Chronique de la quinzaine - 31 août 1856

Chronique no 585
31 août 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1856.

Voici un temps où tout repose. La surface du monde politique est calme et unie comme une de ces mers mortes au sein desquelles dorment confondues pour le moment toutes les tempêtes passées et futures. Des agitations de la veille, des luttes de l’an dernier, il ne reste plus rien qu’un souvenir. Si les difficultés qui ont surgi dans l’exécution du traité de paix ne sont point entièrement résolues, elles ne paraissent pas du moins de nature à se transformer en complications sérieuses. Les relations des gouvernemens de l’Occident avec Naples se sont peu améliorées, il est vrai, mais elles gardent ce caractère incertain des affaires diplomatiques qui restent le secret des cabinets. M. de Hübner a-t-il dû aller à Naples ? est-il allé à Naples ? C’est une question qui a été récemment discutée, comme si l’Autriche avait absolument besoin que M. de Hübner se rendît dans les Deux-Siciles pour faire entendre des conseils de salutaire modération. Ce qui occupe aujourd’hui est peu grave ; ce qui est sérieux est ajourné. C’est donc pour la politique générale un moment de calme et de stagnation pendant lequel les regards distraits se tournent vers le Nord, où se prépare le couronnement de l’empereur Alexandre. Il y a évidemment en Russie un redoublement de sympathie pour la France. Il est presque de mode de parler avec un accent d’admiration de notre armée, de notre pays, et encore plus de désirer venir à Paris. L’échange récent de décorations entre les chefs des deux empires est un des signes de ces dispositions. L’envoyé extraordinaire de la France au couronnement, M. de Morny, a été reçu avec une distinction singulière. Par une circonstance imprévue, il s’est trouvé prendre rang à la tête de toutes ces missions réunies à Saint-Pétersbourg, et ici on pourrait peut-être écrire un petit chapitre d’histoire diplomatique sous ce titre : Comment un ambassadeur perd son droit de préséance. Ce serait, dit-on, l’histoire du prince Esterhazy, qui va représenter l’empereur François-Joseph à la cérémonie de Moscou. Le prince Esterhazy avait été un peu négligé par la cour de Vienne depuis la révolution de Hongrie, à laquelle il était soupçonné de n’être point défavorable ; mais sa magnificence, son luxe de représentation, son désintéressement d’ailleurs dans des missions de ce genre, l’ont fait choisir pour aller au couronnement du tsar. Il est arrivé en Russie ; seulement il avait oublié ses lettres de créance, et c’est ainsi qu’il n’a pu être reçu avant M. de Morny, à qui la préséance revient, ce dont on s’est égayé à Pétersbourg, ne fût-ce que par amitié pour l’Autriche.

De toutes les questions de politique générale récemment agitées et qui peuvent se rattacher aux derniers événemens, il n’en est qu’une qui ait une sérieuse portée ; encore n’est-elle que d’une nature purement théorique : c’est celle qui est relative à l’adoption, par le congrès de Paris, de nouvelles règles de droit maritime. Le congrès de Paris, comme on sait, a fait définitivement entrer dans le droit public ces deux principes, l’inviolabilité des neutres et l’abolition de l’armement en course. Ces principes une fois consacrés par les signataires de la paix, il restait à en proposer l’adoption aux autres pays. Or parmi ces pays étaient les États-Unis. Le secrétaire des affaires étrangères de Washington, M. Marcy, vient de répondre, au nom de l’Union, à la communication qui lui a été faite à ce sujet par la France. La réponse de M. Marcy est adressée au gouvernement français ; en réalité, c’est à l’Angleterre que parle le ministre américain, et il serait curieux de voir ici une fois de plus comment ces deux peuples, enfans d’une même race, entendent la politique. Ce n’est point entre eux une question de droit général, c’est une question d’intérêt. L’Angleterre a lutté longtemps pour ne point admettre l’inviolabilité des neutres, parce qu’elle avait une flotte puissante pour surveiller les mers et pour exercer ce droit de visite universelle qu’elle revendiquait ; elle a fini par reconnaître les droits de la neutralité, parce qu’on lui a donné en échange l’abolition de l’armement en course, qui a souvent inquiété son commerce et qui pourrait l’inquiéter encore. Les États-Unis font de même ; ils voient avant tout ce qui leur est utile. Ils ont toujours défendu le droit des neutres, parce qu’ils ont de grands intérêts commerciaux à sauvegarder ; ils ne veulent point renoncer au droit d’armer des corsaires, parce qu’il est dans leur convenance de n’avoir point de marine militaire, et que le jour où une guerre maritime éclaterait, s’ils ne pouvaient armer en course, leur commerce serait à la merci des escadres ennemies, sans qu’ils pussent exercer de représailles. M. Marcy met une grande habileté à défendre le droit de délivrer des lettres de marque, il ennoblit presque le métier de corsaire : le meilleur argument, c’est que ce droit est utile aux Américains. Ce n’est point absolument cependant que les États-Unis refusent de souscrire à l’abolition de L’armement en course ; ils proposent au contraire d’étendre le principe proclamé par le congrès de Paris, en y ajoutant cette autre déclaration, que la propriété privée de l’un des belligérans sera respectée sur mer par la marine ennemie, comme elle est déjà respectée sur terre par les armées. La conséquence peut être moralement juste. D’un autre côté il est bien clair que la guerre, cette extrémité terrible, perd de son efficacité par l’adoption de ce nouveau droit, et peut devenir plus ruineuse pour les états en se prolongeant. C’est assez dire que la question soulevée par M. Marcy est une question d’avenir, et la poursuite d’une amélioration plus grande dans le droit public n’est point un motif de repousser aujourd’hui un progrès qui n’a été conquis qu’après de longues et sanglantes luttes.

C’est là au reste une de ces discussions de droit destinées à se prolonger avant d’arriver à une solution, et qui ne peuvent dans tous les cas réveiller une activité soudaine dans un monde politique dispersé et livré au repos. Pour le moment en France, tout se ressent de ce calme général. Le chef de l’état était, il y a quelques jours, à Plombières ; il est maintenant d’un autre côté, à Biarritz. La réunion même des conseils-généraux qui a lieu actuellement est un signe de cette situation, où les intérêts locaux prennent le pas sur les grandes affaires de la politique. Que reste-t-il donc ? Il reste des polémiques de journaux, des querelles religieuses acerbes, acharnées, d’autant plus bruyantes qu’elles se produisent au milieu du silence universel. Qui a soulevé cette tempête ? d’où est-elle venue ? Elle date de loin. L’Univers y comme on sait, n’est point un journal qui se pique de déguiser ses tendances, il les exagérerait plutôt par une sorte de passion militante. Il s’est attiré plusieurs fois des affaires, d’où il est sorti plus ou moins vainqueur. Aujourd’hui c’est un assaut général, c’est une guerre civile au sein de ce qu’on appelle le parti catholique, comme s’il pouvait y avoir réellement un parti catholique, comme si tout ce qui tient à la religion pouvait être soumis à la stratégie des opinions et des passions de parti. M. de Falloux a été l’un des premiers à saisir sa plume d’académicien nouvellement élu pour rouvrir cette guerre contre l’Univers, en le représentant comme un danger pour l’église, qu’il compromet dans des thèses extrêmes ou dans des solidarités périlleuses. Puis est venu tout un livre volumineux destiné à mettre en lumière les excentricités et les contradictions du journal religieux. Enfin voici un autre organe des intérêts catholiques, l’Ami de la Religion, qui intente à l’Univers un procès, un véritable procès en hérésie ; il l’assigne devant ses juges, il rédige l’instruction. M. Louis Veuillot peut certes trouver là de quoi exercer son humeur belliqueuse, et il n’y manque pas ; il lance contre ses adversaires plus d’un trait acéré. Si l’Univers du reste est attaqué, il est défendu aussi ; l’épiscopat intervient à son tour ; des prélats se prononcent en faveur du journal de M. Veuillot, d’autres parlent en pacificateurs. L’opinion cependant assiste à ces luttes singulières ; elle observe ce tumulte de procès, de paroles académiquement violentes, de répliques vigoureuses ; elle ne s’émeut pas, parce qu’après tout elle sent que dans ces querelles il y a plus d’animosités personnelles que de questions de principes. Une chose tombe sous le sens : si on a raison de vouloir tuer l’Univers parce qu’il compromet la religion, l’Univers a donc raison à son tour de vouloir supprimer tout ce qui à ses yeux est un péril pour cette même religion. La réalité est qu’il faudrait s’abstenir, fût-ce au nom de la liberté et de la modération, de vouloir tuer des journaux, même quand ils se livrent à des thèses excessives que le talent fait lire sans les rendre plus vraies. Le malheur dans notre temps, c’est qu’il y a trop de laïques qui veulent être évêques, gouverner l’église, et que peut-être aussi parfois les évêques cèdent trop volontiers au penchant de se faire journalistes. Certes l’épiscopat est le meilleur juge de la conduite qu’il doit tenir : supposez cependant qu’il se fût abstenu dans cette circonstance, l’intérêt de la religion n’eût point été en péril sans doute ; la lutte serait restée une querelle de journaux, et l’opinion aurait fini par voir passer un matin cette polémique, comme elle en a vu passer tant d’autres.

L’opinion a son influence dans toutes les sphères, et même quand on ne lui demande pas de se prononcer, elle se fait jour soit dans la société ou la politique, soit dans les lettres ; elle se fait jour par des voies imperceptibles. Elle peut avoir ses passions, ses préjugés, ses irréflexions, et c’est pour cela que tout doit se combiner dans la vie intérieure d’un pays pour l’éclairer, la rectifier et l’élever. Les lettres expriment souvent cette opinion : c’est leur mission, comme leur devoir est de la ramener sans cesse vers le vrai et vers le beau. Quand l’Académie française décerne des récompenses à la vertu, à l’éloquence, ou au mérite littéraire, comme elle le faisait l’autre jour encore, quelle est sa pensée ? Elle montre le bien comme le but de la vie pratique, elle montre le beau comme l’unique objet digne d’enflammer les intelligences. De là l’intérêt naturel de ces distributions de prix qui se renouvellent tous les ans et qui ont par elles-mêmes un sens élevé. L’Académie fait-elle invariablement des choix conformes à la pensée qui préside à ses concours ? la confusion et les contradictions ne se glissent-elles point parfois dans ses jugemens ? Ceci peut être discuté. Toujours est-il que ces séances annuelles ont un caractère particulier ; elles sont ou du moins elles devraient être une sorte de revue des forces intellectuelles, des tendances de l’esprit, de mille questions qui intéressent la littérature, la philosophie ou la morale, et qui naissent des sujets mêmes offerts à l’émulation des concurrens. C’est une occasion naturelle de raviver certaines notions de la science et du goût, et de montrer comment ces notions de la beauté restent impérissables à travers les révolutions. M. Villemain accomplit en maître éprouvé de la parole cette œuvre traditionnelle de révision et de lumineuse critique, tempérant la louange académique par le conseil, résumant, confirmant par l’exemple et par le précepte les grandes lois de l’éloquence et de l’art littéraire, et restant toujours lui-même dans l’examen de cet ensemble d’ouvrages soumis à l’Institut. L’Académie avait cette année à couronner les travaux les plus divers, un éloge de Vauvenargues et une étude sur Froissart, un morceau de poésie sur les restes de saint Augustin rapportés à Hippone, et les livres reconnus les plus utiles aux mœurs. Elle avait aussi à décerner quelques prix plus récemment créés et réservés, soit pour des œuvres spéciales de haute littérature, soit pour des vocations plus persévérantes que favorisées par la fortune. C’est M. Gilbert qui a été couronné pour un éloge de Vauvenargues, dont les fragmens lus à l’Académie sont ingénieux et fins. Parmi les ouvrages les plus utiles aux mœurs, les Symphonies de M. de Laprade représentent la poésie, comme la traduction de la Cité de Dieu de M. Émile Saisset représente la philosophie, de même qu’un livre de M. Janet sur la Famille représente la morale ; mais au milieu de ces récompenses si diverses, une surtout a une sorte d’intérêt touchant : c’est celle qui a été accordée à un livre posthume de M. Ozanam sur la Civilisation au cinquième siècle. M. Ozanam était un de ces esprits qui luttent avec toute l’impatience du bien et du beau avant d’atteindre au plein épanouissement de leurs facultés, mais dont le talent finit par se dégager sain et pur. M. Ozanam n’est arrivé à cette heure favorable que pour disparaître prématurément en laissant les traces vivantes de ce mélange d’inspiration et d’étude qui caractérisait ses travaux. La pureté de la vie unie au dévouement du savant et à la supériorité de l’écrivain, c’est là ce que l’Institut a couronné, même après la mort.

Il y avait enfin pour l’Académie un choix plus difficile à faire, un prix d’un caractère exceptionnel à décerner : c’est celui qui est destiné au morceau le plus éloquent sur l’histoire de France. Pendant longtemps, l’Académie avait eu le bonheur de n’avoir plus à rechercher un nouveau lauréat, tant le choix primitif qu’elle avait fait était naturel et simple ; elle avait rencontré tout d’abord un de ces historiens qui réunissent le feu de la science, la passion des recherches, le don d’écrire, l’art de ranimer le passé en traits expressifs. Ce n’était point à une œuvre en particulier que s’adressait ce prix, c’était à une vie, à toute une carrière, et dans cette carrière il y avait l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, les Récits des Temps mérovingiens, les travaux sur le tiers-état. Tant que M. Augustin Thierry a vécu, l’Académie était hors d’embarras ; elle n’avait qu’à confirmer tous les ans ce majorât de la science et de l’art. Malheureusement l’auteur des Récits mérovingiens a disparu, et l’Académie vient de lui donner pour successeur M. Henri Martin, auteur d’une volumineuse Histoire de France. Passer de M. Augustin Thierry à M. Henri Martin, la transition est un peu brusque et abrupte, on ne saurait le nier. Certes l’auteur de l’histoire qui vient d’être couronnée est un écrivain laborieux, très zélé pour son œuvre ; seulement dans cette œuvre il manque l’art supérieur qui saisit le fil des annales d’un peuple, qui classe et coordonne les faits dans un enchaînement lumineux. M. Henri Martin a abordé son travail sans plan bien arrêté, le complétant à mesure qu’il le faisait ; mais il y a une autre considération encore : le livre que l’Académie signale par une faveur exceptionnelle est une de ces œuvres nées de cette inspiration humanitaire et démocratique qui a pénétré jusque dans le domaine de la science historique. Pour l’auteur, il y a toute une tradition qui commence au druidisme pour aboutir à la révolution française. Jeanne d’Arc elle-même est assez bizarrement représentée comme une descendante de Velléda et une aïeule de Descartes. Le moyen âge trouve dans M. Henri Martin un juge fort peu équitable, et l’écrivain ne s’aperçoit pas que cette Jeanne d’Arc, qu’il travestit en voulant l’honorer, n’est elle-même qu’une héroïne du moyen âge. Or ici on peut se poser une question assez grave : à quel point de vue l’Académie a-t-elle couronné l’Histoire de France de M. Henri Martin ? Si c’est le talent, le zèle du travail qu’elle a voulu récompenser, abstraction faite de l’esprit qui règne dans le livre, elle aurait pu placer ailleurs ses couronnes ; elle aurait pu notamment choisir M. Michelet, qui a écrit sur l’histoire de France des volumes tels que M. Martin n’en écrira probablement jamais. Si l’esprit de l’écrivain et de ses livres est compté par l’Académie, il est assez naturel qu’elle ait été effrayée par les ouvrages postérieurs de M. Michelet ; mais alors comment s’explique le choix de M. Henri Martin ? L’Académie, il est vrai, n’en est point à se contredire et à faire marcher ensemble les choses les plus divergentes. Ici cependant la contradiction est d’autant plus grave, qu’elle tend à accréditer une œuvre où la civilisation française n’apparaît qu’à travers les interprétations de l’esprit de système.

De toutes les histoires qu’une plume contemporaine peut retracer pour l’éternelle Instruction des hommes, il n’en est pas de plus éloquente, de plus dramatique et de plus variée dans ses élémens que cette histoire des soixante dernières années, qui n’est elle-même que la suite de tout un ensemble de choses. Que manque-t-il dans ces annales palpitantes encore ? Émouvantes révolutions des sociétés, commotions civiles, spectacles sanglans de la guerre, luttes plus régulières de l’éloquence politique, tentatives dans la littérature et dans les arts, excès de la licence et de la compression, tout se réunit, tout arrive, tout passe et renaît. Dans cette histoire, on dirait qu’il y a un espace de temps déterminé pour le règne de chaque chose. Après l’éclat et la grandeur, l’épuisement et le déclin. En déroulant le drame des destinées de l’empire, M. Thiers, dans le quatorzième volume de son Histoire, qu’il vient de publier, arrive à l’heure des tragiques revers. Ce volume est consacré tout entier à la campagne de Russie. L’historien laissait récemment Napoléon et l’armée française après le passage du Niémen ; il les retrouve aujourd’hui marchant sur Wilna. Il décrit cet immense appareil, il met à nu tous les secrets de ces opérations auxquelles les hommes ne suffisent pas, qui ont besoin de l’effort incessant d’une prévoyance minutieuse et infatigable pour préparer toutes les ressources de la guerre. Nul plus que M. Thiers en vérité n’est expert dans ces matières. Il sait où campent tous les corps, la façon dont ils se nourrissent, la place qu’ils occupent le jour du combat. Il a compté jusqu’au dernier non-seulement les soldats français, mais encore tous ces alliés, Bavarois, Polonais, Saxons. Autrichiens, Hollandais, masses mouvantes poussées vers leur destin par une volonté immuable. Jamais on n’avait vu une marche semblable depuis les grandes invasions de l’Occident, et un tel mouvement d’hommes n’a été égalé que par celui qui refluait peu après vers la France. De ce dramatique récit, il ressort une impression que M. Thiers lui-même suggère. Certes le génie n’avait point abandonné Napoléon. La fécondité des combinaisons ne lui manquait pas plus que la prudence. Cette prudence, il la poussait même à l’excès, et cependant la fortune ne souriait point à tant d’efforts, parce qu’il y avait une sorte de contradiction secrète entre la témérité de l’entreprise et la prudence de l’exécution, c’est-à-dire, en d’autres termes, que les opérations militaires, les combinaisons de la guerre payaient, si l’on peut ainsi parler, pour l’erreur de la conception politique.

La plus grande des aventures s’accomplissait méthodiquement, et c’est ainsi qu’on s’enfonçait de Witebsk à Sraolensk, de Smolensk à Wiasma, de Viasma à Moscou, gagnant des batailles sans rien résoudre, sans conquérir la paix surtout, refoulant les Russes sans les réduire, et ne trouvant que le vide, l’incendie, et la perspective d’une retraite déjà périlleuse ou d’un hiver perdu dans l’inaction à six cents lieues de Paris. Situation terrible d’un homme jusque là invincible, qui ne connaît point d’obstacles, qui brise toutes les forces qu’on lui oppose, pour se trouver tout à coup en face de cet autre ennemi, la nature des choses, la puissance des élémens conjurés, et, il faut l’ajouter aussi, le désespoir implacable d’une nation blessée dans son orgueil ! Cette ténacité de désespoir, cette conjuration des élémens, ce fut là tout l’art militaire des Russes. On ne peut dire au juste si ce fut par calcul ou sous la pression de la défaite qu’ils suivirent le système dont les résultats changèrent la face du monde. Leur tactique était simple : la retraite une fois commencée, ils aidèrent les élémens, et dans plus d’une journée encore ils vinrent se briser contre ces bataillons qui se retournaient pour combattre avant de tomber sous la neige. Ils accompagnèrent, jusqu’à la Bérésina d’abord, cette armée, si belle quelques mois auparavant, et maintenant réduite à n’être plus qu’une troupe en désordre. Comme pour rendre un tel désastre plus cuisant et plus amer, c’est dans un des momens de cette retraite que Napoléon recevait, à Dorogobouge, la nouvelle de cette conspiration Malet qui avait un instant surpris Paris en déconcertant pendant quelques heures les plus hautes autorités de l’empire. Certes cette conspiration n’avait en elle-même rien de bien sérieux, et cependant elle mettait à nu ce qu’il y avait de précaire dans cette prodigieuse fortune. Malet était un fanatique, mais c’était un fanatique qui, sous l’obsession d’une idée fixe, avait fini par découvrir que là où un homme était tout, il n’y avait qu’à supprimer l’homme pour tout changer. Ceci découvert, il se mettait à l’œuvre, trompant ses complices, supposant la mort de Napoléon, simulant un décret du sénat qui rétablissait la république, arrêtant le ministre de la police et le préfet, et s’il ne réussit pas, pour un instant du moins, c’est que peut-être il ne crut pas assez lui-même jusqu’au bout à son idée. Ainsi tout venait accabler Napoléon. Il s’irritait surtout de ce que, dans cette débâcle d’une matinée à Paris, on n’avait pas même songé à son fils, à la dynastie. Si, avec la lumineuse sagacité de son génie, il avait voulu lire dans son destin, il aurait vu que ce désastre de Russie et cette conspiration qui venait le surprendre se liaient par plus d’un point et tenaient à une même cause, à la nature de son pouvoir. Il aurait vu qu’en voulant, en pouvant tout permettre à son ambition, il était allé chercher le plus éclatant dtsaveu de la fortune, et qu’en concentrant la vie d’un pays dans sa personne, en réduisant tout à une subordination passive, il avait créé une situation telle que, lui disparu, il ne restait plus rien, et on passait sous le joug d’un autre pouvoir par habitude d’obéissance. Dernier enseignement de cette grandiose époque !

Ces souvenirs font partie de l’histoire du passé. L’histoire contemporaine est tout entière dans cette vie diverse, souvent agitée, de tous les peuples. Pour le moment, quels sont les pays qui ont leurs crises intérieures, leurs incidens en dehors du mouvement de la politique générale ? L’Espagne, après s’être débattue durant deux années dans une révolution, travaille à régulariser une situation où luttent encore les élémens les plus divergens. Une chose est manifeste, la période révolutionnaire est finie ; mais que résulterat-il de ce changement qui vient de s’accomplir dans la politique de la Péninsule ? C’est ici que toutes les influences sont en jeu et que commencent à apparaître les véritables conditions dans lesquelles l’Espagne a été soudainement jetée. Ces conditions sont celles d’une transition difficile et compliquée. L’étal même des partis ne laisse point d’être curieux. Les progressistes ont été visiblement déconcertés par ce brusque revirement des choses qu’ils pressentaient, qu’ils redoutaient, mais qu’ils ne croyaient ni aussi prochain, ni aussi facile. Ils n’étaient point très unis avant leur défaite, ils le sont encore moins aujourd’hui. Une fraction du parti va grossir la petite armée démocratique et révolutionnaire. L’autre fraction, celle qui se compose des hommes les plus modérés, s’est rattachée à la situation actuelle. Ces progressistes entourent le général O’Donnell ; ils lui rappellent ses engagemens de Manzanarès, ils remettent sous ses yeux, comme pour l’embarrasser, ces séances orageuses des cortès où il faisait les déclarations les plus libérales, où il se prononçait contre les modérés, contre la constitution de 1845, dont M. Rios-Rosas soutenait la validité même après la révolution. Les progressistes s’efforcent de montrer au président du conseil actuel qu’il ne peut devenir le chef du parti modéré, tout prêt à se ranger encore sous l’autorité du général Narvaez, et ils lui offrent la place de chef du parti progressiste, laissée libre par cette sorte de subit évanouissement du duc de la Victoire : tant les partis en Espagne ont toujours besoin d’un général ! Les anciens conservateurs à leur tour ne sont pas moins perplexes. Ce sont leurs idées qui ont triomphé, les événemens justifient leurs doctrines. Ils ont su gré au général O’Donnell de sa vigueur décisive, mais ils n’oublient pas l’origine révolutionnaire de sa nouvelle fortune. À leurs yeux, les antécédens du président du conseil pendant ces deux dernières années, ses engagemens, ses déclarations, sont un obstacle à la politique dont il a été l’intelligent et heureux instrument, et comme ils ne croient pas à la durée de son pouvoir, ils se réservent, se rattachant plus que jamais à l’intégrité de leurs opinions, à l’autorité de leurs anciens chefs. Une fois de plus, par la force des circonstances, le général Narvaez redevient pour eux l’homme prochainement et inévitablement nécessaire. Joignez à ceci ce qu’on nomme le parti militaire, celui des généraux vicalvaristes, qui ont singulièrement contribué aux dernières victoires de l’ordre, et qui ont, qui veulent avoir leur part d’action et d’influence : voilà bien des élémens de complications intimes.

Au centre de cette situation difficile se trouve le cabinet. Il y a évidemment des hommes qui ont voulu ne point laisser complètement disparaître le caractère progressiste dans le nouveau gouvernement de l’Espagne. En conservant les cortès, sauf à leur proposer de se dissoudre, en maintenant la constitution récemment discutée, sauf à la modifier légèrement, en gardant la milice nationale, sauf à la réorganiser, ils espéraient contenir ce qu’on appelle la réaction. Ils comptaient sans la logique. Pourquoi la lutte du mois de juillet a-t-elle été décisive ? Parce qu’elle était engagée entre la milice nationale, ou le désordre sous toutes ses formes, et toutes les forces conservatrices. La vérité est qu’il n’y a aujourd’hui de système libéral possible en Espagne que dans des conditions nouvelles, en dehors des influences révolutionnaires. Le ministère de Madrid est arrivé, dit-on, à se fixer sur les points essentiels de la politique. Il paraît décidé à rétablir, la constitution de 1843 en proposant aux chambres un acte additionnel ; des cortès nouvelles seront convoquées. C’est là ce qui semble résolu, sans être public encore ; mais dès ce moment le cabinet de Madrid vient d’adopter deux mesures qui indiquent ses tendances. Il a ajourné les élections des municipalités qui allaient se faire sous l’empire d’une loi votée dans les derniers momens de l’assemblée constituante, et il vient de prononcer définitivement la dissolution de la milice nationale dans toute la Péninsule. Ainsi disparaît une fois de plus une institution qui n’a jamais été au-delà des Pyrénées qu’un instrument d’agitation. Lorsqu’on juge cette mesure au point de vue des autres pays, on commet une erreur singulière, parce que, dans tous les pays, la garde nationale est une garantie d’ordre, tandis qu’en Espagne elle a toujours été l’armée de l’insurrection, se soulevant alternativement pour les progressistes et pour les modérés. Elle élevait Espartero en 1840, et elle le renversait en 1843. Depuis deux ans, qu’a-t-elle fait ? Elle a assisté à tous les désordres, elle y a pris part, elle en a été la complice. Or sait-on ce que coûte ce jeu périlleux ? La dépense de la milice nationale pour la seule ville de Madrid a été de plus de 3 millions de réaux depuis moins de deux ans ; elle s’élève, point toute l’Espagne, à plus de 60 millions de réaux. C’est un des élémens du déficit qui existe. Cette considération financière n’est point sans valeur dans un pays où les finances sont si singulièrement compromises. La milice nationale une fois dissoute, c’est peut-être la plus grave question qui est tranchée.

Chose étrange, l’histoire actuelle de l’Espagne ressemble en bien des points à l’histoire du Portugal il y a cinq ans. À cette époque aussi, le duc de Saldanha arrivait au pouvoir à la suite d’une insurrection. Il ne supprimait pas la charte, il se bornait à l’adoption d’un article additionnel. Il n’admettait point dans son plan la milice nationale. Se plaçant en dehors des partis, il pratiquait une politique de conciliation. Seulement ce que le duc de Saldanha faisait, il y a cinq ans, en Portugal, avant que la révolution n’eût suivi son cours, le général O’Donnell cherche à le faire après deux années d’agitations qui ont laissé des traces profondes au-delà des Pyrénées, et, par une rencontre bizarre de plus, l’Espagne est entrée dans cette voie lorsque le cabinet du duc de Saldanha venait de tomber. La chute du ministère Saldanha, après une existence prolongée, est en effet, on ne l’ignore pas, un des derniers événemens politiques du Portugal. Plus récemment, des scènes de désordre, provoquées par la cherté des subsistances, ont éclaté à Lisbonne. Un fait à observer, c’est que les masses populaires qui se sont livrées à certaines violences n’ont cessé de faire entendre des acclamations en faveur du roi dom Pedro. Ces troubles peu sérieux par eux-mêmes ont été facilement calmés ; ils n’auraient pu avoir de gravité que si les passions des partis étaient venues s’y rallier pour les envenimer. Le Portugal est du reste aujourd’hui à la veille d’une épreuve politique assez décisive pour son avenir. Des élections générales vont avoir lieu ; déjà les partis se préparent à la lutte. Des centres électoraux ont été créés à Lisbonne. Le ministère lui-même ne semble jouer qu’un rôle épisodique dans ce mouvement. Les véritables adversaires mis en présence sont les partisans du dernier cabinet et les partisans du comte de Thomar, qui déploie depuis quelque temps une grande activité. Lorsque le ministère Saldanha se retirait il y a quelques mois, parce que le roi refusait de nommer un certain nombre de pairs pour assurer dans la haute chambre le succès des projets financiers qui avaient déjà été adoptés par la chambre des députés, on s’est étonné de cette démission. Cette tactique avait un sens. Le ministre des finances, M. de Fontes, et ses collègues voyaient que les projets du gouvernement allaient échouer dans la chambre des pairs, si la discussion s’ouvrait. Dans ce cas, le ministère n’était pas moins obligé de se retirer, il tombait devant une majorité hostile, devant le parlement, et le roi, pour obéir aux usages constitutionnels, devait inévitablement appeler au pouvoir l’opposition victorieuse. Or cette opposition, c’était le comte de Thomar qui la dirigeait. Plutôt que de fournir à celui-ci l’occasion d’une victoire parlementaire qui l’eût rapproché du pouvoir, le ministère préférait ne point engager une discussion d’une issue douteuse dès que le roi refusait de faire une promotion de pairs, et il saisissait, pour se retirer, le prétexte de ce dissentiment avec la couronne. C’est cette lutte, ajournée il y a quelques mois, qui va se reproduire dans les élections. Jusqu’au dénoûment de cette crise, toute question politique est suspendue, et la situation du ministère actuel, présidé par le marquis de Loulé, reste nécessairement provisoire et précaire.

La Hollande à son tour n’est point exempte d’un certain trouble intime et vague depuis le dernier changement qui s’est opéré dans les sphères ministérielles. Le nouveau cabinet de La Haye est parvenu, il est vrai, à se compléter par la nomination d’un ministre des affaires du culte catholique et d’un ministre de la marine. Le premier est M. van Romunde, magistrat de la cour d’appel d’Amsterdam ; le second est M. Lotsy, député modéré auquel a été adjoint un capitaine de vaisseau, M. Esscher, pour la partie technique de l’administration de la marine. Sous ce rapport donc, le cabinet a surmonté toutes les difficultés d’un enfantement assez laborieux. D’un autre côté, l’opinion, très vivement émue d’abord au lendemain de la dernière crise, s’est calmée un peu. Au fond cependant il ne laisse point d’y avoir dans les esprits une certaine inquiétude, entretenue par l’attitude du gouvernement, qui reste assez silencieux et évite de se prononcer tandis que les questions les plus graves sont agitées dans les polémiques de la presse. Le mérite de la loi électorale est mis publiquement en discussion par des journaux favorables à la nouvelle administration ; la loi fondamentale elle-même n’est point épargnée. S’il y a quelques velléités de réaction dans l’esprit des ministres, la réalité est néanmoins que ces velléités ne se sont point traduites en faits palpables. Le cabinet de La Haye paraît en ce moment tout absorbé dans l’élaboration de plusieurs lois pour la session qui va s’ouvrir en septembre. C’est dans cette session, désormais très prochaine, que la question politique sera débattue. Le ministère sera bien obligé alors de manifester ses vues et ses tendances. Le cabinet hollandais vient de retrouver pour cette campagne un appui parlementaire assez important par l’élection de M. Groen van Prinsterer, qui a fini par être nommé député à Leyde, non sans avoir couru la chance très sérieuse de rester en dehors de l’enceinte législative. Cette élection, en effet, n’a eu lieu qu’à la suite de véritables péripéties qui indiquent la vivacité de la lutte. M. Groen van Prinsterer se trouvait d’abord en concurrence avec M. van Reenen, ancien ministre de l’intérieur. Le premier scrutin ne donnait aucun résultat ; un second scrutin s’ouvrait, et les deux candidats obtenaient un égal nombre de voix. Rigoureusement, le bénéfice de l’âge aurait assuré la victoire à M. Groen ; mais il se trouvait que le chiffre des bulletins était supérieur à celui des électeurs inscrits, et les opérations étaient annulées comme entachées d’irrégularité. Sur ces entrefaites, M. van Reenen renonçait à se présenter, et le parti libéral était obligé de chercher un autre candidat. Ce candidat a été M. Olivier, jurisconsulte et publiciste de Leyde, qui a échoué devant M. Groen van Prinsterer, et c’est ainsi que le chef du parti ultra-protestant rentre dans la chambre. Le nouveau ministère, disions-nous, s’est abstenu Jusqu’ici de toute manifestation politique significative ; mais en compensation il a adopté diverses mesures économiques. Il a nommé une commission pour examiner, au point de vue de l’intérêt hollandais, la question du percement de l’isthme de Suez. Il a décidé la concession de deux chemins de fer importans, l’un passant par les provinces du nord pour toucher au Hanovre, l’autre allant du port de Flessingue au Limbourg hollandais. Ces deux lignes, depuis longtemps en projet et même concédées à des compagnies qui n’ont pu réussir à les exécuter, complètent les communications de la Hollande avec l’Allemagne, et rentrent dans cet ordre de combinaisons propres à l’époque actuelle, où tous les peuples s’efforcent de multiplier et d’accélérer leurs relations.

Au nombre de tous les états du Nouveau-Monde périodiquement bouleversés par des révolutions dissolvantes, le Mexique occupe toujours à coup sûr le premier rang. C’est la plus grande des républiques hispano-américaines, et c’est la plus menacée, celle qui est le plus profondément atteinte dans toutes les sources de la vie. Elle ne peut se mouvoir sans faire un nouveau pas vers une catastrophe d’autant plus imminente qu’elle la prépare de ses propres mains. Aujourd’hui encore, un mouvement qui n’est qu’une sorte de tentative de dislocation vient d’éclater dans le nord du Mexique, sur la frontière des États-Unis. Un chef audacieux, don Santiago Vidaurri, gouverneur des états de Nuevo-Leon et de Coahuila, qu’il a réunis de son autorité privée, paraît s’être déclaré indépendant du gouvernement central de Mexico ; il s’est mis en insurrection ouverte contre le président Comonfort. Ce n’est là au surplus que le dénoûment facile à prévoir d’une lutte qui existait depuis assez longtemps, et qu’on ne peut guère comprendre, si on ne fait la part des divers élémens qui ont contribué à la révolution dans laquelle a disparu la dictature du général Santa-Anna. Lorsque cette révolution s’accomplissait, il y a un an maintenant, un assez grand nombre de chefs se trouvaient en présence pour se disputer la victoire. Les principaux étaient le général Alvarez, M. Comonfort, M. Antonio Haro y Tamariz, don Santiago Vidaurri. Chacun avait ses vues et ses ambitions. Quoique dépourvu de toute instruction et ayant presque toujours vécu parmi les Indiens de l’état de Guerrero, Alvarez avait le premier rang par le bénéfice de l’âge et parce qu’il avait avant tous les autres pris l’initiative de l’insurrection. Il fut nommé président par une sorte de junte réunie à Cuernavaca, près de Mexico. Ce vieil Indien cependant en eut bientôt assez de la vie civilisée ; ses hommes, accoutumés à la température du sud, grelottaient sous le climat de Mexico, et après avoir prélevé une contribution pour son armée de pintos, après avoir ramassé le plus d’armes et de munitions possible, Alvarez repartait pour l’état de Guerrero, laissant M. Comonfort pour le remplacer à Mexico. M. Comonfort lui-même du reste, avant de devenir chef de la république, avait eu une carrière des plus variées ; il a été avocat, préfet, député, sénateur, directeur des douanes, colonel de milice départementale, puis l’un des généraux de la dernière insurrection. Quelle était la politique de M. Comonfort ? Le président substitué flottait entre les modérés et les puros, qui cherchaient à l’entraîner dans une voie de mesures puérilement révolutionnaires.

Mais tandis que M. Comonfort s’établissait au pouvoir, ses autres compétiteurs ne restaient point inactifs. M. Haro y Tamariz, qu’on essayait un moment d’emprisonner à Mexico, s’échappait et allait lever le drapeau de l’insurrection dans l’état de Puebla. M. Haro y Tamariz est un homme très considéré au Mexique, d’un caractère résolu, d’opinions conservatrices très arrêtées. Il croit que le Mexique ne peut être sauvé que par une autorité vigoureuse et concentrée, et on lui a même attribué le projet d’établir un empire. Son influence est grande dans les classes cultivées, même parmi les femmes, et surtout dans les rangs du clergé, menacé d’une dépossession violente qui s’est réalisée. M. Haro eût réussi peut-être, sans un incident qui venait contrarier tous ses plans. Le fort de San-Juan d’Ulloa, qui s’était prononcé en sa faveur, et qui pouvait réduire la ville de Vera-Cruz, était obligé de se soumettre par suite de l’intervention d’un navire français qui cherchait à préserver le commerce étranger. Privé de ce secours et assiégé dans Puebla, M. Haro était réduit à s’enfuir et à quitter le Mexique. M. Comonfort triomphait donc sur ce point ; mais il restait un autre compétiteur, c’était Vidaurri, régnant à peu près en maître au nord de la république. Ce Santiago Vidaurri est, à vrai dire, un personnage assez curieux, homme habile, énergique, qui depuis trente ans cherche à se faire jour. Il est resté secrétaire de l’état de Nuevo-Leon à travers toutes les révolutions, et il s’est rendu nécessaire au point de se faire accepter par tous les gouverneurs jusqu’à ce qu’il ait pu les supplanter à son tour. Peu avant sa chute, Santa —Anna envoyait l’ordre de le faire arrêter ; mais Vidaurri s’échappait, et bientôt il reparaissait en triomphateur à Monterey, où il se proclamait le chef de la révolution. Il publiait son programme, dont les principaux articles étaient le self-government, le licenciement de l’armée, la dépossession de l’église. Comme il a passé sa vie à gagner la popularité, familier avec les mœurs et les instincts des masses auxquelles le rattache une naissance obscure, il est parvenu depuis la révolution à se créer un pouvoir et une situation complètement distincts. On lui suppose l’intention de se déclarer définitivement indépendant, de fonder une république nouvelle, la république de la Sierra-Madre, et de demander la protection des États-Unis. Quant au gouvernement central, Vidaurri n’en a jamais tenu compte, et il y a quelques mois déjà qu’il décrétait de sa propre autorité la réunion des deux états de Coahuila et de Nuevo-Leon. M. Comonfort, occupé à cette époque à réduire l’insurrection de M. Haro y Tamariz, était hors d’état de combattre deux ennemis à la fois. Après la défaite de l’insurrection de Puebla, il a fallu se tourner du côté du nord, et alors a éclaté ce nouveau conflit. Le congrès fédéral de Mexico a réprouvé et annulé la réunion de Nuevo-Leon et de Coahuila. Le président a sommé Vidaurri d’exécuter les ordres du congrès et de remettre à un autre chef le gouvernement de l’un des deux états. Vidaurri à son tour, invoquant la présidence nominale du général Alvarez et se ralliant à l’ancien plan d’Ayutla, a levé le drapeau de la résistance ; il appelle, dit-on, à son aide les Texiens, qui pourront concourir à la formation de la république de la Sierra-Madre. Comme on voit, c’est un épisode de cette décomposition d’un empire. Lutte avec l’église à la suite de la vente des biens du clergé, lutte avec les velléités d’indépendance du nord, lutte avec tous les élémens dissolvans, politique puérilement agitatrice d’un congrès tout imbu de passions révolutionnaires, telle est la situation du Mexique. Que M. Comonfort triomphe de Vidaurri, le mal ne sera pas moins grand ; il renaîtra sous une autre forme et sur d’autres points, car c’est la maladie profonde et invétérée d’une race.

Ch. de Mazade.


GUERRE DE CRIMÉE.

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Monsieur,

Permettez que je fasse appel à votre impartialité pour réclamer, non contre la Revue des Deux Mondes, mais contre une publication russe à laquelle la Revue a emprunté des extraits[1] où l’on me fait jouer un rôle, où l’on m’attribue un langage et des façons que je ne saurais accepter. Je veux parler du Journal de l’employé Jakovlef pendant sa captivité chez les Français et les Turcs, récit que je ne connais encore que par les citations que la Revue en a faites.

Chargé par la confiance du maréchal de Saint-Arnaud, avec qui j’avais eu l’honneur de servir en Afrique, alors que j’étais capitaine de la légion étrangère, de la difficile et délicate mission d’organiser et de diriger le service des renseignemens militaires, c’est bien moi en effet qui ai interrogé Jakovlef, lorsqu’il fut amené devant moi le lendemain de la bataille de l’Alma ; mais c’est presque la seule circonstance que je reconnaisse pour tout à fait vraie dans son récit : le reste n’est guère qu’une comédie arrangée par lui pour se faire un beau rôle, pour jouer un peu au héros et pour tâcher peut-être de se recommander à la bienveillance de ses supérieurs. Malgré le temps qui s’est écoulé depuis les événemens qu’il raconte, le souvenir de ce qui s’est passé à son sujet est encore trop présent à ma mémoire pour que je craigne de me tromper à son égard.

Dès le premier jour de notre débarquement sur les côtes de la mer de Marmara, l’armée alliée, avant de combattre l’ennemi, eut à lutter contre le système d’espionnage et de trahison que la Russie avait su habilement organiser tout autour de nos camps. Déjà à Varna l’armée alliée avait vu son matériel et ses approvisionnemens menacés d’une ruine complète par un incendie qu’elle devait attribuer à la malveillance, et sur le champ de bataille de l’Alma on avait trouvé, dans la voiture même destinée au prince Menchikof, des documens qui ne permettaient pas de douter que la trahison ne nous eût suivis jusqu’en Crimée.

Arrêté le jour même de la bataille par un détachement d’artilleurs, dans des circonstances qui pourraient faire supposer qu’il n’appartenait pas à l’armée, l’employé Jakovlef, dès les premiers mots de son interrogatoire, essaya de me tromper. Après avoir pris son nom, je lui demandai quelle était sa qualité. « Employé civil, » me répondit-il avec assurance, et sans que j’aie pu le faire revenir sur cette fausse déclaration. Elle était fausse en effet, et je le savais déjà. Avant d’interroger ce personnage, qui se présentait sous un jour équivoque, j’avais pris des renseignemens sur son compte, et j’avais appris que Jakovlef était un ancien sous-officier écrivain, revêtu d’un emploi de quatorzième classe dans la hiérarchie administrative de l’empire, et qu’il était présentement attaché à la chancellerie militaire du prince Menchikof. Ma défiance fut donc naturellement éveillée, et je cherchai à faire comprendre à Jakovlef la gravité de la situation dans laquelle il semblait vouloir se mettre volontairement. Je ne lui cachai certainement pas qu’il s’exposait à être traité comme espion, et que si les mœurs françaises ne permettaient pas de battre et de martyriser les agens suspects, comme cela se fait en Russie, pour leur arracher des aveux, par de mauvais traitemens, il courait cependant le risque d’être traduit devant un conseil de guerre et d’être condamné à être fusillé. Assurément ce n’était pas gai pour lui, et je comprends qu’il ait gardé un assez fâcheux souvenir de cette entrevue ; mais je ne comprends pas qu’il se soit cru en droit, pour cela, de me prêter le langage brutal et les allures de croquemitaine qu’il m’attribue.

Dans le moment même, Jakovlef était, je n’en doute pas, tout autrement impressionné par le ton que j’avais pris avec lui, et la preuve ne tarda pas à s’en produire. Il ne doit pas l’avoir oublié. Voyant qu’il persistait à me tromper, je l’avais fait emmener et garder à vue. Quelques instans après m’avoir quitté, je le voyais revenir à moi : il se plaignait d’avoir passé une mauvaise nuit à notre bivouac, il avait eu froid, et il me réclamait comme sienne une magnifique pelisse trouvée dans la voiture où il avait été pris. Je la lui fis remettre immédiatement, bien qu’on m’assurât qu’il me trompait encore, que cette pelisse appartenait au chef d’état-major du prince Menchikof, le colonel Voukovitch, à qui elle était envoyée de Sébastopol par sa mère. À vrai dire, cette pelisse excitait bien des convoitises, et j’avais moi-même quelque mérite à l’abandonner à Jakovlef, car je souffrais alors d’un de ces accès de fièvre qui sont si redoutables sous le climat variable de la Crimée.

Voilà toute l’histoire de mes rapports avec Jakovlef. Quelques jours après, on le fit expédier à Constantinople comme prisonnier de guerre, mais en spécifiant sa qualité d’employé de quatorzième classe, qui correspond au grade d’enseigne de ligne, et qui lui donnait le droit d’être traité à l’égal des officiers de l’armée.

Le récit de l’employé Jakovlef, ayant, outre ce qui m’est personnel, la tendance de présenter sous un faux jour les procédés et les traitemens que recevaient dans les camps alliés les prisonniers russes, m’oblige de rompre le silence absolu que je m’étais imposé, et de citer ici quelques traits de mœurs militaires que les fonctions que je remplissais à l’armée me permettaient d’observer et d’étudier jour par jour.

J’avais emmené avec moi de Varna un mollah, prêtre tartare natif de Baktchisseraï, nommé Abdulla-Effendi, qui s’était réfugié en Turquie. Ce Tartare fut mon interprète et l’intermédiaire entre moi et ses compatriotes. Je lui témoignai une grande confiance. Le lendemain du jour où l’armée alliée avait établi ses camps devant Sébastopol, Abdulla entra tout effaré dans ma tente, ses traits étaient bouleversés ; tout annonçait une lutte violente dans l’âme de cet homme, dont la physionomie était toujours calme, impassible, et portait l’empreinte de cette gravité caractéristique de la race orientale, dont il est un des types des plus remarquables. « Je viens te révéler, me dit-il d’un air mystérieux, un grand secret ; je suis obligé de te dénoncer un de mes coreligionnaires. Il m’en coûte beaucoup, car c’est un de mes plus proches parens, mon meilleur ami, mon bienfaiteur ; mais j’ai juré fidélité aux Français et haine éternelle aux Russes oppresseurs de ma patrie. Je te demande seulement de me promettre qu’il n’y aura de malheur pour personne. — Parlez et fiez-vous à nous, lui répondis-je. » Abdulla me tint alors le langage suivant : « Il vient d’arriver du quartier-général russe un mollah de Baktchisseraï très vénéré dans le pays ; il m’a fait la confidence qu’il était envoyé par le tout-puissant prince Menchikof pour lui apporter des nouvelles de l’armée alliée. Il m’a adjuré de le seconder en disant que son sort et celui de toute sa famille dépendaient du succès de sa mission. » Abdulla ajouta qu’il comprenait très bien que son parent, ayant parcouru nos camps, ne devait plus retourner chez les Russes ; mais il supplia qu’on ne lui fît aucun mal et qu’on ne l’arrêtât pas dans l’enceinte du camp où nous nous trouvions, car ce serait violer l’hospitalité sacrée pour un musulman. Je rendis compte de cet incident au général en chef, qui décida que, pour ménager les scrupules de notre ami Abdulla, dont les services nous étaient utiles, l’espion du prince Menchikof ne serait arrêté que hors les limites du camp, et qu’on se bornerait à le renvoyer en Turquie. Cet espion, pour retourner au quartier-général russe, devait passer près de Balaclava, notre ligne d’avant-postes, qui fut gardée par la cavalerie anglaise ; le général en chef en prévint le général Rose, commissaire anglais près l’armée française, qui voulut bien charger son aide de camp, le major Follet, depuis second commissaire anglais, de s’entendre à cet égard avec les autorités anglaises. En effet, deux heures après, le mollah agent du prince Menchikof fut arrêté et embarqué sur un bâtiment anglais qui fit immédiatement route pour Constantinople.

Voilà comment l’armée française fut débarrassée d’un espion de la plus dangereuse espèce, car il avait pour mission non-seulement de nous observer, mais d’organiser l’espionnage et la trahison presque sous la tente du général en chef. L’employé Jakovlef n’était plus auprès du prince Menchikof, mais il peut en toute confiance comprendre ce fait dans ses annales militaires ; je le lui garantis vrai dans tous ses détails.

C’est le même Abdulla qui le lendemain de notre débarquement en Crimée m’accompagna à Eupatoria, où j’étais allé installer les autorités indigènes. À notre arrivée, toute la population tartare vint se précipiter en masse au-devant d’Abdulla ; elle se prosternait à ses pieds, baisait ses mains, les pans de sa robe. Cependant ce n’était qu’un jeune mollah, ancien maître d’école à Baktchisseraï, qui n’avait jamais rien fait pour son pays ; mais il arrivait à l’ombre du drapeau français, et c’est à ce drapeau, pris pour symbole de son émancipation, que le peuple tartare rendait des hommages enthousiastes dans la personne d’Abdulla. Sur ce point, l’employé Jakovlef devrait être bien instruit ; il était alors dans la chancellerie du prince Menchikof, d’où sont partis non-seulement des menaces, mais des ordres précis, des circulaires fulminantes, qui prescrivaient aux Tartares de brûler de leurs propres mains leurs villages, leurs meules de blé, et de fuir au loin notre approche. Ces ordres furent malheureusement suivis d’exécutions : on fusillait, on transportait en Sibérie des familles entières, soupçonnées d’avoir porté dans nos camps, pour nos hôpitaux, des fruits, des œufs ou du lait que nous partagions généreusement avec les blessés russes. L’écrivain Jakovlef avait ces ordres terribles sous les yeux, il les copiait, il les expédiait ; pourquoi a-t-il oublié de les consigner dans son journal, où il ne manque pas de faire figurer les détails les plus insignifians de nos rapports avec les prisonniers ?

On a vu à quelles épreuves les espions russes mettaient notre vigilance. Quelques exemples me suffiront maintenant pour montrer quel traitement les alliés faisaient subir aux prisonniers russes.

Le soir de la bataille de l’Alma, un des interprètes attachés au service que je dirigeais m’avait remis un portefeuille appartenant à un major russe, nommé Kopkin. Blessé d’un coup de feu à la poitrine, ce brave officier supplia l’interprète de prendre ce portefeuille et d’envoyer les 800 roubles qui s’y trouvaient en papier à sa sœur, dont il était l’unique soutien, et qui habitait, je crois, le gouvernement de Pultava. Le nom et l’adresse étaient tracés illisiblement, mais j’avais appris que le général Schelkanof, commandant la brigade dont ce major faisait partie, se trouvait prisonnier à bord de l’Agamemnon, qui était à l’ancre à l’embouchure de l’Alma. Considérant comme un devoir sacré l’accomplissement des vœux d’un vaillant soldat expirant sur le champ de bataille, je montai à cheval pour aller moi-même auprès du général russe afin de le prier de se charger du portefeuille du major Kopkin et de l’envoyer à sa destination par un agent d’une puissance neutre, lorsqu’il serait lui-même à Constantinople, qui était désigné pour le lieu de sa résidence. Le général n’ayant pas cru devoir en prendre la responsabilité, le portefeuille, ainsi que d’autres valeurs recueillies par nos soldats, ont été expédiés plus tard par un parlementaire à Sébastopol. Je me souviens qu’à cette occasion le général Schelkanof lui-même, en me parlant de la manière dont il était traité, rendait le plus sincère hommage à l’hospitalité de nos alliés anglais. Je rapporterai même, aussi fidèlement que possible, ma conversation avec ce général, vétéran des armées russes. « J’ignore, me disait-il en riant, pourquoi on me retient ici. Dites à vos chefs qu’à mon âge je ne pourrais faire grand mal ni à la France ni à l’Angleterre. C’est la première fois que je me trouve sur un vaisseau, et il me semble que je suis dans une maison de fous. Ces marins font un tapage infernal, l’un d’eux se promène toute la nuit au-dessus de ma tête (c’était l’officier de quart), et ne me laisse pas fermer l’œil. Cependant je dois avouer que les Anglais sont pleins de galanterie, sans en avoir l’air. Imaginez-vous ce qu’ils viennent de me faire. J’ai été pris sur le champ de bataille, lorsque je ralliais mes troupes, renversé par terre avec mon cheval, qui venait d’être blessé. Je suis vieux, comme vous voyez, je me relevai avec peine, mais je ne pouvais pas me remettre en selle. Entouré aussitôt par les soldats anglais, je fus désarmé, et dans la bagarre, je perdis l’objet auquel je tenais le plus, ma tabatière. Cette tabatière, je l’avais reçue en cadeau, lorsque j’avais été nommé officier ; elle a fait avec moi toutes les guerres : c’était mon talisman, ma compagne fidèle, je l’aimais et je croyais que nous ne nous séparerions plus jamais. Eh bien ! ne parlant ni français ni anglais, j’ai fait connaître comme j’ai pu à ces gens-là (en montrant les officiers du bord) la peine que j’avais de perdre ma chère tabatière. Jugez de ma surprise, de ma joie extrême, lorsque ce matin à déjeuner, en ouvrant ma serviette, j’ai vu tomber à mes pieds ma tabatière ! » En me parlant, il tirait la tabatière de sa poche, m’offrait une prise, il en prenait une lui-même, et me désignait du doigt un marin de petite taille à qui, disait-il, il était redevable d’avoir retrouvé sa tabatière. « Aussi je n’en veux plus aux Anglais, ajoutait-il gaiement, de m’avoir si mal arrangé mes vêtemens. » Et ce disant, il découvrait sa grande capote grise, puis faisant un demi-tour, il me montrait ainsi qu’à tous les témoins de cette conversation, avec le geste le plus comique, son pantalon vert foncé, mis en lambeaux par les balles anglaises.

Le marin de petite taille que je voyais pour la première fois, et qui en ce moment ne se distinguait des autres officiers par aucun signe extérieur de son grade, c’était le brave amiral Lyons. Sachant les regrets et les préoccupations de son prisonnier, il en avait prévenu lord Raglan, occupé en ce moment à faire enterrer les morts et transporter sur les vaisseaux les blessés abandonnés sur le champ de bataille par l’armée russe. Lord Raglan avait immédiatement donné l’ordre de rechercher la tabatière, et elle avait été rapportée par un Écossais, qui, dit-on, n’avait voulu recevoir aucune indemnité.

En Russie, à en juger d’après les récits des journaux, l’empereur actuel, les autorités supérieures, la noblesse, ont montré des sentimens généreux pour les prisonniers des armées alliées, qui partout auraient reçu un accueil hospitalier ; mais malheureusement il existe des faits irrécusables qui prouvent que sur le théâtre de la guerre et sur le champ de bataille, malgré une discipline sévère, les troupes russes ont manifesté plus d’une fois des instincts d’un peuple sinon barbare, pour ne pas dire un mot blessant même à des ennemis, mais bien moins humain et moins civilisé que le soldat français ou anglais.

Le jour du combat devant Balaclava, après la brillante charge fournie par la cavalerie anglaise, les soldats en position sur les hauteurs qui dominent la plaine ont vu avec horreur les soldats russes courir après les cavaliers anglais pour les frapper lorsqu’ils étaient gisans par terre, désarmés et blessés. On sait qu’après la bataille d’Inkerman le généreux lord Raglan s’est vu obligé de faire passer devant une commission d’enquête un major russe accusé d’avoir percé de son épée un soldat anglais blessé et couché par terre.

Les Russes, s’ils sont justes et reconnaissans, ne doivent jamais parler qu’avec respect des traitemens qu’ils ont reçus dans les camps des armées alliées. On ne peut reprocher à aucun officier, à aucun soldat français ou anglais, des procédés comme ceux qui ont été signalés du côté des Russes, et qui appartiennent déjà à l’histoire.

Il est connu et avéré que pendant l’hiver les Cosaques à pied enlevaient nos sentinelles dans les tranchées, en employant le lacet, dont se servent dans les petites villes de la Russie les exécuteurs de hautes œuvres pour débarrasser les rues des chats et des chiens errans. Je sais qu’un soldat français, un chasseur d’Afrique, je crois, ayant été enlevé par ce barbare stratagème, fut amené devant le général Kiriakof, qui le présenta au prince Menchikof et aux grands-ducs Nicolas et Michel, présens alors au quartier-général. Le jeune soldat, encore tout plein d’une vive indignation, ne craignit pas, en présence des généraux et des princes, de traiter de barbare cette manière de faire la guerre. Donnez-moi un fusil, s’écriait-il, je vous ferai voir comme les Français combattent. Je présume même que la leçon ne fut pas inutile à l’ennemi, car depuis ce temps cet odieux genre de combat ne fut pas renouvelé.

Il a été constaté plus d’une fois que les soldats français et anglais pris dans les tranchées ont été immédiatement dépouillés de leurs vêtemens. Un jour, au milieu du terrible hiver que nos troupes ont si héroïquement supporté, un soldat anglais prisonnier se présenta tout nu sur la plate-forme d’une batterie, où se trouvait un groupe d’officiers. L’amiral qui y commandait, saisi d’une juste indignation contre ses soldats, fit donner des ordres les plus sévères pour que ces actes de cruauté ne fussent pas renouvelés ; néanmoins rarement un soldat français ou anglais prisonnier fut assez heureux pour conserver sa capote. On m’a assuré qu’un général commandant une division, et dont je tairai le nom, avait institué une prime de 4 roubles d’argent (16 francs) pour l’uniforme d’un highlander, comme on fait ailleurs pour la peau d’un loup ou d’une bête fauve. Il est vrai que ce n’était pas par un sentiment de haine qu’il portait à ces braves soldats, c’était par passion de collectionneur qu’il recherchait ces costumes pittoresques des Écossais.

Pendant ce temps, je recevais du général en chef Canrobert et du général Trochu, qui veillait avec une noble sollicitude sur le sort des prisonniers, des ordres pour faire distribuer aux soldats russes le linge et les vêtemens qui étaient disponibles dans nos dépôts et dans nos ambulances. Je ne dois pas oublier qu’en mettant le pied sur le sol de la Russie, le premier acte de l’armée française a été un acte de générosité et de bienveillante galanterie. Notre cavalerie, ayant pris à Saki plusieurs employés russes, les conduisit au quartier-général. Le maréchal de Saint-Arnaud ayant su, par le rapport que je lui avais fait, que parmi ces prisonniers il y avait des pères de famille inoffensifs, des femmes et des enfans, ne les lit pas seulement mettre en liberté : il les combla des attentions les plus délicates, faisant envoyer aux enfans des plats de sa propre table et des cadeaux pour adoucir leur captivité.

La population grecque et russe du petit village de Karani, placée dans une gorge au milieu de nos camps, peut surtout fournir aux littérateurs russes qui voudraient écrire sur cette campagne des preuves sans nombre de la générosité française. Entassée dans quelques chétives maisons, cette population était en proie à toutes les misères, et la fièvre typhoïde décimait ses habitans. L’état-major français leur faisait distribuer régulièrement des vivres ; on y avait envoyé un détachement pour veiller sur leurs propriétés, et des médecins pour les soigner. Une famille entre autres avait en peu de jours perdu tous ses grands parens. Une jeune fille de seize ans, atteinte du typhus, et quatre enfans en bas âge, dont deux malades, restaient abandonnés dans une misérable cabane. Le lieutenant qui commandait le détachement désigna un soldat pour aller veiller sur cette famille. Le brave homme s’établit dans la cabane, d’où l’on venait d’enlever quatre cadavres. Il se fit garde-malade de la jeune fille et des enfans, il les soigna jour et nuit, et lorsque la jeune fille au bout de quelques jours eut rejoint ses parens dans la tombe, il resta l’ange tutélaire des malheureux enfans. J’allais souvent les visiter, et j’ai vu plus d’une fois le soldat occupé à préparer le repas des enfans. Il les peignait, les lavait et les habillait comme eût pu le faire la nourrice anglaise la plus soigneuse. Lorsque le temps devint plus doux, il les promenait et les amusait en leur chantant des chansons en patois auvergnat, la seule langue qu’il sût, et cependant son ingénieuse charité lui avait appris à se faire comprendre par les enfans et à deviner lui-même leurs besoins. Ceux-ci au moins, en grandissant, n’oublieront pas, il faut espérer, leur sauveur, et ceux qui au plus fort de l’épidémie allaient leur porter des secours et des consolations.

Je puis, en terminant cette lettre, dire avec orgueil et citer comme un des traits les plus remarquables de cette longue et laborieuse campagne que pendant tout le temps de mon séjour à l’armée, à Varna comme en Crimée, pas un agent ou espion grec, russe ou tartare, n’a été fusillé. Dans la crainte de se tromper et de condamner les gens sans preuves suffisantes, on se bornait à mettre ceux qui étaient suspects dans l’impossibilité de nuire à l’armée, en les expédiant à Constantinople ou en France, où ils étaient traités avec humanité.

Aujourd’hui les prisonniers russes sont déjà revenus dans leur patrie. Ne pouvant incriminer aucun de nos actes, citer un seul fait contraire aux droits de la guerre reconnus par les nations civilisées, quelques-uns d’entre eux publient nos moindres paroles, les propos les plus insignifians, qui, tronqués ou mal rendus, prennent sous leurs plumes un sens qui était loin de notre esprit et bien plus loin encore de notre cœur.

Que ces terribles interrogatoires que je leur ai fait subir leur servent de titres à des faveurs, tant mieux pour eux ! Je ne veux pas scruter leurs réponses ni contester leur patriotisme. Ils iront peut-être, en récompense de leurs services, surveiller dans les citadelles, dans les déserts et les mines de Sibérie, des milliers de prisonniers polonais qui y gémissent depuis plus d’un quart de siècle. Qu’ils se rappellent que ces prisonniers étaient de vaillans soldats, qu’ils ont appartenu à l’une des plus belles armées de l’Europe, et dont le nom cependant est effacé aujourd’hui des fastes militaires. Ils ont été, eux aussi, animés du plus pur patriotisme, et ont héroïquement combattu pour l’indépendance et les libertés de leur pays, garanties par des traités solennels. Qu’ils montrent à leur égard, lorsqu’ils seront leurs gardiens, les sentimens d’humanité et de générosité dont ils ont éprouvé eux-mêmes les effets dans les camps de l’armée française, car, j’en suis sûr, beaucoup d’entre eux, lorsqu’ils seront loin de l’œil de leurs chefs, béniront le nom français et porteront toujours au fond de leur âme un souvenir reconnaissant de leur séjour au milieu de nos camps.


Tanski,




Heliondé or Adventures in the sun[2]. — Un des faits qui semblent le mieux justifier cette pensée de Mme Dudeffand, qu’il ne nous serait en rien profitable de connaître les choses qui nous sont éternellement cachées, est le peu d’intérêt qu’offrent généralement les livres d’imagination qui essaient de s’appuyer sur les phénomènes scientifiques. Plus d’une fois des écrivains et des romanciers ont voulu transformer en œuvres poétiques les lois de l’astronomie et les hypothèses de la science moderne sur la pluralité des mondes, et aucune de ces tentatives n’a réussi. Depuis Cyrano de Bergerac jusqu’à l’auteur d’Heliondé, la littérature a usé et abusé des voyages à la lune, au soleil et dans les différens mondes qui peuplent les espaces célestes, et de tous ces voyages merveilleux pas un ne vaut l’excursion d’Astolf à la recherche de sa raison. Cependant rien n’est ingénieux en général comme les moyens qu’ont employés ces écrivains pour frapper notre imagination. Ce sont des phénomènes inconnus d’ombre et de lumière, des lunes bleues ou vertes, des hommes ailés, toute une histoire naturelle bizarre, et le récit de toutes ces merveilles ne s’empare pas plus fortement de notre esprit que les splendeurs d’un feu d’artifice et les fantasmagories d’un diorama. Cette impuissance à concevoir un merveilleux différent de celui que peut nous fournir la planète que nous habitons met parfaitement en lumière une des lois les plus importantes de l’esprit humain : à savoir que nous ne concevons rien en dehors de nous-mêmes, et que notre imagination ne peut nous représenter que des êtres et des objets en rapport avec notre nature. Les écrivains qui tentent de se soustraire à cette loi retombent à leur insu sous son empire; seulement ils sont punis de leur audace par la pauvreté et la stérilité de leurs inventions. Ne pouvant nous intéresser à un autre monde que le nôtre, à une autre nature que la nôtre, ils nous instruisent néanmoins en nous révélant les limites de l’imagination humaine et la sphère où elle doit seulement se mouvoir.

Ces livres d’une témérité bizarre nous révèlent encore une autre loi poétique non moins importante : c’est que l’imagination de l’homme est incapable de créer, et que ses efforts les plus extrêmes et les plus heureux se bornent à combiner. Ce que nous appelons création poétique n’est jamais la découverte d’une chose inconnue : c’est une combinaison nouvelle et inattendue des choses existantes. La plus fertile imagination est tout simplement celle qui conçoit le plus grand nombre de combinaisons. Voyez à quoi aboutissent les romanciers qui essaient de nous représenter la figure et les mœurs des habitans d’un monde lunaire et les phénomènes naturels d’une terre astrale quelconque. Ils accouchent tout simplement d’une physique et d’une chimie absurdes, qui ne sont autres que la physique et la chimie humaines renversées, et mises pour ainsi dire sens dessus dessous. Ils nous montrent des êtres animés qui ont tous les attributs de l’humanité. Leurs habitans de la Lune, de Saturne ou du Soleil ont beau vouloir être bizarres, ils ne peuvent pas échapper aux conditions de notre nature. Tout ce que l’auteur peut faire, c’est d’augmenter la portée des sens humains, de multiplier la rapidité des sensations, d’accroître le nombre des organes qui perçoivent les phénomènes extérieurs, ou bien encore d’échanger les fonctions des divers sens et d’en ajouter un nouveau, qui n’est pas plus merveilleux que le sens particulier aux cataleptiques et aux somnambules. L’homme ne peut donc échapper à lui-même, il n’imagine que ce qu’il sait déjà; quand il croit créer, il se rappelle; ses conceptions les plus extravagantes ne dépassent jamais les limites de ce qui est connu. Aussi une des choses qui frappent le plus à la lecture de cette littérature astronomique romanesque, c’est la mystification qui résulte à la fois pour l’auteur et pour le lecteur de cet oubli des lois de l’esprit. Tous ces efforts d’imagination de l’auteur aboutissent à inventer une combinaison moins poétique qu’une gargouille ou un cyclope, et la curiosité du lecteur, surexcitée par les promesses du livre, ne trouve pas davantage sa récompense.

Ces lois de l’imagination sont tellement évidentes, qu’il est remarquable qu’aucun écrivain fantasque doué de génie ne les a méconnues. Il n’appartient qu’à un Cyrano de Bergerac ou à un Rétif de la Bretonne de tomber dans cette erreur grossière. Swift et Rabelais, pour prendre les deux écrivains qui ont inventé les mondes les plus bizarres, n’ont jamais commis cette erreur; jamais ils n’ont essayé d’échapper à la sphère de l’humanité. Tout le procédé de Swift consiste à représenter le monde tel que le reflètent à nos yeux les lois de l’optique, à le regarder alternativement par le petit bout ou par le gros bout de la lorgnette. Ses hommes sont plus petits ou plus grands que les hommes ordinaires, mais ils sont soumis à toutes les conditions naturelles, et ne se dirigent pas d’après d’autres lois que celles qui nous dirigent nous-mêmes. Le procédé fantastique de Rabelais consiste dans le rapprochement grotesque des contraires ou dans la simple exagération des phénomènes physiques ou moraux. Les combinaisons qu’il nous présente ne sont autres que celles qui résultent d’une violation des lois de la nature. Elles ne sont si bouffonnes que parce qu’elles sont le produit de passions ignorantes et de caprices contraires au bon sens. Violons les lois de la nature, et la société sera semblable au monde de Rabelais. Telle est l’impression que laisse la lecture de son livre étrange, qui ne sort jamais de l’humanité et n’essaie de rien concevoir en dehors du monde qu’avait pénétré son esprit et auquel étaient habitués ses yeux. Le monde de ces grands inventeurs est donc le nôtre, seulement bouleversé, ravagé et enlaidi par la folie, l’ignorance et les passions. Ils nous intéressent, parce que jamais avec eux nous n’échappons aux combinaisons qui nous sont connues. L’astronomie et les hypothèses qu’elle engendre ne les ont jamais tourmentés, et il n’y a en vérité qu’un seul écrivain auquel ait porté bonheur la science de Newton. Encore, si le Micromégas de Voltaire est un chef-d’œuvre, c’est moins pour les conjectures qu’il incarne dans son habitant de l’étoile Sirius que par les violences et les malices qu’il lui fait diriger contre notre petite terre et sa petite humanité.

Je m’étonne donc qu’un caprice si faux, si stérile, si contraire aux lois de l’imagination, ait été renouvelé autant de fois dans la littérature. Il serait temps d’en finir avec tous ces voyages dans un monde qui n’est pas le nôtre. Malheureusement cette fantaisie continuera probablement d’inquiéter beaucoup d’esprits; nous voyons encore aujourd’hui des tentatives semblables présentées comme les colonnes d’Hercule de la fantaisie et de l’imagination. Des œuvres qui ne valent pas comme amusement littéraire la méditation d’un problème du jeu d’échecs ou la lecture d’un traité sur le whist sont vantées comme un effort de génie et comme ouvrant une nouvelle source de plaisirs intellectuels. En réalité, la plupart de ces œuvres ne contiennent que beaucoup d’ennui et beaucoup de stérilité.

C’est au genre de littérature ou plutôt à la forme littéraire adoptée par l’auteur d’Heliondé, et non pas à son livre ingénieux, que s’adressent les observations qui précèdent. L’auteur, esprit curieux, analytique et chercheur, n’est point tombé dans l’erreur grossière où se sont laissés choir tous les précédens voyageurs aux terres astrales. Il n’a pas cherché à concevoir quelque chose de différent de ce qu’il connaissait et de ce que lui enseignait la science. Ses habitans du soleil n’ont pas d’autre forme que la forme humaine subtilisée, n’ont pas d’autres mœurs que les mœurs humaines immatérialisées. Il n’a pas cherché à créer, il s’est contenté de combiner. Par un amalgame ingénieux et délicat, il a réussi plus d’une fois à unir aux découvertes de la science moderne les rêveries des poètes et des philosophes, et tel détail d’histoire naturelle à telle boutade d’humoriste. L’imagination et la science, se pénétrant ainsi d’une manière inattendue et aimable, enfantent des conceptions qui n’ont aucune des prétentions de la fantaisie exagérée et aucun des pédantismes de la science exacte. Ses habitans du soleil n’ont pas, ainsi que nous l’avons dit, d’autres sens que les nôtres; seulement ils les ont plus raffinés et plus subtils. Ils ont un corps, mais moins opaque, et ils portent des vêtemens; mais ces vêtemens sont en étoffe de neige, en nuages filés, et leurs chemises sont coupées dans cet air tissé dont parle Apulée. Ils mangent, mais des parfums; ils sont occupés et affairés comme les habitans de la terre, mais ils ne se remuent que par sympathie et par bienveillance, et courent après des salaires qui se composent de douces paroles et de tendres sentimens. Leur langage est la musique, leur démarche est une danse comparable à une modulation. L’amour est le sentiment unique d’où découlent à la fois les passions, les mœurs, les formes corporelles et matérielles, la raison d’exister du soleil et de tous les mondes qu’il traîne à sa suite. Cette ingénieuse rêverie platonique abonde en détails charmans, et, ce qui vaut mieux, en sentimens élevés. Non-seulement l’auteur comprend la grâce et la beauté des formes animées, mais il en comprend la vertu et la vérité.

Ce livre est platonique, disons-nous, mais il l’est comme les peintres anglais qui s’intitulent préraphaélites sont disciples de Fra-Angelico et des autres maîtres primitifs. Comme eux, l’auteur voudrait exprimer les sensations matérielles sous les formes les moins corporelles, et les émotions morales sous des formes idéales, mais visibles. De là un effort pour que le symbole soit le moins grossier possible, pour que l’idée perde son caractère abstrait et rayonne d’une subtile lumière, pour que la poésie des émotions sensuelles soit conservée en dehors de la matière qui avait aidé à les créer. En un mot, l’auteur cherche toujours un moyen terme délicat dans lequel les formes puissent dépouiller leur matérialité, et les pensées échapper à leur caractère incorporel. Heliondé méritait donc une mention spéciale pour son élévation de pensée, sa subtilité de méthode, les traditions de platonisme anglican qu’il renferme, et la confiance en la sage disposition des lois du monde sur laquelle ce livre repose. C’est une aimable, c’est une poétique et religieuse rêverie qui était bien digne d’être dédiée à l’illustre savant spiritualiste sir David Brewster, et qui vaut la peine d’être lue par tous ceux qui préfèrent retrouver dans leurs lectures les échos de quelqu’une des grandes voix du monde moral plutôt que des imaginations d’une originalité douteuse et des pensées d’une intérêt contestable.


EMILE MONTEGUT.


V. DE MARS.

  1. Dans sa livraison du 15 août dernier.
  2. Un vol. in-8o  ; Chapman and Hall, London.