuis qu’il est au pouvoir, s’est-il abstenu de tout acte trop significatif. Il a respecté jusqu’ici tout ce qui a été fait avant lui, laissant peu pressentir ses intentions. La loi sur la presse est intacte, et s’il y a une plus grande latitude dans les polémiques, c’est une liberté de fait, non une liberté légale. La rectification des listes électorales semblait annoncer une prochaine dissolution du congrès. Cette dissolution n’est point prononcée encore cependant. Prendre une résolution hardie et décisive sur toutes les questions qui s’élèvent à la fois, là est l’embarras manifeste du ministère. Pour le moment, le voyage que fait la reine dans les Asturies couvre ces embarras et ces irrésolutions; mais ce n’est qu’une halte, une temporisation qui ne résout rien. En attendant, les partis, un peu déconcertés dans le premier instant, commencent à laisser voir leurs vraies dispositions et leur tactique. D’assez notables nuances du parti conservateur combattent ouvertement le général O’Donnell ; la fraction démocratique repousse l’alliance offerte aux progressistes et acceptée seulement par les plus modérés d’entre eux. Le nouveau cabinet de Madrid se trouve donc placé entre deux feux, entre deux foyers d’hostilité, et c’est dans ces conditions qu’il est obligé de former en quelque sorte un parti nouveau sur lequel il puisse s’appuyer pour dominer toutes les difficultés de la situation actuelle. Il n’y a qu’un moyen de succès pour le général O’Donnell, c’est de se rattacher énergiquement à une politique toute constitutionnelle, libérale et monarchique, qui offrirait aux conservateurs les garanties qu’ils réclament et aux progressistes sincères la réalisation possible de leurs idées. C’est, à tout prendre, la politique de la constitution de 1845.
Peu de jours nous séparent des fêtes de Cherbourg. Nous n’attachons point une signification politique bien décisive aux entrevues des souverains, et nous savons que nous ne vivons plus aux temps du camp du Drap-d’Or ; il nous est cependant impossible de porter sur l’inauguration de Cherbourg et sur le voyage de la reine d’Angleterre un jugement semblable aux opinions émises à ce sujet par une portion de la presse libérale anglaise. Les journaux anglais auxquels nous faisons allusion noient décidément leur bon sens dans leur mauvaise humeur. Ce qu’il y a de mieux à discuter à propos de Cherbourg, ce n’est point si ce port militaire a un caractère directement agressif contre l’Angleterre. Si nous nous mettions à gloser ainsi sur les forces agressives des deux pays, nous ne savons si un seul négociant du Havre, de Nantes, de Bordeaux ou de Marseille pourrait dormir tranquille à la pensée des forces et des positions maritimes de l’Angleterre, et au souvenir du mal qu’elles ont fait jadis à notre commerce. Ce qu’il y aurait de plus pratique à faire, si l’on s’abandonnait à ce morose tour d’idées, ce serait, ou de désarmer sur-le-champ des deux côtés, ou d’entrer en guerre sur l’heure. Entre ces deux absurdités, gardons un sage milieu. Réservons-nous pour un avenir incertain des moyens d’agression qui sont en définitive les instrumens défensifs les plus efficaces ; travaillons d’un commun accord à repousser dans les lointains de l’avenir, ou mieux encore dans le néant, les perspectives guerrières. En attendant, servons-nous de ces appareils militaires comme de décorations pour des fêtes publiques et des solennités internationales. C’est assurément le meilleur usage que nous ayons à en faire les uns et les autres. Telle est, nous l’espérons, l’opinion que rapporteront de Cherbourg ces expéditions d’excursionnistes qui s’apprêtent à y venir des ports anglais et cette brillante foule française qui va y chercher le splendide spectacle de la puissance nationale.
La reine d’Angleterre, nous en sommes convaincu, et ceux de ses ministres qui se joignent à son cortège aborderont le rivage français avec des idées plus riantes que celles que l’on s’efforce à Londres de répandre dans le mob anglais. Nous ne nous permettrons point de lire dans les sentimens de la reine Victoria, de cette souveraine qui, nous n’avons pas besoin de le rappeler, a des titres impérissables au respect affectueux de la France : nous observerons envers la reine l’étiquette constitutionnelle; mais nous ne nous croyons point tenus à la même réserve envers ses ministres. Ce sera une jolie fin de session pour ces hommes d’état et surtout pour M. Disraeli qu’une excursion à Cherbourg. Déjà le cabinet tory a célébré le dîner traditionnel de Greenwich qui termine ordinairement les sessions. Après le whitebait dinner Cherbourg! Qui eût prédit cette série de triomphes à ce pauvre cabinet tory, si vilipendé il y a trois mois? C’est pourtant ce cabinet qui a réorganisé le gouvernement indien, qui vient de mener à fin la question si longtemps débattue de l’entrée des Israélites dans la chambre des communes, et qui va resserrer à la face des peuples l’alliance un peu détendue de la France et de l’Angleterre ! Voilà les conséquences des divisions du parti libéral anglais. Ce parti, déclare l’Edinburgh Review, est tombé en quelques semaines dans une dissolution semblable à celle qui avait mis les tories en pièces après la chute de sir Robert Peel; mais pourquoi les libéraux anglais désespéreraient-ils d’un prochain retour de fortune? Le succès de lord Derby et de M. Disraeli leur prouve deux choses : en premier lieu, qu’ils ne peuvent refaire leur unité et recomposer leur majorité que par un vigoureux élan dans la carrière des réformes, et en second lieu qu’il ne faut jamais désespérer de l’imprévu.
E. FORCADE.
La poésie compte au nombre des choses qui dans notre siècle ont servi le plus à prouver l’instabilité de l’esprit français; elle est une de celles qui, après avoir été l’objet d’un engouement irréfléchi, se sont vues le plus promptement délaissées. Un sérieux examen permettrait cependant d’affirmer qu’elle n’a pas été traitée avec une trop grande injustice. C’est que la poésie, à tort ou à raison, s’est attribué, entre toutes les forces sociales, un rôle essentiellement actif; c’est qu’elle a voulu se soustraire, pour les dominer, à la dépendance mutuelle qui relie successivement les lentes acquisitions de notre esprit et se réfugier dans une espèce de self-government où elle s’est crue à l’abri des modifications que le temps et la critique font subir à l’Importance variable des formes intellectuelles. Les autres expressions de l’activité humaine, plus modestes, ne donnent de résultats positifs qu’à la condition d’être soigneusement cultivées, et personne ne songe à se plaindre du labeur que nécessite un enfantement toujours pénible. La poésie au contraire, ne daignant relever que d’elle-même et subordonnant toute théorie au caprice de ses inspirations, s’est condamnée à être perpétuellement créatrice, et s’est isolée ainsi sur un piédestal d’où elle n’a pu descendre sans tomber. Le rôle qu’elle réclamait était beau; on le lui a laissé prendre. La facilité avec laquelle il lui fut abandonné cachait un écueil qu’elle n’a pas su éviter. Pour bien des motifs, dont la paresse n’est pas le moindre, nous laissons ordinairement les hommes et les choses occuper sans obstacles la place qui correspond à leurs prétentions, quelle qu’en soit la hauteur; mais ensuite nous devenons d’impitoyables juges, surtout lorsque les résultats ne répondent pas à l’étendue de notre confiance. On pouvait à première vue espérer quelque bien, surtout au commencement de ce siècle, des aspirations généreuses que la poésie tendait à réveiller. On lui permit d’étendre son domaine sans songer que la plupart de nos intérêts ne trouvent qu’en eux-mêmes le véritable mobile de leur propre satisfaction. Toute restauration, toute époque qui semble se renouveler agit ainsi; elle tend à prendre le sentiment pour unique soutien, et se défie, on ne sait pourquoi, de la raison, qui seule lui fournirait un solide appui. Un exemple peut suffire à prouver la détestable influence du sentiment et de la poésie en matière sociale : la sentimentalité politique ressuscitée par l’Histoire des Girondins. Ce qu’il y a de plus terrible en tout ceci, c’est la bonne foi avec laquelle s’exécutent de part et d’autre de semblables duperies.
« La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale comme les époques que le genre humain va traverser; elle sera intime surtout, personnelle, méditatrice et grave : non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses impressions de l’âme. Ce sera l’homme lui-même et non plus son image, l’homme sincère et tout entier. » Telles sont les paroles dont, il y a vingt-cinq ans, M. de Lamartine, parvenu à l’apogée de sa gloire littéraire, faisait précéder une nouvelle édition de ses œuvres. Et il ajoutait : « Non, il n’y eut jamais autant de poètes et plus de poésie qu’il n’y en a en France et en Europe au moment où j’écris ces lignes, au moment où quelques esprits superficiels ou préoccupés s’écrient que la poésie a accompli ses destinées et prophétisent la décadence de l’humanité. » Ces paroles ne sont nouvelles pour personne, mais nous avons voulu les reproduire, parce qu’elles nous semblent significatives; elles furent acceptées sans qu’on se doutât qu’elles renfermaient en elles-mêmes leur fin de non-recevoir. C’est qu’elles ressemblent fort à ces plaidoyers où l’on ne s’étudie qu’à combattre des hypothèses qu’on a soi-même imaginées. Quel que soit son état apparent, l’humanité n’est jamais en décadence. Si par hasard des esprits chagrins ou intéressés viennent à l’affirmer, ce sont des paroles vides auxquelles il ne faut pas répondre par d’autres paroles vides. Le fût-elle réellement, ce ne serait pas encore à la raison chantée qu’il appartiendrait de lui porter secours et remède. Si tout en France finit par des chansons, il n’est pas encore prouvé que tout doive commencer par là. Du reste, hâtons-nous de le dire, ces objections n’ont pas pour but de diminuer la part légitime d’influence et de grandeur qui revient à la poésie, même en notre siècle, mais de la renfermer dans ses véritables limites; sur le terrain purement littéraire, il n’est pas de sympathies supérieures aux nôtres, d’encouragemens que nous ne soyons disposé à lui accorder.
S’il fallait juger du mouvement poétique en France par le nombre des productions qui prétendent le favoriser, nous ne pourrions que répéter, en essayant de la justifier, la dernière citation que nous avons empruntée à M. de Lamartine. A voir ces milliers de rimes nouvelles qui s’entassent continuellement les unes sur les autres, il nous serait permis de croire qu’elles répondent à un besoin permanent. Il n’est pas de semaine qui ne voie éclore son volume de vers, mais quelle signification en la présente année attribuer à ce déluge d’alexandrins? André Chénier cherchait à faire des vers nouveaux sur des idées anciennes : ici rien n’est inédit, ni l’expression, ni l’idée. Parmi toutes ces rimes, surnommées intimes cependant, l’esprit cherche inutilement quelque personnalité où il se puisse rattacher.
Et dans cet océan l’on eût vu la fourmi
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
Nous ne le voyons que trop : dans l’espèce d’éclosion artificielle à laquelle
on soumet de nos jours les plus faciles productions de l’esprit, les ouvriers
de la rime ne chôment point. Au moins le roman-feuilleton a-t-il cet avantage, que ceux qui se livrent à ce genre d’industrie ont ordinairement peu de
prétentions littéraires. Il y a entre eux et la critique un sentiment de convenance qui les empêche de se rapprocher. Au contraire les mauvais rimeurs,
qui sont, à tout prendre, beaucoup moins amusans quelquefois que les enchevêtreurs des nœuds gordiens du roman improvisé, se réclament des nobles
fonctions qu’ils remplissent dans la société et se présentent hardiment avec
leur petit volume jaune. « C’est un fablier et non un fabuliste, » disait de La
Fontaine Mme de La Sablière : ainsi de ceux-là. Ils riment, disent-ils, comme
l’oiseau chante, comme la plante fleurit, comme le ruisseau coule; ils ont
en eux-mêmes un trop-plein qui déborde naturellement en phrases cadencées, ils font des vers sans le savoir : ce sont les monsieur Jourdain de la poésie.
Nous avons sous les yeux douze, pour le moins, de ces petits volumes. On y trouve odes, satires, élégies, contes, tout, jusqu’à un poème épique, et après cette lecture, en comparant ce qui se fait aujourd’hui à ce qui se faisait il y a quelques années, nous cherchons à nous rendre compte de la différence des époques et des individus. Il en est de cette impression comme de celle que l’on éprouve en quittant un pays de montagnes pour un pays de plaines. Quand s’éloignent les masses imposantes qui attiraient tous nos regards, il faut enfin faire attention au sol infime que l’on foulait tout à l’heure avec dédain. Rien n’est plus tenace que la médiocrité : elle est aujourd’hui ce qu’elle était autrefois, ni plus ni moins, et cependant, demeurée un jour libre maîtresse du terrain et se prévalant de l’absence des grandes choses, elle veut qu’on lui rende raison, sinon de sa valeur au moins de sa patience.
Acceptons donc cette tâche ingrate, et commençons un examen qui nous permettra peut-être de tirer quelques conclusions sur l’état actuel de la poésie. Hélas ! ce n’est pas une ère qui commence, ce n’est pas davantage « les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. » C’est un je ne sais quoi sans nom, qui se manifeste sans raison d’être, sans élémens de progrès : ce n’est pas la vie, c’est la végétation. — Voici d’abord quatre volumes que je réunis dans une appréciation commune : les Idéales de M. Olinde Petel, le Jardin d’Amour de M. Pierre de l’Isle, Idéal par M. Prosper Blanchemain, Octave et Léo par M. Théodore Véron. — Je viens de copier soigneusement les titres, mais j’eusse par mégarde commis quelque erreur dans les noms, que cette erreur, qui eût peut-être affecté l’amour-propre de chacun de ces écrivains en attribuant à l’un l’œuvre de l’autre, n’eût en aucune façon modifié un jugement qui s’applique également à tous. Aimez-vous l’idéal, on en a mis partout. Vous retrouverez ici les parfums, les dictames, les âmes brisées, les mélancolies, les feuilles mortes et la coupe vidée jusqu’à la lie. — Ah ! si j’étais cette hirondelle qui fend l’air, ce nuage qui passe, cette brise qui souffle, ce flot qui murmure, je m’enfuirais loin de cette terre maudite où l’âme solitaire succombe sous le poids qui l’oppresse. Loin d’un monde égoïste et sourd, je monterais vers les sphères éthérées où tout est joie, où tout est douceur, où tout est béatitude. Atome matériel qui blesses les exquises délicatesses de mon âme, quand la délivreras-tu de cette enveloppe qui la souille ? Quand la laisseras-tu accomplir véritablement le rêve radieux qui l’emporte vers les espaces infinis d’où tes prosaïques besoins la font lourdement retomber ? Les étoiles qui brillent au ciel bleu sont les lampes d’argent allumées par les séraphins pour nous montrer la route qui conduit vers l’éternel bonheur. Quand me sera-t-il donné d’y emporter avec moi ma bien-aimée courbant son voluptueux col ? — Souhaitons aussi à cette poésie lamentable de prendre son vol vers les cieux et de n’en plus redescendre !
Est-ce à dire que dans tout ce fatras on ne rencontre pas quelquefois de jolis vers ? Cela ne ferait que prouver qu’on ne rime pas impunément ; mais ces heureuses expressions sont trop clair-semées pour constituer même une apparence de style. Nous admettons que l’on ait le goût des vers, et que les petites circonstances de notre vie (cette vie si prosaïque !) inspirent quelquefois notre verve ; mais il serait prudent de garder en portefeuille de pareilles productions, ou de ne les confier qu’à des amis qui ne peuvent se refuser à les applaudir.
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchans,
Mais je me garderais de les montrer aux gens !
Pourtant, fût-on cent fois plus misanthrope qu’Alceste, le moyen de ne pas se laisser attendrir par des préfaces qui réclament l’indulgence du public « en faveur des rêves, des pensées, des sentimens souvent exagérés, parfois excentriques, de ceux qu’on appelle des poètes. Ils sentent si profondément, ces pauvres cœurs, et ils souffrent tant ! » J’emprunte ces paroles aux Chants de l’Aurore, de M. Turbil, et j’avoue qu’elles me toucheraient, si les vers qu’elles accompagnent ne m’avaient désagréablement rappelé la manière de Lefranc de Pompignan. M. Turbil est un poète religieux.
Avec mon cousin Pierre,
À genoux sur la pierre,
Nous disons à Dieu : « Que l’éclair
Nous épargne sa flamme!... »
s’écrie-t-il quelque part. Cette poésie, d’un lyrisme effréné, est heureusement mitigée par d’agréables badinages. Dans une pièce adressée à sa nourrice, il lui rappelle ces momens
Où j’allais sur ton sein chercher mon existence.
Que ma bouche collée y suçait ta substance,
Larcin qui faisait ton bonheur.
Nous soupçonnons fort M. Turbil d’être un loup déguisé pour prêcher les
saintes ouailles. Ce dernier vers nous le montre comme un berger de Watteau, toujours prêt à dénicher des merles et à voler des baisers. Après tout, c’est encore du XVIIIe siècle.
Les Amoureuses, de M. Alphonse Daudet, sont l’œuvre d’un tout jeune homme qui s’exerce à faire de petits vers de salon, et
Il suffit de dire que sa poésie se ressent beaucoup de ce sautillement. Voici
venir maintenant les satiriques. Le Repas de Satan, par M. Abel Jannet
(d’Angoulême), débute ainsi :
Dieu, qui sert ici-bas la tasse de la vie,
Y délaie à foison un amer répugnant.
Cette pièce, qui est un reflet ardent de la littérature lycanthrope en province, se termine par un horrible festin. Le croque-âmes prend le héros par la clavicule.
Il en fit quatre parts comme on fait d’une orange.
Adroitement. — Tiens, Mort, prends ceci, dit-il, mange :
C’est juste la moitié. — La Mort n’en voulut pas.
Satan seul se mit donc à faire ce repas.
Il le fit, gastronome à jeun, comme un creux ventre.
Qui, chez Véfour fourni, la première fois entre.
Dans ses Stations poétiques, M. Sébastien Rhéal de Césena se plaint que les hétaïres au bal n’aient plus l’amour du beau ni du national. Quant à lui, il se contentera d’un pudique amour jusqu’au moment qui verra
…… cimenter le glorieux festin
Qui doit régénérer le vieux monde en déclin.
« Lors de sa présentation à l’hôtel de Rambouillet, en 1628, il avait un habit de satin colombin, doublé de panne verte et passementé de petits passemens colombins et verts, à œil de perdrix. Il avait toujours les plus ridicules bottes du monde et les plus ridicules bas de bottes. » Telle est la plaisante manière dont Tallemant des Réaux parle du fameux auteur de la Pucelle. Plus heureux que Chapelain, M. Guillemin a fait imprimer les vingt-quatre chants tout entiers de son poème épique. Nous ne pouvons qu’admirer un pareil courage. Quelle foi robuste ne faut-il pas posséder pour composer une pareille œuvre, et surtout pour la relire! Nous pourrions peut-être trouver des choses amusantes dans cette épopée; mais à quoi bon?
Attaquer Chapelain! Ah! c’est un si bon homme!
Je dois pourtant dire qu’en fouillant parmi toutes ces rimes, j’ai trouvé un petit recueil de poésies simples, fraîches et élégantes : ce sont les Aspirations de M. A. de Vaucelle. Il ne nous a donné qu’une vingtaine de pièces, la fleur du panier sans doute, mais toutes imprégnées d’un parfum délicat et d’une douce naïveté de sentiment. Ses prétentions sont discrètes, on l’écoute avec plaisir, et c’est de la jeune et véritable poésie qui éclate dans ce petit recueil.
Certes on ne peut conclure de cet examen à la prospérité de la poésie en France, et pourtant ce n’est pas le sentiment poétique qui fait défaut. Il existe, mais à un état vague, que rend pire encore l’absence de la forme et du style. Étranges destinées que celles de la poésie! On a voulu qu’elle fût tout, et on l’a condamnée à ne plus rien être. Elle devait planer sur la société et se manifester à la fois comme la source et le moyen de tout progrès. Colonne de nuées pendant le jour, colonne de feu pendant la nuit, elle devait guider sans cesse l’humanité vers ce but de perfection qu’elle poursuit depuis son origine sans pouvoir l’atteindre. Ainsi apparaissait-elle comme la maîtresse, la souveraine, la consolatrice, l’inspiratrice, l’infaillible! Qu’est-il resté de ce rôle pompeux? Quelques phrases informes, que murmurent à peine encore quelques âmes naïves. Que reste-t-il de cette robe de pourpre dont elle a laissé des lambeaux à tous les buissons du chemin ? Elle nous revient aujourd’hui nue, honteuse, abandonnée, sans abri et sans nourriture, implorant pitié et feignant de ne pas voir le dédain qui l’accompagne.
Vous chantiez, j’en suis fort aise……
A quoi tient cette rapide décadence? Quelle est la raison de cette indifférence véritablement générale pour les nouveau-venus? pourquoi tant de mépris après tant de caresses? C’est que la poésie a voulu jouer un rôle où elle a été bien vite convaincue d’une impuissance radicale ; c’est que, loin de satisfaire même l’inquiétude morale dont elle fut dans notre siècle la première expression, elle a étendu cette inquiétude aux questions positives, dont elle prétendait à elle seule donner une complète solution. Nous lui devons, — et c’est trop tard qu’on l’a reconnu, — nos troubles et nos déceptions dans un ordre d’idées qu’elle a voulu dominer, et où elle n’a apporté que faiblesse et qu’aveuglement. En ce sens, Platon avait raison de bannir la poésie de sa république, et je ne connais pas d’erreur plus grande que celle où M. de Lamartine est tombé en disant que la poésie devait montrer à l’homme la vulgarité de son œuvre, et l’appeler sans cesse en avant en lui montrant du doigt des utopies et des cités de Dieu. Il n’est pas, que nous sachions, d’œuvre vulgaire pour l’homme, alors que cette œuvre est la satisfaction immédiate de ses intérêts et de ses besoins. Ce n’est pas dans de vagues rêveries, dans des aspirations confuses, mais dans les faits les plus ordinaires dont les diverses séries constituent ses différentes évolutions, que l’humanité doit chercher les données nécessaires au problème de sa conservation et de son progrès. C’est dans l’atmosphère qui le baigne, dans la boue végétale où plongent ses racines, que l’arbre puise la sève qui est indispensable à son existence et à son développement, et la pure contemplation des merveilles qui l’entourent serait pour son accroissement et sa vie d’un misérable effet. Si, pour accomplir l’étonnante destinée qu’on lui réserve, la poésie doit tour à tour se faire philosophique, politique, industrielle même, c’est donc que, dans l’accomplissement direct et immédiat de certaines nécessités, elle est par sa nature subordonnée aux vils et prosaïques efforts de l’industrie, de la politique et de la philosophie. Qu’elle célèbre alors les victoires remportées et les dangers encourus, qu’elle prenne la parole pour chanter les merveilles obtenues par des travaux qu’elle n’a pas inspirés, qu’elle soit encore l’hymne dont s’accompagnent ceux qui prennent une part active à ces pacifiques batailles, c’est une portion de gloire que, dans les conquêtes sociales, on peut lui abandonner. La poésie doit être un résultat et non un principe.
Ce n’est pas sans raison que nous avons insisté sur des prétentions qui, malgré leur impuissance actuelle, demeurent encore dans toute leur intégrité. L’invasion de la poésie et du sentiment dans le domaine politique nous a valu d’amers désenchantemens. Nos objections ont été justifiées par le passé et peuvent, nous le craignons, être de nouveau applicables pour l’avenir. Aussi nous nous sentons d’autant plus encouragés à les soulever que nous savons quelle part de louange il faut réserver au véritable esprit poétique, à celui qui fut en même temps la gloire de notre siècle, qui ne prétendit pas guider, mais traduire, et qui, laissant à d’autres le soin de diriger les intérêts matériels et de développer les formules périssables et bornées de la pratique, ne s’est adressé dans l’homme qu’à ce qu’il a d’infini et d’éternel, les sentimens et les passions.
On a dit de la poésie que c’était le verbe de l’humanité naissante. Il faudrait bien comprendre cette définition. La poésie n’a pas besoin de remonter aux âges primitifs pour trouver des époques qui favorisent son essor. L’humanité renaît sans cesse, et dans ce mouvement continu, chaîne ininterrompue des effets et des causes que je ne saurais mieux comparer qu’à une spirale, il se rencontre parfois comme des saccades où les besoins généraux font explosion et précipitent un dénoûment qui se fût peut-être modifié en tardant plus longtemps à se manifester. Dans ces phases extraordinaires de son évolution, l’humanité jouit comme d’une nouvelle vie, sinon d’une nouvelle vigueur, et c’est alors que les premières expressions de cette renaissance, encore trop vagues pour être précisées d’une manière scientifique et rigoureuse, conviennent merveilleusement à la langue poétique. La poésie s’adapte de tout point à ces inquiétudes morales qui accompagnent toute espèce de transformation; mais elle partage nécessairement le sort d’un mouvement qui lui a fourni une occasion d’être. Comme lui, elle doit se ralentir et, comme lui, subir la réaction ultérieure, conséquence nécessaire, au physique comme au moral, de tout fait progressif. Cependant, lorsqu’elle a une fois dépouillé cette exubérance d’expressions qui sert à l’origine à dissimuler la confusion des pensées, elle devient en quelque sorte normale, témoin le résultat produit par l’école romantique, et les nouvelles règles qu’elle a apportées demeurent le complément indispensable et paisible des anciens erremens qu’elles ont servi à combattre.
Telle est en général la marche de nos idées et de nos fonctions; telle a été celle de la poésie au XIXe siècle. Ajoutons maintenant que le fait d’être subordonnée à des influences plus générales borne l’espace où se meut la poésie jusqu’à ce qu’une autre renaissance fasse encore reculer ses limites. En attendant, le champ où elle s’exerce peut se trouver promptement épuisé, surtout lorsqu’il se rencontre, comme de notre temps, des imaginations puissantes pour l’exploiter aussitôt qu’il est ouvert. Bien que, selon Boileau, on y trouve toujours quelque chose à glaner, il est une première moisson qui est bientôt faite, qui seule est appréciable, et qui ne permet plus de tenir compte des maigres gerbes récoltées le soir avec les épis oubliés. En réalité, la poésie (j’entends surtout la poésie lyrique), qu’on représente comme la plus vaste, la plus élevée, la plus féconde de nos expressions intellectuelles, n’est pas la plus indépendante ni la plus variée de nos formes littéraires. Nous n’en voulons pour preuve que les essais qui se produisent de nos jours. En les lisant, on éprouve le singulier ennui qui nous saisit lorsque, sur un tableau fraîchement terminé de la veille, nous ne trouvons que l’imitation de la manière d’un peintre illustre. Ce n’est qu’un grossier décalque de situations, de rimes, de césures, de strophes. Ces variations nouvelles sur de vieux thèmes n’ont qu’un mérite, celui de nous rapprocher des sources et de nous faire ouvrir encore une fois ces volumes mille fois relus où l’idée poétique, en ne s’inspirant que de l’instinct et de la spontanéité, a rencontré du premier coup sa complète expression.
Avec Lamartine les vagues aspirations sous une forme encore didactique, avec Victor Hugo l’homme extérieur s’introduisant dans la nature et l’introduisant en lui, avec Alfred de Musset l’homme intérieur seul et tout entier, nous ont à peu près été dévoilés dans la mesure des temps et des circonstances qui les environnaient. Tandis que la poésie opérait par la synthèse, le roman concourait par l’analyse à compléter le développement des idées que faisait surgir pour notre connaissance de nous-mêmes une nouvelle période de l’humanité pensante : concours indispensable peut-être, s’il faut en juger par la double insuffisance actuelle de ces deux formes de la pensée.
Nous sommes loin de désespérer de la poésie. L’épuisement n’existe que pour certaines formes et certaines idées. Le remède, ou plutôt la condition d’un retour de splendeur, est peut-être des plus simples : il ne s’agit pas de dénaturer le sentiment poétique en le transportant là où il ne peut exister, il s’agit seulement de comprendre autrement les mêmes choses, la nature et l’homme. Quant à ces sujets singuliers et bizarres, dans la recherche desquels on croit faire preuve d’originalité, nous ne les acceptons en aucune façon. Si la poésie ne doit pas faire invasion dans l’industrie, à leur tour les engins industriels, propres tout au plus à exercer l’imagination d’un Delille, n’ont rien à prétendre avec la rime. La poésie se compromettrait sans rien ajouter à leur réelle grandeur, tandis qu’elle se grandit elle-même par ce qu’elle ajoute à la nature et à l’homme en les interprétant. C’est donc vers une nouvelle intelligence de ce qui les entoure que doivent se tourner les jeunes poètes. Cette recherche ne sera pas l’abandon de leur individualité, au contraire. Il leur sera toujours permis de recommencer le Lac, les Nuits, la Tristesse d’Olympio, mais à la seule condition qu’ils aient véritablement éprouvé ces émotions, et certainement, en exprimant alors leurs propres sensations, ils arriveront à continuer, sans se confondre avec eux, les représentans d’une renaissance poétique qui ne sera jamais oubliée.
EUGÈNE LATAYE.
V. DE MARS.