Chronique de la quinzaine - 14 août 1856

Chronique n° 584
14 août 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1856

Quelle est en ce moment la vraie situation de l’Europe ? Peut-être serait-il assez difficile de la caractériser avec quelque précision. La paix est évidemment partout, l’envie de reprendre les armes n’est nulle part, les complications sérieuses se sont évanouies, et cependant il y a des malaises intimes, indéfinissables, que les polémiques exagèrent souvent par un reste d’habitude belliqueuse, mais qui n’existent pas moins au fond, et se manifestent par des faits palpables. Si on se tourne vers l’Orient, il y a un ensemble de petites difficultés qui se succèdent dans cette transition de la guerre à la paix, au sujet de l’application du traité conclu à Paris entre la Russie et les puissances européennes. Des vaisseaux anglais rentraient même il y a peu de jours dans la Mer-Noire, comme pour attester que les forces alliées n’étaient point encore absentes de ces contrées. Si on se tourne vers l’Italie, il y a dans certains états, à Naples surtout, un travail suivi de négociations marchant lentement vers un succès qui n’aura point été obtenu du premier coup. Si on se tourne enfin vers l’Espagne, qui est venue à son tour attirer tous les regards de l’Europe, la crise soudaine et violente qui éclatait il y a un mois n’est point tellement apaisée, qu’elle ne laisse encore le gouvernement victorieux dans des perplexités singulières. Suivons donc ces incidens, qui sont comme les nuages de la politique dans un moment où les grandes affaires ont cessé d’être l’unique et absorbante préoccupation des cabinets. Et d’abord, on ne peut disconvenir qu’il ne se soit élevé depuis quelque temps des divergences dans l’interprétation du traité qui a mis fin à la guerre d’Orient. Ces divergences étaient-elles la suite inévitable de stipulations peu précises qui ne pouvaient tout prévoir et descendre dans tous les détails ? Ont-elles été provoquées par la subtile ténacité de la Russie, par cette précipitation que met toujours le cabinet de Saint-Pétersbourg à s’emparer de tous les moyens évasifs qui lui sont offerts ? Il n’est pas moins vrai que les difficultés étaient réelles, et qu’elles avaient trait à plusieurs points principaux, l’évacuation de Kars, la possession de l’île des Serpens à l’embouchure du Danube, et la délimitation nouvelle de la Bessarabie. Tandis que la France et l’Angleterre redoublaient d’activité pour quitter l’Orient même avant le terme prescrit, l’armée du tsar, bien que plus rapprochée de ses frontières, ne se montrait point évidemment aussi empressée de quitter Kars. Sans admettre l’hypothèse que la Russie ait prétendu manquer ouvertement à ses obligations, il n’est point douteux qu’elle a voulu prolonger le plus longtemps possible son séjour dans la ville turque. Elle y a mis assez d’insistance pour que cette immobilité soit devenue une question entre les gouvernemens, et c’est là, selon toutes les probabilités, l’une des causes de la rentrée de quelques vaisseaux anglais dans la Mer-Noire. Quelque intention qu’ait pu avoir primitivement la Russie, elle a dû céder à l’évidence de ses engagemens, puisque le chef du corps d’occupation de Kars vient d’annoncer au gouverneur d’Erzeroum qu’il était prêt à remettre la place entre les mains des autorités ottomanes. La difficulté relative à l’occupation de Kars n’existe donc plus.

Les prescriptions du traité étaient du reste assez manifestes en ce qui touche l’évacuation de l’empire ottoman pour qu’il n’y eût point ici à argumenter longuement. Il n’en est point tout à fait de même des autres questions qui ont été soulevées. Vers l’embouchure du Danube, à quelque distance de la côte, se trouve une petite île inhabitée et inhabitable, c’est l’île des Serpens. Un phare destiné au service de la navigation est établi sur ce rocher, qui n’a d’importance que par sa position près des bouches du fleuve. Les Russes ont prétendu rentrer en possession de cette île ; la Turquie a protesté. Voici donc les deux prétentions, les deux droits en présence. Malheureusement le traité de Paris ne mentionne point l’île des Serpens, et la question ne peut être résolue que par voie interprétative. Cette omission est-elle de nature à couvrir la prétention imprévue élevée par la Russie ? Il suffit, pour trancher le différend, de consulter l’esprit du traité lui-même. Les stipulations du 30 mars ont justement pour objet d’affranchir les bouches du Danube et de soustraire la navigation du fleuve à toute influence de la Russie, dont la frontière est à dessein transportée plus loin. S’il en est ainsi, si la pensée essentielle du traité consiste à écarter la domination russe, comment les représentans du tsar pourraient-ils sérieusement arguer d’une omission pour revendiquer un point isolé à l’embouchure du fleuve ? Comment concilierait-on la possession de l’île des Serpens avec l’abandon d’Ismaïl et de Reni ? Ici encore, au surplus, la Russie ne paraît point persister dans sa prétention première. Elle se borne, dit-on, à demander la neutralisation de l’île, de façon à ce que le service du phare puisse être assuré en commun, et dès lors la difficulté s’amoindrit : elle disparaît dans cette autre grande question que l’Europe a entrepris de résoudre en plaçant sous sa garantie la liberté et la sûreté de la navigation du Danube.

Quant aux divergences qui ont surgi à propos de la délimitation nouvelle de la Bessarabie, ce sont peut-être les plus graves et les plus difficiles à concilier. Les premières conditions soumises à l’acceptation du cabinet de Saint-Pétersbourg avaient indiqué une ligne de division qui, par une circonstance singulière, ne s’est point trouvée en rapport avec les dispositions topographiques des lieux. Le traité de Paris traçait donc une ligne nouvelle d’après des cartes présentées par la Russie elle-même. Or il se trouve que les cartes russes, en reproduisant plus fidèlement la configuration des lieux, n’étaient pas encore complètement exactes, quant à la détermination des points principaux de délimitation. Toute la difficulté réside dans la ville de Bolgrad, que le gouvernement russe refuse d’abandonner, et que les puissances européennes considèrent comme devant appartenir au territoire cédé. Si on s’arrête à la lettre stricte du traité, la Russie, on ne peut le nier, paraît être dans son droit. Si on suit rigoureusement la ligne indiquée, la délimitation est arbitraire et même impraticable ; elle scinde tous les intérêts des habitans. La Russie reste par subterfuge en possession d’un point que les puissances n’ont pas voulu lui attribuer. L’aspect des lieux a suffi pour révéler l’impossibilité d’une telle frontière. Maintenant, si cette impossibilité est le résultat de l’inexactitude des cartes d’après lesquelles la ligne de division a été tracée, il s’ensuit que la rectification doit s’opérer dans le sens des intentions de l’Europe. Il y a d’autant plus de raisons pour qu’il en soit ainsi, que la Russie avait obtenu déjà de suffisantes concessions à la faveur de l’inexactitude des premiers tracés. La question est donc aujourd’hui posée et débattue dans ces termes. Ce ne sont là, si l’on veut, que des difficultés secondaires, des difficultés qui ne peuvent certainement conduire à un conflit ou à une rupture nouvelle. La paix générale n’est point sans doute à la merci de ces dissidences.

Dans cette succession de petits faits, de petites querelles, n’aperçoit-on pas cependant une sorte de travail prémédité et obstiné de la Russie pour chercher à regagner peu à peu, en détail et en lassant l’Europe, le terrain qu’elle a perdu ? Le cabinet de Saint-Pétersbourg ne violera pas avec éclat et par des procédés trop directs le traité qu’il a signé ; mais qu’on observe sa conduite en Orient depuis que la paix est rétablie. Il ne se retire qu’à la dernière extrémité des villes occupées momentanément par ses soldats ; si par hasard il existe une lacune, une omission, il se glisse aussitôt par cette issue, prenant des positions qu’on a oublié de mentionner, se faisant une arme des indications inexactes ; il détruit les forteresses qu’il est obligé d’abandonner, il vend même les établissemens publics avant de se retirer : cela est arrivé, dit-on, à Ismaïl. Quelque réelle qu’ait pu être sa défaite, la Russie n’a point assurément renoncé d’un jour à l’autre à sa politique en Orient, et c’est là le plus puissant motif pour que l’Europe travaille incessamment à rendre les traités plus efficaces, en stimulant la régénération de l’empire ottoman, en favorisant une réorganisation solide et vigoureuse des principautés. L’occasion est peut-être unique aujourd’hui. Ces populations roumaines demandent à être unies et à former un état compacte. L’accueil qu’elles viennent de faire à l’envoyé de la France, dont la politique est connue, est un témoignage de leurs dispositions. Le meilleur moyen en ce moment ne serait point de prétendre découvrir un prince étranger pour le mettre à la tête du nouvel état. D’ailleurs où trouverait-on ce prince ? L’exemple de la Grèce n’est point à coup sûr des plus concluans. On peut du moins rapprocher les populations des deux principautés, les placer sous un même régime, les faire vivre d’une même vie, et préparer le jour où cette nationalité, debout et vivante, sera une force et une barrière. C’est là la question qui reste à résoudre aujourd’hui, qui sera bientôt agitée sans doute par la commission européenne envoyée dans les principautés, et si les deux provinces manifestent nettement leurs vœux, il est difficile que toutes les oppositions ne cèdent point à cette heureuse force des choses.


Maintenant, tandis que les plus délicats et les plus graves problèmes de politique extérieure s’agitent encore en Orient, dans cette demi-obscurité de complications secondaires, que devient l’Espagne, ce théâtre d’agitations et de conflits d’un autre genre ? Quels sont les résultats de la dernière crise ? sous quels aspects nouveaux se dessine la situation de la Péninsule ? Il y a un premier fait à constater : le gouvernement est sorti victorieux de la lutte engagée contre lui par les passions révolutionnaires. La prompte et décisive défaite de l’insurrection à Madrid a exercé une visible influence sur le reste du pays. À Barcelone, il est vrai, le choc a été redoutable et sanglant, et on a vu se reproduire des épisodes tragiques, des scènes de meurtre comme il y en eut en France dans les sinistres journées de juin. Quatre jours de combat cependant ont épuisé ce feu dans la ville même, et la pacification de la Catalogne tout entière s’en est bientôt suivie. Saragosse, qui s’était constituée en centre politique, presque en gouvernement, Saragosse a fini par reculer devant une lutte devenue impossible en l’absence du concours des autres provinces. Le général Dulce, envoyé de Madrid en Aragon avec une petite armée, a trouvé une insurrection déjà en déroute. Il n’a eu qu’à garder pendant quelques jours une attitude d’observation pour laisser à la junte révolutionnaire le temps de se dissoudre elle-même et de lui ouvrir les portes de la ville. Saragosse et l’Aragon se sont soumis sans combat, sans effusion de sang, par le simple effet de quelques négociations qui ont permis aux principaux chefs de gagner la frontière de France. Les autres villes, moins compromises d’ailleurs, ont suivi cet exemple de soumission. En quelques jours, cette ébullition révolutionnaire s’est calmée, et le gouvernement est resté le maître de l’Espagne. Il s’est trouvé le maître du pays plus même qu’il ne pouvait l’espérer, car la lutte engagée contre lui et dénouée en sa faveur le plaçait dans une situation prépondérante, et mettait entre ses mains un pouvoir immense. Matériellement donc, toute résistance a été domptée, la paix est rétablie en Espagne, et le ministère formé par la libre prérogative de la reine, confirmé par la victoire, n’a plus à combattre pour sa propre existence. Ce n’est là cependant qu’un acte de ce drame des crises espagnoles, où l’imprévu joue toujours un si grand rôle. Ici commencent peut-être les difficultés les plus réelles et les plus sérieuses.

Une fois victorieux et maître incontesté du pouvoir, que va faire le ministère à la tête duquel s’est hardiment placé le général O’Donnell ? Tant que la lutte s’est prolongée, il a pu, il a dû même ajourner toute décision jusqu’à la pacification intérieure de l’Espagne. La première condition était d’exister. Aujourd’hui la pacification matérielle est complète. Le moment est venu de professer une politique, de marquer par des actes le vrai caractère du mouvement qui vient de s’accomplir. Jusqu’ici, le cabinet de Madrid ne semble pas bien fixé lui-même sur le système qu’il suivra. Il vit de temporisation, et en attendant, il distribue des grades ou des titres, il nomme des employés. Y a-t-il une pensée politique dans ces choix ? Il serait difficile de le dire. Parmi les fonctionnaires récemment nommés dans diverses administrations, il y a des modérés, des progressistes très avancés, et même des absolutistes. Dans l’ordre diplomatique, M. Olozaga, ambassadeur à Paris, et M. Antonio Gonzales, ministre plénipotentiaire à Londres, ont donné leur démission, et ils ont été remplacés, le premier par le général D. Francisco Serrano, le second par M. Pacheco. Le général Serrano est un personnage fort renommé en Espagne, quoique jeune encore. Après avoir commencé sa carrière militaire dans le corps de carabiniers qui est chargé de la surveillance des douanes, il franchissait rapidement tous les grades, et à la fin de la dernière guerre civile il se trouvait brigadier. Devenu homme politique sous la régence d’Espartero, appelé même un instant à figurer dans un cabinet formé à cette époque par M. Lopez, il prenait une grande part au mouvement qui renversa le duc de la Victoire en 1843. Il fut pendant quelques jours le ministre universel de l’insurrection, et il resta ministre de la guerre pendant quelque temps encore après le dénoûment de cette crise. Depuis cette époque, le général Serrano ne disparaissait pas complètement de la scène, il s’en faut. Il y a deux ans, il se retrouvait avec O’Donnell et les autres généraux qui s’étaient soulevés. Aujourd’hui il est appelé à représenter la reine Isabelle à Paris après avoir été récemment élevé au plus haut grade dans la hiérarchie militaire, à celui de capitaine-général d’armée. Le cabinet de Madrid a du avoir évidemment des raisons particulières pour confier une mission diplomatique de cette importance à un homme que son aptitude ne semblait point désigner à ce poste. Pour peu qu’on observe tous ces choix diplomatiques ou administratifs, il est facile d’y voir la trace d’une certaine hésitation, de certains embarras, de combinaisons plus personnelles que politiques. Par le fait, autant qu’on en peut juger, il y a aujourd’hui deux tendances assez marquées au sein du ministère espagnol, et, autour du ministère, parmi tous les hommes qui se préoccupent de la direction des affaires publiques. Les uns, ne consultant que la logique naturelle des situations, n’hésitent point à défendre une politique sérieusement conservatrice, propre à ramener la paix morale en Espagne, comme l’armée a déjà rétabli la paix matérielle. Ils ne veulent point substituer à l’anarchie un despotisme déguisé ; ils voudraient faire tourner les circonstances actuelles au profit de l’ordre troublé, de la monarchie ébranlée, de la société menacée, sans enlever au pays les garanties d’un régime libéral. D’autres se préoccupent de la réaction dont ils ont donné le signal, ou à laquelle ils ont adhéré ; ils craignent déjà de se voir dépassés et absorbés. Ils s’inquiètent de cette terrible logique qui en Espagne pousse toujours un mouvement à ses dernières conséquences, et alors ils se tournent vers les progressistes, recherchant leur appui, s’efforçant de les rallier sous un drapeau qui ne soit aucun des drapeaux connus jusqu’ici. Au milieu de ces fluctuations, le ministère ne semble guère se décider, et, s’il ne se hâte point, il ne sera qu’un ministère de transition, au lieu d’être ce qu’il pouvait, ce qu’il devait être, un ministère sérieusement réparateur, constitutionnel et modéré.

La politique du nouveau gouvernement de l’Espagne n’est-elle point naturellement tracée par la force des choses ? Elle ne nait point de combinaisons arbitraires, de théories artificielles, qui risqueraient fort d’être sans valeur au-delà des Pyrénées ; elle est tout entière dans la nature Intime de ce mouvement qui vient d’agiter la Péninsule, et qui a favorisé l’avènement du général O’Donnell. Comment l’Espagne a-t-elle été conduite à cette dernière crise, qui a eu un victorieux dénouaient, mais qui pouvait avoir une issue terrible ? Elle a été conduite à cette extrémité par un système permanent d’agitation révolutionnaire, par l’indécision d’un pouvoir sans unité, par l’impuissance d’une assemblée plus occupée à se perpétuer qu’à organiser sérieusement le pays, par une série de désordres qui, en s’aggravant, ont réveillé le sentiment du péril et ont fait renaître parlent le besoin de la protection. À quoi le général O’Donnell a-t-il dû sa force, son ascendant au moment décisif ? C’est que depuis deux années il n’a cessé d’être considéré comme le défenseur résolu de la monarchie, comme le représentant d’un principe de conservation ; c’est que son activité énergique était un gage en faveur de l’ordre public. La crise qui a éclaté, il y a un mois, à Madrid, n’a point de sens, ou elle doit avoir pour résultat d’assurer au pays ces garanties que deux années de perturbations ont affaiblies. De ces circonstances découle naturellement la politique à suivre. Cette politique peut se résumer dans un petit nombre de mesures essentielles qui touchent au régime politique, à l’organisation administrative, à l’existence de la milice nationale, cette armée permanente de toutes les insurrections. Le ministère est-il d’accord sur ces mesures ? On dit qu’il hésite encore à se prononcer. Il paraît certain néanmoins que ces diverses questions devront être résolues dans un sens conservateur, ou que le cabinet ne restera point composé comme il l’est aujourd’hui. M. Rios-Rosas, l’homme politique le plus important du gouvernement actuel avec le général O’Donnell, ne se laissera point sans doute absorber dans un de ces amalgames, qui n’aboutissent qu’à l’affaiblissement de toutes les situations et de tous les pouvoirs Que le cabinet de Madrid n’obéisse point à un esprit exclusif dans la distribution des emplois publics, qu’il accepte, qu’il sollicite même le concours des hommes de tous les partis, rien n’est plus simple ; mais la première condition est d’avouer hautement une politique, afin que le concours des hommes prenne une signification, et que le pays lui-même sache dans quelle route il va marcher, vers quel but on le conduit. Il ne s’agit point ici d’une réaction violente qui emporte les garanties et les Institutions libérales ; il s’agit justement de fonder ce régime libéral sur des bases solides et équitables. Tout ce qui s’écartera de cette politique sera sans force comme sans durée, et n’aura d’autre valeur que celle de toutes les combinaisons où dominent les calculs personnels : œuvre d’une circonstance fortuite qu’une circonstance nouvelle fait disparaître.

La France a pu connaître ces péripéties des luttes publiques ; elle a vécu dans cette atmosphère ardente où les partis et les opinions sont toujours en éveil. Elle vit aujourd’hui dans le calme, spectatrice des agitations des autres peuples. Dans le premier instant, lorsque les événemens de Madrid éclataient, il y a un mois, le gouvernement rassemblait quelques troupes sur nos frontières voisines de l’Espagne. La pacification de la Péninsule a rendu cette mesure inutile, et les mouvemens de troupes ont été suspendus. Ce n’était là d’ailleurs qu’un acte de prévoyance qui ne pouvait impliquer la pensée d’une intervention. La vraie, la grande émotion de la France dans ces derniers temps a été la guerre qu’elle a soutenue virilement : aujourd’hui cette émotion n’existe plus ; les derniers soldats de cette expédition d’Orient regagnent notre pays. Le général en chef lui-même, le maréchal Pélissier, vient de rentrer en France, et en débarquant à Marseille il a trouvé un brevet impérial lui décernant le titre de duc. Quelle désignation particulière devait avoir ce duché ? On ne le savait point encore, lorsque le Moniteur est venu annoncer qu’en souvenir d’une éclatante action de guerre le maréchal Pélissier était duc de Malakof, et qu’une loi serait présentée au corps législatif pour affecter à ce titre une dotation de 100 000 francs de rente. Ainsi se trouvent récompensés les glorieux services de celui qui a réussi à faire tomber cette citadelle de la Mer-Noire réputée presque inexpugnable. Une autre nomination d’un genre différent vient de donner un successeur à M. Fortoul. On s’était demandé un instant si M. Fortoul serait remplacé, ou si le ministère de l’instruction publique ne cesserait point d’exister. Le doute cesse aujourd’hui par suite de la nomination de M. Rouland, qui occupait les fonctions de procureur-général près la cour impériale. M. Rouland est un homme qui s’est distingué dans la magistrature, et qui apporte au ministère de l’instruction publique les habitudes d’un esprit sérieux et réfléchi. Au milieu de cette vie intérieure si calme, si dépourvue d’événemens, les distributions annuelles des prix des lycées viennent d’avoir lieu avec la solennité accoutumée. M. Rouland n’était point encore nommé, et c’est le maréchal Vaillant, comme ministre par intérim de l’instruction publique, qui a présidé cette fête du grand concours. Le maréchal Vaillant a parlé du travail avec autant de simplicité que de raison. Il avait auprès de lui le maréchal Pélissier, et cette élévation due aux services d’une longue carrière était le plus éclatant exemple à offrir à des générations qui entrent dans la vie. Du reste, dans presque tous les discours prononcés à l’occasion des distributions de prix des divers lycées, on retrouve une même pensée, celle de rappeler à l’esprit de la jeunesse l’excellence et la moralité du travail, afin de la mieux détourner des séductions vulgaires, des entraînemens matériels, des spéculations et des jeux de bourse : pensée juste et sage sans doute ; mais l’éducation ne se fait point seulement dans le collège. Elle se fait dans le monde aussi, et c’est dans le monde qu’il faut entretenir ces saines idées, pour que, sous cette influence, s’élève une jeunesse virile, faite pour les grandes choses, ou tout au moins pour le bien.

À mesure que les années s’écoulent et que les œuvres de ce siècle s’accumulent, on dirait que chacun sent le besoin de se rendre compte de ce qu’il a fait ou de ce qu’il a voulu faire, de divulguer sa part d’action individuelle dans le mouvement général. Que d’hommes se sont succédé et ont été mêlés à ce drame contemporain aux cent actes divers, aux innombrables personnages ! Que de figures ont passé sur la scène du monde, les unes éclatantes et populaires, les autres ingrates et bientôt oubliées, figures de soldats, d’orateurs, de diplomates, de jurisconsultes, de philosophes ! Le drame n’est point fini, il ne s’interrompt jamais à vrai dire ; mais on a chaque jour des révélations de beaucoup de ces acteurs qui ont eu un rôle dans les affaires de leur temps, et qui ne veulent point disparaître sans dire un dernier mot sur les événemens auxquels ils ont pris part. Ces révélations ont un puissant intérêt, quand elles émanent d’un homme d’une importance dominante, quand elles éclairent les parties obscures de l’histoire, surtout enfin lorsqu’elles sont la confidence d’un mort à la postérité. M. Dupin fait mieux, il publie ses Mémoires de son vivant, il se fait à lui-même, si l’on peut ainsi parler, une postérité tout actuelle et contemporaine, ce qui est peut-être un malséant témoignage de défiance à l’égard de la postérité véritable. Après avoir raconté sa vie judiciaire dans le premier volume de ses Mémoires, M. Dupin raconte aujourd’hui dans le second volume sa vie politique, cette vie qui commence dans la chambre des représentans de 1815 et qui se prolonge jusqu’au 2 décembre 1851. L’auteur rassemble tous les souvenirs de sa carrière politique, de son existence parlementaire ; c’est M. Dupin député, ministre, président. À tout prendre, M. Dupin reste toujours un peu, ce nous semble, l’homme de sa première profession ; en entrant dans la vie politique, il ne manque point de se dire que c’est une cause de plus à défendre, un client de plus à couvrir de son éloquence ; il est vrai que ce client est le premier et le plus illustre de tous, c’est le pays. Par malheur l’auteur des Mémoires ne paraît point avoir une grande abondance d’informations particulières sur la cause. Que dit donc M. Dupin ? Si on en croit les révélations de l’ancien président, il paraît certain que vers l’année 1827, époque où commencent réellement les Mémoires politiques, il y avait en France un ministère présidé par M. de Villèle, que peu après, à la suite d’élections orageuses, un cabinet plus libéral se formait un instant sous les auspices de M. Martignac, et que bientôt enfin ce ministère ayant lui-même disparu, il s’accomplissait à Paris un événement connu sous le nom de révolution de 1830, événement qui portait au trône une dynastie nouvelle. Du reste, dans ces diverses périodes, il y avait une quantité de discussions législatives auxquelles l’ancien député de la Nièvre prenait la plus honorable part. Est-ce là, dira-t-on, tout ce que peut nous apprendre M. Dupin ? Non, certes ; il révèle en outre que, sous la restauration, il avait refusé d’être sous-secrétaire d’état avec M. de Serre, préférant la profession plus sûre d’avocat, et que plus tard, après la révolution de 1830, il eut plus d’une fois à faire appel à toutes les ressources de son esprit bien connu, pour se défendre d’entrer dans diverses combinaisons ministérielles. Est-ce là tout encore ? En vérité, s’il en est ainsi, les Mémoires de M. Dupin ressemblent un peu à une gazette d’autrefois, quoique le récit de ses tribulations ne manque pas d’un certain comique. La partie la plus intéressante, la plus animée des Mémoires de l’ancien président, est celle qui a trait à ce terrible lendemain de la révolution de juillet. Là, M. Dupin apparaît dans son beau moment, dans son originalité native, orateur incisif et net, luttant avec l’énergie du bon sens contre les intempérances révolutionnaires, déconcertant par un mot les déclamateurs, et prenant part à cette grande défense de la société française, qui cherchait à reconquérir l’ordre sans abdiquer la liberté. Les meilleurs Mémoires de M. Dupin sont ses discours. Sur tout le reste, l’ancien président est trop visiblement préoccupé du soin de mettre en lumière les scènes où figure sa bourgeoise personnalité. « Ce ne sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence, » dit Montaigne. M. Dupin fait le contraire, ce qui est assez naturel, l’auteur des Mémoires n’étant pas l’auteur des Essais.

La politique, on l’a vu, est en ce moment peu active et peu animée. Elle est passée des agitations d’un puissant conflit à un calme relatif que ne parviennent à troubler sérieusement ni les difficultés nées de l’interprétation du dernier traité de paix, ni les commotions successives de l’Espagne. Il est des instans où tout se subordonne à une pensée universelle, à une sorte d’entraînement général. L’Europe a aujourd’hui le désir et le besoin de la paix, elle l’a laissé voir assez clairement, et elle s’arrange pour que cette paix ne soit point à la merci de quelque perturbation imprévue. Ce calme sera-t-il de longue durée ? Le voile jeté avec calcul sur les plus grandes questions ne se déchirera-t-il pas quelque jour, pour laisser apparaître des complications nouvelles et plus redoutables ? Qui pourrait le dire ? C’est un secret qu’il faudrait chercher dans l’étude de toutes les situations. En attendant, les gouvernemens et les peuples reviennent à leurs habitudes, à leurs préoccupations, à leurs affaires. Les fêtes elles-mêmes se mêlent à la politique. Les fêtes d’ailleurs ont plus de place qu’on ne croit dans la vie des peuples. Elles ont souvent un sens profond, quand elles ne servent pas à faire oublier les choses sérieuses. Au nord vont être célébrées d’ici à quelques jours les fêtes du couronnement de l’empereur Alexandre, qui a attendu la fin de la guerre pour aller accomplir cette cérémonie dans la ville sainte des tsars, à Moscou. Les missions extraordinaires envoyées par les diverses cours de l’Europe sont déjà en Russie. M. de Morny, comme on sait, doit représenter la France, lord Granville représentera l’Angleterre. Le prince Esterhazy, au nom de l’empereur François-Joseph, va déployer la magnificence hongroise aux fêtes du couronnement de Moscou. Des voyageurs de tous les pays assisteront à ce spectacle de l’autocratie russe se couronnant elle-même en présence de l’Europe.

Veut-on voir maintenant sous un autre aspect ce genre de cérémonies publiques ? Il y a quelques jours à peine, la Belgique constitutionnelle célébrait le vingt-cinquième anniversaire de l’avènement du roi Léopold au trône. Ces fêtes commençaient à Bruxelles avec un éclat inaccoutumé ; elles ont duré plusieurs jours, et elles ont continué dans le reste du pays avec un caractère d’effusion sincère et spontanée. La Belgique s’applaudissait elle-même de ces vingt-cinq années passées sans troubles, elle faisait avec raison honneur à la sagesse de son souverain d’un tel résultat. Quoi qu’il arrive en effet, pendant ces vingt-cinq années qui viennent de s’écouler, la Belgique a vu son indépendance nationale s’affermir, ses institutions se consolider, ses intérêts prendre un essor inattendu, ses relations se régulariser. Elle a fait mieux encore. Lorsque les dernières révolutions bouleversaient l’Europe, elle restait calme, se rattachant plus que jamais à la monarchie constitutionnelle, tandis que la république était à ses portes. C’est donc une fête nationale que l’anniversaire de ce jour où la Belgique était définitivement constituée par l’avènement du roi Léopold au trône. Après cette longue période, l’alliance scellée entre le souverain et le peuple est restée dans toute sa force. Les Belges ont voulu donner un sens politique à leurs démonstrations ; ils n’ont point tort vraiment, à la condition de ne pas oublier que leur bonne fortune est due uniquement à un juste et sage esprit de conservation dans la pratique des institutions les plus libres du monde.

L’Italie est loin d’offrir ce spectacle de fêtes et de solennités populaires. Il est, disions-nous, des états de la péninsule où se poursuivent lentement de laborieuses et difficiles négociations, qui n’ont d’autre objet que d’incliner l’esprit des gouvernemens vers une politique plus libérale, plus conciliante. C’est là encore une des suites des résolutions adoptées dans le congrès de Paris. La France et l’Angleterre, comme on sait, ont réuni leurs efforts pour exercer une influence modératrice à Naples ; elles ont fait entendre les mêmes représentations et les mêmes conseils. Au premier abord, le gouvernement des Deux-Siciles, s’abritant derrière son indépendance, s’est montré assez peu disposé à écouter les suggestions des deux puissances. En réalité, de quoi s’agissait-il ? Il s’agissait, non certes de rétablir un gouvernement constitutionnel, mais de tempérer un système de rigueurs plus dangereuses qu’efficaces, d’imprimer à l’administration de la justice et à la police une direction plus tolérante, d’assurer enfin aux populations les bienfaits d’un régime bienveillant et protecteur. Ce que le cabinet de Naples a refusé d’abord à la France et à l’Angleterre, l’accordera-t-il à l’Autriche, qui est intervenue à son tour, sinon absolument dans le même sens, du moins pour suggérer des modifications utiles ? Le roi Ferdinand s’est montré, dit-on, plus porté à écouter des conseils venant du cabinet de Vienne. L’essentiel est que le résultat soit obtenu, et qu’une politique plus modérée, plus clairvoyante, dissipe peu à peu cette fermentation qui est une menace incessante pour la sécurité de tous les états italiens et pour l’ordre européen lui-même. Les passions révolutionnaires ne seront point désarmées sans doute, mais elles auront moins d’alimens et moins de prétextes, et c’est avec une autorité plus libre, plus incontestée, que les gouvernemens pourront les contenir.

Au milieu de tous les états de la péninsule, le Piémont reste dans sa situation exceptionnelle, ayant ses vues et ses desseins, se conduisant par des voies qui lui sont propres. Dans deux circonstances récentes, la politique piémontaise s’est montrée sous son double aspect. Il y a peu de jours, une échauffourée, qui n’a pu devenir une insurrection, éclatait sur les confins du duché de Modène, à Massa et Carrare. Par une belle nuit, soixante insurgés environ partaient de la ville piémontaise de Sarzana et se dirigeaient vers la frontière du duché de Modène. Ils s’emparaient par surprise du poste de douanes de Parmignuola ; puis, à la première rencontre de quelques soldats, la bande se dispersait, quelques insurgés étaient arrêtés, les autres prenaient la fuite, et tout était fini. Qui avait organisé cette tentative ? Elle avait été précédée quelques jours avant de proclamations de M. Mazzini : c’était l’éclair avant la tempête. Ce qu’il y a de particulier, c’est que les défenseurs de ce puéril mouvement ont prétendu établir une secrète solidarité entre l’insurrection de Massa et le gouvernement piémontais. Par le fait, ce gouvernement prenait de son côté toutes les mesures pour disperser l’échauffourée, sans chercher du reste à lui donner une importance qu’elle n’avait pas. Le cabinet du roi Victor-Emmanuel ne peut qu’être naturellement conservateur en présence des tentatives révolutionnaires, et il remplit un devoir en empêchant sur son territoire les conspirations contre d’autres états. Veut-on voir le sentiment politique du Piémont éclater dans sa sincérité et dans sa force ? Il y a peu de temps, on le sait, le gouvernement prenait la résolution de fortifier Alexandrie, et il ouvrait un crédit pour commencer les travaux. La mesure était directement tournée contre l’Autriche. Aussitôt des souscriptions se sont ouvertes pour offrir cent canons au gouvernement. Quelques esprits circonspects ont pu en secret blâmer ces démonstrations bruyantes. Au fond, le sentiment national rallie tous les partis, et c’est ce qui fait la force de ce pays. Les divisions s’effacent devant un intérêt patriotique. Qu’on y songe bien, ce sentiment vif et persistant n’a rien à démêler avec les théories de M. Mazzini, ni même avec la politique de M. Manin. C’est un sentiment traditionnel qui survit à travers tout, qui ne fait que se transformer, et qui est le gage de l’avenir du Piémont, comme il explique son passé. L’œuvre d’une juste et intelligente politique, c’est de le maintenir intact et de ne point le laisser s’égarer dans des alliances compromettantes avec l’esprit révolutionnaire, alliances qui ne feraient que le dénaturer et l’affaiblir.

Dans les relations de l’Europe avec le Nouveau-Monde, il y avait récemment deux questions qui présentaient un caractère menaçant. L’une, la querelle de l’Angleterre et des États-Unis, a presque complètement disparu, ou du moins elle est entrée dans une sphère de négociations d’où elle ne sortira point sans doute. L’autre, le différend survenu entre l’Espagne et le Mexique, vient de trouver également une solution qui écarte la possibilité d’une rupture immédiate. Ce démêlé, si l’on s’en souvient, a pour première cause l’inexécution d’un traité international relatif à une dette reconnue par le Mexique. Le gouvernement mexicain actuel se plaint que dans cette dette, qui est assez considérable, on ait introduit un grand nombre de crédits frauduleux ou purement chimériques, et sans autre considération légale ou diplomatique, sans recourir à aucune espèce de négociations, il suspendait le traité il y a quelques mois, il frappait d’interdit les bons de la dette espagnole. L’Espagne réclamait aussitôt avec énergie, elle envoyait à Mexico un nouveau ministre, M. Santos Alvarez, et en même temps elle faisait partir de La Havane une petite escadre qui allait croiser devant la Vera-Cruz, prête à agir par la force, si son ministre n’obtenait point une immédiate satisfaction. Un conflit était imminent. C’est alors qu’est intervenue une transaction préparée par la diplomatie. Il a été convenu que l’escadre espagnole quitterait les eaux de la Vera-Cruz, tandis que le gouvernement mexicain, de son côté, abrogerait le décret d’embargo sur les bons de la dette, et remettrait en pleine vigueur la convention de 1853. Cela fait, M. Santos Alvarez a dû présenter ses lettres de créance, et il s’est en même temps engagé à soumettre à l’examen du cabinet de Madrid la révision de certains crédits signalés par le Mexique comme entachés de fraude. Les premières conditions de cet arrangement ont été remplies ; les vaisseaux espagnols ont repris le chemin de Cuba, et le gouvernement mexicain s’est exécuté en abrogeant son décret d’embargo. Il ne reste donc plus qu’une négociation à suivre. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que le Mexique est peut-être fondé dans ses plaintes. Mais qui donc a reconnu, liquidé cette dette ? qui l’a inscrite parmi les charges du Mexique ? Ce sont tous les gouvernemens qui se sont succédé. D’autres gouvernemens viendront et reconnaîtront de nouvelles dettes qu’ils ne paieront pas davantage, parce qu’ils ne le pourront pas, parce que toute la vie de ce malheureux pays consiste depuis longtemps à aggraver ses charges et à épuiser ses ressources en accumulant ses misères.

Il y a un an que le Mexique se débat dans une révolution qui n’est que la trop simple expression de l’anarchie profonde dans laquelle le pays est tombé. Où est le gouvernement ? où est le lien de toutes ces immenses provinces en dissolution ? On ne saurait trop le dire. Il y a à Mexico un président, M. Comonfort, porté au pouvoir par l’insurrection qui a renversé Santa-Anna. M. Comonfort inclinerait peut-être vers un système de modération, s’il n’était poussé et menacé par un congres très démocratique et tout occupé à faire des lois qui ne seront jamais exécutées, qui ne pourraient l’être qu’à la condition de précipiter la décomposition de la république mexicaine. M. Comonfort d’ailleurs, d’après une combinaison assez particulière, n’est qu’un président substitué ; il tient la place du général Alvarez, le véritable chef de la dernière révolution, qui s’est retiré dans le sud, et qui vit au milieu de ses Indiens, Indien lui-même. Dans les premiers temps, lorsqu’il fut nommé président, Alvarez allait à Mexico, où il campait avec ses pintos déguenillés, qui faisaient frémir toute la population cultivée ; mais bientôt cette vie lui pesait, et il reprenait le chemin de l’état de Guerrero, son vrai domaine, laissant le pouvoir à M. Comonfort. Au nord, un autre chef, M. Vidaurri, règne en maître, à peu près indépendant du gouvernement, ne reconnaissant aucune autorité, décrétant la réunion de diverses provinces. M. Vidaurri est très soupçonné de frayer la route au protectorat des États-Unis. Dans presque tous les états, sauf les plus rapprochés de Mexico, le pouvoir central est sans influence et sans action. Chacun fait des lois selon son caprice. C’est au milieu de cette anarchie universelle que le congrès de Mexico travaille sérieusement à constituer la république, et proclame dans ses paroles et dans ses actes l’avénement de la liberté et du progrès. La réalité n’est point malheureusement dans les déclamations pompeuses des licenciés du congrès de Mexico ; elle est tout entière dans cette désorganisation complète à la faveur de laquelle la barbarie envahit chaque jour ce qui reste de civilisation et ouvre la route aux conquérans anglo-américains. La grande innovation qui vient d’être proclamée au Mexique comme le souverain rem"de à tous les maux, c’est la dépossession de l’église et la vente des biens du clergé. Or, il ne faut point s’y tromper, ce n’est là qu’un élément de dissolution de plus. C’est le principe de nouveaux déchiremens, et peut-être n’est-il point difficile de prévoir quelque révolution prochaine qui ne sera elle-même qu’une étape dans cette voie de décomposition.

CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.