Chronique de la quinzaine - 31 août 1858
31 août 1858
Domptée par l’industrie humaine, la terre se rapetisse chaque jour sous nos yeux. Les chefs des deux grands peuples libres du monde, la reine d’Angleterre et le président de la république américaine, inaugurent le câble transatlantique par un échange de courtoisies qui parcourent en quelques heures l’Océan vaincu. Les chemins de fer et la navigation à vapeur étaient déjà en train de réduire la terre à un dixième de son ancienne surface par rapport à la locomotion des hommes et des choses ; encore peu d’années, peu de mois pour mieux dire, et le globe entier, enveloppé de fils électriques, sera traversé dans tous les sens, en quelques minutes, comme un cerveau gigantesque, par les étincelles de l’esprit de l’homme. La vieille et fataliste humanité, l’humanité pullulante et croupissante du brahmanisme et du bouddhisme, de Confucius et de Mahomet, s’agite en des spasmes mortels ; l’humanité chrétienne, savante, industrieuse et libre, de toutes parts l’attaque, l’envahit, la domine. L’héroïsme anglais écrase la rébellion indienne. L’Angleterre, soutenue par la France, suivie par les États-Unis et la Russie, enfonce pour toujours la muraille chinoise. Là où la race humaine était encore absente, elle se précipite à torrens ; elle fouille les solitudes et trouve l’or. Après la Californie, l’Australie ; après l’Australie, la Nouvelle-Calédonie ; des milliers de mineurs s’élancent sur l’île de Vancouver, et, entassés dans de misérables barques, quittent la magnifique baie de Victoria au cri de hurrah for the Fraser ! Ainsi la richesse, ce tribut que le travail humain arrache à la nature, croît sans cesse, et tandis que les produits du travail se multiplient, la subite abondance de l’or s’ajoute à la vapeur, aux chemins de fer et à l’électricité pour en accélérer l’échange. La conquête de la nature par l’homme, voilà le plan glorieux d’après lequel s’accomplit l’existence des générations contemporaines ; sur ce fond grandiose se détachent les combinaisons politiques du présent. Le dessin ne sera-t-il pas digne de la trame ? Lorsque l’homme grandit en puissance, c’est-à-dire en liberté, vis-à-vis de la nature, peut-il être condamné à décroître en liberté vis-à-vis de l’homme ? Question insolente que posent à notre époque les contre-sens de l’organisation politique d’une partie de l’Europe, mais qui ne saurait troubler longtemps la sécurité de ceux qui ont compris les grands aspects de notre siècle, et que nous posons nous-mêmes avec confiance au lendemain du jour où a été fixé le câble transatlantique.
Sans doute, la vie politique de tous les jours est loin, en ce moment, de présenter à l’observateur des sujets de satisfaction et de légitime orgueil comparables aux prodiges réalisés par l’esprit d’entreprise dans la sphère de l’industrie. Les lueurs et les ombres s’y entremêlent dans un mouvement de perpétuelle vacillation. Les ténèbres de la réaction provoquée par l’intempestive révolution de 1848 dominent encore ; pourtant, à qui sait bien voir, il est aisé de démêler plus d’un signe qui annonce le retour vers le salutaire équilibre recherché par les sociétés modernes. En France, par exemple, un certain réveil de l’opinion est visible depuis quelque temps : le gouvernement et quelques-uns des hommes qui peuvent être considérés comme ses organes les plus éminens paraissent se préoccuper de cette timide renaissance de l’esprit public, et la secondent, nous n’hésitons point à le reconnaître, en essayant d’en deviner les tendances et d’y répondre. Nous croyons pouvoir attribuer à ce courant d’idées le discours que M. de Persigny vient de prononcer devant le conseil-général de la Loire. De même, c’est une intelligente docilité envers le bon sens public qui a inspiré au ministre de l’intérieur, M. Delangle, les explications satisfaisantes de sa circulaire sur la question, si mal engagée par son prédécesseur, de la conversion des biens des hospices. Si nous sortons de France, sans dépasser le cercle de l’influence française, nous voyons se conclure des arrangemens qui ne sont point le terme, qui sont au contraire le point de départ d’une politique progressive. Nous rangeons dans les combinaisons de cet ordre le règlement des principautés roumaines terminé par la conférence de Paris, règlement qui va permettre à un des élémens chrétiens les plus importans de l’empire ottoman de manifester sa vitalité ; nous y plaçons surtout l’ouverture que nous venons de pratiquer sur la Chine.
Le reste du continent européen marche peut-être d’un pas plus lent encore que le nôtre, et cependant, cela est incontestable, il marche. La maladie du roi de Prusse, en rendant nécessaire l’organisation régulière d’une régence, va faire passer le gouvernement de ce pays en des mains favorables au libéralisme, et fixera dans une voie droite la politique prussienne, si flottante pendant ces dernières années. La politique autrichienne, éternellement condamnée aux tours de force, est loin de s’endormir. Elle sent que c’est au cœur de ses intérêts que se concentrerait la lutte au premier déchirement européen. Pleine de convoitise du côté des provinces chrétiennes du nord de la Turquie, elle est assiégée dans ses provinces italiennes par les aspirations bien autrement légitimes d’une nationalité que d’incessans malheurs ne peuvent éteindre. Ne la voit-on pas se préparer à d’inévitables conflits avec une activité prévoyante et infatigable ? Elle réorganise ses ressources financières en pactisant habilement avec l’esprit industriel de l’époque. Impuissante à résoudre par la force morale les questions de nationalité qui la rongent, elle perfectionne, au moyen des chemins de fer, la géographie de son empire, et assure ainsi à ses forces militaires une mobilité et une portée inconnues dans les anciennes guerres. Vienne sera bientôt unie par des chemins de fer non-seulement à Venise et à Milan, mais à Turin, à Rome et à Naples. Quoi qu’il advienne de la pensée politique qui dirige ces vastes travaux, les chemins de fer du moins resteront, et le gouvernement autrichien aura encore servi la cause du progrès en rapprochant des peuples et des territoires engourdis jusqu’à présent dans l’immobilité, ou qui étaient restés impénétrables à l’esprit d’entreprise de l’Europe civilisée. Mais voici que dans sa lutte sourde avec l’Italie un nouveau champion se lève contre elle ; ce combattant inattendu sort du nimbe où les dévots du passé et des causes que l’Autriche protège avaient pieusement encadré sa gloire de théocrate et d’absolutiste. La chancellerie de Turin vient de nous révéler, de mettre au monde pour ainsi dire un Joseph de Maistre ennemi de l’Autriche et défenseur de l’indépendance italienne. N’est-ce point une surprise de bon augure pour le progrès que ce royaliste et cet ultramontain ressuscitant au milieu de nous, retrouvant sa voix la plus mâle et la plus vibrante pour dénoncer les attentats commis par les rois contre les nations et pour flétrir les imbéciles complaisances des pontifes serviles? Cet ensemble de circonstances n’est point fait à coup sûr pour décourager le libéralisme européen. Reprenons-en le détail.
Le plus gros événement intérieur de ces derniers jours est assurément le discours de M. de Persigny. Ce discours, quoique écrit dans une langue un peu fruste, s’élève bien au-dessus des harangues officielles auxquelles nous étions accoutumés ; c’est plus qu’un discours, c’est un acte. Il serait oiseux d’insister sur l’importance que la position personnelle de M. de Persigny communique à ses paroles. La vie entière de l’orateur est assez connue ; c’est une des carrières les plus extraordinaires de notre époque. Nous parlions dernièrement du miracle de volonté auquel M. Disraeli a dû sa fortune politique; on peut opposer les miracles de volonté accomplis par M. de Persigny aux étonnans succès du romancier qui gouverne aujourd’hui les finances et les communes du royaume-uni. M. de Persigny, pour employer une expression qui lui était familière, avait la foi, et il a travaillé au triomphe de sa foi avec un désintéressement personnel, une droiture, une franchise, qui lui ont mérité l’estime de ceux que ses leçons et ses exemples n’ont point réussi à convertir. Nous aimons, pour notre part, ces existences rectilignes, et nous ne voyons pas pourquoi, au moment où la fortune les favorise et les expose à tant d’hommages intéressés, l’on craindrait de témoigner à de tels caractères la sympathie à laquelle ils ont droit auprès de tous les hommes indépendans et sincères. Ce n’est pas le seul mérite que nous reconnaissions à M. de Persigny. Il ne possède point sans doute la culture littéraire et raffinée de l’homme d’état anglais auquel nous le comparions tout à l’heure; mais il a une incontestable sagacité politique au point de vue surtout de la cause à laquelle il a dévoué sa vie. Il vient de faire preuve en même temps de grande sagacité et de grande honnêteté dans les considérations franches et sensées qu’il a exposées devant son conseil-général et devant la France à propos de l’alliance anglaise.
La manifestation de M. de Persigny en faveur de l’alliance anglaise était commandée par une urgente nécessité. M. de Persigny connaît sans doute mieux que nous les tendances aveugles qu’il a pris le parti de combattre en face. Cependant, quand nous rapprochions du régime actuel de la presse la licence des brochures anonymes lancées contre l’Angleterre et le concert de correspondances hostiles à l’alliance qui de Paris allaient se répandre dans les feuilles départementales, nous ne suivions point sans une perplexité douloureuse cette agitation factice que l’on ne sait qui cherchait à exciter dans l’opinion publique. C’était un vrai scandale que de pareilles manœuvres n’eussent point été arrêtées par l’entrevue de Cherbourg. Il était temps enfin qu’une voix autorisée, une voix non suspecte, vînt donner un démenti public à ces tentatives abrutissantes et malfaisantes. M. de Persigny a pris ce rôle, et s’en est dignement acquitté. Il a raisonné, pour employer une expression diplomatique, avec l’opinion sur les avantages de l’alliance anglaise, et il a mis le doigt avec une remarquable justesse sur les vraies raisons qui recommandent cette alliance à une politique patriotique et sensée. Il ne s’est pas contenté de signaler la solidarité d’intérêts financiers, industriels et commerciaux qui lie les deux peuples; il a senti que ce qu’il importait de faire comprendre à l’opinion française, si mal instruite des mobiles actuels de la politique anglaise, c’est que l’Angleterre est loin d’avoir envers nous cette jalousie que des passions ignorantes nourrissent en France contre elle. Les Anglais n’ont point de motifs de nous combattre. La suprématie maritime et coloniale que nous leur disputions au XVIIIe siècle leur a été acquise à l’issue des guerres de l’empire ; une lutte nouvelle ne leur ouvrirait donc aucune perspective d’agrandissement. La défaite leur enlèverait une partie des avantages qu’ils possèdent, la victoire ne ferait que leur en assurer la conservation. La guerre ne peut se présenter à eux que sous la forme d’une lutte défensive : alliés à nous, ils n’ont point à redouter les nécessités ruineuses d’une guerre condamnée pour eux à des résultats si stériles; rassurés alors, ils ne sauraient songer à contrarier la politique française se développant dans le cercle de ses influences continentales. Ici M. de Persigny, avec une franchise et une loyauté dignes d’éloge, a rappelé les deux circonstances récentes et mémorables où la politique anglaise a fait taire ses répugnances devant les convenances de la politique de la France. Tous ceux qui ont suivi attentivement depuis l’origine, dans l’enchaînement des négociations et des faits, la dernière guerre d’Orient, savent que le gouvernement anglais avait peu de goût à s’engager dans cette guerre : sans l’élan instinctif de l’opinion anglaise, sans la pénétration et l’énergie de lord Stratford de Redcliffe, la France serait sortie moralement battue du différend des lieux-saints. Le bon vouloir de l’Angleterre nous a seul permis de changer un échec diplomatique en un triomphe politique et militaire. Ce triomphe obtenu suffisait à la France, à qui pesaient d’ailleurs les charges financières de la guerre; mais l’Angleterre s’était préparé une victoire maritime dans la Baltique, et cependant, sacrifiant l’amour-propre national, elle a signé la paix, qui nous convenait et qui coûtait quelque chose à son prestige. Telle est en deux mots l’histoire de l’alliance dans la dernière guerre; il y avait une ingrate maladresse à l’oublier, et M. de Persigny a fait, nous le répétons, un acte honnête et sensé en la remettant en lumière.
Le président du conseil-général de la Loire ne pouvait pas, dans un simple discours, épuiser cette grande question. L’histoire du premier empire ne lui offrait-elle pas des démonstrations plus solennelles encore en faveur de la politique pacifique qui préfère l’émulation des deux plus grands peuples du monde à de sanglans et désastreux combats. La politique française, au commencement de cette année, se laissait dévier, sous l’influence d’une irritation irréfléchie, vers ces malentendus et ces fautes funestes qui amenèrent, à la veille du premier empire, la rupture de la paix d’Amiens. La guerre à outrance avec l’Angleterre et ce rêve d’un débarquement de l’autre côté de la Manche, que des inspirations soldatesques et jésuitiques s’efforçaient encore de ranimer naguère, ont été le point de départ de la politique extérieure du premier empire et la cause des effroyables calamités qu’il appela, après tant de stériles victoires, sur lui-même et sur la France. L’histoire de ce moment critique de la fortune de Napoléon et de la fortune de la France est à peu près inconnue parmi nous : elle reste encore à écrire ; mais sans examiner le détail des fautes qui rompirent la paix d’Amiens, qui ne voit avec quelle effrayante logique et quel incroyable fatalisme Napoléon se livra, et la France avec lui, aux conséquences de cette première et radicale erreur? Après l’avortement du camp de Boulogne, il fallut à Napoléon l’usurpation de la monarchie universelle et la monstrueuse absurdité du blocus continental pour arriver à faire échec à la suprématie maritime, à la prépondérance coloniale et au monopole commercial de l’Angleterre. A quoi aboutit cette politique? A donner précisément à l’Angleterre, quand vinrent les inévitables revers, tout ce qu’on n’avait pas voulu partager avec elle, car au moment de la rupture de la paix d’Amiens cette infériorité maritime à laquelle M. de Persigny se résigne aujourd’hui pour la France, et où il voit même un des principaux argumens en faveur de l’alliance anglo-française, était loin encore de nous être imposée. Imaginez que Napoléon en 1803, comprenant le présent et devinant l’avenir, eût préféré les concurrences de la paix au barbare hasard des batailles : au lieu de douze années de guerres ruineuses, la France aurait eu douze années de travaux industriels, d’activité commerciale et maritime. Nos ports n’eussent point été fermés au coton, à cette marchandise plus puissante que l’artillerie aux mains d’un grand capitaine, et avec laquelle les Anglais ont fini par nous battre. Nous n’eussions point renvoyé Fulton comme un fou. Nos installations manufacturières auraient marché de pair avec celles des Anglais. Nous nous serions enrichis, nous aurions fait du capital. Nous aurions exploité nos mines, et peut-être quelque mâle ouvrier français, dans les révélations du travail, à force de voir traîner sur les "tram-ways" les wagons chargés de houille, eût-il eu, comme George Stephenson, l’intuition de la locomotive, et, plus tôt que lui, eût appliqué la vapeur à la traction des voyageurs et des marchandises sur les rails. Qu’on suive l’hypothèse jusqu’au bout : croit-on que la France en 1815 eût été à une longue distance de l’Angleterre, même dans les voies où nous sommes obligés de reconnaître son incontestable supériorité? Comparez à ce rêve les réalités maudites de 1815, qu’on voudrait pouvoir extirper de sa mémoire, et dites si M. de Persigny n’a pas eu raison de désavouer hautement ces prétendus amis du nouvel empire qui voulaient recommencer en 1858 la faute irréparable de 1803?
Nous éprouvons une trop sincère satisfaction à penser comme M. de Persigny sur un intérêt politique aussi important pour le présent et l’avenir de la France que la question de nos rapports avec l’Angleterre, pour nous arrêter longtemps aux points de son discours sur lesquels il nous est impossible de partager son avis. M. de Persigny par exemple ne nous croit pas mûrs encore pour la pratique de ceux des principes de 1789 qui devaient initier la France à la liberté politique. Nous sommes loin de confondre M. de Persigny avec les vulgaires ennemis que la liberté rencontre aujourd’hui sur son chemin. C’est un singulier troupeau que celui de nos absolutistes. Il se compose de gens qui ont perdu notre régime libéral par la stupide inertie qu’ils adoraient sous le nom de politique conservatrice et d’hommes qui ont immoralement abusé autrefois de la liberté et l’ont trahie par leurs excès. Quand ces gens-là nous signifient que nous sommes impropres à la liberté, nous haussons les épaules en gémissant sur la condition de tant d’hommes éclairés, modérés, honnêtes, qui ont toujours respecté les lois en poursuivant les progrès possibles, sur l’avenir de ces jeunes générations innocentes des fautes qui ont précédé ou suivi 1848, sur cette partie vivace de la nation qui est obligée non-seulement d’expier le crime des autres, mais de recevoir de la main même des vrais coupables la discipline que ceux-ci ont seuls méritée. Nous sommes donc loin de nous résigner aux ajournemens que nous signifie M. de Persigny. Plus on retardera la réalisation des libertés politiques, et moins nous serons préparés à faire de la liberté un usage prudent et honnête le jour où elle nous sera rendue. Les anciennes divisions de partis qu’allègue M. de Persigny ne sont point un argument suffisant contre le réveil de la vie publique. Il nous semble qu’un gouvernement puissant n’a jamais à redouter l’hostilité systématique des partis, et que la démonstration la plus complète qu’un gouvernement ait à donner de sa puissance, c’est d’affronter librement et au grand jour cette hostilité. Y a-t-il d’ailleurs un seul pouvoir en France depuis soixante-dix ans qui ait été renversé par ses ennemis? Les pouvoirs qui sont tombés se sont toujours précipités eux-mêmes, et toujours, suivant le mot d’un homme d’état qui en a fait la cruelle expérience, du côté où ils penchaient. Toujours, qu’on le remarque, ces pouvoirs ont marché à leur ruine sous l’obsession d’une préoccupation obstinée, la crainte de commettre les fautes qui avaient perdu leurs prédécesseurs. Ainsi Louis XVI avait dans son cabinet le portrait de Charles Ier; frappé, pendant les angoisses de la révolution, de l’échafaud du malheureux Stuart se dressant au bout de la guerre civile, il avait résolu de ne jamais recourir à cet expédient fatal que lui conseillait pourtant dans ses vigoureux mémoires Mirabeau mourant. Nous ne parlerons pas de Napoléon, que l’horreur de l’anarchie, autant que l’élan impérieux de son intelligence et de son caractère, poussa dans l’isolement vertigineux de l’autocratie, et dont la catastrophe fut un véritable suicide. Charles X croyait que les concessions et les faiblesses avaient perdu Louis XVI; il retira la charte, et succomba. Louis-Philippe se croyait amnistié par la fortune, s’il évitait les fautes de Napoléon et de Charles X : il pensait s’abriter contre les révolutions en maintenant la paix et eu observant scrupuleusement la charte, et sa vieillesse se sentit défaillir devant une manifestation douteuse de la garde nationale. Il est de mode aujourd’hui d’attribuer la chute du roi Louis-Philippe au jeu des libertés publiques et aux discussions parlementaires; de là l’horreur puérile qu’on professe contre elles. Nous ne pensons pas que la sagacité politique de M. de Persigny se laisse longtemps amuser et tromper par une telle illusion.
Le gouvernement n’a-t-il pas tiré lui-même profit, dans une circonstance récente, des opinions manifestées par la presse avec une liberté convaincue et modérée? Nous faisons allusion à la question des biens des hospices. Si la presse était restée silencieuse devant la circulaire de M. Le général Espinasse, qui sait si le zèle des préfets n’eût, par l’exécution trop littérale de la circulaire ministérielle, suscité au gouvernement des difficultés regrettables? La manifestation spontanée dans la presse des craintes inspirées par ce document a suffi pour avertir le gouvernement, et lui a permis d’expliquer en temps utile des conseils qui couraient risque d’être mal compris, parce qu’ils avaient été mal exprimés. On nous rendra cette justice, que, pour notre part, nous ne nous étions point abusés sur les intentions réelles du gouvernement dans cette question des biens des hospices. Nous nous étions refusés à croire que le ministre voulût contraindre les hospices à convertir immédiatement en fonds publics les 500 millions de propriétés qu’ils possèdent. Une pareille interprétation était une absurdité gratuitement prêtée à l’administration de l’intérieur. Il était évident que la conversion ne pouvait être conseillée que pour les propriétés mal exploitées, et dont le revenu annuel ne correspondait point à la valeur vénale qu’une aliénation immédiate permettrait d’en obtenir. Ainsi définie, l’exhortation ministérielle se réduisait à un conseil de bonne administration et méritait l’approbation générale. C’est dans ces limites que le nouveau ministre de l’intérieur, M. Delangle, vient d’exposer la pensée du gouvernement dans une circulaire écrite avec le sens pratique et la clarté rassurante qu’on devait attendre de lui.
Il nous est malheureusement impossible d’accorder les mêmes éloges à la circulaire d’un préfet relative à la distribution des bibles protestantes. Cette lettre, adressée aux sous-préfets, maires, juges de paix, commandans de la gendarmerie et commissaires de police du département de la Sarthe, exclut du colportage les bibles protestantes, « lors même qu’elles seraient revêtues de l’estampille. » Les bibles protestantes, suivant la circulaire, doivent, dans les départemens où une faible partie de la population professe les cultes réformés, être assimilées à des écrits contraires aux dogmes de la majorité, et par conséquent de nature à causer une certaine irritation. Le préfet place ces avertissemens sous l’autorité des instructions ministérielles. Nous aimerions à penser que les instructions ministérielles ont été mal comprises. Plusieurs détails nous choquent dans ce document préfectoral, qu’il nous paraît difficile de concilier non-seulement avec la liberté religieuse, qui est inscrite dans nos lois, mais avec le respect dû au christianisme. Il est déjà triste d’apprendre que les saintes Écritures ont besoin de l’estampille bleue pour passer des mains de la charité religieuse aux mains et au cœur du pauvre. Il serait curieux de savoir ce que l’on entend par tt une faible partie de la population, » et de connaître exactement le rapport numérique des réformés aux catholiques qui établit pour la sainte Bible le droit de distribution au sein d’un département français; mais nous passons sur ces formalités : notre chagrin va plus haut, et nous adresserons nos plaintes aux hommes publics sous la responsabilité desquels on place de telles injonctions et aux âmes élevées du catholicisme, au profit duquel on a l’air de prohiber en certains cas la circulation des bibles protestantes. Nous savons à quelles extrémités peuvent s’emporter les jalousies des propagandes rivales, et nous n’avons garde de chercher à les irriter par des appréciations blessantes. Nous ne discuterons donc pas si les sociétés qui lisent la Bible produisent des hommes plus intelligens et plus moraux que les peuples qui ne la lisent pas. C’est sur une autre considération que nous appellerons l’attention consciencieuse des hommes politiques et des catholiques véritablement religieux. Il est un fait malheureux, mais incontestable, c’est que depuis le XVIe siècle les peuples qui se nourrissent de la Bible sont, malgré les variations des sectes, demeurés foncièrement religieux, tandis que, chez les nations où la Bible n’est point lue, tout ce qui a été perdu par le catholicisme a été également perdu par le christianisme, et a été conquis par l’athéisme, le matérialisme et une brutale insouciance des intérêts de l’âme. Voilà ce qui s’est passé parmi les classes éclairées, et ce qui a poussé notre France du XVIIIe siècle en particulier dans des écarts si regrettables. Ce mal de l’irréligion ne s’étend-il pas au peuple? Quand on aurait établi le rapport des protestans aux catholiques dans chacun de nos départemens sur lequel se fonde l’exclusion portée contre la Bible, qui oserait dire que, dans le chiffre attribué aux catholiques, un grand nombre, la majorité peut-être, n’est pas pratiquement indifférent à l’exercice de l’un et de l’autre culte? La question qui se pose alors est celle-ci : faut-il laisser la foi religieuse s’éteindre au sein des populations absorbées par le travail matériel et corrompues par la misère? Ces âmes malheureusement grossières doivent-elles être abandonnées aux tentations d’un abject matérialisme? Ne forment-elles pas plutôt un champ moral sur lequel il faudrait appeler toutes les communions chrétiennes à exercer leur zèle? Ne vaut-il pas mieux que l’étincelle chrétienne aille communiquer dans ces régions désolées quelque chose de sa pureté et de sa force, même au risque d’y semer des protestans? On le voit, nous ne parlons pas aux passions, nous ne protestons point contre la violation de la liberté des cultes : nous nous adressons à ce sentiment de la bonne mère du jugement de Salomon, qui, plutôt que de disputer les membres de son enfant partagé, aimait mieux l’abandonner vivant à sa rivale. Nous voudrions empêcher que ce qui est perdu pour le catholicisme au sein du peuple fût perdu du même coup pour le christianisme et pour toute croyance. Nous souhaiterions que les diverses communions, inspirées par une émulation chrétienne, inondassent la France de bibles, persuadés qu’en dépit des variantes de traductions qui deviennent des contradictions dogmatiques aux yeux des théologiens, mais dont la subtilité échappe aux âmes simples, il resterait assez de flamme divine dans ce livre révéré pour élever la raison du peuple et pour nourrir et purifier en lui le sentiment de la responsabilité morale.
En demeurant fidèles aux doctrines libérales dans un temps où elles ont contre elles de si puissans ennemis, nous n’avons jamais compté sur la bienveillance des sectateurs des idées contraires aux nôtres. Exacts et modérés sur le fond des choses, polis envers les personnes, indulgens même pour les plus compromis des adversaires de nos doctrines, car l’indulgence est facile à ceux qui n’ont point à la solliciter pour eux-mêmes, ne voulant pas aller, dans le geste de la désapprobation, au-delà du haussement d’épaules ou du sourire, nous demandons simplement la permission de croire que nous ne parlons point dans une chambre de malade. Il paraît que cette licence est trop forte au gré de certaines personnes. C’est l’opinion d’un journal, entre autres, qui commet à notre égard un quiproquo dont nous ririons volontiers, s’il ne cherchait point à nous mettre à tort et contre notre volonté en querelle avec M. Le ministre de l’instruction publique. Nous nous étions plaints, à propos des dernières distributions des prix, du penchant qu’ont quelques-uns des personnages qui président à ces fêtes universitaires à mêler à leurs discours des allusions politiques. Nous avions notamment en vue certaine sortie contre les partis et leurs épigrammes qui, devant un auditoire d’écoliers, ne nous paraissait guère à sa place. Là-dessus le charitable et zélé journal en question nous accuse d’attaquer M. Le ministre de l’instruction publique ; il nous reproche de parler du discours de son excellence sans l’avoir lu et le refait en deux colonnes pour notre édification; enfin, pour nous châtier dignement, il nous appelle fiers Sicambres, oubliant par une étrange préoccupation que le fier Sicambre est un homme qui brûle ce qu’il a adoré et adore ce qu’il a brûlé, ce qui ne nous permet point d’accepter l’aménité pour nous. Voilà un beau bruit! Il n’y a qu’un malheur, c’est que le discours auquel nous faisions allusion n’est point celui de M. Le ministre de l’instruction publique. Notre accusateur a fait du zèle en pure perte et a lancé un pavé pour écraser une mouche. De qui donc avons-nous parlé? nous demandera-t-il peut-être. Nous ne le lui dirons pas. Avant de reprocher aux autres de parler de ce qu’ils n’ont point lu, qu’il commence une autre fois par lire lui-même ce dont ils ont parlé. Mais laissons là ces misères.
La convention qui règle la nouvelle organisation des principautés a bien les caractères que nous avions indiqués il y a un mois. Ce n’est pas encore l’union des provinces danubiennes, mais c’est un acheminement vers l’union, si les provinces savent se servir des institutions qui leur ont été données et des occasions que les événemens pourront leur présenter pour atteindre à ce but désiré. En ce moment, la première question pratique pour les provinces roumaines est la question électorale, qui devra probablement être résolue avant peu de mois. C’est encore une période transitoire à passer. La conférence a pourvu au gouvernement pendant cette période en décidant qu’une camaïcanie provisoire, composée de trois membres, en serait chargée jusqu’à l’élection des nouveaux hospodars à vie, et c’est la porte qui a été chargée de nommer ces administrateurs temporaires. Les choix de la Porte ne paraissent pas présenter. toutes les garanties d’impartialité qu’exige la lutte électorale qui va s’ouvrir. En Valachie, par exemple, les caïmacans provisoires sont pris dans l’ancien ministère du prince Stirbey, lequel est candidat à l’hospodarat, et encore le candidat favori de l’Autriche. Si l’on se rappelle l’influence que les caïmacans ont pu exercer sur les élections des divans "ad doc", la composition de la caïmacanie valaque ne paraît guère rassurante. C’est aux Valaques indépendans et patriotes de résister à des influences abusives, si elles s’aidaient d’une pression gouvernementale, et de porter leur choix sur un candidat national et populaire. Quoi qu’il arrive, cette fin des travaux de la conférence est du moins pour la politique française un succès partiel. Les informations manquent encore pour apprécier un triomphe plus nouveau et plus vaste, celui que nous avons obtenu de concert avec les Anglais en forçant l’entrée de la Chine. Ce résultat est dû à l’initiative hardie qu’ont su prendre les chefs des missions anglaise et française en se présentant à l’embouchure du Peï-ho et en remontant ce fleuve vers Pékin. Le dessein conçu plusieurs mois avant l’exécution par lord Elgin a été quelque temps combattu et ralenti par l’amiral anglais, étonné, dit-on, de l’audace d’une telle entreprise. Sans ces lenteurs, le succès auquel applaudissent en ce moment les espérances des nations civilisées eût été plus prompt encore. Cette conclusion de l’expédition de Chine, il nous sera permis de le rappeler, est la confirmation éclatante des prévisions qui furent exprimées sur "la question chinoise" dans la "Revue", dès l’origine de l’expédition, par une plume si éloquente et si française.
La politique espagnole procède trop souvent par soubresauts, et passe d’une crise à un véritable état de stagnation, pour recommencer toujours. Il y a deux mois, elle se transformait tout à coup par la chute du ministère Isturiz et par l’avènement du cabinet du général O’Donnell; aujourd’hui une halte s’est faite, tout est en suspens. La reine voyage dans les Asturies; la moitié du monde politique est sur les chemins. Ce n’est qu’en se retrouvant réuni tout entier à Madrid avec la reine, ce qui est maintenant très prochain, que le cabinet va pouvoir délibérer sur quelques mesures d’une importance particulière. Les principales de ces mesures sont vraisemblablement celles qui touchent à l’existence du congrès et au régime de la presse. A vrai dire, en attendant la décision du gouvernement, ces questions sont implicitement résolues dans l’opinion. Celle de la dissolution du congrès l’était par la rectification des listes d’élection. Déjà l’agitation électorale a commencé, des comités se forment pour soutenir la lutte, toutes les candidatures sont en mouvement. Avant même que la dissolution soit prononcée, tout se prépare pour le scrutin. Quant à la presse, si elle ne jouit pas légalement des bénéfices d’un régime plus doux, elle pratique du moins en fait une liberté très suffisante par une sorte d’abrogation tacite ou de suspension de l’ancienne loi. La presse espagnole est moins connue qu’elle ne devrait l’être; elle est certainement supérieure à celle de beaucoup d’autres pays. La "Epoca" pour l’abondance de ses informations, la "Espana" pour la fermeté avec laquelle elle soutient les doctrines de l’ancien parti conservateur, l’"Estado" pour l’esprit et la verve mordante de sa polémique, tous ces journaux et bien d’autres offrent de l’intérêt. Or ce qui est un des faits principaux du moment, c’est que la plupart des journaux modérés dirigent une guerre implacable contre le général O’Donnell. Ils rappellent de la façon la plus acerbe au président du conseil les contradictions de son passé, ses soulèvemens divers, ses velléités ambitieuses; ils lui reprochent surtout de dissoudre le parti conservateur dans un intérêt tout personnel. Les modérés espagnols ne remarquent pas que s’ils ont perdu le pouvoir, c’est la faute de leurs divisions et non la faute du général O’Donnell. Depuis deux ans, trois ou quatre ministères se sont succédé, et ont été en peu de temps également impossibles. C’est parce que le parti modéré pur n’a pas su se reconstituer, et parce que les progressistes exclusifs effraient justement le pays, que le général O’Donnell est redevenu l’homme d’une situation. Cette situation d’ailleurs est difficile. Compromis avec de notables fractions du parti conservateur, peu porté sans doute, d’un autre côté, à s’allier exclusivement aux progressistes, le comte de Lucena se trouve entre deux écueils avec cette pensée d’union libérale dont il a fait son drapeau, et qui ne s’est traduite jusqu’ici qu’en une impartiale distribution d’emplois à des hommes de toutes les couleurs politiques. Les emplois ont été acceptés, ou à peu près; il s’agit maintenant de savoir ce que sera la politique elle-même du nouveau cabinet. Sous ce rapport, les élections prochaines vont être une grave épreuve pour le ministère et pour les partis, mis en demeure d’achever de se dissoudre ou de se recomposer dans des conditions nouvelles.
Il y a peu de temps, un honnête Espagnol de Vigo publiait un avis annonçant qu’il venait de découvrir une recette infaillible pour la pacification du Mexique, et il offrait à tous les représentans de la république américaine en Europe de se mettre en rapport avec eux pour leur dévoiler son secret. La découverte était opportune, elle ressemblait presque à une ironie. Depuis plus de six mois, le Mexique, ce malheureux pays, qui pourrait être un florissant empire, est dans une recrudescence d’anarchie et de guerre civile. Cette crise nouvelle date du jour où le président Comonfort, après avoir été porté au pouvoir par une révolution, a voulu faire un coup d’état pour supprimer une constitution chimérique et un congrès de démagogues. M. Comonfort prenait évidemment un rôle au-dessus de sa taille. Homme à la fois rusé et indécis, sans idées et sans prestige, il ne savait pas même se servir de la dictature qu’il venait de se faire décerner par l’armée. La conséquence était claire : l’armée se tournait aussitôt contre lui; il était obligé de s’enfuir aux États-Unis avec sa dictature éphémère, et à sa place restait le chef militaire qui l’avait secondé dans son coup d’état, le général don Félix Zuloaga, celui-là même qui a exercé le pouvoir dans ces derniers temps à Mexico. Or c’est ici que se déclare dans toute son intensité cette crise de décomposition dont le Mexique offre le spectacle. Tandis que le général Zuloaga s’établissait à Mexico et organisait une administration, l’anarchie éclatait partout. Le vice-président de la république, M. Juarez, qui s’était déjà prononcé contre le coup d’état de M. Comonfort, se prononçait plus vivement encore contre Zuloaga. Il instituait à Guanajuato une sorte de gouvernement au nom de la constitution et dans l’intérêt du parti démocratique; il formait même un ministère, fort peu occupé pour le moment, il est vrai, et il attirait à lui des généraux, des gouverneurs de provinces. Parmi les états, quelques-uns se ralliaient au mouvement accompli à Mexico, d’autres se prononçaient pour la ligue constitutionnelle de Juarez, ou se retranchaient dans leur indépendance. Le vieil Indien du sud, le général Alvarez, reprenait les armes. En un mot, c’était une confusion universelle. Zuloaga d’abord a paru faire face à l’orage et a réussi à vivre. Reconnu par le corps diplomatique, appuyé par le parti conservateur, il s’est donné l’apparence d’un pouvoir
régulier. Il s’est rattaché le clergé en abolissant les lois qui ordonnaient la vente des biens ecclésiastiques, et le clergé lui a fourni de l’argent, qui a servi à lever des troupes. Le nouveau gouvernement d’ailleurs a eu pour défenseurs quelques hommes énergiques, dont l’un, le général Osollo, a commencé par réduire deux des chefs principaux de l’insurrection à capituler.
Malheureusement quelques succès partiels et des décrets rendus à Mexico n’étaient point de nature à dénouer une telle crise, oui n’a fait que s’aggraver en se prolongeant. Le clergé s’est bientôt lassé de donner de l’argent ; à bout de ressources, Zuloaga a été obligé de recourir à un emprunt forcé, qu’il a étendu aux étrangers, et il s’est fait des querelles avec l’Angleterre, surtout avec les États-Unis, qui ne demandent pas mieux que d’avoir des affaires avec le Mexique. D’un autre côté, le plus vigoureux homme d’action du nouveau gouvernement de Mexico, le général Osollo, a été tué dans un combat. Zuloaga s’est trouvé bientôt plus embarrassé que jamais au milieu d’une anarchie croissante. Maintenant le désordre et l’insurrection sont partout. La péninsule du Yucatan est livrée tout entière à la plus affreuse guerre de caste ; les Indiens surprennent les villes et massacrent les habitans. Dans le sud, le général Alvarez règne en maître ; au nord, à Monterey, c’est un autre chef, M. Santiago Vidaurri, qui s’est fait depuis quelques années une sorte d’état indépendant, appelant au besoin à son aide les « Yankees », ses voisins. La Vera-Cruz est au pouvoir de quelques partisans démocratiques. San-Luis de Potosi, Zacatecas, Colima, Morelia, Guanajuato, les environs mêmes de Mexico sont ravagés par des bandes d’insurgés et surtout de malfaiteurs. M. Juarez promène un peu partout la constitution. Autant de chefs, autant de gouvernemens, autant d’intérêts personnels et d’ambitions. Ce qu’il y a de mieux, c’est qu’entre tous ces gouvernemens, entre tous ces chefs, qui rendent des décrets, qui mettent la main sur les caisses publiques, qui rançonnent les populations et le commerce, le Mexique serait fort embarrassé de faire un choix. Élevé au pouvoir par une insurrection, le général Zuloaga a montré aussi peu de capacité que de caractère ; il arrive au dénoûment naturel de sa dictature, s’il a été obligé d’abdiquer, comme il paraît. Le plus capable peut-être, le plus décidé et le plus énergique du moins eût été le général Osollo. Jeune, plein de bravoure, ambitieux d’ailleurs et assez populaire, Osollo n’eût point tardé probablement à évincer Zuloaga, si la mort ne l’eût arrêté en chemin. Dans tous les cas, il eût fallu compter avec lui. Si, d’un autre côté, le parti de M. Juarez triomphe, c’est encore le règne de tous ces licenciés démagogues qui, toutes les fois qu’ils reparaissent, précipitent la dissolution du Mexique. M. Juarez lui-même est un Indien pur sang. Quel que soit le triomphateur, que peut en attendre le pays ? Au milieu de toute cette anarchie, verra-t-on reparaître encore le Jupiter mexicain, le général Santa-Anna, accoutumé depuis longtemps à saisir ces occasions ? Santa-Anna ne demanderait pas mieux sans doute, et il n’y a pas longtemps il adressait un manifeste au Mexique ; mais les souvenirs de sa dernière administration sont encore mal effacés, le nombre de ses partisans a singulièrement diminué. Et d’ailleurs que ferait Santa-Anna ? Ce ne serait qu’un dictateur de plus, un dictateur qui a le désavantage d’être trop connu. Pour le Mexique, il n’y a donc qu’une chose certaine, c’est l’anarchie, et cette anarchie est arrivée à un tel degré qu’on ne sait pas même comment cette malheureuse république peut sortir de la crise où elle est plongée.
Heureusement le Mexique est à la portée des Anglo-Saxons et des républicains de l’Union américaine, et si un peuple chrétien se laisse déchoir à la barbarie, cette honteuse décomposition ne court point le risque de devenir séculaire dans le voisinage du colosse "yankee". Mais revenons en Europe, et saluons cette apparition saisissante de M. de Maistre au cœur de la question la plus difficile et la plus brûlante de l’Europe contemporaine, la question de l’indépendance italienne.
L’illustre ministre du Piémont, M. de Cavour, vient de faire une réponse merveilleusement spirituelle aux haineuses et sottes attaques dont le poursuit le parti clérical, en ouvrant les archives du royaume à un jeune et habile écrivain, M. Albert Blanc, qui a su en extraire et recomposer avec les fragmens mêmes des propres correspondances de M. de Maistre une physionomie politique pleine de vie et d’autorité. Ce Joseph de Maistre est le vrai de Maistre; ce n’est plus l’auteur se garrotant lui-même devant le public avec les chaînes d’une thèse paradoxale, et qui essaie de reconstituer avec les formes du passé une impossible utopie. C’est le Joseph de Maistre de la vie réelle, le ministre plénipotentiaire de la maison de Savoie à Saint-Pétersbourg, appliquant la vivacité de son esprit, la variété et la profondeur de ses vues, au succès des intérêts permanens de son pays, à travers les incidens de la politique courante. C’est le bon sens sans préjugés, la bonne humeur sans entraves, le franc-parler d’un tempérament robuste, une sorte de Mirabeau honnête homme qui parle à un roi bigot avec la même liberté qu’il prendrait, c’est son mot, dans un café de Londres. C’est ce mule esprit et cette merveilleuse éloquence qui assène sans façon sur les ennemis de l’indépendance italienne, sur un pape bonhomme, et qui n’est que bonhomme lorsqu’il faudrait être un grand homme, et sur les bipèdes mitrés ces coups de massue qui aplatissent encore la platitude. On avait pu deviner, à travers la correspondance de M. de Maistre, publiée il y a quelques années, le tempérament d’un libéral. Nous ne savons si l’école théocratique revendiquera encore pour elle ce juge loyal des fautes cléricales et ce patriote ennemi de l’Autriche ; nous lui souhaiterions, pour notre part, des défenseurs de cette force et de cette liberté d’esprit : voilà du moins les adversaires qu’on aimerait à trouver devant soi, des adversaires que l’on estime et que l’on admire en les combattant.
E. FORCADE.
L’Institut vient de tenir ses séances annuelles, et cette année comme les années précédentes, un public nombreux et choisi n’a pas fait défaut à ces solennités, où, il faut bien le dire, la curiosité mondaine l’attire plus qu’une sérieuse intelligence de ce qui se passe sous ses yeux. C’est un spectacle comme un autre, où il est de bon ton de prendre un certain air de gravité, ce qui n’empêche en aucune façon de murmurer tout bas quelques antiques et solennelles épigrammes. Entre la féerie nouvelle et le drame à la mode, il est évidemment d’une bonne gymnastique pour l’esprit de se rafraîchir aux périodes cadencées de l’éloquence académique. Ce n’est pas en somme qu’il y ait ici plus de nouveau que là; mais n’est-il pas permis d’espérer dans ces hautes manifestations intellectuelles un peu plus d’imprévu que dans la littérature éphémère ? Il convient cependant d’abandonner ce côté frivole qui se retrouve dans les fêtes académiques comme dans toutes les choses humaines, et de ne distinguer que les élémens d’intérêt plus sérieux qu’ont offerts les dernières séances auxquelles l’Institut avait convié le public.
Chercher, par exemple, les moyens les plus efficaces pour établir les lois qui président au bien-être de leurs semblables, c’est la plus noble tâche que puissent accepter des esprits cultivés. Aussi n’est-il pas, selon nous, de spectacle plus imposant, plus propre à nous donner le sentiment de notre dignité, plus apte à raffermir nos courages ébranlés que la réunion d’hommes convaincus en même temps de la grandeur et des difficultés d’un pareil devoir. Ce spectacle, l’Académie des Sciences morales et politiques est, de toutes les sections de l’Institut, celle qui l’offre au plus haut degré. C’est là qu’il est permis d’avoir en ses propres forces une salutaire confiance, de tirer des résultats acquis un juste orgueil, de puiser pour les travaux de l’avenir de hardies espérances. Si l’on voulait montrer l’importance d’une telle assemblée, il suffirait de rappeler quelles conséquences entraîne une interruption dans ses travaux. Supprimée en 1803 par le premier consul, l’Académie des Sciences morales et politiques ne fut rétablie qu’en 1832, sur la proposition de M. Guizot. Quels services n’eût pas rendus, pendant ces trente années d’une période de transition sociale dont le terme n’est pas encore atteint, une assemblée qui, au lendemain d’une révolution sans pareille dans l’histoire de l’humanité, eût gardé la juste mesure des nouveaux droits et des nouveaux devoirs, eût constitué à l’origine d’une société nouvelle les principes d’une science qui était la base de cette société, et se fût mise enfin à la tête d’un mouvement qu’elle eût dominé de sa légitime autorité ! Qui peut contester ce qu’on aurait évité de maux, si pendant l’empire et la restauration on eût laissé cette assemblée travailler silencieusement à prévenir les inquiétudes parties d’en bas? Pour que le mouvement économique se produisît d’une manière sensible, n’a-t-il pas fallu le choc des passions et des intérêts soulevés par la chute du dernier règne? Et alors n’a-t-il pas été trop tard?
A Dieu ne plaise qu’à notre tour nous fassions un reproche à l’Académie des Sciences morales et politiques d’avoir échoué dans son intervention pacifique; nous ne sommes ici que l’écho d’organes plus illustres. « Nos codes, disait le regrettable Rossi, par le cours naturel des choses, se sont trouvés placés entre deux faits immenses dont l’un les a précédés, dont l’autre les a suivis : la révolution sociale et la révolution économique. Ils ont réglé le premier, ils n’ont pas réglé le second[1]. » La faute certainement n’en est pas à l’économie politique, qui fait tous ses efforts pour se constituer à l’état de science. Elle remonte à ses origines, elle cherche à établir d’une manière positive, bien qu’à tâtons, sa corrélation avec la philosophie et la morale, et cependant, malgré le besoin qui nous presse, malgré les dangers que nous avons courus, un petit nombre d’esprits seulement s’occupe d’une manière sérieuse de cette œuvre capitale. A la séance annuelle qui vient d’avoir lieu, M. Hippolyte Passy, après avoir rappelé l’origine de l’Académie, le caractère et le but de son institution, en un mot ses devoirs et ses droits, a terminé son remarquable discours en déplorant l’indifférence que garde vis-à-vis de l’économie politique un public qui ne s’attache aux choses les plus sérieuses qu’à la condition banale de vogue et de distraction. N’y a-t-il pas là cette espèce d’injuste défiance qui reste toujours après un espoir déçu, alors même qu’on n’a pas la conscience exacte du mal éprouvé?
La plupart des questions proposées pour cette année par l’Académie des Sciences morales et politiques ont été, faute de mémoires convenables ou même par suite d’une absence totale de manuscrits, remises au concours; aussi le véritable intérêt de la séance a-t-il été dans la notice lue par M. Mignet sur M. de Schelling. Schelling est le philosophe allemand du XIXe siècle qui est le plus goûté en France, — encore de réputation, car la masse du public "éclairé" ne le connaîtra jamais mieux qu’après cette fine et française analyse de M. Le secrétaire perpétuel. Il est poète, il n’a d’autre méthode que l’hypothèse, d’autre logique que l’imagination; il a écrit un livre dont le titre, "Philosophie de la nature", nous alléchera toujours, nous autres élèves de Rousseau, et n’effraiera pas les allures pacifiques de notre philanthropie. Schelling est en un mot le plus doux et le plus mitigé des panthéistes. L’éloquence de M. Mignet a fait vivement ressortir la part de véritable grandeur qu’il faut néanmoins reconnaître dans les inspirations de ce philosophe; mais les objections qu’il n’a pu s’empêcher de faire à l’ensemble du système composent à notre avis les pages les plus travaillées de son discours, et ce ne sont pas les moins pénétrantes. Ce n’est pas sans intention que M. Mignet a comparé quelque part au vague et à la stérilité de l’idéalisme allemand la philosophie du XVIIIe siècle, cette philosophie "tout humaine" suivant son expression, qui avait établi au plus haut degré l’alliance du progrès corrélatif dans les sciences et dans les idées, alliance qui a manqué jusqu’ici au XIXe siècle, et que nous nous efforçons à l’heure présente de reformer. Schelling était une puissante imagination, nous ne pouvons le contester; mais le plus grand malheur qui puisse arriver à ces poétiques esprits, chez qui tout n’est qu’intuition, c’est d’être appréciés par un talent aussi net et aussi incisif que celui de M. Mignet. Malgré l’admiration dont ils sont alors l’objet, cette parole franche et simple les dépouille, sans le vouloir, de la "colonne de nuée" où ils s’enveloppaient : si elle les fait comprendre, elle les fait en même temps juger.
La séance publique annuelle des cinq académies n’a offert qu’un assez médiocre intérêt : l’Italie en a fait les frais principaux. Une notice sur Conradin de M. Ch. Giraud, une pièce de vers sur Manin par M. Legouvé, ont à peu près occupé le temps ordinaire consacré à cette solennité. Certes c’est un curieux hasard que ce rapprochement académique entre le défenseur de Venise et le descendant des Hohenstaufen : n’est-ce pas le moyen âge mis en présence des temps modernes, l’ambition et la fougue de la jeunesse jouant sa vie pour une couronne royale opposée au désintéressement, au calme d’un homme d’honneur combattant pour la liberté de sa patrie? L’échafaud et l’exil terminèrent deux vies employées si différemment. Les vers de M. Legouvé ont été entendus avec plaisir ; mais ils nous ont semblé composés avec cette facilité qui ne commande l’attention que parce qu’elle lui impose peu de fatigue : on les écoute sans peine, on les oublie de même. Aussi bien le cadre choisi était-il peu en rapport avec l’homme. Les femmes qui peuvent pleurer sur le tombeau de Manin, ce sont la Patrie et la Liberté ; ce ne sont pas deux jeunes filles bavardes. Nous avons cru par momens assister à la distribution des prix d’un pensionnat, et tel est l’effet qu’a produit sur nous ce joli exercice de rhétorique.
Ce serait peut-être se montrer trop exigeant que de vouloir que l’Académie française décernât ses prix à des œuvres purement littéraires. On pourrait désirer toutefois que dans le choix des travaux qu’elle couronne chaque année, elle empiétât moins sur le domaine de l’Académie des Sciences morales et politiques. Sans doute, M. Villemain, dans un rapport où il a déployé les hautes qualités de style et de diction qui lui sont habituelles, a fait justement observer que, dans le mouvement général qui nous porte maintenant vers le bien-être industrieux, « une part de la littérature sera scientifiquement économique et chrétiennement charitable. » Quels qu’en soient les motifs, nous croyons que la littérature ne peut que perdre à ces modifications. L’Académie nous a pourtant semblé bien inspirée en couronnant les Essais de Logique de M. Ch. Waddington. De tels ouvrages, bien que philosophiques, qui ont la fermeté des idées pour appui, la formation de ces mêmes idées pour objet de leur étude, sont d’un intérêt éminemment littéraire.
Où chercher de nos jours la poésie, si ce n’est à l’Académie ? On l’y rencontre en effet, bien qu’on ait une certaine peine à la reconnaître. La Guerre d’Orient, sujet proposé, n’a pas manqué d’attirer une foule de concurrens, qui ont dû bien embarrasser les juges, car rien n’est si difficile que de choisir dans le médiocre. La pièce proclamée comme la meilleure, nous n’osons dire la moins mauvaise, nous a reportés à des temps déjà bien éloignés, au temps des premières Odes de Victor Hugo, dont elles sont un calque assez fidèle, — moins le souffle, moins la réelle inspiration du génie. Nous ne voudrions pas affirmer qu’elle ne renfermât point aussi quelques réminiscences de Casimir Delavigne. Un des écrivains les plus justement distingués cette année par l’Académie, M. Jules Girard, auteur d’une étude sur Thucydide, avait pris pour épigraphe ces deux mots empruntés à l’historien grec, et reproduits par Salluste : Νοῦς βασιλεύς (Noûs basileus). Hélas ! où sont maintenant dans la littérature, et surtout dans la poésie, la volonté, l’inspiration, la foi ? Quand donc serons-nous fermement et définitivement convaincus de cette vérité si simple, trop simple peut-être : « L’esprit est roi ? »
- ↑ "Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques", tome II, 2e série.