Chronique de la quinzaine - 14 mars 1852

Chronique n° 478
14 mars 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1852.

Si l’absence de toute passion, de toute agitation extérieure dans l’accomplissement de l’acte fondamental de la vie politique d’un pays est un bienfait, nous venons, à coup sûr, de jouir de ce bienfait durant cette période d’élections qui vient de se clore. Cela reporte assez loin, il nous semble, des mouvemens électoraux de 1848 et 1849, et même des années antérieures. On ne saurait imaginer un corps législatif sorti plus paisiblement et avec moins de complications préparatoires du scrutin. C’est le gouvernement lui-même, on le sait, qui avait assumé le soin d’épargner aux populations la recherche de leurs candidats ; les populations se sont rangées de l’avis du gouvernement, non peut-être sans quelque étonnement de se voir tout à coup si bien disciplinées dans la pratique du suffrage universel. Quelques exceptions à peine viennent démentir cet unanime et merveilleux accord, qui a été jusqu’ici la pierre philosophale de tous les régimes, parce que probablement ils n’en savaient pas le secret. Ceci suffirait presque pour exposer le caractère des élections dernières, Nous n’irons point, on le pense, nous livrer à de profonds calculs, supputer le chiffre du vote et le chiffre de l’abstention, dénombrer les opinions et les partis, remarquer ce qui eût pu paraître étrange autrefois et ce qui ne l’est plus, peser les qualités et les mérites des membres de la nouvelle assemblée. Parmi ceux-ci, il y en a de peu connus, cela est certain, et il y en a de trop connus, qui, comme d’habitude, ne sont point les derniers à faire montre d’importance, à peu près comme ces parvenus qui n’auraient point eu à compter sur de telles fortunes. Il se peut bien aussi qu’il y en ait dont le gouvernement ait habilement accepté le choix plus encore qu’il ne l’a dicté. Le résultat définitif dans l’ensemble, c’est une législature dont la composition rentre évidemment dans la ligne des événemens actuels. Elle n’a point précisément pour destination de contredire le vote du 20 décembre. Au fond, dans quelques conditions qu’il se produise, à travers toutes les transformations et les substitutions de régimes qui se succèdent, un corps de ce genre, émané directement du pays, est fait, par son essence même, pour occuper une grande place dans notre vie publique. Le législateur écrit les institutions sur le papier ; c’est l’opinion qui en détermine le sens réel, qui leur imprime le sceau des mœurs et des tendances générales. La perfection des institutions, c’est de s’y plier ; leur péril, c’est de s’en écarter. Sans qu’il y ait à se méprendre en rien sur les différences d’origine, d’attributions, d’initiative politique, qui existent entre le corps législatif actuel et les assemblées anciennes, il reste toujours, au sein d’une réunion d’hommes dont la plupart étaient la veille encore en contact avec la masse de la population française, cette inspiration naturelle et effective de ce qui vit réellement dans l’ame du pays ; et ce qui vit dans l’ame de notre patrie, n’est-ce point avant tout et par-dessus tout un sentiment modéré ? La modération n’est point pour la France un caprice ou une fantaisie ; elle est un des élémens de sa nature. Au milieu des expériences orageuses où elle s’aventure et des extrémités qu’elle traverse, après toutes les tempêtes qu’elle essuie, le premier sentiment qui renaît en elle, c’est le besoin, la soif de la modération, de la mesure dans la pratique politique, et d’une certaine latitude pour retrouver ce vieux fonds d’équité naturelle, de justes instincts, de libérales aptitudes, que les révolutions altèrent sans le détruire. Ce qui n’est point modéré jure véritablement avec le génie de notre pays, et les heures où il a le plus le goût de la modération ne sont pas celles où il jouit de conditions publiques conformes à ses instincts ; c’est quand il les a perdues, et alors le sentiment est d’autant plus vif : sentiment bienfaisant et juste, fait pour dicter leur conduite aux pouvoirs bien inspirés.

C’est dans quelques jours que vont se réunir définitivement les corps publics créés par la constitution nouvelle, et la date de cette réunion est elle-même l’époque fixée pour l’application entière et régulière du régime nouveau ; c’est le terme assigné à l’état exceptionnel où nous avons vécu quelques mois. Jusque-là, on ne l’ignore pas, le gouvernement s’est réservé le plein usage de la faculté législative. Cette faculté, il l’a exercée avec une activité dont il reste assez de témoignages dans toutes les matières, dans toutes les questions : législation pénale, institutions judiciaires ou économiques, organisation administrative, presse, enseignement, colonisation, finances. Aujourd’hui encore, c’est un décret nouveau, accomplissant hardiment cette conversion de la rente qui a été depuis si long-temps un objet d’études et de discussions toujours sans résultat. Tout, dans cet ensemble législatif, porte une empreinte unique, et se combine naturellement pour étendre l’action de l’autorité exécutive. C’est ainsi qu’un récent décret vient de supprimer l’inamovibilité des professeurs des facultés, du Collège de France, du Museum. On a parlé, dans ces derniers temps, de modifications profondes, de réformes radicales sur le point d’atteindre l’organisation de l’instruction publique. La réforme s’est arrêtée à mi-route, à ce qu’il semble, et reste pour le moment circonscrite dans la sphère du haut enseignement. Le principal caractère de la législation nouvelle, c’est cette suppression de l’inamovibilité dont nous parlions. La section permanente du conseil supérieur est également supprimée, et le conseil lui-même est agrandi et composé d’élémens nouveaux. Le malheur de ces transformations, c’est d’avoir toujours pour résultat de toucher à de grandes et justes renommées. La mise à l’épreuve d’hommes nouveaux est sans doute l’attrait, peut-être aussi la nécessité des politiques nouvelles. La meilleure condition pour la rendre féconde, c’est qu’elle n’exclue point les hommes faits par leurs rares lumières, la supériorité de leur intelligence et la modération même de leur caractère, pour laisser un vide difficile à remplir. M. Cousin laisse assurément un de ces vides. Il est de ceux auxquels on succède, comme on dit à l’Académie, mais qu’on ne remplace pas. M. Saint-Marc Girardin, qui a été l’objet d’honorables instances pour rester avec un caractère plus actif dans l’instruction publique, fait partie du nouveau conseil. Les esprits de cette nature ne sont point de trop, pas plus dans l’enseignement qu’ailleurs, — d’autant plus qu’ils ne sont point, nous le croyons, dominés par l’excès des illusions. En réalité, en dehors de toute considération de partis ou d’écoles, et moins encore de personnes, la pensée universelle, c’est qu’il y a à pourvoir à un grand intérêt moral, qui est l’éducation des générations nouvelles. Le mal qui se glisse périodiquement depuis longues années au sein de ces générations, les vices qui s’y développent hâtivement, les précoces corruptions d’esprit et de cœur qui s’y propagent, il est toujours facile de les attribuer uniquement et exclusivement à telle ou telle institution, et alors c’est l’institution même qu’on frappe. À peine cette victoire gagnée cependant, il se peut encore, en vérité, que le mal ne soit guère moindre, parce que le coupable, à tout considérer, c’est un peu tout le monde. Vous aurez beau prêcher l’ascétisme aux jeunes gens, si en franchissant le seuil de leurs collèges ils se retrouvent dans une atmosphère qui n’est rien moins qu’ascétique. Vous aurez beau leur enseigner dogmatiquement le respect, quand de toutes parts autour d’eux éclatera justement en signes manifestes l’absence de tout respect. Qu’importe que vous trempiez leur esprit dans les fortes et généreuses disciplines, si le soir, dans le foyer, la lecture de famille est quelqu’un de ces romans qui amollissent et énervent quand ils ne flétrissent pas ? Vous ne leur apprendrez pas l’histoire des Gracques de Rome ; soit : ils verront les Gracques modernes courir les rues. Qu’en faut-il conclure ? C’est que l’éducation publique, de quelque manière qu’elle soit distribuée, se ressent naturellement de l’atmosphère universelle, et qu’au-dessus de ces questions de monopole ou de liberté il y a toujours cette autre question souveraine et dominante des tendances générales de l’époque. C’est à la décision du corps législatif que paraissent maintenant réservées ces questions. Nous tenons le corps législatif pour fort empêché. Les meilleures lois ne valent pas les actes pratiques. C’est à la société elle-même de n’estimer que qui l’honore, d’offrir à ceux qui viennent ce sévère et salutaire enseignement de ses prérogatives, — ses honneurs et ses emplois achetés par le travail et non par l’ignorance vaniteuse ou la demi-science infatuée, par l’honnêteté et non par les corruptions spirituelles, par la fidélité à l’honneur et au bien et non par la poursuite outrée du succès. Malheureusement ce ne sont ni les décrets d’hier, ni les décrets de demain qui nous semblent destinés à mettre fin à de tels problèmes.

Tandis que cette question des réformes introduites ou projetées dans l’enseignement public préoccupait justement et vivement l’attention, une question d’un autre genre se trouvait presque simultanément résolue par le gouvernement, — celle du crédit foncier. Ce qui nous frappe dans la création de cette institution nouvelle de crédit, ce n’est point le côté politique, économique, déjà suffisamment exposé : c’est bien plutôt le côté par où elle touche à l’ensemble des idées et des habitudes pratiques, et par où elle peut servir en quelque sorte de mesure aux transformations morales qui s’opèrent dans notre société. Voyez en effet notre temps il y a évidemment aujourd’hui un penchant universel à rechercher le secours de ces moyens extérieurs, de ces combinaisons collectives, à suppléer à nos propres forces par ce genre d’institutions qui nous créent des ressources factices et servent souvent d’appui aux défaillances de l’esprit de conduite, quand autrefois les mêmes questions se résolvaient par un mot, sur lequel un auteur nouveau vient de faire un opuscule piquant et juste, — l’économie, — non point l’économie politique, mais la vieille et simple économie, la primitive économie. Est-il bien sûr que ce simple et primitif moyen ne soit point encore un des plus efficaces remèdes contre les plaies que les institutions de crédit foncier sont destinées à soulager aussi bien que contre tant d’autres gênes inconnues ou réelles misères pour lesquelles la science s’ingénie à trouver des palliatifs dans d’artificielles créations ? Il y a ceci à considérer, pourrions-nous dire : c’est que, dans ces difficultés de vivre qui sont un des signes visibles de notre temps, dans ces décadences subites des fortunes, dans ces secrets dénuemens, dans ce paupérisme, en un mot, qui n’est point autant qu’on le pourrait croire particulier à une classe, mais qui se retrouve, à un certain point de vue, dans toutes les classes, il y a autre chose qu’un malaise matériel, il y a une maladie morale, contre laquelle les mécanismes de la science sont impuissans et qu’ils ne parviennent qu’à dissimuler : c’est la disproportion entre les désirs, les entraînemens du luxe et les ressources, entre le rôle qu’on veut jouer et les conditions naturelles où on est. Ce qui caractérise l’économie dans le vieux sens du mot, c’est qu’à une maladie morale elle oppose une vertu morale, — la puissance de contenir les désirs dans les limites de ses facultés, de dominer ses besoins factices, d’assujétir ses passions à l’esprit de conduite. Avec cette simple vertu de plus, que de consciences resteraient souvent entières ! que d’intelligences s’épargneraient les défections et les vénalités ! que de caractères conserveraient leur ressort ! Et Samuel Johnson avait-il donc tellement tort de dire que l’économie était, elle aussi, la mère de la liberté ? — Elle est la mère de la liberté, parce qu’elle est le bon sens et la règle appliqués aux affaires de la vie.

Aussi bien nous touchons ici un des points les plus caractéristiques de notre histoire morale : c’est la tendance à tout transformer, à mettre à la place d’une qualité simple et pratique, qui serait notre sauvegarde, quelque formule merveilleuse et accréditée, à substituer aux élémens réels les complications laborieuses. Il s’est formé avec le temps une école d’esprits pour qui c’est une science véritable que cette confusion dans l’étude des phénomènes intérieurs aussi bien que des phénomènes extérieurs. Ils mettent un art particulier à dénaturer toutes les questions, sans oublier même, dans leurs transfigurations, les relations des peuples et cet échange permanent d’influences qui s’opère entre eux. C’est bien à cette école que nous semble appartenir à son insu l’auteur d’un livre bizarre, — bizarre par le, titre plus que par le fond des choses, — un Missionnaire républicain en Russie. On peut s’attendre à quelqu’une de ces mystérieuses propagandes fertiles en incidens dramatiques et en observations. Il faut se détromper pourtant : c’est une propagande infiniment plus débonnaire, attribuée à un Français qui n’aurait trouvé d’autre moyen de faire pénétrer la vérité démocratique dans l’empire des tsars qu’en se transformant en précepteur d’un jeune gentilhomme russe. Honnête et naïf missionnaire, peu fait pour inquiéter sa majesté l’empereur de toutes les Russies, et qui naturellement ne convertit personne ! Mais, voyez la merveille, au contraire, c’est lui qui se convertit ! Ce livre repose-t-il sur une donnée réelle ? Est-ce une fiction que ce missionnaire républicain qui va se faire battre sur les questions de liberté par un prince russe et un moujick ? Dans tous les cas, il a un côté curieux qui n’est point peut-être celui que l’auteur pense, et ce côté curieux, c’est le fait même d’un honnête démocrate que ne peuvent ni persuader, ni satisfaire les conditions libérales et douces d’un régime comme celui sous lequel s’abritait la France avant février, et qui ne laisse point que de revenir à des sentimens meilleurs au spectacle de l’autocratie tsarienne. C’est le propre d’un certain genre de radicalisme politique de préparer souvent à ces conversions et à ces transitions les natures sur lesquelles il a exercé son active influence ; il les façonne à ne point redouter du tout les extrêmes et à ne point être trop difficiles sur la mesure du pouvoir après ne l’avoir point été sur la mesure de la liberté. On s’endort conventionnel et on se réveille comte de l’empire ; on disparaît un moment adepte du droit au travail, et on revient au jour candidat aux grandeurs nouvelles sous les constitutions autocratiques.

Au fond du livre de ce singulier missionnaire en Russie, il y a une erreur assez commune, et qui consiste à faire disparaître toutes les questions d’influences mutuelles entre les peuples sous les analogies des formes politiques. Sans doute, les analogies des formes politiques sont une considération puissante ; là où elles existent, elles sont un lien de plus entre les nations, un motif de sécurité de plus, si l’on veut, pour elles. Il se forme une solidarité naturelle qui aide singulièrement à la solution des questions internationales, qui les empêche même quelquefois de naître. Il ne faut pas s’y méprendre cependant les analogies politiques sont beaucoup, mais elles ne sont pas tout. À côté d’elles et au-dessus d’elles, il y a les traditions, les solidarités nationales, les intérêts permanens, les influences morales et intellectuelles, les besoins du commerce, qui ne peuvent suivre évidemment toutes les variations politiques, et qui subsistent comme la règle des relations des peuples. L’ascendant de la France en particulier a pu tenir assurément à son rôle politique, à l’initiative qu’elle a long-temps partagée avec l’Angleterre dans la pratique des institutions libres, et aux solidarités constitutionnelles qui s’étaient formées entre elle et d’autres pays. Cette solidarité a cessé : soit, nous ne sommes pas payés pour l’ignorer apparemment ; mais en résulte-t-il que tant d’autres raisons de légitime influence aient disparu ? Le pire ne serait-il pas encore de transformer les différences actuelles de formes politiques en cause permanente d’aigreur, d’antagonisme, de scissions, de conflits peut-être ? Serait-il sage de risquer les intérêts permanens qui peuvent unir les peuples pour la facile satisfaction de se montrer dissidens ?

C’est là, à vrai dire, ce qui dictait notre jugement de l’autre jour sur la Belgique, au sujet duquel on paraît se méprendre étrangement, et qui n’avait dans notre pensée rien d’hostile, rien surtout de mystérieux, comme on affecte de le croire à Bruxelles. Avons-nous contesté à la Belgique son droit de nation ? Avons-nous jeté de la défaveur sur ces institutions libres dont elle garde l’honneur ? Nous avons constaté une situation difficile, — difficile en elle-même et par les complications qu’on y joignait en imaginant la rendre meilleure. Ces complications, ce n’est pas nous qui les créons sans doute ; c’est assez de les remarquer et de les signaler quand elles sont là, en continuant à croire, bien que paraisse en penser le cabinet belge, que le plus sûr moyen de dénouer ou de pallier des situations épineuses, ce ne serait pas de commencer par des choses qui ne seraient point de la prudence, pour finir par d’autres qui ne porteraient nullement l’empreinte de la fierté. Ce sont pourtant deux inconvéniens qui se touchent, qui naissent l’un de l’autre souvent, et l’observation très sincère de ces inconvéniens, c’est là toute la vapeur maligne qui a pu ternir notre miroir, puisque miroir on veut nommer ces revues ordinaires que nous consacrons à la politique étrangère. Il nous est toujours infiniment plus agréable, on peut le croire, d’avoir à signaler ce qui peut favoriser la paix que ce qui peut la desservir, et c’est le sentiment que nous éprouvons en pouvant constater d’un autre côté la solution des difficultés qui s’étaient élevées entre le gouvernement français et la Suisse. Ces difficultés, on le sait, tenaient à la question des réfugiés, et avaient pris depuis quelque temps un caractère assez grave. Elles viennent de se terminer heureusement, et le gouvernement fédéral paraît décidé à agir contre le dictateur de Genève, M. James Fazy, qui est un des auteurs de ces difficultés. Un commissaire fédéral, M. Trogg, a été envoyé sur les lieux pour faire exécuter les ordres du gouvernement suisse. La chute de M. Fazy, contre lequel se prononce l’opinion publique, peut en résulter, et ce sera assurément un bonheur pour Genève. Le radicalisme a fait assez de ravages en Suisse pour que son règne soit peu regretté de tous les cœurs honnêtes de ce pays, et on nous permettra, quant à nous, de nous souvenir qu’il a sonné le tocsin de la révolution de février ; c’est assez pour savoir ce que nous en devons penser.

Les débats dont le parlement prussien continue d’être le théâtre prouvent de plus en plus que la vie politique est loin d’être éteinte en Allemagne. Grace à l’heureux accord de la royauté avec le parti libéral, les délibérations de la première chambre sur l’organisation de la pairie viennent d’aboutir à une solution plus favorable qu’on n’osait l’espérer pour les idées constitutionnelles. Qu’on ne l’oublie point, la lutte des partis en Allemagne est bien moins entre la démocratie et la royauté qu’entre la bourgeoisie et les derniers représentans du système féodal. C’est du moins dans ces limites qu’elle se renferme aujourd’hui. À la faveur des craintes que la démagogie a inspirées à la royauté, la grande et la petite noblesse ont en partie ressaisi les privilèges sociaux et l’autorité politique qu’elles possédaient avant 1848 sous la double garantie du pacte fédéral et des constitutions particulières. On sait tout le terrain que les intérêts nobiliaires ont ainsi regagné en Prusse, notamment dans l’administration provinciale, qui, en dépit des lois organiques de 1830, leur a été livrée tout entière. En présence de ces envahissemens, le parti constitutionnel s’est tracé pour ligne de conduite d’être surtout respectueux envers l’autorité suprême. Dans les deux chambres, c’est l’intérêt de la royauté qu’il invoque quand il combat les influences aristocratiques, et défend contre leur orgueilleux ascendant les conquêtes légitimes faites par la bourgeoisie et consacrées par la constitution de 1850. À ce point de vue, l’échec essuyé par les défenseurs des intérêts de la noblesse dans la récente discussion sur les principes fondamentaux de la pairie est très significatif. Les deux partis s’étaient donné un rendez-vous solennel dans ce débat, sur lequel l’école historique avait fondé de grandes espérances. Les divers projets d’organisation présentés contenaient plusieurs dispositions sur lesquelles il ne s’élevait point de dissentiment sérieux. Que le droit de siéger dans la première chambre appartint aux princes majeurs de la famille royale, aux chefs de la maison princière de Hohenzollern, aux chefs des maisons qui étaient autrefois souveraines immédiates de l’empire, enfin aux chefs des maisons qui tiendraient ce droit de la volonté royale à titre héréditaire par ordre de primogéniture, — les deux partis qui se disputaient le terrain s’accordaient à cet égard. Le désaccord roulait principalement sur la place que le parti féodal réclamait, dans une cinquième catégorie, à côté des représentans des universités et des villes, en faveur des représentans de la petite noblesse ; de la Ritterschaft, ou, si l’on veut, des hobereaux. Les libéraux opposaient à ce vœu le système de la nomination directe par la royauté. L’un des orateurs les plus habiles de l’extrême droite, M. Stahl, a déployé toutes les ressources de sa dialectique pour combattre ce système, entaché, suivant lui, d’esprit révolutionnaire. Une pairie nommée par le roi pourrait-elle être autre chose qu’un conseil d’état ? En Angleterre, la seconde chambre n’est-elle pas vraiment la première ? « Donnez-nous, ajoutait M. Stahl, une seconde chambre de cette nature, et nous voterons la première chambre que vous nous proposez. » L’honorable défenseur de la chevalerie s’est étendu d’ailleurs avec complaisance sur les vertus de la petite noblesse, vertus beaucoup plus touchantes, à son avis, que celles de la grande noblesse elle-même et tout-à-fait dignes de devenir la base non-seulement de la première chambre, mais de la constitution et de l’état. L’assemblée ne s’est point laissé attendrir par les tableaux de l’âge d’or que lui traçait ainsi M. Stahl. Le ministère, qui, dans un débat récent sur l’administration intérieure, avait montré dés dispositions si menaçantes pour les amis de la constitution, a accepté, au nom de la royauté, le concours qu’ils lui offraient au moment même où les prôneurs de la féodalité, s’abandonnant aux instincts de leur nature, s’évertuaient à limiter la prérogative royale. En vertu d’un amendement présenté par M. Koppe et adopté par la chambre à une grande majorité, la couronne conserve toute latitude dans le choix des membres de la cinquième catégorie. L’amendement se borne à déterminer qu’ils seront pris parmi les grands propriétaires ainsi que dans les grandes villes et les universités. La royauté, on le voit, n’a point à se plaindre de ce vote, qui relève, momentanément du moins, la situation du parti constitutionnel en Prusse. Les esprits distingués qui forment ce parti dans la première chambre n’ignorent point combien le maintien d’un tel accord entre eux et la couronne serait désirable. Selon toute apparence, ils ne négligeront rien pour lui faire porter d’autres fruits dans les grandes questions d’organisation administrative qui restent encore à résoudre.

Au milieu des épreuves par lesquelles les législations issues du mouvement de 1848 en Allemagne sont en train de passer, il est rassurant de voir que les droits civils sont généralement épargnés. Il est d’autant plus étrange que des constitutions libérales et républicaines, comme celle que la Suisse s’est donnée très légalement d’ailleurs à la même époque, n’en tiennent pas un compte suffisant : il est bizarre que, dans un pays où l’égalité des races et celle des cultes semblent être des principes plus importans que partout, le libre établissement des Juifs ne soit pas consacré par la loi fondamentale. L’article 44 de la constitution du 12 septembre 1848 déclare que l’exercice du culte des confessions chrétiennes est garanti dans toute la confédération ; mais elle ne fait nulle mention des Juifs. En effet, telle est encore en Suisse la puissance des antiques préjugés contre cette intéressante et malheureuse population, qu’un Juif ne peut point acquérir de propriété dans la confédération, et qu’il ne peut légalement y résider plus de quelques jours sans une permission spéciale. Des Juifs français ont eu, il y a quelque temps, à souffrir de cette législation digne d’un autre pays et d’un autre âge. Des représentations très fermes ont dû être adressées à ce sujet par le gouvernement français au canton de Bâle. Des faits analogues avaient déjà été l’occasion de conflits diplomatiques entre la confédération helvétique et la France.

En 1835, des Israélites français avaient voulu s’établir à Bâle-Campagne, et les autorités cantonales s’y étaient opposées avec une persistance qui n’était certainement ni démocratique, ni humaine. Le cabinet des Tuileries, polir obtenir justice en faveur de ses sujets, fut obligé d’ordonner, en ce qui concernait le canton de Bâle-Campagne, que l’exécution des traités réciproquement protecteurs des intérêts et des personnes, conclus entre la France et la Suisse en 1827 et 1828, serait provisoirement suspendue. En 1850, le gouvernement des États-Unis de l’Amérique du Nord avait préparé avec la république helvétique un traité important destiné à régler les conditions de l’établissement des citoyens suisses et américains dans chacun des deux pays, la situation des consuls, l’extradition des criminels, etc. Les négociateurs suisses avaient eu soin d’y introduire une clause portant que les privilèges du traité ne seraient applicables, conformément à la constitution helvétique, qu’aux citoyens chrétiens des deux pays ; mais les États-Unis ont refusé de ratifier le traité, en considération même de cette clause restrictive, qui, en effet, devait paraître choquante à ce grand pays classique de toutes les libertés. Il est probable que les avertissemens sérieux donnés, en 1835, au canton de Bâle et récemment renouvelés, joints à cette leçon adressée par le gouvernement des États-Unis à la confédération tout entière, ne seront pas perdus pour la Suisse. Si elle a pu quelquefois hésiter à accorder aux gouvernemens conservateurs les garanties qu’ils lui demandaient contre la démagogie, comment repousserait-elle logiquement leurs conseils, lorsqu’ils la sollicitent d’inscrire dans son code une liberté de plus ?

En Portugal, qui est décidément le maître ? Est-ce le duc de Saldanha ? Est-ce le septembrisme ? Le doute est plus que jamais permis. Au premier aspect, Saldanha triomphe sur toute la ligne ; dix mois de dictature semblent l’avoir plutôt fortifié qu’usé. C’est ainsi qu’après les élections, alors qu’il venait d’abdiquer son autorité discrétionnaire en appelant les chambres à la partager, il a osé et il a pu décréter impunément, sans le concours de celles-ci, l’annulation partielle des dettes de l’état, c’est-à-dire une de ces mesures qu’eût à peine suffi à couvrir la responsabilité collective des trois pouvoirs. Après tout, pourquoi se gêner ? La chambre haute est entièrement à sa merci : au moindre symptôme d’indiscipline, une fournée de pairs y déplacerait la majorité au profit du gouvernement. Quant à la chambre élective, les deux tiers au moins de ses membres doivent leur nomination au patronage ministériel. Les radicaux eux-mêmes, qui, peu de jours avant les élections, sommaient arrogamment Saldanha de leur céder la place, — les radicaux ont dû se résigner tous les premiers à mendier ce patronage, et ils ne l’ont obtenu que par la plus humiliante des palinodies, en reniant leur programme tour à tour secret ou avoué de trente ans, en adhérant, par l’organe de leur journal officiel, la Revoluçao, au principe monarchique. Cette brusque abdication est plus fortement accusée encore dans l’adresse en réponse au discours de la reine. Non contentes de parler de dom Pedro et de dora Maria en des termes que les chartistes purs n’auraient pas désavoués, les notabilités septembristes qui ont rédigé ce document y donnent une cordiale adhésion au projet d’acte additionnel à la charte. Or, veut-on savoir ce qu’est cet acte additionnel si bruyamment promis depuis dix mois aux impatiences ultra-libérales ? Un pas franchement rétrograde. Le préambule substitue au principe de l’irresponsabilité constitutionnelle, dont la couronne se contentait parfaitement, je ne sais quelle réminiscence de l’ancienne infaillibilité de droit divin, — le tout au profit des ministres, qui s’arrogent plus loin, notamment en ce qui concerne les impôts indirects, un véritable pouvoir discrétionnaire. Cette légalisation des dictatures présentes et à venir a, il est vrai, pour pendant une apparente concession, l’établissement du suffrage direct ; mais ce mode d’élection, dont l’efficacité libérale commence un peu partout à être révoquée en doute, est particulièrement défavorable aux radicaux portugais. L’élément qui domine au premier degré de l’électorat est, en effet, ici l’élément rural, celui des petits propriétaires et des fermiers, que se partagent les influences aristocratique et cléricale, et chez qui le septembrisme a toujours rencontré d’inexorables répulsions. Qu’elle soit sincère, ou qu’elle émane d’un sentiment d’impuissance, cette abnégation si inattendue des septembristes ne porte-t-elle pas un solennel témoignage de l’ascendant matériel et moral du dictateur ?

Voilà les apparences ; mais, si l’on regarde au fond des choses, tout change de face. Jamais, en réalité, l’autorité de Saldanha ne fut plus illusoire et plus précaire, jamais le radicalisme ne fut plus près du but.

Si, à la veille des élections, les septembristes ont fait si bon marché de leur drapeau, c’est que la fin leur a paru assez séduisante pour justifier les moyens. Saldanha, dont le parti n’existe que de nom, n’avait que peu ou point de candidatures à leur imposer en retour de l’appui électoral qu’il leur donnait, de sorte que, tout en paraissant battre en retraite, la révolution entrait de fait dans la place. Elle l’a prouvé dès les premiers jours de la session, notamment dans le scrutin pour la formation de la liste des cinq membres entre lesquels la couronnes avait à choisir le président de la chambre des députés. Trois noms de l’extrême gauche sont sortis les premiers, et, des deux candidats entre lesquels se partageaient les sympathies du ministère, l’un n’a pas même eu l’honneur de figurer sur cette liste, tandis que l’autre n’y figurait qu’au dernier rang. Et qu’on ne croie pas que la minorité chartiste ait servi ici d’appoint aux septembristes. Dans une autre question, — celle des élections de Villaréal, — où la minorité avait accidentellement intérêt à voter pour le ministère, et où les septembristes étaient seuls contre lui, ceux-ci ont obtenu une majorité relative de 25 voix (55 contre 30).

Si ces essais d’indiscipline n’ont pas encore dégénéré en rupture, si, après avoir prouvé à Saldanha qu’ils étaient les maîtres, les septembristes lui continuent leur appui et affectent même de persister dans leur apparente conversion, cela tient, d’une part, à l’extrême docilité du dictateur, qui pousse l’abnégation jusqu’à se féliciter, après coup, de ses propres défaites, et, d’autre part, à un calcul de la nouvelle majorité, qui ne croit pas encore opportun de lever le masque. Le principal organe de ce ministérialisme d’occasion en a déjà laissé échapper l’aveu. « Notre abnégation, disait dernièrement la Revoluçao, notre abnégation actuelle n’est ni défiance de nos forces, ni manque de patriotisme, ni sentiment d’une nécessité ; c’est intelligence de la situation, c’est tact politique, c’est confiance dans nos destinées, c’est souplesse gouvernementale (flexibilitade estadistica). » - Voilà qui est clair et même un peu naïf. Non contens d’avoir montré, par le dénombrement de leurs forces, ce qu’ils peuvent, les septembristes avouent ce qu’ils veulent. Saldanha ne reste aux affaires que par leur bon plaisir, et leur adhésion aux remords monarchiques du majordome révolté de dona Maria n’est qu’une tactique, un acheminement vers l’accomplissement de leurs « destinées, » un moyen de le supplanter au profit de la révolution.

Et de fait, cette même palinodie qui a mis à leur service l’action électorale du pouvoir, et à laquelle ils doivent le rôle de la majorité, lève aussi le seul obstacle diplomatique qui pût désormais leur interdire le rôle de gouvernement. Nous voulons parler de la menace d’intervention qu’avait faite l’Angle terre pour le cas où Saldanha serait renversé par le radicalisme. Les radicaux déguisés en royalistes, voire en rétrogrades, et poussés à la chambre par le protégé même du Foreign-Office, n’échappent-ils pas à ce veto ? Ils l’espèrent du moins, et nous croyons savoir de bonne source que, dans les conciliabules électoraux des révolutionnaires, cette perspective fut le motif le plus déterminant de leur feinte abjuration. La chute de lord Palmerston, l’avènement d’hommes beaucoup plus difficiles que lui en fait d’alliances politiques, ont dû quelque peu dérouter ce calcul ; mais les septembristes en seront quittes pour jouer un peu plus long-temps leur comédie réactionnaire, et de là vient sans doute l’impudente approbation qu’ils donnent aux dispositions les plus illibérales de l’acte additionnel. Les septembristes ont d’ailleurs un puissant auxiliaire auprès du Foreign-Office : c’est la Cité de Londres, qu’a fort indisposée le décret financier de Saldanha. Ils se mettent déjà en mesure de recueillir, à un moment donné, le bénéfice de cette diversion. Oubliant ou feignant d’oublier que le décret dont il s’agit n’est que l’application et l’application fort timide de leurs théories sur le capital, la plupart des journaux révolutionnaires ne mettent pas moins d’ardeur que la presse chartiste à défendre les droits des créanciers spoliés.

Une seule chose peut sauver Saldanha de la trahison qui le menace et identifier l’intérêt des septembristes avec le sien : c’est la présence de l’ennemi commun, c’est la rentrée du comte de Thomar dans l’arène parlementaire. Le parti chartiste, qui a déjà pour auxiliaires d’innombrables mécontentemens, va nécessairement reprendre, sous l’habile impulsion de son chef, la direction morale de l’opinion, et les meneurs septembristes, éclairés par l’expérience de deux situations analogues, seront peut-être assez prudens cette fois pour éviter une crise qui mettrait ce dangereux adversaire en évidence. Saldanha renversé, la reine n’aurait, en effet, à choisir qu’entre une combinaison Passos et une combinaison Costa-Cabral, entre le septembrisme pur et le chartisme pur, entre les ennemis nés de la couronne et ses alliés naturels, entre une majorité parlementaire purement factice et l’incontestable majorité du pays ; on comprend que l’alternative ne serait guère favorable aux révolutionnaires. Nous ne serions donc pas surpris que les deux ou trois grosses questions sous lesquelles ces derniers comptaient enterrer Saldanha fussent indéfiniment ajournées par un tacite accord entre eux et le dictateur. Cette tactique de temporisation leur serait facile : au bout de trois mois de session et grace au déluge de motions qui envahit la tribune à chaque séance, la chambre des députés en est encore à la vérification des pouvoirs, sans que la presse et le pays semblent s’en étonner. Nous n’avons pas besoin de dire que le groupe chartiste n’est nullement responsable de ces pertes de temps. L’intolérance de ses adversaires le condamne à un silence à peu près absolu, et qui du reste doit lui coûter peu. La plus complète, la plus inexorable apologie des vaincus est ici la conduite du vainqueur. Saldanha venait fonder la vérité représentative, et l’arbitraire dictatorial survit à la convocation même des cortès. Il venait apporter économie et probité dans les finances, et un énorme accroissement de charges a eu la banqueroute pour pendant. Il venait enfin moraliser l’administration, et la presse portugaise retentit des mêmes accusations qu’autrefois, à cette seule différence près que les dénonciateurs sont aujourd’hui des chartistes et que les accusés ne se justifient plus. Quels discours, quelles récriminations pourraient égaler l’éloquence vengeresse de ces contrastes ?

Tandis que le Portugal se consume en agitations toujours renaissantes, la Hollande a de plus en plus à se féliciter des rapides progrès de ses établissemens d’outre-mer. Les états-généraux ont eu récemment à s’occuper de la situation des colonies néerlandaises. Un rapport très détaillé leur a été présenté sur ce sujet par le chef même de l’administration coloniale. La population de Java y est portée à 9,584,130 habitans, parmi lesquels l’on compte 16,409 Européens ou personnes qui y sont assimilées, 119,481 Chinois, 27,687 autres étrangers orientaux, et 9,420,553 indigènes. — A Sumatra, l’on compte 3 millions 430,000 ames ; à Bornéo (possessions hollandaises), 4,750,000 ; à Célèbes, 3 millions ; à Bali et Lombock, 1,205,000 ; à Timor et dans les îles adjacentes, 800,000 ames ; total (Java non compris) : 10,473,500.

Ce ne sont pas toutefois les colonies des Indes Orientales seules qui fixent aujourd’hui l’attention publique en Hollande ; on s’attache aussi à tirer un meilleur parti de celles de l’Amérique, malheureusement frappées cette année encore par la fièvre jaune, qui en a disséminé les habitans. Un sinistre causé par cette épidémie se lie singulièrement à un petit événement diplomatique, et en définitive à la démission du gouverneur de Surinam, M. le baron de Raders : il s’agit de l’affaire de la Venezia, navire autrichien affrété à Amsterdam, en destination pour Paramaribo, où il cherchait une cargaison de sucre. C’était le premier voyage entrepris par un navire autrichien vers les colonies occidentales de la Hollande, sous l’empire des nouvelles lois de navigation du 8 août 1850, et en vertu de l’arrêté royal par lequel le pavillon autrichien est assimilé au pavillon néerlandais. Après avoir opéré le déchargement de sa cargaison, ce navire avait eu le malheur de perdre par la maladie régnante la plus grande partie de son équipage et son capitaine, M. Czor, dans les premiers jours du mois de septembre 1851. Le peu de gens qui y restaient, saisis d’une panique, quittèrent le bord. Informé de cet événement, le gouverneur de la colonie, agissant d’après un règlement de 1836 qui ne cadre plus avec la nouvelle législation maritime, ordonna que la Venezia fût remise comme une succession abandonnée entre les mains et sous l’administration de la chambre des orphelins s à Paramaribo, et il chargea celle-ci d’en effectuer la vente. La chambre des orphelins, inspirée par des vues plus saines de droit des gens et de droit maritime, adressa des remontrances au gouverneur ; le consignataire protesta formellement contre l’aliénation du navire ; le commerce de Surinam se ligua pour ainsi dire contre la mesure. Tous étaient pénétrés qu’il s’agissait ici d’un cas tout-à-fait exceptionnel, extraordinaire, qui n’était pas prévu explicitement ni par des règlemens ni par des lois. Nonobstant les sages conseils des hommes pratiques, la vente s’effectua par ordre du gouverneur ; l’adjudication fut annoncée pour le 24 septembre. Un marchand anglais acheta le navire à vil prix, et s’empressa de le faire partir ; bien mieux, le nouvel acquéreur avait fait dénationaliser la Venezia : il avait enlevé le pavillon autrichien et lui avait substitué le pavillon hollandais ; il avait même baptisé le navire d’un autre nom. — Les plaintes des parties lésées ne se firent pas attendre, et le gouvernement autrichien se crut obligé de demander satisfaction au gouvernement hollandais de cette insulte faite à son pavillon ; il réclamait en même temps des indemnités en faveur de ses nationaux spoliés, se fondant sur les principes reconnus par le droit des gens dans de pareils sinistres, où les autorités étrangères peuvent tenir lieu de consuls. On sait qu’il est un droit maritime et de navigation incontestable : c’est « qu’aucune nation et aucun individu n’a la faculté de s’approprier, de quelque manière que ce soit, un navire d’une nation étrangère que l’équipage a abandonné, à moins que le propriétaire en ait fait l’abandon formel, ou bien qu’il ait perdu son droit par une prescription. » Ce n’était pas le cas ; aussi le gouvernement autrichien espérait-il que le gouvernement hollandais se rendrait à sa juste demande. Son espoir n’a pas été trompé, et le gouvernement hollandais, guidé en cette affaire par un grand esprit de justice, n’a pas hésité à révoquer M. le baron de Raders, en tempérant l’exécution de cette mesure rigoureuse par la déférence que commandaient les longs services du gouverneur de Surinam.

Aux États-Unis, il n’y avait naguère encore qu’une question qui possédât le privilège d’exciter les passions nationales et l’intérêt des peuples étrangers : la question de l’esclavage ; maintenant il y en a deux : l’esclavage et l’intervention. Le voyage de M. Kossuth a porté ses fruits, et les séances du congrès sont alternativement remplies par ces deux questions. Les mesures du compromis sont encore de loin en loin attaquées ou défendues, mais c’est incontestablement la question d’intervention qui domine toutes les autres préoccupations. Ce que le congrès discute sous la forme de propositions relatives aux condamnés politiques de l’Angleterre ou aux exilés hongrois n’est rien moins qu’un nouveau plan de politique extérieure, que la déclaration de la supériorité du principe démocratique sur tous les autres. C’est là ce qui ressort de toutes les discussions, et notamment du discours du général Cass, prononcé au sénat le 10 février dernier. Toutes les autres nations peuvent être embarrassées pour prononcer sur la question du juste et de l’injuste : les États-Unis seuls, en pareil.cas, peuvent prendre parti sans hésitation ; toutes les autres nations peuvent servir d’arbitres dans les débats des peuples avec leurs gouvernemens : les États-Unis seuls peuvent être juges. Les autres états ont des institutions plus ou moins équivoques ; l’Union seule a des institutions fondées sur le droit et la justice. Son congrès est le seul tribunal qui puisse rendre un verdict qui ne soit pas entaché de superstition politique. Les États-Unis ont condamné l’intervention de la Russie en Hongrie ; cette intervention était donc injuste : que valent les protestations des gouvernemens européens ? elles n’aboutissent à aucun résultat, parce que ces protestations ne sont jamais des manifestes ! — Tel est le résumé des discours du général Cass : c’est l’infaillibilité politique de l’Union américaine venant remplacer l’infaillibilité spirituelle de l’église catholique. Jamais d’ailleurs, il faut le reconnaître, les tendances logiques de la démocratie américaine n’avaient été exposées aussi hardiment, avec autant de netteté. Nous préférons, quant à nous, les paroles de paix qu’on prête à M. Clay dans son entrevue avec M. Kossuth. M. Clay se serait montré aussi opposé, dit-on, à la politique d’intervention que M. Cass à la politique de neutralité ; mais, hélas ! M. Clay est vieux et retiré des affaires, tandis que M. Cass est encore dans toute la force de l’âge et candidat à la future présidence. La démocratie suit aux États-Unis son cours irrésistible, sans grand souci des dangers d’autrui. C’est à nous, qui avons vu de si près tant de dangers, de chercher à modérer, si c’est possible, les vœux que font pour leurs frères européens les citoyens de l’Union, et en tout cas de nous mettre en garde contre leurs sympathies.

S’il y a bien des luttes politiques on nationales actuellement engagées dans le monde, aucune n’est plus étrange et plus curieuse à suivre peut-être que celle qui existe depuis long-temps déjà entre les États-Unis et le Mexique. On se souvient sans doute de la guerre faite, en 1846, par l’Union américaine à la république mexicaine. De prétexte sérieux et légitime, il n’y en avait point ; il n’y avait que cette tentation perpétuelle offerte par un pays dévoré de divisions et d’impuissance à un pays audacieux et avide de conquêtes. On sait aussi comment se termina la guerre : par un traité qui livrait à l’Union la Haute-Californie et le Nouveau-Mexique moyennant 15 millions de piastres. Les États-Unis avaient fait une affaire de commerce par le fer et le feu. Depuis ce moment, de quelle nature sont les relations des deux pays ? Les bataillons de l’Union n’occupent pas, il est vrai, la Vera-Cruz et Mexico ; ce n’est pas le gouvernement de Washington qui agit. C’est cette entreprenante race elle-même qui met la main à l’œuvre, comme d’habitude, sous sa propre sauvegarde. Partout se fait sentir au Mexique la menaçante action américaine, partout éclatent les résultats de ce dangereux voisinage. Cette perpétuelle immixtion des citoyens libres des États-Unis affecte le plus souvent une forme particulière propre à la nature commerciale de cet étrange peuple : c’est la contrebande, mais la contrebande à main armée, par l’insurrection. Les marchands américains trouvent facilement quelque chef ambitieux et cupide qui lève le drapeau sous un prétexte politique quelconque. L’insurrection s’empare des postes douaniers ; les marchandises américaines pénètrent alors, inondent le pays, et le but est atteint. C’est là l’histoire de ce qui se passe chaque jour sur l’immense frontière qui sépare les États-Unis du Mexique. Une des dernières insurrections de ce genre avait à sa tête un chef de guerillas du nom de Carvajal. L’armée de Carvajal se composait d’un ramassis de bandits mexicains et d’un certain nombre d’aventuriers américains. C’est avec cette force que le guerillero mexicain a proclamé la séparation et l’indépendance de la république de Rio-Grande. Le véritable but était de s’emparer de Matamoros, siège du poste de douane ; mais l’attaque de Carvajal a été repoussée par les forces légales du Mexique, et il a été même contraint de repasser le Rio-Bravo, qui sert de point de division entre les deux pays. Les insurgés, on le comprend, n’ont point trouvé un mauvais accueil sur le territoire américain, d’autant plus qu’un grand nombre étaient citoyens de l’Union. Le général mexicain Uraga a même vainement réclamé quelques soldats blessés, transportés de force sur la rive américaine du fleuve. Aujourd’hui encore, les fauteurs de cette insurrection sont bien loin d’être découragés. De prétendus officiers lèvent ouvertement de nouvelles bandes aux États-Unis. La Nouvelle-Orléans fournit l’argent et les armes. Tout se prépare donc pour une irruption plus violente au Mexique. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les autorités fédérales se taisent, désarmées ou complices. C’est sur l’ensemble de ces faits que le gouvernement du Mexique a cru devoir fonder une expression nouvelle de ses griefs. Une note du ministre des affaires étrangères de Mexico, en date du 20 décembre 1851, les résume avec modération et en même temps avec un sentiment profond du péril. Que peut-il résulter de ces complications permanentes dans les relations de l’Union américaine et du Mexique ? Assurément les États-Unis ne reculeront pas ; cette race énergique poursuivra son œuvre sous la tolérance de son gouvernement ou malgré lui. Quant au Mexique, il est doublement atteint. D’un côté, ces continuelles insurrections accélèrent chaque jour la décomposition politique de ce pays, et de l’autre, leur but même porte un irrémédiable coup à ses finances. Les douanes sont la principale ressource du Mexique ; que peut-il faire, s’il perd une moitié de ses revenus par la fraude, et s’il dépense l’autre moitié à se défendre contre les fraudeurs, ainsi que le dit le ministre mexicain ? C’est là une situation intolérable à tous les points de vue, et ce qui la rend plus cruelle encore, c’est que le Mexique n’a pas même la ressource d’en appeler à quelque lutte nationale nouvelle, qui ne ferait qu’achever sa décadence et servir l’ambition de ses redoutables voisins.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.

Il se passe depuis quelque temps, dans le monde musical, un phénomène qui mérite d’être signalé. Pendant que les théâtres sont envahis par des couvres et des virtuoses médiocres, qui sont un témoignage trop évident de la décadence où languissent de nos jours la musique dramatique et l’art de chanter, — dans les concerts publics et privés, dans toutes les réunions choisies où la musique fait partie des plaisirs qu’on y cultive, on n’entend que des choses excellentes, des compositions sérieuses interprétées par des artistes distingués. Lorsqu’on assiste aux séances de la société du Conservatoire, à celles de la société de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers, aux soirées musicales, aussi nombreuses que variées, qui se donnent à Paris pendant l’hiver, on a de la peine à croire que l’Opéra, l’Opéra-Comique, le Théâtre-Italien et l’Opéra-National se trouvent dans la même ville et sont fréquentés par ce même public intelligent et délicat qui comprend si bien les chefs-d’œuvre des vrais maîtres. Mais nous disons à tort que c’est le même public qui fréquente les concerts et qui remplit les théâtres de Paris : ce sont au contraire deux générations parfaitement distinctes, et représentant les deux élémens qui composent la société française. Chez aucun peuple de l’Europe, il n’existe entre la classe éclairée et le reste de la nation l’intervalle immense qu’on observe dans la capitale de la France, et qui frappe tous les étrangers.

Quoi qu’il en soit, l’Opéra fait toujours de belles recettes avec la musique de Guillaume Tell et la bonne volonté de M. Gueymard. Ce jeune ténor, dont nous avons apprécié le mérite et signalé les défauts, s’est enfin décidé à se priver de l’ut de poitrine qu’il poursuivait vainement. Il chante maintenant le bel air du quatrième acte : Asile héréditaire, avec la voix que la nature lui a donnée. Le chanteur a gagné à cette réforme une liberté d’allures qui profite aux plaisirs du public, et si Mme Laborde pouvait être remplacée dans le rôle de Mathilde par une cantatrice plus jeune, plus agréable et moins froide, le chef-d’œuvre de Rossini serait interprété aussi bien qu’il peut l’être par des artistes de second ordre. Pour varier un peu son répertoire, qui roule sur trois ou quatre ouvrages modernes, l’Opéra vient de reprendre le charmant ballet de la Sylphide, qui a été le triomphe de Mlle Taglioni, la plus admirable danseuse qui se soit produite de notre temps. Mlle Priora, une autre Italienne qui remplace Mlle Taglioni, a de la grace, de la force, et promet de devenir, si ce n’est une étoile éclatante, au moins une très agréable ballerine.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui s’était doucement habitué aux faveurs presque gratuites de la fortune, vient de recevoir une nouvelle leçon, qui lui profitera peut-être. Un gros mélodrame sans intérêt, le Carillonneur de Bruges, sur lequel on fondait, comme toujours, les plus belles espérances, a été arrêté tout court dans sa marche laborieuse par un incident que nous avions prévu dès la première représentation. Mlle Wertheimber, jeune élève du Conservatoire qui faisait ses débuts par le rôle assez important de Béatrix, et dont on s’était plu à vanter la beauté, les dispositions et la voix magnifique, a été forcée de se retirer après une expérience malheureuse de cinq ou six représentations. Le directeur et les auteurs aux abois se sont adressés à Mme Darcier, qui depuis trois ans avait quitté le théâtre de ses succès. Mme Darcier a cédé à la tentation toujours dangereuse de reparaître sur le champ de bataille où elle a remporté, pendant une quinzaine d’années, de si nombreuses et de si charmantes victoires. La présence de Mme Darcier, qui a fait son apparition dans le Carillonneur de Bruges jeudi dernier, donnera-t-elle à l’opéra de M. Grisar une valeur plus grande, et qui aurait été méconnue jusqu’ici ?

Parmi les reproches que la critique serait en droit d’adresser à M. le directeur de l’Opéra-Comique, il y en a deux que nous mettrons en première ligne : celui d’avoir gaspillé en quelques années le talent si original de Mme Ugalde, en lui laissant aborder des rôles incompatibles avec la verve et la spontanéité de sa nature ; en second lieu, nous le blâmerons de ne pas avoir détourné M. Grisar de l’idée funeste où il s’est engagé en mettant en musique un sujet compliqué, tout-à-fait contraire aux qualités connues de cet agréable compositeur. L’auteur de l’Eau merveilleuse, de Gilles le ravisseur et des Porcherons s’attaquer à un gros mélodrame pour lequel il aurait fallu la plume savante et énergique de Meyerbeer ! Nous ne reviendrons pas sur le libretto du Carillonneur de Bruges après ce qui en a été dit ici même, il y a quinze jours. Quant à la musique de M. Grisar, nous ne ferons que confirmer l’opinion générale en disant qu’elle est d’une faiblesse extrême, et que, sauf deux ou trois morceaux agréables qui ont été signalés et qui rentrent dans la manière facile de M. Grisar, tout le reste de la partition accuse plus d’ambition que de force, et un talent qui a méconnu sa voie. Bien que Mme Darcier ait été fort bien accueillie d’un publie qui regrettait la finesse de son jeu, la vérité et la mesure qu’elle savait mettre dans tous les rôles qui lui étaient confiés, elle ne donnera pas à la musique du Carillonneur de Bruges une plus grande longévité que celle que la parque lui avait déjà départie.

On a repris au Théâtre-Italien l’Italiana in Algieri, délicieuse partition qui, pour avoir été composée à Venise en 1813, n’en est pas moins toujours jeune et brillante. Aussi il fallait entendre les pauvres chanteurs qui étaient chargés l’autre soir d’interpréter cette musique si fine et si naturelle, combien ils étaient embarrassés de ce style vif, élégant et vraiment comique dont ils ont perdu, hélas ! la tradition ! Mlle d’Angri, qui s’est produite dans le rôle d’Isabella, est une cantatrice qui manque de charme et de jeunesse, et s’il fallait mentionner avec indulgence quelqu’un des virtuoses du Théâtre-Italien qui ne soit pas indigne de la musique de Rossini, nous citerions M. Belletti, dont la voix de baryton pourrait être moins gutturale et la vocalisation dirigée par une méthode plus sûre. M. Lablache a fait aussi sa réapparition dans le Barbiere di Siviglia, où il a joué le rôle de Bartolo avec son talent incomparable, et le nombreux public qui remplissait l’autre soir la salle Ventadour a pu reconnaître quelle distance il y a entre un virtuose de la vieille école italienne et les pauvres chanteurs qu’on élève de nos jours.

Le théâtre de l’Opéra-National, dont l’existence est rendue si pénible, et peut-être même impossible par la position qu’il occupe dans un quartier si éloigné du centre de la vie parisienne, vient d’obtenir un succès qui sera plus qu’un succès de curiosité. M. Duprez, après avoir si bien chanté la musique des autres, a éprouvé le désir bien naturel d’en composer pour son propre compte, et de terminer sa carrière comme beaucoup d’autres l’ont commencée. Il se sera dit sans doute : « J’ai interprété trop d’admirables chefs-d’œuvre dans ma vie d’artiste, pour qu’il ne m’en soit pas resté quelques bribes dans la mémoire, et avec l’éducation Musicale que j’ai reçue dans une école fameuse, qu’on a supprimée parce qu’on y élevait des hommes et non pas des instrumentistes, il me sera facile de faire un opéra, d’en faire deux, d’en faire dix, qui vaudront bien ceux qu’on nous fabrique depuis quelques années. » Ce raisonnement, que M. Duprez a dû se faire, ainsi qu’un grand nombre de virtuoses célèbres qui l’ont précédé dans cette double carrière, et qui ont essayé aussi de résoudre le même problème, mériterait une réfutation catégorique, et nous n’aurions pas de peine à en puiser les argumens dans la nature des facultés que chaque partie de l’art exige spécialement. Il serait curieux peut-être de prouver qu’un chanteur, qu’un comédien, qu’un artiste enfin, voué dès l’enfance à l’interprétation de la pensée d’autrui, ne peut pas, par un beau jour d’été et au beau milieu de sa carrière, s’arrêter dans la voie parcourue et puiser tout à coup dans son cœur une inspiration qui n’aurait donné jusqu’alors que des signes fort rares de son existence. Si Shakspeare, si Molière ont été des comédiens, ils n’ont guère joué que les drames et les comédies conçus par leur génie. Si Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Cimarosa et Rossini ont été d’incomparables virtuoses sur le piano et des chanteurs exquis, ils n’ont guère interprété que leur propre musique, et, dès les premiers jours de leur enfance, ils ont été possédés du vrai démon qui ne leur a pas permis de s’atteler tranquillement aux rouvres de leurs voisins. Garcia, qui a été, il y a vingt-cinq ans, le plus admirable chanteur qu’ait produit l’école de Rossini, Garcia, qui savait la musique comme la savait son illustre fille, Mme Malibran, n’a-t-il pas voulu également composer des opéras, dont les érudits seuls connaissent aujourd’hui le nom ?

À l’appui de cette argumentation contre les virtuoses et les comédiens qui aspirent à la palme immortelle, on pourrait invoquer encore cette raison, selon nous, fondamentale : tout homme qui fait un appel direct et fréquent à la faculté spontanée de l’esprit, et qui s’habitue de très bonne heure à surexciter devant le public les fibres délicates de la sensibilité, ne sera jamais un génie créateur. Il a suffisamment prouvé par sa docilité à la pensée des autres que la nature ne l’a point destiné à remplir une mission plus haute. Il a dû consumer, dans les études pénibles qu’il faut entreprendre pour s’assimiler avec succès les idées des autres, la part d’invention dont il était pourvu. En un mot, il est encore plus rare de voir un virtuose, et surtout un chanteur, réussir dans la composition, que de voir un orateur devenir un grand écrivain. La même cause produit partout les mêmes résultats.

Il me serait assez difficile de dire au juste quel est le sujet du libretto sur lequel M. Duprez a exercé les loisirs de son talent. Tout ce que nous y avons compris, c’est qu’il s’agit de la jeune fille d’un chasseur qui habite les gorges des Pyrénées, laquelle s’est éprise d’un beau seigneur qui la paie tendrement de retour. Joanita, c’est son nom, n’a plus de mère, et pendant les longues absences de son père, qui court le chamois dans la montagne, Joanita a rempli le vide de la solitude en s’attachant au marquis de Monclat qu’elle ne connaît que sous le nom de Léonce, et dont elle ignore la naissance. Or, il résulte d’un aveu échappé de la bouche de Léonce, pendant qu’il vide avec le père de Joanita une bouteille de jurançon, que le marquis de Monclat, son père, avait eu dans sa jeunesse des relations avec une simple paysanne qu’il abandonna après l’avoir rendue mère. Cette pauvre délaissée qui, de désespoir, s’est jetée dans le gouffre de la Maladetta, était la propre mère de Joanita. Tel est le nœud de ce mélodrame obscur qui, après une suite d’épisodes aussi peu intéressans que le fond même de l’histoire, se dénoue par le mariage des deux amans. C’est sur ce canevas assez vulgaire tant par le style que par le tissu des événemens que M. Duprez a jeté les couleurs de sa palette. L’ouverture ne manque pas de certaines qualités. Après un léger prélude des violons armés de sourdines, on entend chanter derrière le rideau un chœur en vocalises, effet connu dont on ne s’explique pas l’intention ; puis l’orchestre reprend sa marche et achève assez brillamment ce morceau de symphonie, qui n’est pas plus à dédaigner qu’un grand nombre d’ouvertures qu’on entend à l’Opéra-Comique.

Au premier acte, nous avons remarqué une fort jolie romance de ténor, un duo pour ténor et soprano écrit avec beaucoup de distinction, une jolie vocalise pour deux voix de femmes, et puis le trio qui termine ce premier acte, et dans lequel se trouve encadrée une belle phrase de déclamation que Mlle Caroline Duprez rend avec un talent remarquable. Le second acte s’ouvre par un chœur charmant dont la mélodie est aussi distinguée que bien conduite ; viennent ensuite de très jolis couplets d’une couleur espagnole, avec l’accompagnement obligé de castagnettes, et que Mlle Duprez vocalise dans la perfection ; puis le finale, morceau d’ensemble assez vigoureux qui, pour la coupe et la distribution des voix, rappelle d’une manière sensible l’admirable finale du premier acte d’Otello de Rossini. Au troisième acte, on peut encore signaler une jolie romance de ténor que M. Poultier n’a pu chanter à la première représentation, ayant été pris d’un enrouement subit.

On ne peut pas dire assurément que l’opéra de M. Duprez renferme des idées assez neuves pour infirmer le principe que nous avons posé plus haut sur l’impossibilité de rencontrer dans le même individu la double faculté d’interprète éminent et de compositeur distingué ; mais après ces réserves, que nous sommes forcé de maintenir jusqu’à ce que l’histoire nous prouve le contraire, il est juste de convenir que l’ouvrage que nous venons d’apprécier ne peut être le fruit que d’une heureuse organisation servie par une excellente éducation. On voit que M. Duprez a l’habitude d’écrire, et que son instrumentation, sans s’élever très haut et sans offrir rien de piquant dans l’ordonnance des couleurs et l’accouplement des timbres, est traitée avec soin et parfois avec une certaine distinction. Son harmonie est souvent choisie, et l’artiste semble se complaire dans la recherche des modulations dont il abuse quelquefois, ce qui est un défaut très commun de nos jours. Un autre défaut que nous reprocherons à M. Duprez, et qu’il partage également avec la plupart des compositeurs modernes, c’est d’avoir prodigué dans sa partition les points d’orgue, les exclamations dramatiques, les notes ambitieuses enfin, qui sont à l’art musical ce que sont les points d’admiration dont on remplit les pages de certains livres. Ce moyen grossier d’éveiller la curiosité du public est aujourd’hui tellement à la mode, qu’il dispense d’avoir des idées mélodiques et de savoir les préparer. Voilà pourquoi les trois quarts des opéras qui se publient ne survivent guère aux quelques représentations qu’ils ont obtenues, grace au prestige de la mise en scène et au gosier d’une cantatrice aimée. Si M. Duprez module un peu trop souvent dans les airs, les duos et les morceaux d’ensemble, il ne module pas assez, au contraire, dans les récitatifs, qui sont quelquefois d’une grande platitude. C’est surtout dans ces détails du dialogue, qui ont pour objet d’éclaircir la situation des personnages et de préparer l’épanouissement de la passion, que se révèle la main d’un musicien habile. Lorsqu’on tient une idée plus ou moins distinguée, il n’est pas très difficile de la conduire jusqu’au bout de la carrière ; mais, pour tourner avec adresse la borne qui limite l’espace parcouru, il faut plus que du bonheur, il faut la science, qui ne supplée pas à l’inspiration, mais qui en double l’effet et en économise le produit. Voyez M. Verdi, qui certes n’est pas un musicien ordinaire : il a souvent des mélodies vigoureuses, pleines d’éclat et de passion, dont le premier élan est irrésistible. Malheureusement, lorsqu’il faut revenir sur ses pas et développer le thème choisi, l’auteur de Nabuco et d’Ernani reste court et ne sait plus que dire.

Quoi qu’il en soit de ces remarques, dont on ne contestera pas la justesse, l’opéra que M. Duprez vient de faire entendre, et qui déjà avait été représenté sur le grand théâtre de Bruxelles, est l’ouvrage d’un artiste éminemment distingué, qui a fait de bonnes études musicales, et dont plus d’un membre de l’Institut, sans se compromettre, pourrait revendiquer la paternité. L’exécution de Joanita a été mêlée de bien et de mal. Un élève que M. Duprez ne pourra pas répudier, M. Duprat, a déployé dans le rôle de Stephano une telle exagération de formes pompeuses et de cris héroïques, qu’on a pu craindre un moment qu’il n’allât pas jusqu’à la fin de la pièce. Il a tenu bon cependant, et a su même rester à la hauteur de ses notes de poitrine, qu’il poussait au dehors de toute la force de ses poumons. M. Roger, qui assistait à cette représentation, a pu contempler de ses oreilles la troisième génération de la belle école de chant dans laquelle il a eu la folie de s’engager et dont il est la victime ; mais que M. Roger se console, son émule M. Gueymard ne tardera pas à le suivre dans sa retraite désastreuse.

Ce qui a ravi tout le monde à cette représentation curieuse, ce qui a excité l’enthousiasme des connaisseurs aussi bien que des ignorans, c’est Mlle Caroline Duprez, qui, dans le rôle de Joanita, s’est élevée au premier rang des virtuoses de ce temps-ci. Je le dis sans crainte de me compromettre, il n’y a personne à Paris qui chante comme cette jeune fille de dix-huit ans. Quel style, quelle élégance, et cela sans efforts, avec une voix grêle, où l’on sent encore vibrer la délicatesse de l’adolescence ! Mlle Caroline Duprez attirera tout Paris au théâtre de l’Opéra-National ; son exemple sera une preuve de plus que le Conservatoire est une mauvaise école qui a besoin d’être réorganisée de fond en comble, et M. Duprez trouvera dans le succès de sa fille la récompense légitime de ses efforts et de son activité. Ils ne sont pas communs, les artistes qui, comme Garcia et M. Duprez, peuvent, au déclin d’une brillante carrière dramatique, se survivre dans une créature charmante qui porte votre nom, reflète votre image et reproduit vos intentions dans le plus expressif de tous les arts.

Les concerts sont toujours de plus en plus nombreux, c’est une véritable course au clocher où il se dépense autant de courage que de désintéressement, car il est bien rare que le public qui se rend à ces fêtes de l’art musical y apporte plus que de la bonne volonté et un goût éclairé. Au nombre de ces fêtes paisibles consacrées à la musique instrumentale, nous devons citer celles que préside M. Morin pour l’exécution des derniers quatuors de Beethoven. On sait que Beethoven a composé en tout dix-sept quatuors pour des instrumens à cordes, dont les cinq derniers sont restés jusqu’ici, pour la plupart des amateurs, un problème insoluble. Pour les uns, ces quatuors sont la révélation la plus grandiose du génie de leur auteur, c’est un monde nouveau qu’il aurait entrevu et dont il n’aurait pas eu le temps de sonder l’immensité. Pour les autres, ce sont des compositions étranges, où Beethoven a jeté quelques éclairs de son imagination fantastique, mais qui, dans leur ensemble, présentent des parties obscures et bizarres dont on chercherait vainement la signification. La question ainsi posée, ce qu’il y avait de mieux à faire pour la résoudre, c’était de s’attaquer directement à ces compositions d’un accès difficile, d’en saisir l’esprit et de s’adresser ensuite à l’opinion de tous pour obtenir un jugement qui ne fût point entaché d’idolâtrie. Voilà ce que viennent de faire quatre artistes distingués sous la direction de M. Morin. Ils ont passé des années à se familiariser avec les cinq quatuors de Beethoven, qu’ils exécutent d’une manière admirable. À la séance qu’ils ont donnée le 2 février, nous avons entendu le treizième et le seizième de ces quatuors mystérieux, et nous pouvons assurer qu’il serait difficile de pousser plus loin la précision, la justesse et l’énergie dans l’exécution de la musique de chambre. L’impression qui nous est restée, et dont nous ne voulons pas exagérer l’importance, c’est que les derniers quatuors de Beethoven sont des compositions singulières, qui renferment des parties excellentes à côté des plus étranges bizarreries. Le début du seizième quatuor, par exemple, est pénible, obscur ; l’idée flotte incertaine, sans contours saisissables, On dirait un de ces madrigaux du XVIe siècle écrits en contrepoint fleuri, suite d’imitations sans repos qui poursuivent leur cours jusqu’à la cadence finale, qui seule apporte à l’oreille haletante la sécurité désirée. Mais, après ce début laborieux, qui semble le prélude d’un génie qui se cherche, Beethoven éclate avec une fougue incroyable, et alors il ouvre vraiment la porte d’un monde nouveau. Les parties excellentes de ces quatuors ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît : c’est un caprice, une fantaisie, une indépendance sans limites. Chacun des quatre instrumens travaille autant que le premier violon ; il s’établit entre eux des dialogues remplis d’humour et de choses imprévues. Chacun parle, rit, pleure et fait des lazzi de basse comédie. Il y a de tout dans ces étranges compositions, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à un drame de Shakspeare.

Un violoniste de beaucoup de mérite, M. Léonard, professeur au conservatoire de Bruxelles, adonné un concert où if a fait entendre plusieurs morceaux de sa composition. M. Léonard possède une bonne qualité de son, un style élégant, de la bravoure dans l’archet, une justesse parfaite et des idées ingénieuses, qu’il sait disposer avec goût. Un autre artiste belge, M. Lemmens, professeur d’orgue au conservatoire de Bruxelles, a voulu aussi que la critique parisienne portât un jugement et sur l’ensemble de ses compositions et sur la manière dont il les interprète à l’aide du plus magnifique instrument qui soit sorti de la main des hommes. M. Lemmens a donc convié les juges compétens dans la charmante église de Saint-Vincent-de-Paul, où, pendant deux heures, il a fait résonner sous ses mains savantes l’orgue admirable qui a été construit par M. Cavaillé. M. Lemmens est un artiste de grand mérite, harmoniste consommé, contre-pointiste habile. Il connaît toutes les ressources de l’orgue dont il manie et combine les différens jeux avec une sûreté de goût et une élévation de style qui rappelle les grands maîtres. La manière surtout dont M. Lemmens fait mouvoir le clavier des pédales et les effets grandioses qu’il en tire ont frappé les connaisseurs, qui n’ont pas hésité à reconnaître dans M. Lemmens l’un des meilleurs organistes qu’il y ait aujourd’hui en Europe, et les organistes n’y sont pas nombreux.

Un pianiste distingué qui brillait, il y a une trentaine d’années, de tout l’éclat de la jeunesse, M. H. Herz, a fait sa rentrée dans le monde parisien par un concert où il a exécuté plusieurs morceaux connus de sa composition. Après une absence de plusieurs années qu’il a employée à parcourir le Nouveau-Monde, M. Henri Herz est revenu en Europe sans qu’on se soit aperçu que les émotions du voyage aient donné, à son talent une physionomie nouvelle. C’est toujours le pianiste facile et un peu froid qu’on admirait pendant les dernières années de la restauration. M. Ernst, l’un des deux ou trois violonistes célèbres qui se disputent depuis une quinzaine d’années l’héritage de Paganini, a fait aussi son apparition à Paris, où il ne s’était pas fait entendre depuis long-temps. Dans un concert qu’il a donné à la salle Herz, M. Ernst a exécuté un fragment d’un concerto à grand orchestre de sa composition, qui est écrit avec soin, et dans lequel le virtuose a déployé plusieurs qualités remarquables. M. Ernst, qui est un artiste bien doué et dont l’organisation fine et impressionnable se rapproche beaucoup plus du tempérament méridional que de celui des Allemands, ses compatriotes, nous a toujours paru s’attaquer à des difficultés de mécanisme plus grandes qu’il ne lui est donné de les vaincre avec bonheur. Il résulte de cette disproportion entre l’ambition et le talent réel du virtuose un malaise et un embarras dans l’exécution qui se communiquent à l’auditeur, et qui l’empêchent de jouir tranquillement des bonnes choses qu’on lui fait entendre. Voilà comment on peut s’expliquer qu’un musicien aussi distingué que M. Ernst n’atteigne pas toujours à une justesse parfaite, que le son qu’il tire de son violon manque de rondeur, et que son style, gêné qu’il est par les difficultés inutiles où il s’engage, n’ait point l’ampleur qu’on pourrait désirer. M. Ernst vise trop à l’effet, et surtout à l’effet dramatique, et, au lieu de l’émotion qu’il cherche à produire, il ne trouve souvent que la manière. M. Ernst, qui s’est produit dans le monde musical sous les auspices d’une mauvaise école, qui n’a jamais eu de consistance, et dont les prétendus chefs sont abandonnés aujourd’hui de leurs partisans les plus aveugles ; M. Ernst, disons-nous, n’a point appris à vieillir. Son style juvénile conserve les chatoiemens et les vezzi qui conviennent à la fleur du bel âge, mais dont il faut savoir se dépouiller à propos, à moins de vouloir rester toute sa vie un grand enfant gâté comme M. Listz.

L’apparition la plus intéressante qui ait eu lieu cet hiver à Paris est celle d’une jeune pianiste de Prague, Mlle Clauss. À peine âgée de vingt ans, nourrie de la moelle des lions, sachant par cœur la musique de tous les maîtres, Mlle Clauss possède un des plus beaux talens qu’il soit possible d’entendre sur le piano. Dans un concert qu’elle a donné dernièrement, Mlle Clauss a exécuté successivement une fantaisie de M. Thalberg sur la Sonnambula de Bellini, un nocturne délicieux de Chopin, une fugue de Bach, une charmante sonate d’Alexandre Scarlati, et cela avec un éclat, avec une propriété de style, une puissance et une netteté d’exécution qui ont émerveillé les connaisseurs. Mlle Clauss est une virtuose de premier ordre, dont le talent magnifique doit rester l’interprète de la bonne musique, et non pas s’abaisser, comme au concert dont nous parlons, jusqu’à jouer le morceau extravagant que M. Listz a improvisé sur le Don Juan de Mozart. Un concert donné par une autre pianiste, Mlle Mattmann, nous a offert aussi une récente occasion d’apprécier son beau talent, connu depuis long-temps. Enfin nous devons citer encore la séance donnée par M. Bessems, accompagnateur habile sur le violon et interprète intelligent des chefs-d’œuvre des maîtres. Peu de saisons musicales, on le voit, auront été aussi favorables que celle-ci à la musique de chambre.


P. SCUDO.



REVUE LITTERAIRE.

Il y a, dans la vie de l’artiste, des momens d’hésitation et de lassitude où, après avoir épuisé une veine heureuse, il se voit forcé d’en chercher une autre pour ranimer autour de son nom l’empressement et le bruit. Entre son succès de la veille et celui qu’il voudrait s’assurer pour le lendemain, il se consulte, il s’interroge, il se met en quête de sources nouvelles où sa verve fatiguée puisse se raviver et se rajeunir. Mme Sand serait-elle arrivée à un de ces instans critiques ? L’archaïsme agreste de ses chanvreurs et de ses faneuses, les traînes et le foin coupé, les beautés du patois berrichon, toute cette poésie rustique à laquelle nous nous sommes prêtés si complaisamment commençait à s’user un peu. On voyait même poindre çà et là des corrompus et des sceptiques qui se demandaient si nous n’avions pas été dupes, et s’il n’y avait pas, sous cette sainte simplicité, sancta simplicitas, comme dit humblement Mme Sand, je ne sais quoi d’arrangé et de convenu qui n’est après tout ni très saint, ni très simple. Il ne faut, donc pas s’étonner que l’auteur du Champi et de Claudie, pris au dépourvu, coure à droite et à gauche, au risque de s’égarer, essayant de rattraper, sous une autre forme, ses bonnes fortunes villageoises, et s’inspirant tantôt de Sedaine, tantôt de Florian, tantôt de Scaramouche. Peut-être, dans les circonstances où nous sommes, un essai de pantalonnade n’a-t-il pas précisément le mérite de l’à-propos ; peut-être est-on, malgré soi, amené à penser que Mme Sand, avec les antécédens et les sympathies qu’en lui connaît, a eu besoin de s’abstraire bien violemment de ses préoccupations graves ou tristes pour ressusciter ainsi la bouffonnerie italienne dans ses plus folles fantaisies : cet essai lui donne-t-il du moins le droit de se représenter comme s’immolant à l’art, comme se dévouant, à ses risques et périls, pour lui frayer de nouvelles voies ou lui rouvrir de nouvelles routes ? Et s’agit-il de crier à l’incompris, à la persécution, presque au martyre, parce que le public n’a pris qu’un médiocre plaisir aux coups de pied de Pascariel et aux coups de rapière de Léandre ? Il est permis d’en douter.

Mme Sand paraît croire que tout le mal est venu de ce que l’on a ignoré ou dédaigné le point d’histoire littéraire auquel se rattachent les Vacances de Pandolphe. Hélas ! ce n’est point là la question. Si la pièce était amusante, si les rôles étaient dessinés avec précision ou finesse, si l’on pouvait démêler quelque chose de neuf ou de clair dans le tissu de l’intrigue, si l’auteur, en un mot, avait réussi à tenir le public attentif ou charmé pendant trois heures, il serait fort superflu de fouiller dans le vieux théâtre pour y trouver la généalogie de Léandre, de Colombine et d’Isabelle. Les érudits pourraient arriver après coup, discuter en quoi l’œuvre diffère ou se rapproche du répertoire primitif de la comédie italienne : l’auteur n’aurait pas besoin de s’inquiéter de cette origine, et il est probable que le succès la lui aurait fait oublier. Par malheur, les recherches historiques les plus consciencieuses, les études les plus approfondies, ne peuvent pas faire que les deux derniers actes de ces Vacances de Pandolphe ne soient pas une série de scènes décousues, jetées au hasard, où l’attention la plus patiente se lasse et se déconcerte à chaque instant, et où quelques traits heureux ne sauraient racheter le vide absolu de l’action, l’incohérence des caractères, et cette impression d’ennui et de tristesse, résultat inévitable de bouffonneries qui ne sont pas plaisantes et de folies qui ne sont pas gaies. Vouloir prouver le contraire à l’aide d’un examen rétrospectif du genre italien, c’est exactement comme si l’on essayait de démontrer qu’un homme ne peut être ni un poltron, ni un sot, parce qu’il a eu des ancêtres spirituels et intrépides.

Toutefois, même en acceptant le point de vue que Mme Sand a cherché à rétablir, il est encore très facile de s’expliquer son échec. Si nous ne nous trompons, cette comédie primitive, ce grenier à sel où a puisé Molière et qu’il pourrait bien avoir vidé, offrait les élémens naïfs, et, pour ainsi parler, synthétiques de tout ce qui commence. Ce répertoire se composait de types classiques, traditionnels, tout d’une pièce, en qui se résumait un monde à part, un monde de passions, de ridicules et de vices, personnifié dans Cassandre et dans Scaramouche, dans Pierrot et dans Colombine. Ces types étaient si franchement accusés et si généralement acceptés, qu’ils s’incarnaient dans l’acteur chargé de les représenter, et souvent se confondaient avec lui. Chez Molière, le type subsiste, mais il se modifie et devient caractère : l’avare, le faux dévot, le misanthrope, la précieuse. Nous le voyons alors se dégager de ces limbes du vieux théâtre, où il conservait sans mélange ses traits, son nom et son costume, pour se rapprocher de la vie réelle, des hommes de son temps, de la société dont il reflète les mœurs et les travers. Alceste, Clitandre, Trissotin, Arnolphe, M. Jourdain, sont encore des personnages de comédie, mais ils sont déjà des gens du monde, et l’on démêle aisément les innombrables analogies que l’immortel comique a su indiquer entre les créations de son génie et les modèles placés sous ses yeux. Plus tard, à mesure que l’analyse pénètre la société et la littérature, un nouveau travail s’accomplit, et efface encore les saillies et les arêtes. Il ne reste plus que des surfaces polies, brillantes, mobiles, où se joue, comme un rayon d’automne, la grace maniérée de Marivaux. Enfin, dans notre siècle où l’analyse est restée souveraine, où les types ont disparu, où la société, gagnée peu à peu par mille transformations successives qui décomposent et morcellent tout, n’offre que des superficies et des nuances, nous ne trouvons plus au théâtre ces personnifications, ces physionomies particulières de la vieille lignée comique, mais des gens qui s’appellent comme nous, vivent de notre vie, et conservent à peine quelques traits distinctifs au milieu de cet effacement général des figures et des caractères. — Un public accoutumé à ces aspects du théâtre moderne pouvait-il tout à coup reculer de deux cents ans, et s’intéresser à ces portraits de famille de la comédie ? — Pour réussir à l’y ramener, il eût fallu du moins un auteur propre à ressusciter ce genre, à y apporter un fonds de gaieté naïve et primesautière qui eût rendu ces types acceptables et possibles. Or, sans déprécier une seule des facultés éminentes de Mme Sand, on doit avouer qu’elle n’est pas gaie. Qu’elle s’en console ! elle a cela de commun avec tous les écrivains célèbres de notre siècle. On chercherait vainement une plaisanterie dans M. de Lamartine ; on sait de quelle lugubre façon M. Hugo a installé dans ses drames le bouffon et le grotesque ; nous ne connaissons rien de plus funèbre que le rire de M. de Chateaubriand, et la gaieté de M. Béranger nous a toujours paru fort problématique. Fille de Jean-Jacques, traductrice élégante de cette sensibilité nerveuse et factice qui fuit la société, au lieu de s’en accommoder et de la peindre, et qui va chercher dans la solitude et la campagne l’aliment de ses secrètes révoltes contre les lois sociales, Mme Sand se trouve placée dans les conditions les plus contraires à ce vieux genre où elle a essayé de retremper sa renommée et son talent. L’analyse appliquée tantôt aux phénomènes psychologiques, tantôt aux spectacles extérieurs, tantôt aux couvres d’art, — voilà ce qui se révèle constamment dans ses livres. Qu’elle étudie la passion dans ses phases les plus subtiles, et l’amène, par décompositions graduelles, jusqu’au découragement et à l’impuissance, qu’elle décrive la nature avec cette admiration pénétrante qui ressemble parfois à de la rancune contre la civilisation et les hommes, ou bien qu’elle entreprenne le commentaire d’une de ces immortelles pages léguées par les maîtres de l’art à l’examen enthousiaste et fécond des esprits supérieurs, c’est toujours le même procédé d’interprétation savante, raffinée, diamétralement opposée à cette naïveté primitive qui nous eût fait croire à Colombine et à Pierrot. Si Mme Sand nous eût donné une étude sur la comédie italienne, comme elle nous a donné, dans le Château des Désertes, une étude sur Don Juan, si elle avait encadré ce travail dans un récit où elle eût pu rester elle-même et déployer ses qualités descriptives, nous sommes sûr qu’elle aurait réussi. Au lieu de cela, elle nous a présenté le pastiche pur et simple, sans aucune préparation qui nous initiât à sa pensée et à ses recherches. Le succès n’était pas possible, et le succès lui a fait défaut.

Et pourtant çà et là, dans cette couvre manquée, on retrouve encore la trace d’un talent supérieur : il y a la scène du premier acte, Pedrolino et Violette agenouillés et se parlant de leur amour aux pieds de Pandolphe endormi ; il y a la jolie chanson berrichonne qui eût mérité un autre cadre ; il y a un petit rôle de notaire facétieux et égrillard parfaitement réussi. Peut-être, en songeant à ces charmans détails, est-on tenté de penser qu’en effet Mme Sand a été jugée cette fois avec rigueur ; mais ce qui est positif, c’est qu’elle se trompe sur la vraie cause de cet excès de sévérité, et qu’elle ferait mieux de l’attribuer à une de ces réactions fréquentes qui suivent les engouemens irréfléchis. La chute des Vacances de Pandolphe pourrait bien n’être que l’expiation du succès exagéré de ces scènes rustiques dont on s’était, nous le croyons, trop pressé d’admirer la vérité et le naturel. Pedrolino et Violette ont payé pour le Champi et pour la Fadette, pour Claudie et pour Sylvain. Il est donc temps que Mme Sand abandonne ce filon d’où elle a tiré tout ce qu’il pouvait lui rendre, qu’elle sorte de cette longue idylle où elle nous a toujours fait l’effet du loup devenu berger, qu’elle renonce aux pastiches de Florian et de Sedaine, et qu’elle revienne à son vrai genre : la passion encadrée dans le paysage.

Toute cette pièce des Vacances de Pandolphe n’est qu’un perpétuel contraste, une lutte fatigante entre la manière de Aime Sand et la tâche qu’elle avait entreprise. À tout moment, son sujet et ses personnages sortent, malgré elle, des régions fantasques où elle s’efforce de les maintenir, pour reprendre pied dans la vie réelle. On se demande alors si l’on a réellement à faire à Pierrot, à Violette, à Colombine, à Pascariel, à Léandre, ou bien à un amoureux et à une ingénue de village, proches parens de Sylvain et de Claudie, à des fripons et à des courtisanes fort peu différens des héros de nos vaudevilles. Pourquoi le premier acte est-il le meilleur ? C’est que le personnel du vieux théâtre s’y montre à peine, et que ces deux amans naïfs, aux pieds de ce docteur bourru et bonhomme, forment un gracieux tableau, auquel on peut s’intéresser sans aucune préoccupation archéologique ou érudite. Nous n’affirmerons pas, comme les amis de l’auteur, que, dans cette nouvelle édition de Pierrot, Mme Sand a voulu réhabiliter l’idée spiritualiste et chrétienne, c’est-à-dire l’amour vrai triomphant des instincts matériels et grossiers qui dominent chez l’ancien Pierrot : ce sont là de bien grands mots et des prétentions bien hautes pour cette figure enfarinée ; mais enfin ce Pedrolino gauche et crédule, gardant, sous son air de niaiserie et de bêtise, sa finesse villageoise, et sauvé des périls dont on l’entoure par la sincérité de son amour pour Violette, ne déplaisait à personne et pouvait suffire au succès. Par malheur, dès que nous entrons dans le sujet même, dès que nous retrouvons, sous ces ombrages vert-pomme, les vrais personnages du répertoire italien, nous voilà désorientés. Où sommes-nous ? Dans le Berry ou aux portes de Bergame ? Quel est ce langage ? Du berrichon retrouvé par Mme Sand, ou du vénitien de Casanova ? Où finit la réalité ? où commence le caprice ? Ce Pandolphe est-il un docteur de comédie ou un avocat de cour d’assises ? Ce Pascariel, un aïeul des premiers, Crispins ou un descendant des derniers Robert-Macaires ? Cette Colombine, une soubrette matoise, fille de Lisette, ou une suivante primitive, mère de Frosine et de Nérine ? Tout cela n’est ni assez fantastique, ni assez réel, ni assez fou, ni assez raisonnable, ni assez vieux, ni assez moderne. Si complaisant que soit le spectateur, il lui est impossible de s’abandonner un seul instant à cette gaieté factice et forcée, qui s’agite et se démène dans le vide. Léandre a beau se cambrer et prendre des poses de matamore ; Pascariel a beau faire parade de ses friponneries et de ses prouesses : on ne rit pas, et l’on éprouve au contraire ce genre de souffrance qui consiste à se sentir invinciblement triste devant un effet d’hilarité. Maintenant, à ces hésitations, à ces anxiétés permanentes, à ce manque absolu de parti-pris, à ce lamentable débat entre un auteur qui veut faire rire et un public qui s’obstine à rester sérieux, ajoutez une succession d’entrées et de sorties que rien n’explique, et vous comprendrez aisément cet échec que rien ne pouvait conjurer, ni le zèle maladroit des amis, ni même une de ces préfaces posthumes où, de temps immémorial, les auteurs maltraités exhalent leur mauvaise humeur en récriminations tardives contre l’ignorance de la critique ou du public.

Si nous sommes disposé à trouver presque rigoureux cet arrêt unanime porté contre les Vacances de Pandolphe, que dirons-nous en revanche du nouveau drame de M. Gozlan ? Il serait assurément injuste de nier les qualités de cet esprit bizarre, ami de l’éblouissement et de l’imprévu. Toutefois, en s’obstinant à écrire pour le théâtre, M. Gozlan méconnaît les intérêts de sa renommée et les aptitudes de son talent. Il peut exceller dans le détail et la ciselure, couvrir de paillettes un paradoxe plus ou moins brillant qu’accepte ensuite tant bien que mal le lecteur blasé ou bénévole ; mais le théâtre ! le théâtre qui ne vit que de vérité, de bon sens, de communication prompte et directe avec la foule, et où la première condition de réussite pour un écrivain est de faire si bien vibrer ses sentimens et ses pensées dans l’aine des spectateurs, qu’ils s’imaginent penser et sentir avec lui ! Passé à l’état de système, le paradoxe supprime, pote ceux qui s’y complaisent, toutes ces régions intermédiaires, tous ces points de contact par lesquels l’auteur dramatique a prise sur son auditoire : il les maintient dans une sorte d’isolement cellulaire, c’est-à-dire dans l’état le plus défavorable à cette entente rapide, à ces échanges magnétiques, à cette assimilation soudaine de mille esprits dans un seul, élémens nécessaires de tout succès de théâtre. Et puis, qu’arrive-t-il ? Lorsque ces habitués du paradoxe, cédant aux exigences de leur tâche, essaient de se rapprocher du public pour lequel ils écrivent, ils ne connaissent plus ni proportions, ni distance, ni mesure ; ils passent du sophisme à la banalité. D’impossibles et de faux qu’ils étaient, ils voudraient devenir vrais : ils ne deviennent que vulgaires.

Ce serait, en effet, faire trop d’honneur aux Cinq minutes du Commandeur que d’y voir une œuvre paradoxale : c’est tout simplement un gros mélodrame fort inférieur, comme contexture, aux pièces du boulevard, et où l’on chercherait en vain ces éclairs, ces saillies originales, à l’aide desquels les auteurs à grandes prétentions d’art et de style prétendent racheter les défauts de leurs conceptions dramatiques. Nous l’avouons, ce titre, les Cinq minutes du Commandeur, nous avait alléché. Nous espérions trouver là un souvenir de Molière, d’Hoffmann et de Mozart, une sorte de second don Juan, continué et repris après la scène terrible du souper, et nous nous expliquions d’avance l’attrait de ce sujet poétique,

Dont chacun veut parler et que nul ne comprend,
Si vaste et si puissant qu’il n’est pas de poète
Qui ne l’ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l’avoir tenté ne soit resté plus grand.


Nous aurions dû nous souvenir que M. Gozlan met d’ordinaire tout son esprit dans ses titres, et que Notre Fille est Princesse, la Queue du chien d’Alcibiade, la Main droite et la Main gauche, éveillent une foule d’idées auxquelles ces pièces répondent fort rarement. Il en est de même de ce commandeur et de ces cinq minutes. Il s’agit d’un commandeur de Malte, et nous demanderons dès le premier mot à l’auteur comment il a eu l’idée de faire reposer l’intérêt de son drame sur l’amour de ce commandeur, à qui ses vœux interdisent de se marier ? Rendre compte de cette œuvre informe serait, du reste, tout-à-fait impossible. Tirée d’un roman-feuilleton, le Dragon rouge, elle trahit à chaque instant son origine, et l’on dirait que M. Gozlan ne s’est pas même donné la peine d’en déguiser la forme primitive, car la moitié de sa pièce se passe en récits moins vraisemblables à coup sûr et moins naturels que celui de Théramène. Accumulation d’événemens et d’aventures, contradictions perpétuelles dans les caractères, série de tableaux qui n’ont entre eux aucun rapport et que l’on pourrait multiplier à l’infini, suivant le caprice de l’auteur ou la patience du public, exclamations emphatiques, héroïsme de tréteaux, duels impossibles, résurrection soudaine de gens percés de part en part, en un mot tout l’attirail du mélodrame sans aucun de ses effets pathétiques ou émouvans, tel est cet ouvrage, dont nous n’aurions pas parlé, s’il ne nous offrait l’occasion d’indiquer une fois de plus le contraste toujours croissant des succès réels avec les succès factices, de ceux que ratifient les applaudissemens de la foule avec les éloges complaisans de cette oligarchie littéraire qui formule ses jugemens comme Vertot faisait ses sièges. Cette séparation de plus en plus tranchée entre le vrai public qui ne vient au théâtre que pour se distraire ou s’émouvoir- et celui qui y apporte d’avance ses admirations et ses épigrammes contribue pour beaucoup à cet affaissement littéraire que nous sommes, hélas ! forcé de signaler à chaque nouvelle épreuve. On se plaint que la littérature languisse : eh ! comment en serait-il autrement ? Comment espérerait-on ramener l’intérêt, la passion, le mouvement et la vie vers ces luttes de l’intelligence et de l’art, lorsque le dénoûment en est prévu et réglé par les juges du camp, lorsqu’ils s’amusent, par insouciance ou par jeu d’esprit, à fixer, avant le combat, les termes de la défaite ou de la victoire ? Autrefois, à l’époque où la nouvelle école avait ses dieux, ses néophytes et son cénacle, on échangeait sans doute avec trop de complaisance les panégyriques et les apothéoses ; mais du moins il y avait alors de l’entraînement et de la chaleur, un air de conviction ardente dans l’enthousiasme comme dans la haine : aujourd’hui, on dirait des gens vieillis et fatigués qui ne veulent pas qu’on les dérange, et ne prétendent qu’à assurer, par des concessions réciproques, leur quiétude et leur repos. Ils rendent leurs arrêts sans y croire, et ne prennent au sérieux ni ces renommées qu’ils consacrent, ni ces œuvres qu’ils encensent, ni ces triomphes qu’ils proclament. Uri mot d’ordre est donné, le nom de l’auteur court de bouche en bouche : il signifie éloge ou blâme, succès ou chute, et tout est dit ; il n’y a plus qu’à se conformer au programme. Quoi de surprenant si, au milieu de ces accommodemens souscrits par l’indifférence au profit de la vanité, l’art en définitive s’amoindrit, et perd peu à peu son autorité et son charme ? On le sait : quand les augures commencent à ne plus pouvoir se regarder sans rire, c’est que les religions sont bien près de s’éteindre et les temples de s’écrouler. A. DE PONTMARTIN.


RECUEIL DE L’ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX. Toulouse, 1851. — Les travaux de la province ont été plus d’une fois dans cette Revue l’objet d’une attention vigilante. Il est utile parfois de se rendre compte du’mouvement intellectuel des départemens. Nous ne sommes point de ceux, en effet, qui croient qu’on ne peut parler et cultiver les lettres qu’à Paris. D’estimables études sorties de quelques académies départementales montreraient suffisamment ce qu’il y a d’excessif dans cette prétention. Parmi ces institutions modestes de la province, l’académie des Jeux floraux, on le sait, occupe un des premiers rangs. Elle peut se faire justement honneur de son antiquité, quand elle y puise le sentiment qui a dicté l’intéressante publication des Monumens de la langue romane. Dans cet ordre de travaux, l’académie toulousaine peut poursuivre avec fruit, avec succès, des explorations qui ont du prix non-seulement pour l’histoire littéraire des provinces méridionales, mais pour l’histoire littéraire universelle. C’est par là qu’elle peut se faire honneur de son caractère traditionnel. Si, par ce genre d’études, l’académie des Jeux floraux peut se rattacher, à quelques égards, au mouvement de l’érudition contemporaine, elle a aussi son côté vivant et actuel par ses concours annuels d’éloquence et de poésie. Nous ne voulons point dire que dans cette éloquence et cette poésie il ne se trouve parfois un certain accent provincial assez distinct, et qu’il n’y ait surabondance de ces lieux-communs qui ont passé de nos jours pour de la poésie. Ces morceaux néanmoins en valent bien d’autres qu’on publie à Paris. La prose a également sa part dans le recueil des Jeux floraux. On y peut remarquer un discours de M. Rodière, professeur de droit à la faculté de Toulouse, sur les lettres et la profession littéraire. Le rapport sur le concours, œuvre du secrétaire perpétuel M. de la Jugie, est d’une critique simple, juste et nette. M. de la Jugie d’ailleurs est lui-même un poète des Jeux floraux, auteur de quelques fragmens distingués. Si ces sociétés littéraires de province, dont l’existence modeste ne laisse point d’être utile, sans sortir de leur sphère, avaient une idée suffisante de leur rôle, peut-être plus que jamais seraient-elles appelées à exercer une heureuse influence de direction et d’action autour d’elles, dans ce mouvement intellectuel dont le foyer principal reste à Paris sans doute, mais qui ne se compose que d’une série de rayons convergeant de tous les points de la France. CH. DE MAZADE.



V. de Mars.