Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1856

Chronique no 583
31 juillet 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1856

Au moment où la guerre d’Orient venait de commencer, il y a deux ans, l’Espagne était emportée dans un de ces tourbillons révolutionnaires qui se sont élevés si souvent au-delà des Pyrénées depuis un demi-siècle. La guerre entre les premières puissances de l’Europe a eu le temps d’arriver à son terme, la paix a pu être rétablie et redevenir la règle de toutes les relations, avant que l’Espagne parvînt à son tour à se raffermir, à se reconstituer et à rentrer dans la voie d’un ordre régulier. Cela n’a rien de surprenant peut-être : une guerre peut trouver une fin prompte et opportune quand elle a un objet précis, quand elle est soutenue avec des forces obéissantes et fidèles, au nom de gouvernemens maîtres de leur politique. Il n’en est point de même d’une révolution qui échappe à tous les calculs comme à toutes les directions, et qui trouve d’autant plus d’alimens, que les malaises, les passions et les antagonismes sont plus vivaces et plus invétérés au sein d’un pays. Bien loin d’arriver à se replacer par degrés sous l’empire de lois efficaces, l’Espagne a vu successivement toutes ses institutions ébranlées, sa paix intérieure périodiquement troublée, des partis acharnés à se disputer le pouvoir, des excès sans répression et toujours renaissans, jusqu’au moment où quelques-uns des hommes qui avaient contribué aux événemens de 1854 ont senti le besoin de faire un effort vigoureux pour raffermir cette société chancelante. Qu’on n’oublie point, en effet, que depuis deux ans il y a eu en quelque sorte deux révolutions en présence à Madrid : l’une datant du 28 juin 1854, modérée dans ses vues et personnifiée dans le général O’Donnell ; l’autre portant la date du 18 juillet, représentée par Espartero, et rattachant à sa cause les partis les plus ardens, qui auraient voulu la pousser beaucoup plus loin. Il est venu un moment où la lutte s’est engagée, et jusqu’ici c’est la révolution du 18 juillet 1854 qui paraît vaincue. En réalité, c’est là le secret de la crise qui vient d’éclater au-delà des Pyrénées et des événemens qui une fois de plus ont ensanglanté la Péninsule. En peu de jours, le ministère s’est complètement transformé et s’est recomposé sous l’autorité du général O’Donnell, à l’exclusion d’Espartero. La guerre civile s’est montrée de nouveau dans les rues de Madrid et de Barcelone. Le drapeau de la résistance au ministère du comte de Lucena a été levé dans l’Aragon, à Saragosse, et il n’est point abattu encore. Une multitude de villes se sont prononcées aussitôt par habitude ou par entraînement. Il reste à se demander quelle sera la situation politique de la Péninsule à l’issue de cette crise, dont l’heure pouvait être incertaine, mais qui au fond n’avait rien d’imprévu.

Depuis quelque temps surtout, la lutte devenait chaque jour plus imminente. Elle était inévitable, parce que les cortés n’avaient de force que pour neutraliser toute politique nette et vigoureuse, parce que, dans le ministère lui-même, le moindre fait, le plus petit acte de gouvernement servait à réveiller les plus violentes dissidences, parce qu’enfin, à la faveur de cette impuissance universelle, mêlée d’une agitation permanente, le pays glissait, sans le vouloir et sans le savoir, dans une véritable dissolution. Les événemens récens de Valladolid et de la Castille, ces actes de vandalisme dirigés contre la propriété, venaient mettre à nu les progrès de cette anarchie et dégager tous les élémens de la situation de la Péninsule, telle que deux années d’incertitude l’avaient faite. En présence de ces scènes sinistres, il n’y avait plus à hésiter. Le ministre de l’intérieur du dernier cabinet, M. Escosura, avait été envoyé à Valladolid pour étudier les faits, pour en observer les causes, et on attendait son retour pour adopter un ensemble de mesures de gouvernement. Or c’est ici que le drame commence et que les événemens vont se presser. Il est bien clair qu’il y a eu à ce moment une tentative suprême pour profiter de la circonstance et évincer du pouvoir le général O’Donnell. Dès son retour en effet, M. Escosura préparait, sans consulter ses collègues, un projet de décret sur la presse, et dans le préambule il rejetait sur les modérés, sur le parti conservateur tout entier, la responsabilité des scènes de Valladolid. M. Escosura s’exagérait visiblement à lui-même l’importance de son rôle dans la direction de la politique ; en outre son accusation contre les modérés était un trait assez direct contre le général O’Donnell. Aussi le comte de Lucena refusait-il de souscrire aux propositions du ministre de l’intérieur, et dès-lors la rupture était déclarée. La présence simultanée des deux ministres dans le conseil devenait impossible. Ce qui achevait de compliquer la question, c’est que le duc de la Victoire se rangeait du côté de M. Escosura dans ce conflit, qui prenait ainsi le caractère d’une lutte ouverte entre les deux généraux. Espartero voulait que les deux ministres eussent un sort commun, qu’ils se retirassent ensemble, ou qu’ils restassent tous deux au pouvoir. C’est ce qui n’était point du goût d’O’Donnell. Mise en demeure de se prononcer dans un conseil extraordinaire, la reine ne pouvait balancer : elle se montra décidée à soutenir le ministre de la guerre en acceptant la démission de M. Escosura. De là une dissolution complète du cabinet et la retraite d’Espartero lui-même, malgré les pressantes sollicitations qui lui étaient adressées pour qu’il restât à la tête du gouvernement. Le duc de la Victoire pensait-il placer la reine dans une situation embarrassante ? Croyait-il qu’elle n’oserait point confier à un autre que lui la mission de composer un nouveau conseil ? C’est ce qu’il est difficile de dire. Toujours est-il que la reine, après avoir bien constaté les refus réitérés du duc de la Victoire, prenait une résolution hardie, et chargeait immédiatement le général O’Donnell de former un ministère. Quelques heures après, ce ministère était composé et entrait en fonctions. Il comptait dans son sein des hommes de toutes les opinions sensées, des conservateurs comme MM. Rios-Rosas et Pastor Diaz, des progressistes comme MM. Cantero et Luzurriaga, un secrétaire des cortès, M. Pedro Bayarri, un ancien membre du premier cabinet formé après la révolution de 1854, M. Collado. Ce ministère formé, le général O’Donnell, avec autant de promptitude que d’énergie, préparait ses moyens de défense au cas d’une tentative désespérée ou d’une résistance des partis qu’il était facile de prévoir. Il faut le remarquer, jusqu’ici, dans cette crise, tout est simple et régulier, rien ne porte la marque de la violence. Sans doute le général O’Donnell pouvait se tenir prêt à tout événement. Cette lutte prolongée de deux années au sein du ministère, il prétendait bien la dénouer au profit de sa politique : la reine elle-même a pu désirer ce résultat ; mais ni la souveraine de l’Espagne, ni le ministre de la guerre, ne paraissent avoir eu le dessein de précipiter un dénoûment, amené par la force des choses au moins autant que par la volonté des hommes.

Quelle était dans ces difficiles conjonctures l’attitude des partis extrêmes dès le premier instant ? À peine le nouveau ministère était-il formé, l’agitation commençait de se répandre dans Madrid, et peut-être quelques-uns des ministres démissionnaires n’y étaient-ils point étrangers. Les progressistes avancés se voyaient plus que jamais rejetés loin du pouvoir, s’ils ne résistaient pas et s’ils ne faisaient pas une tentative suprême. Aussitôt le chef de la municipalité de Madrid appelait sous les armes la milice nationale, qui allait prendre position dans les principaux quartiers de la ville. La milice nationale, c’était là l’armée de l’insurrection qui se préparait, et qui n’attendait qu’un signal. En même temps l’assemblée constituante se trouvant prorogée, les députés présens à Madrid se hâtaient de se réunir et de délibérer. M. Madoz, qu’on est toujours sûr de voir au premier rang dans ce ? rencontres, M. Madoz, sous prétexte de calmer l’opinion, prononçait un de ces discours qui ne font qu’ajouter au trouble des esprits. Il faisait une proposition dans laquelle on déclarait que le nouveau ministère n’avait point la confiance des cortès. La motion était en effet adoptée, et une commission était nommée pour aller la porter à la reine. Or il se présente ici plusieurs questions essentielles : sur quoi se fondait cette fraction de l’assemblée pour voter une motion de censure ? Le ministère entrait à peine au pouvoir et n’avait pu rien faire encore. Le général O’Donnell, à qui une minorité remuante envoyait cette déclaration de guerre, avait depuis plusieurs mois obtenu des votes réitérés de confiance de la majorité des cortès. En outre les députés réunis dans la salle du congrès avaient-ils réellement le droit de prendre la délibération qu’ils signifiaient à la reine, sans avoir même entendu les nouveaux ministres ? C’est là ce qui est douteux. Il y a dans le règlement de l’assemblée, il est vrai, un article qui autorise cinquante députés, pendant les prorogations des cortès, à prendre certaines résolutions ; mais il tombe sous le sens qu’il s’agit ici simplement de résolutions de peu d’importance, n’ayant pas même un caractère de loi, comme le dit le texte. Une minorité du congrès, qui n’aurait pu voter la plus pet te loi d’intérêt local, avait-elle le droit d’adopter une motion qui suspendait les prérogatives constitutionnelles de la reine, et imposait une politique tout entière ? Le général O’Donnell était donc fondé à répondre au président des certes, au général Infante, qu’il considérait la délibération de la minorité du congrès comme absolument illégale. Pendant ce temps du reste, les événemens avaient marché. La milice nationale avait ouvert le feu contre les troupes, et dès lors tout était remis au sort des armes.

Au fond, on ne pouvait mieux servir les intérêts du général O’Donnell que ne le faisaient en ce moment la milice nationale et les progressistes de Madrid. On aurait pu évidemment créer une situation très difficile au nouveau ministère par une attitude hostile, mais en même temps modérée et légale, en attendant la réunion des certes, et en s’emparant du nom d’Espartero comme d’un drapeau parlementaire. Offrir le combat au général O’Donnell sur le terrain où il était, défendant les prérogatives de la royauté, secondé par les généraux les plus habiles et les plus marquans de l’Espagne, disposant d’une armée qu’il avait su depuis deux ans ramener à la discipline et au devoir, — agir ainsi, c’était préparer un succès au nouveau président du conseil, et celui-ci n’était point homme à se laisser intimider par les miliciens. Après avoir divisé son armée en deux corps, commandés par les généraux Manuel de la Concha et Serrano, O’Donnell serrait l’insurrection de toutes parts, et la rejetait dans les quartiers populaires de Madrid, dans la rue de Tolède, où elle allait s’éteindre. Là trouvait la mort un personnage qui avait déjà figuré dans la révolution de 1854, et qui a reparu dans les derniers événemens : c’est le torero Pucheta. Commencée le 14 juillet, le jour même de la formation du ministère, l’insurrection se terminait le 16, par la victoire complète du gouvernement.

Ce n’était pas tout de vaincre à Madrid. L’état des provinces, de l’Aragon, de la Catalogne surtout, devait inquiéter le nouveau cabinet, d’autant plus que M. Escosura, avant de quitter le ministère, avait, dit-on, annoncé la crise à Saragosse par la voie télégraphique, afin de provoquer un mouvement en faveur du duc de la Victoire. Aux premières nouvelles venues de Madrid, en effet, Saragosse se prononçait, et le capitaine-général de l’Aragon, le général Falcon, se mettait à la tête d’une junte révolutionnaire. A Barcelone, l’insurrection est venue se briser devant l’énergie du chef militaire, le général Zapatero, qui avait sous ses ordres dix ou douze mille hommes, et sur qui le gouvernement pouvait compter. La lutte cependant a été terrible, plus sanglante que celle de Madrid : elle a duré quatre jours, au bout desquels les insurgés ont été complètement mis en déroute et dispersés de tous côtés. Aujourd’hui la Catalogne tout entière paraît soumise. Saragosse reste le dernier foyer de la résistance. Seulement la pacification de la Catalogne, la défaite de l’insurrection à Madrid, le calme qui n’a cessé de régner dans les provinces basques, permettent désormais au gouvernement de concentrer des forces suffisantes autour de Saragosse, dont la reddition s’opérera peut-être sans effusion de sang. C’est du moins ce qu’on peut augurer d’une demande d’armistice adressée par la ville au général Dulce, envoyé en Aragon. Quant aux autres villes qui se sont prononcées, obéissant à une sorte d’influence épidémique, elles font successivement leur soumission. C’est là ce qu’on peut appeler la période du combat.

Mais, observera-t-on, au milieu de toute cette crise, où donc est le duc de la Victoire, pour qui des villes se prononcent et deviennent le théâtre de sanglans conflits ? Il faut bien le dire, Espartero n’est nulle part, ou plutôt il est resté tranquille et muet dans sa maison, à Madrid, depuis le jour de sa démission. On s’est étonné de cette inaction dans de telles circonstances, parce qu’on s’est plu à se créer un personnage de convention très différent du personnage réel. On reproche aujourd’hui à Espartero de manquer des qualités qu’il n’eut jamais. Le duc de la Victoire a été un courageux soldat ; c’est un homme d’instincts honnêtes, mais dépourvu de toute initiative politique, irrésolu et inactif par sa nature, sujet d’ailleurs à une infirmité cruelle qui paralyse souvent ses facultés. La popularité est sa faiblesse ; mais comme ce n’est point là un moyen de gouvernement très efficace, quand la popularité est épuisée, quand elle ne suffit plus et qu’il faut agir, le héros tombe. Lorsque le duc de la Victoire a joué un rôle politique, c’est qu’il était en quelque sorte porté par les événemens, qui l’entraînaient bien plus qu’il ne les conduisait. Il n’en était point de même aujourd’hui ; deux ans de règne ont singulièrement amoindri le crédit des idées révolutionnaires, et une des forces du général O’Donnell était le sentiment de lassitude répandu dans tout le pays. Ce qui était la force d’O’Donnell était la faiblesse d’Espartero, et dans cette lutte inégale il est peut-être assez simple que le duc de la Victoire n’ait pas voulu aller figurer comme un insurgé de plus à la tête de la milice nationale, après avoir, dans des circonstances récentes, manifesté son dévouement à la monarchie constitutionnelle et à la reine.

Lorsque des événemens comme ceux qui viennent de s’accomplir au-delà des Pyrénées sont encore flagrans pour ainsi dire, ils restent enveloppés d’une certaine obscurité. Il est difficile d’en mesurer toutes les conséquences ; on peut du moins en mesurer jusqu’à un certain point la portée morale et politique. Jugée au point de vue des faits, il est évident que la crise d’où est sorti le ministère du général O’Donnell n’est nullement un coup d’étal véritable. Le nouveau cabinet n’a pu détruire une constitution qui n’existe pas, qui n’est pas promulguée, et qui par conséquent est sujette à révision sans qu’il y ait aucune illégalité. Il n’a point violé l’autorité des cor tes parce qu’il a refusé d’accepter la motion injurieuse d’une minorité révolutionnaire déllLérant sans mandat. En nommant un ministère autre que celui qui existait jusque-là, la reine n’a fait qu’user de la prérogative la plus simple de la souveraineté. En domptant la sédition par les armes, le ministère n’a fait que défendre la loi, audacieusement attaquée. Dans tous ces actes, on n’aperçoit pas la trace de ce qu’on peut nommer un coup d’état, c’est-à-dire d’une suppression systématique et absolue des institutions existantes ; mais il n’est pas moins vrai que la lutte a changé la condition des choses. Par cela même que le succès de l’insurrection eût été une menace pour la monarchie, sa défaite doit inévitablement avoir des conséquences conservatrices. En définitive, comme nous le disions, c’est une révolution ramenée par la force des circonstances à son point de départ, et à ce premier instant les vues des esprits libéraux ne dépassaient point la pratique sincère d’un système constitutionnel sensé, régulier et préservateur. C’est parce que les partis extrêmes ont voulu tout détruire, pour tout recomposer selon leurs idées, qu’ils ont conduit l’Espagne à l’anarchie. Maintenant le ministère actuel suffira-t-il à la tâche qu’il vient d’assumer ? On sait comment il se compose ; il appartient en majorité aux idées conservatrices. Quelques-uns des ministres sont des hommes de talent, et de ce nombre est le ministre d’état, M. Pastor Diaz, qui est un des écrivains éminens de la Péninsule, et qui représentait récemment la reine Isabelle à Turin. Par le fait, deux hommes personnifient la pensée politique du cabinet actuel de Madrid, le général O’Donnell et le ministre de l’intérieur, M. Rios-Rosas.

Le comte de Lucena est l’homme d’action dans le gouvernement ; M. Rios-Rosas est l’administrateur, l’organisateur politique et civil. Le nouveau ministre de l’intérieur est surtout un homme d’une intégrité reconnue et d’une indomptable énergie. M. Antonio de los Rios y Rosas est jeune encore ; il a quarante-quatre ans. Il est né en Andalousie, à Ronda, dans ce pays à demi mauresque, et il a conservé quelque chose d’africain. Il entrait dans la vie publique lors de l’inauguration du régime constitutionnel, à l’avénement de la reine Isabelle, et depuis cette époque il n’a cessé de marquer soit comme avocat, soit comme homme politique. Il a toujours professé les idées conservatrices. Dès 1837, il était nommé député aux cortès. Après la défaite de son parti, en 1840, il prenait part à la rédaction des principaux journaux modérés avec MM. Pastor Diaz et Pacheco. À dater de 1845, M. Rios-Rosas devenait un des principaux membres du parti conservateur ; il entrait au conseil d’état lors de l’organisation de ce corps, et il était destitué en 1848, parce que dès cette époque il se rangeait dans ce qu’on a appelé l’opposition modérée. Il y a deux ans, on peut s’en souvenir, il figurait dans ce ministère que présidait le duc de Rivas, et qui dura quarante heures, entre la chute du cabinet du comte de San-Luis et le triomphe définitif de la révolution de 1854. Les discours que M. Rios-Rosas a eu l’occasion de prononcer dans les législatures dont il a fait partie sont nombreux ; ils sont tous remarquables par la vigueur et l’élévation du talent autant que par la fermeté des principes. Le nouveau ministre de l’intérieur de Madrid a plus d’une fois intimidé ses adversaires des partis extrêmes dans les cortès actuelles, où il n’a cessé de lutter contre l’esprit révolutionnaire. Dans toutes les circonstances, malheureusement assez nombreuses, que lui offrait la discussion des lois organiques et de la constitution, il a constamment cherché à faire prévaloir les garanties conservatrices. La présence de M. Rios-Rosas dans le conseil est évidemment une preuve que le gouvernement est décidé à raffermir sur des bases solides l’ordre politique.

Quelles seront les conditions de ce rétablissement de l’ordre moral et politique ? Le cabinet de Midrid semble avoir ajourné toute décision sur ces points essentiels Jusqu’à l’entière pacification matérielle de l’Espagne ; mais dès ce moment il est possible de pressentir quelques-unes des questions qui s’élèveront naturellement. Ainsi il est infiniment probable que l’assemblée actuelle cessera d’exister, et que de nouvelles cortès seront réunies. Quelques modifications devront être introduites dans la constitution votée il y a quelques mois, si même on ne revient plus simplement à l’une des constitutions qui ont régi antérieurement la Péninsule. Il n’est point douteux que la question de l’existence ou de la réorganisation des milices nationales sera également abordée. Peut-être enfin suffira-t-il de la présence au pouvoir d’un cabinet animé d’intentions droites et modérées pour mettre un terme aux différends religieux suscités par la loi de désamortissement. La solution de toutes ces questions, qu’on le remarque bien, n’entraîne nullement une atteinte au régime constitutionnel, une réaction sans limites. Le cabinet de Madrid est placé aujourd’hui dans de telles conditions, qu’il a nécessairement à choisir son chemin entre une politique qui ne serait encore qu’un système de complaisances à l’égard des partis révolutionnaires et une réaction qui ne ferait que créer un autre genre de dangers. À ne considérer que les choses en elles-mêmes, peut-être cette œuvre, sans être facile, n’est-elle point impossible à accomplir. En réalité, entre les hommes sensés et modérés des divers partis, il y a moins de différences d’opinion qu’on ne croit : de simples nuances les séparent souvent ; mais le grand, le terrible obstacle, c’est le travail des passions, des ambitions, des rivalités personnelles. C’est là ce qui divise les hommes, ce qui les met en lutte, et ce qui finit souvent par des révolutions dans un sens ou dans l’autre. Souvent aussi les conseils irresponsables interposent leur autorité clandestine. La question est de savoir si le général O’Donnell triomphera des difficultés de toute nature qui l’entourent aujourd’hui ; même après l’épreuve des séditions matérielles, c’est encore un moment grave pour l’Espagne.

Quant à la France, son intérêt, sa politique, c’est de favoriser tout ce qui peut tendre à l’établissement d’un régime régulier et durable au-delà des Pyrénées. Si le gouvernement français, en présence des derniers événemens, a jugé utile de réunir des troupes à la frontière du midi, ce n’était nullement sans doute dans la pensée d’une intervention active dans les affaires de l’Espagne. Au point de vue de toutes les idées conservatrices ou libérales, la vraie, la seule question sur laquelle la France puisse avoir une opinion arrêtée, c’est le maintien de la dynastie, à laquelle se lie l’existence de la monarchie constitutionnelle. Tout le reste est livré au jeu naturel des institutions, et quelquefois au caprice des hommes.

Notre temps, par lui-même si rapide et si fugitif quand on l’observe dans ce qu’il a de plus actuel, est le fils du temps passé. Il se rattache aux époques antérieures par des liens souvent intimes et invisibles, que l’histoire recherche et met à nu, en montrant comment la civilisation se développe, comment les choses s’enchaînent. C’est en quelque sorte un travail d’hérédité permanente qui est partout. La trace des législations anciennes est marquée dans les législations nouvelles ; dans les mœurs même altérées d’une époque, il y a toujours quelque reste des mœurs et des usages d’autrefois ; le caractère primitif et originel des races persiste à travers les plus grands changemens ; les Gaulois de César n’ont pas disparu complètement. Parfois aussi il est de grands faits contemporains dont on retrouve l’ébauche, l’image ou le principe dans les événemens les plus lointains. De là cet intérêt grave et attachant à la fois des œuvres historiques qui vont ressaisir au fond des siècles le secret de la vie confuse des peuples. Dans le passé, du reste, que de révolutions et de luttes, que de caractères et de figures qui se succèdent et passent comme dans un drame toujours renouvelé ! M. Amédée Thierry, dans des études que nos lecteurs connaissent, et dont il rajeunit le succès en les publiant de nouveau sous le titre d’Histoire d’Attila et de ses Successeurs, a peint avec un rare talent une de ces époques marquées d’un sceau caractéristique, un de ces héros qui secouent le monde en le poussant dans quelque voie nouvelle. Le héros, c’est Attila, le conquérant asiatique, le fondateur du premier empire hunnique ; l’époque, c’est le ve siècle. Attila, ainsi que le fait remarquer l’auteur, survient dans une heure de transition, à la limite de deux âges ; il est placé entre l’époque romaine, dont il va hâter la dissolution, et les grands établissemens barbares, dont il marque l’avènement. Initiant la barbarie à une vie jusque-là inconnue pour elle, il prépare les dominations germaniques, qui vont se substituer à la domination romaine. Enfin il pénètre en Europe par ces contrées du Danube où s’est joué si souvent le sort de l’Occident, où une question de civilisation générale s’agitait récemment encore par les armes. Pour le monde d’alors, pour ce monde en possession de la civilisation de Rome, Attila était un ennemi formidable, un dévastateur terrible, foulant sous les pieds de ses chevaux les Gaulés et l’Italie. De là cette singulière diversité dans les souvenirs et les impressions qu’il a laissés au plus profond de la mémoire des peuples. Dans les traditions latines, Attila est le fléau de Dieu, un messie de destruction et de ruine envoyé pour châtier le monde romain perdu de vices ; dans les traditions et les légendes germaniques au contraire, il apparaît presque comme un Charlemagne. C’est à travers cette confusion qu’il fallait ressaisir la vérité, si souvent obscurcie par les historiens eux-mêmes. M. Amédée Thierry a réussi, comme on sait, à rétablir les perspectives, à recomposer la figure de son héros et toute cette vie barbare, si étrange et si puissante, devenue une des sources de la vie moderne. L’œuvre d’Attila d’ailleurs n’a point disparu complètement avec lui. Le troisième empire hunnique, fondé plus tard, mais préparé par son passage, subsiste encore : c’est la Hongrie. Du Danube à la Mer-Caspienne, ces contrées sont pleines des débris dispersés des races qui pénétraient en Europe au ve siècle, et il est curieux de voir comment le souvenir d’Attila a survécu parmi les populations, parmi les Huns d’Europe et les Huns d’Asie. Un voyageur s’arrête dans une pauvre maison en Transylvanie. Sur le mur sont fixées deux images : l’une est celle de Napoléon, l’autre est celle d’Attila. Pour le pauvre Transylvain, Attila est le père, le roi des Magyars. Dans les contrées de la Mer-Caspienne, un autre voyageur, il y a quelques années, entend chanter une légende dans une vallée du Kouban : c’est une légende d’amour qui rappelle encore le nom d’Attila. Ainsi, comme le dit M. Thierry, vient expirer dans un écho lointain le bruit de ces tempêtes qui bouleversèrent l’Europe avant de la transformer, il y a quatorze siècles.

Dans la variété des productions littéraires, il est un genre dont on a trop abusé, et qui conserve néanmoins pour l’imagination une sorte de charme intime et indéfinissable : c’est le roman, le conte, la nouvelle ; en un mot, c’est la fiction à travers laquelle on aperçoit la réalité de la vie humaine. On a tant prodigué les couleurs factices, les passions folles, les inventions bizarres, que l’art, n’ayant plus le fil conducteur de la vérité, a fini par s’égarer dans cette région obscure des invraisemblances et des impossibilités. Après avoir pris toutes les formes, après s’être fait tour à tour humanitaire ou frivole, déclamateur ou réaliste, et avoir régné en souverain, le roman est réduit à la condition la plus critique ; on pourrait presque écrire l’histoire de sa grandeur et de sa décadence. Le genre garde son attrait, les œuvres ne répondent plus à l’idéal des esprits et des âmes. Le roman renaîtra sans doute, car c’est une des formes naturelles de l’imagination ; mais il ne renaitra que par l’observation saine, par une étude attentive du cœur, par un retour vers tous les sentimens vrais. Le grand roman existe à peine aujourd’hui ; on ne le connaît plus. La nouvelle fleurit de toutes parts : c’est une moisson incessante, qui croît d’elle-même, sans culture ; mais parmi ces nouvelles de tous les jours, combien en est-il qui aient véritablement une valeur littéraire ? Les plus agréables de ces contes sont souvent ceux où il y a le moins de prétention, où on sent le moins l’industrie et le métier. Ce n’est point un écrivain attitré, ce n’est point même, à ce qu’il semble, une plume française, qui a écrit un petit livre publié il y a quelque temps et intitulé la Villa Galietta. L’auteur, qui est d’origine étrangère et qui de plus est une femme, se cache sous le nom de la comtesse Nathalie. La Villa Galietia est une histoire mondaine, l’histoire d’un de ces amours qui se nouent en courant, aux bords du lac de Côme, entre un jeune officier autrichien et une belle étrangère, — amours facilement noués, et qui se dénouent sans trop de coups de foudre. Cette vie italienne du lac de Côme, sous un ciel qui trouble le cœur ou les sens, toute cette existence à la fois provoquante et molle, mêlée d’oublis et d’élégances, la Villa Galietta la reproduit avec distinction. La comtesse Nathalie raconte évidemment avec esprit ; elle a le mot piquant et l’observation hardie. La Villa Galietta est une bluette échappée à une imagmation ingénieuse et vive, qui se risque un peu pour mieux se distraire de l’ennui sans doute. C’est aussi dans une région sociale élevée que se passent les Épisodes de la Vie intérieure, racontés par M. Charles de Nogeret ; mais ici le ciel n’a plus les mêmes feux. L’auteur ne sort point de la France ; il prend ses héros dans ce monde qui passe l’hiver à Paris, qui va à la campagne ou aux Pyrénées pendant l’été, et dans ce monde M. de Nogeret a trouvé les élémens de deux ou trois histoires qui montrent quelques-uns des aspects de la vie. Ces récits, tels que Vapré et la Fiancée de Royan, sont écrits avec facilité et sans prétention, comme on écrit avec un esprit qui ne recherche pas le bruit littéraire. Un autre écrivain, M. J.-T. de Saint-Germain, raconte une bien autre histoire ; c’est une légende qui est intitulée Pour une Épingle. Ce petit récit est de cette famille de livres dont le Voyage autour de ma Chambre est le modèle, où le sujet n’est rien, et où les développemens sont tout. On a raconté qu’un banquier fameux, mort il y a dix ans, avait dû à une épingle la fortune qu’il avait faite dans notre époque, c’est-à-dire qu’il avait attiré l’attention sur lui par le soin qu’il avait mis à ramasser une épingle perdue. Le sujet est le même dans la légende de M. J.-T. de Saint-Germain, et c’est cette petite, cette précieuse épingle trouvée un jour par hasard, qui raconte la vie de celui dont elle a fait la fortune, dont elle a comblé tous les vœux. L’invention n’est pas grande dans cette histoire ; les scènes qui se rattachent à cette donnée sont quelquefois touchantes, et la pensée est morale autant que simple, puisque cette épingle devient le talisman de celui qui l’a trouvée, le symbole de l’esprit de travail, de la rectitude, de tous les goûts purs et élevés. Que d’hommes et que de pays même pour qui un tel talisman ne serait point de trop, non-seulement dans la vie sociale, mais dans la vie politique !

La clôture de la session législative à La Haye a créé pour le moment en Hollande une sorte de trêve politique au lendemain des modifications ministérielles qui ont récemment ému le pays. Au milieu de telles conjonctures, le discours prononcé par le nouveau ministre de l’intérieur, M. Simons, dans la dernière séance des états-généraux, n’a point laissé d’avoir une certaine importance. En dehors des déclarations relatives à la prospérité des finances publiques, ce discours, dans sa partie politique, a été l’objet de bien des appréciations et de bien des commentaires. Il est évidemment peu explicite sur les points essentiels du système que la dernière crise a fait prévaloir : il indique du moins que, malgré toutes les craintes qui ont fait subitement explosion dans le pays, le cabinet n’a point de desseins contre les libertés dont le peuple hollandais est depuis longtemps en possession. « Le gouvernement, dit le ministre de l’intérieur, désire progresser, non rétrograder dans la voie du développement religieux et politique. » Il reste à savoir quel est le vrai sens de ce mot de progrès employé ici. Le discours de M. Simons a un autre mérite : il dévoile assez clairement, il laisse comprendre une des causes de la dissolution du dernier cabinet. C’est la question de l’enseignement primaire, à ce qu’il semble, qui a été en quelque façon le nœud de cette crise récente. Un projet de loi sur l’instruction primaire avait été présenté, comme on sait ; il avait été étudié dans les chambres, et avait donné lieu à de vives et sérieuses discussions, où divers systèmes s’étaient produits sur le caractère plus ou moins religieux de l’enseignement distribué au nom de l’état. Le nouveau ministre dit que le roi s’est ému des inquiétudes provoquées par ce projet, que le gouvernement désire chercher un moyen de régler cette grave question sans froisser les consciences et sans dévier du principe des écoles mixtes, consacré en Hollande depuis nombre d’années ; mais ici encore on peut se demander quel sera ce moyen merveilleux de concilier les vues très divergentes qui se sont manifestées à cet égard. La solution du problème est ardue après tant de projets conçus et abandonnés, et elle ne devient pas plus facile au milieu de l’émotion des esprits. Le parti modéré hollandais attend qu’on lui présente ce moyen de conciliation, et jusque-là il se tient visiblement dans une attitude de réserve, tandis que les partis plus ardens poursuivent leur guerre contre le nouveau cabinet. Il en résulte que la position du ministère récemment appelé au pouvoir ne cesse point d’être critique, bien que les luttes parlementaires soient pour le moment ajournées. Le cabinet éprouve une difficulté extrême à se compléter ; on n’a pu trouver encore un ministre du culte catholique et un ministre de la marine, ce qui s’explique par la répugnance des hommes politiques à entrer dans la combinaison qui a prévalu. D’un autre côté, le grand défenseur, le patron du cabinet, M. Groen van Prinsterer, promène sans trop de succès ses candidatures électorales dans tout le pays. Après avoir échoué à La Haye, il se présente à une seconde élection, qui a lieu à Leyde, contre M. van Reenen, ancien ministre de l’intérieur et libéral modéré, et la cause du chef du parti ultra-protestant paraît fort compromise à Leyde comme à La Haye, si bien que le cabinet s’occupe, dit-on, de rendre un collège électoral vacant, pour faire rentrer M. Groen van Prinsterer dans les chambres. Tout cela indique que si l’opinion se calme dans ses manifestations, elle ne se rattache pas au ministère, qui aura inévitablement à subir une rude épreuve, lorsque les états-généraux se réuniront de nouveau d’ici à deux mois. La lutte sera sans doute sérieuse et décisive entre les partis.

Au milieu de toutes les questions qui s’agitent au moment présent dans le Nouveau-Monde, il n’en est point de plus grave que celle de l’élection présidentielle qui se prépare aux États-Unis. Les altercations, suivies de voies de fait, qui ont eu lieu au sein du congrès entre M. Brooks et M. Sumner, et qui ne sont point du reste les seules de ce genre, montrent assurément ce qu’il y a de violent et de bizarre dans les mœurs américaines. Les troubles du Kansas sont un épisode de guerre civile assez curieux et assez terrible, la querelle de l’Union avec l’Angleterre au sujet de l’Amérique centrale implique certes les intérêts les plus sérieux ; mais ces diverses affaires, qui sont les principales ou les plus récentes, sont dominées elles-mêmes par cette autre question : À qui appartiendra le pouvoir ? C’est-à-dire, en d’autres termes, quel parti va triompher et régner durant la prochaine période présidentielle ? Le résultat du scrutin qui s’ouvrira bientôt peut influer également sur la situation intérieure des États-Unis et sur les rapports de la grande république avec l’Europe. Suivant les doctrines qui prévaudront, ces rapports pourront devenir faciles ou compliqués et hasardeux. Il y a déjà quelque temps que l’agitation électorale a commencé dans tous les états de l’Union, et le mouvement des candidatures se dessine assez nettement, quoique les chances puissent singulièrement varier encore avant le jour de l’élection définitive. Toujours est-il qu’au premier rang se trouve d’abord le candidat du parti démocrate. Le président actuel, M. Pierce, élu une première fois par ce parti, avait songé à se faire réélire ; mais il a dû y renoncer, il a été complètement abandonné. Une convention tenue à Cincinnati a adopté la candidature de M. Ruchanan. Le parti démocrate a du reste publié son programme en se ralliant tout entier à cette candidature. Il compte que la prochaine administration fera tous ses efforts pour assurer l’ascendant des États-Unis dans les eaux du golfe du Mexique et pour seconder la régénération de l’Amérique centrale, de même que pour assurer la liberté des communications entre i’Océan-Atlantique et l’Océan-Pacifique ; il considère en tout comme sacrés les principes compris dans la doctrine de Monroë. Le candidat choisi n’est point homme d’ailleurs à reculer devant l’application de ces principes. M. James Buchanan est depuis longtemps mêlé aux affaires de son pays. Il y a près de quarante ans qu’il a commencé sa carrière politique. Il a été successivement représentant, sénateur ; il était secrétaire d’état sous la présidence de M. Polk. Précédemment, sous l’administration du général Jackson, il avait été ministre plénipotentiaire en Russie, et, il y a peu de mois encore, il représentait les États-Unis à Londres. L’intelligence de M. Buchanan n’est point contestée ; mais ses doctrines démocratiques sont très absolues et très décidées. Il va hardiment au but que caressent toutes les ambitions américaines ; il a été favorable à tous les projets d’annexion qui ont pu se produire. Qu’on se souvienne seulement qu’il faisait partie, avec M. Soulé, de cette conférence d’Ostende où quelques ministres de l’Union proclamaient hardiment que leur pays serait fondé, d’après toutes les lois divines et humaines, à s’emparer de File de Cuba, si l’Espagne refusait de céder sa possession à prix d’argent. Au point de vue de la politique extérieure, M. Buchanan représente donc la doctrine de Monroë dans ce qu’elle a de plus marqué, de même que, sous le rapport de la politique intérieure, il représente les intérêts du sud, c’est-à-dire l’esclavage. Beaucoup d’autres candidatures opposées à celle de M. Buchanan se sont produites et ont été adoptées par diverses conventions. En définitive cependant, ces candidatures peuvent se réduire à deux principales, qui répondent aux nuances les plus caractéristiques des partis. Les know-nothing, qui forment, comme on sait, une masse assez considérable aux États-Unis, ont jeté les yeux sur M. Fillmore, ancien vice-président sous l’administration du général Taylor, et homme d’opinions assez modérées. D’un autre côté, le parti républicain pur a choisi pour candidat le colonel Frémont, qui est un des grands propriétaires de l’Union, et qui s’est fait connaître par diverses explorations très hardies dans les Montagnes-Rocheuses et en Californie. Cette division des suffrages ne peut évidemment que favoriser la candidature de M. Buchanan. Depuis quelque temps toutefois, il semble s’opérer un certain travail dans les partis. Les know-nothing du Massachusetts viennent de se détacher de M. Fillmore, et se sont prononcés en faveur du colonel Frémont. On dirait donc que les partis opposés à M. Buchanan sentent le besoin de se réunir et de concentrer leurs votes sur un seul nom. Au fond, dans cette lutte électorale, c’est la question de l’esclavage qui occupe la première place. Non pas que le parti républicain et les know-nothing, qui appuient M. Fillmore ou le colonel Frémont, en combattant la candidature de M. Buchanan, soient des abolitionistes absolus et systématiques, mais ils veulent tracer des limites à l’esclavage et l’empêcher de s’étendre. Au point de vue extérieur, ces partis ont également une politique moins turbulente et moins agressive.

C’est entre ces diverses nuances de l’opinion américaine que va s’agiter le problème de la prochaine élection, problème dont la solution pourra exercer une singulière influence sur les destinées de l’Union.


ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.

ASTORGA.

Emmanuel von Astorga, eine Kunstgeschichte, Stuttgart 1856.

Voici une existence qui ne saurait manquer d’intéresser tous ceux qui aiment à retrouver parfois le roman dans l’histoire. À la variété des incidens, à l’air de vaillantise du héros, on croirait presque avoir affaire à que peintre italien du XVIe siècle, et c’est d’un musicien qu’il s’agit ; il est vrai que ce musicien n’appartient point à notre temps, et qu’il a toujours vécu sous des climats où le pittoresque et la couleur sont comme à demeure. Quoi qu’il en soit, ainsi rétablie par les savantes investigations d’un ingénieux écrivain allemand, cette figure vit et se meut avec un grand charme d’originalité à travers les circonstances les plus émouvantes. Chez nous, les travaux de ce genre sont malheureusement bien rares, et la littérature musicale, tout occupée aux mille détails de la chronique des théâtres, n’a guère le temps d’interroger l’histoire. M. Fétis et M. Delécluze ont, je le sais, tenté la voie de ce côté ; mais avec eux il ne faut s’attendre qu’à des recherches purement chronologiques, où presque toujours la vie manque, cette vie sans laquelle les plus beaux documens ne sont après tout qu’une lettre morte, et que l’imagination a seule en dernier ressort le pouvoir de communiquer aux recherches de la science. Le meilleur biographe qu’eût pu rencontrer en France le Napolitain Astorga, c’est peut-être Henri Beyle, chez qui le sens historique, musicalement parlant, s’unissait si bien aux facultés littéraires indispensables pour en tirer parti ; ce qui ne veut point dire que cette histoire, telle que M. Riehl vient de la retrouver et de la reconstruire, n’ait pas son mérite. J’y reconnais au contraire un très vif intérêt, que je serais heureux de faire partager à mes lecteurs en la leur racontant à ma manière.

Emmanuel d’Astorga vit le jour en Italie, dans la première moitié du XVIIIe siècle. De portrait de lui, je doute qu’il en existe, puisque M. Riehl n’en indique point, mais je me le figure à vingt-cinq ans, l’air noble, élancé, portant haut la tête, les traits spirituels et fins, quoique nettement accusés, et le visage d’une pâleur de spectre avec des yeux noirs étincelans. Ses manières ont l’aisance et la distinction d’un homme habitué à l’éclat des cours, et sous ce masque légèrement ennuyé et dédaigneux, vous saisiriez déjà les traits d’une longue souffrance. Cette expression de tendresse et de mélancolie profonde que respirent ses compositions écrites, sous le bienheureux règne du rococo, en des temps où la musique ignorait les divines langueurs du romantisme, à quelles causes l’attribuer, sinon aux événemens mêmes de son existence, aux diverses épreuves que sa destinée lui fit subir ? C’est encore et toujours l’éternelle histoire de l’âme écrasée sous le poids des réalités humaines et s’échappant du triste milieu qui l’opprime pour se réfugier dans la sphère de l’idéal, comme dans un suprême asile de liberté.

Nous rencontrons Astorga pour la première fois au pied de l’échafaud où deux valets du bourreau le maintiennent et le forcent à se repaître des dernières convulsions de son père, qui vient d’être exécuté pour avoir voulu entraîner la Sicile dans une sédition contre l’autorité du roi d’Espagne Philippe V. Aux suites de cette horrible catastrophe, la mère d’Emmanuel ne devait pas survivre, et l’esprit du malheureux jeune homme fut tellement impressionné de l’abominable sp9ctacle, que sa raison s’en égara. Pendant quelque temps, il fallut renoncer à l’arracher de cette place. Morne, accablé, stupide, ses yeux semblaient ne pouvoir se détacher de la vision qui l’obsédait. Il refusait le boire et le manger, et passait ses jours et ses nuits assis sur une pierre, tantôt immobile et silencieux comme un fantôme, tantôt hurlant le désespoir et la mort, si bien que, la police commençant à prendre ombrage des conséquences qu’un pareil exemple pourrait avoir sur l’imagination inflammable des Siciliens, les choses étaient au moment de mal tourner pour le pauvre orphelin, lorsque la princesse des Ursins, touchée de tant d’infortunes, donna l’ordre qu’on l’amenât en Espagne, où elle le fit entrer au cloître d’Astorga. De là cette pâleur de son visage, de là cette mélancolie profondément empreinte dans ses œuvres : pâleur sincère, mélancolie qui n’a rien d’apprêté comme chez certains modernes. On lit sur ce front la marque d’une destinée tragique, on sent que cet homme a réellement souffert ce qu’il exprime, et que ses chansons, si futiles qu’elles soient, c’est d’une immense douleur qu’il les a tirées.

Sur ses commencemens et sur sa fin, l’obscurité plane. Son nom même reste une énigme. Philippe V en finit d’un seul coup avec le père et avec sa race : les armes, les trésors, les possessions héréditaires, tout, jusqu’au nom de la famille, disparut dans le gouffre de cette vengeance royale. C’est aux paisibles lieux de sa retraite, à ce cloître silencieux où l’art lui révéla ses secrets, qui devaient le rattacher à la vie, qu’Emmanuel emprunta ce nom d’Astorga auquel le fils du supplicié ajouta bientôt de nouveaux titres de noblesse capables de le consoler de ceux dont on l’avait frustré. Je l’ai dit, un égal nuage entoure le berceau et la tombe du maître. M. Riehl n’a lui-même rien à préciser sur ce point, et selon ses conjectures, ce serait dans un couvent de Bohême qu’Astorga aurait fini ses jours. On aime en effet à se le représenter achevant dans la méditation et la prière une vie si douloureusement éprouvée. Le voyez-vous par un beau jour de fête, assis à l’orgue et remplissant le sanctuaire des ineffables mélodies de son âme, où la foi seule a survécu ? Notre peintre Ary Scheffer a dans son atelier, en ce moment, une admirable composition qu’il intitule : les Douleurs humaines transfigurées, œuvre symphonique où reparaissent, nageant dans l’azur lumineux et dépouillant leurs voiles de tristesse à mesure qu’ils franchissent les degrés de l’invisible échelle de Jacob, tous les types dès longtemps chers à son imagination : sainte Monique et Francesca, Béatrix et Marguerite. — Ainsi je me figure les mélodies du frère Emmanuel montant au milieu d’un nuage d’encens sous la coupole tout embrasée des irradiations du soleil à travers les vitraux. Son âme, jadis en proie à tant d’orageuses tourmentes, a retrouvé le calme. Tout à l’heure, après l’office, il ira se promener au bois voisin, comme ce pieux moine de la légende que la voix du mystique oiseau endormit pour cent ans, et ses jours s’écouleront ainsi jusqu’au dernier entre les austères pratiques de l’ordre et les doux recueillemens au fond de sa cellule, quand les enivrantes bouffées du printemps s’exhalent de la terre renouvelée, et que les doigts errent vaguement au clair de lune sur les touches d’ivoire du clavier.

Commencée pour ainsi dire au cloître, ce sera donc aussi dans un cloître que s’achèvera cette existence ; mais, entre le point de départ et l’arrivée, l’incertitude cesse, et le roman s’ouvre sa voie.

De son couvent d’Espagne, Astorga passa à la cour du duc de Parme, où il reçut l’accueil le plus hospitalier, et voua désormais son temps à la pratique de l’art divin dont le pouvoir avait en quelque sorte dissipé les ténèbres de sa raison. Nommé maître de chant de la fille du souverain, il plut à la jeune princesse, et bientôt, la musique aidant, s’établit entre le poétique et beau jeune homme de génie et sa royale élève une de ces tendres liaisons comme en ont tant vu les petites cours d’Italie depuis l’ère mythologique des amours de Tasse et d’Éléonore. Seulement Astorga eut le bon esprit de savoir jouir de son bonheur sans en devenir fou, c’était assez d’avoir une fois perdu la tête, et s’il but à la coupe dangereuse dont s’enivra le merveilleux chantre de la Jérusalem, du moins cette ivresse ne porta pas dans ses sens le délire et la mort. D’ailleurs les mœurs s’étaient fort radoucies en Italie depuis le règne d’Alphonse d’Esté ; le père de l’imprudente princesse, lorsqu’il découvrit le crime, traita la chose en véritable philosophe. Se contentant de séparer les criminels, il envoya la jeune fille faire une retraite aux Ursulines, et s’empressa de procurer au damoiseau une place dans la chapelle impériale, de sorte que ce qui jadis eût irrésistiblement entraîné la perte du coupable lui valut d’être lancé d’un moment à l’autre dans le plus grand monde musical, et ce fut ainsi que l’artiste profita de la déconvenue de l’amoureux. La chapelle de la cour de Vienne, montée sur un très haut pied, était sans contredit à cette époque la meilleure école où pût se développer le talent d’un compositeur. Il faut dire aussi que l’empereur Léopold faisait de sa musique la plus importante affaire, et s’en occupait au point de négliger souvent la politique, donnant à ses chanteurs le pas sur ses ministres. On sait qu’à ce sujet sa mort fut digne de sa vie, et que, sentant venir sa dernière heure, il rassembla autour de son lit tous les musiciens de sa chapelle, et rendit l’âme au milieu d’un ravissant concert de voix et d’instrumens.

L’aventureux gentilhomme sicilien trouva dans Léopold un maître capable de l’apprécier ; l’empereur et lui se convenaient beaucoup, et la faveur du noble musicien grandissait tous les jours, lorsque la mort de son illustre protecteur y mit un terme. À dater de ce moment, Astorga quitte Vienne et court l’Europe, moins en artiste qu’en seigneur, menant partout grande chère et ne vivant qu’avec des princes. Si vagabonde pourtant qu’ait été sa promenade à travers le monde, il ne voulut jamais revoir sa patrie ; mais, tout explicable que puisse être cet éloignement qu’il nourrissait au fond du cœur pour son île natale, Astorga ne réussit point à l’oublier. Malgré lui, l’influence de la Sicile, terre mélodieuse qui devait plus tard produire cette autre élégante et mélancolique figure de Bellini, se retrouve dans ses compositions, dans ses rondos de si douce langueur, dont je ne sais quelle vague remémorance de la patrie lointaine semble régler le rhythme à six-huit. On songe involontairement, en écoulant cette musique de suave et plaintive tendresse, à la voix du nautonnier sicilien modulant au bruit cadencé de la rame cet O sanctissima que la tiède brise des mers emporte au large.

J’ai dit le caractère d’ineffable langueur que les événemens de sa vie ont imprimé aux ouvrages d’Astorga. Plus que toute autre de ses compositions, son admirable Stabat nous fournit la preuve de cette tristesse dominante qui n’abdique jamais, même au sein des gloires paradisiaques. N’est ce pas en effet une idée étrange d’avoir mis en mineur ces paroles toutes rayonnantes de lumière et de soleil : Fac ut animæ donetur paradisi gloria ! — l’idée d’une âme initiée par la douleur aux mystères sacres de l’art, et qui chante en soupirant encore les félicités éternelles ? Et dans ce passage où il est écrit qu’un glaive a transpercé le cœur de la mère de Dieu : Pertransivit gladius, quel effet singulier dans ces basses s’élevant en gammes chromatiques jusqu’au sommet où planent les voix, et déchirant comme au fil de l’épée le tissu de l’harmonie ! Je ne sache pas qu’aucun maître ait jamais rendu cette strophe, tant de fois reproduite en musique, avec plus de puissance et de vraie terreur que le doux Astorga. Vous êtes ému jusque dans les profondeurs de votre être ; vous frissonnez soudain au contact du glaive qui, sur cette place des exécutions capitales, en immolant le père fit saigner le cœur du fils, et vous vous demandez si ce n’est pas en son propre martyrologe qu’à son insu peut-être le grand artiste a puisé les sublimes accens de cette élégie.

Dans le style sacré, une autre grande composition de ce maître, c’est son Requiem, dont nous ne possédons, hélas ! que des fragmens, car tout est obscurité chez cet homme, et le peu qu’on en a et qu’on en sait offre tant de curiosité et d’intérêt, qu’on disputerait volontiers aux ténèbres ce qu’elles ont enseveli.

J’ai parlé plus haut de la musique de chambre d’Astorga. Personne n’ignore quelle chose ridicule était, au XVIIIe siècle, sous le bienheureux règne du rococo, une cantate italienne a voce sola, sorte de pastorale à la Deshoulières, long soupir amoureux autour duquel s’enroulaient coquettement des trilles et des fioritures, comme des devises autour d’un mirliton ; interminable litanie où le berger chantait en mineur les cruautés de sa bergère, et tenait invariablement le majeur en réserve pour célébrer, dans les grandes occasions, l’inexplicable ivresse du triomphe. Qu’on imagine l’ennui mis en musique. Aujourd’hui tout cela ne nous paraît point seulement passé de mode, mais décrépit, caduc et momifié ; vous diriez un octogénaire chantant fleurettes. Pour les vers et pour la forme, les cantates d’Astorga ne valent certes ni plus ni moins ; mais ici l’inspiration est si profonde, le sentiment si chaleureux, qu’on oublie les pauvretés du texte en faveur du sonore tissu qui les recouvre. Cette musique intime d’Astorga, quand on la compare à ce que produisaient vers cette époque les maîtres de l’école napolitaine, nous fait l’effet d’un Murillo qu’on placerait au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture italienne dégénérée. Ce que vous voyez à travers ses hymnes passionnés, à travers ses brûlantes élégies, c’est une sorte de Tasse musical de la cour de Parme exhalant ses galantes langueurs aux pieds de son Éléonore, et non point le pédantesque émule de quelque Nicolo Porpora écrivant gravement des solfèges sur d’amoureux propos. La rêverie, la couleur, un certain romantisme dans l’ensemble de sa physionomie, voilà les qualités principales qui distinguent Astorga de la plupart de ses contemporains, et le rapprochent si curieusement des grands artistes de notre temps. Ajoutons une élégance aimable, beaucoup de grâce à la fois et de dignité, quelque chose en un mot d’élevé, de calme, de discret et de fin, qui dans le musicien dénonce l’aristocrate.

On a maintes fois essayé de peindre l’émotion profonde du bibliophile dépistant un bouquin précieux, la joie concentrée de l’amateur de tableaux découvrant sous la poussière des siècles une toile de maître ; M. Riehl raconte qu’un tressaillement de ce genre s’empara de toute sa personne lorsqu’on compulsant les paperasses enfumées d’une vieille collection hollandaise de manuscrits il mit la main sur deux cantates inédites d’Astorga. Dans le monde des lettres et de la poésie, quelqu’un qui découvre un trésor a d’ordinaire pour première idée de le publier. En fait de découvertes musicales, c’est, je le crains bien, tout le contraire qui se passe ; c’est un charme, à ce qu’il paraît, si délicieux que de posséder un chef-d’œuvre à soi tout seul et d’en jouir sans partage aucun ! Puis combien trouverait-on aujourd’hui en Europe de personnes s’intéressant à Astorga et capables de concourir aux frais d’une édition de ses ouvrages ! Il y a quelques années, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Sébastien Bach, une gloire universelle celle-là, l’orgueil de l’Allemagne entière, il fallut qu’une société se constituât pour qu’après un siècle une édition correcte et complète des œuvres de ce grand maître national devînt une entreprise possible, et Bach fut publié, ô misère des temps ! par souscription dans sa propre patrie ! Il existe pourtant une édition du Stabat d’Astorga, édition imprimée naguère par les soins de quelques amis enthousiastes et jaloux de mettre le public dans la confidence des beautés qui les avaient ravis. Chose étrange, ici encore tout est anonyme ; si vous parcourez la page servant de frontispice à cette partition, vous n’y voyez qu’une croix, une simple croix, et point de nom, comme sur ces tombes désertes dont la pierre recouvre une existence marquée du sceau de la fatalité. Ce qu’on sait désormais d’Emmanuel d’Astorga, c’est qu’il eut pour père un gentilhomme de race, décapité par la main du bourreau, qu’il fut l’ami des princes de son temps et l’amant d’une belle princesse, tour à tour poète, musicien, damoiseau, anachorète : voilà l’histoire et le roman. Quant aux lacunes, s’il en reste, c’est à l’imagination de les combler en s’aidant de ses œuvres, que je tiens pour le meilleur commentaire de sa vie.


H. BLAZE DE BURY.


ÉLÉMENS DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE, par M. Joseph Garnier[1]. — Nous avons déjà saisi l’occasion, à propos de la réimpression des leçons professées au Collège de France par M. Michel Chevalier, de revendiquer pour l’économie politique la dénomination de science, qui lui a été fréquemment contestée. S’il était nécessaire de revenir sur ce point, la nouvelle édition du livre publié par M. Joseph Garnier viendrait à l’appui de notre démonstration. L’économie politique est bien une science dont on peut exposer les principes, définir les termes et suivre l’application à travers les faits multiples et si variés qui se produisent dans l’organisation matérielle, comme dans la vie morale des sociétés. Elle a été lente à se constituer, cela est vrai, à posséder ce qu’on appelle un corps de doctrine ; mais c’est là précisément ce qui la rend recommandable et lui permet de s’exprimer aujourd’hui avec autorité, car, procédant directement de l’observation et de l’expérience, elle a dû étudier les effets avant de remonter aux causes, et elle s’est transportée en quelque sorte chez tous les peuples pour dégager les règles générales, les principes dont elle affirme l’excellence. Grâce au progrès des relations internationales et au développement des travaux statistiques, la science de l’économie politique est en mesure de recueillir, dans les régions les plus éloignées, dans les pays civilisés comme dans les contrées sauvages, partout en un mot, les informations sur lesquelles se fonde son enseignement; elle peut donc désormais marcher d’un pas plus sûr et présenter comme des axiomes un certain nombre de grandes et utiles vérités qu’a entrevues seulement la génération qui nous a précédés. — Ce n’est pas que tous les économistes soient encore parvenus à s’entendre sur l’ensemble de la doctrine : il reste des points obscurs et des définitions incomplètes, la grammaire et le dictionnaire de la langue scientifique offrent de nombreuses lacunes; mais à cet égard l’économie politique subit le sort de toutes les sciences, même des plus anciennes, qui ont sans cesse à réviser leurs principes d’après les leçons de l’expérience, et à modifier leurs classifications, leurs nomenclatures, leurs termes, en présence de découvertes nouvelles.

Ainsi que l’annonce son titre, le livre publié par M. Joseph Garnier est un exposé des notions fondamentales de l’économie politique. Un membre de l’institut, M. Dunoyer, s’exprimait ainsi dans un rapport lu à l’Académie des Sciences morales au sujet de cet ouvrage : « L’auteur s’est moins proposé de faire du nouveau que de se rendre un compte exact de ce qui avait été fait et de tirer de cette consciencieuse et intelligente analyse un résumé clair et substantiel des principes de la science. Il s’est entouré de tous les maîtres qui en ont traité, depuis les physiocrates jusqu’aux auteurs contemporains les plus honorablement accrédités, et de leurs travaux réunis il s’est efforcé d’extraire un tout harmonieux qui est le corps même de la science, au point où l’ont conduite les communs efforts de ses fondateurs, s’efforçant de les rectifier, et surtout de les compléter les uns par les autres, montrant qu’ils sont souvent moins divisés qu’ils ne le croient, et s’appliquant en particulier, dans un esprit de justice distributive tout à fait louable, à faire honneur à chacun d’eux des vues qui lui sont propres et des services qu’il a rendus. » Cette appréciation, émanée d’un juge compétent, nous dispense d’insister sur le mérite du livre que nous avons sous les yeux. M. Joseph Garnier a puisé, dans un long exercice du professorat, des habitudes d’ordre et de clarté qui sont précieuses surtout pour la composition d’un ouvrage élémentaire. Il expose les doctrines qui sont généralement acceptées, il indique celles qui sont encore à l’état de discussion, et sauf en un point, à savoir la question du libre-échange commercial, il se montre fort réservé dans l’expression de sa pensée particulière; en un mot il ne prêche pas, il enseigne. Laissant ainsi à l’écart toute polémique irritante, M. Joseph Garnier a fait un livre utile, qui est destiné à occuper une place honorable dans la littérature économique.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS


  1. Un volume, chez Guillaumin, Paris 1856.