Chronique de la quinzaine - 31 mars 1852

Chronique no 479
31 mars 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1852.

Voici déjà quatre années bien comptées qu’en un jour de fatalité singulière des bandes forcenées pénétraient en victorieuses au sein de ce vieux palais des Tuileries : elles s’y installaient au nom de la révolution du jour, faisant du trône même l’escabeau de leur tumultueuse puissance, outrageant les souvenirs, profanant les mystères de la vie privée, pendant qu’à l’autre bout de Paris on proclamait la république une et indivisible. On en dira ce qu’on voudra, c’est un embarras qu’une maison de ce genre dans une république démocratique ; on lui cherche mille destinations sans se rendre à la véritable, qui est justement celle dont on ne veut pas. Dès les premiers jours, on imagina d’y loger le souverain, le véritable souverain d’alors, ce qu’on nomma « les invalides du travail. » L’idée ne fit point fortune. Plus tard, ceux que stimulaient les souvenirs de la convention songeaient encore à en faire l’asile de l’assemblée nationale ; mais le vent avait déjà changé. Ce qu’on sut faire de mieux en fin de compte, ce fut de laisser les Tuileries à elles-mêmes, — sorte d’en-cas des transformations possibles de la puissance publique, maison vide, toute chaude encore de ses illustres hôtes de la veille, et attendant les hôtes inconnus de l’avenir. Tout au plus y logea-t-on le chef de l’armée de Paris, comme par une secrète ironie des événemens, comme par un aveu involontaire de cette vérité que, dans les révolutions, le réel et unique souverain, c’est la force. Ce vieux palais pourrait en dire beaucoup, s’il était interrogé ; il pourrait donner des enseignemens austères et utiles ; il porte la marque de bien des dates de notre histoire : 20 juin et 10 août 1792, 9 thermidor, nuit du 20 mars 1815, 29 juillet 1830, 24 février 1848 ! La plus récente page de cette histoire des Tuileries, qui est aussi la nôtre, est de lundi dernier. Le mouvement y renaissait, non le mouvement d’une fête, mais celui qui entoure un des actes solennels de la vie publique. C’était comme autrefois, plus qu’autrefois même, — il faut bien en convenir. Sous la monarchie en effet, on s’en souvient, le souverain se rendait au sein de la représentation nationale pour inaugurer les travaux des chambres. Il y a deux jours, c’est aux Tuileries que se réunissaient officiellement les divers corps publics créés par la constitution nouvelle, — sénat, conseil d’état, corps législatif, — et que M. le président de la république inaugurait la session actuelle par un discours dont le premier mot est : « La dictature cesse d’exister aujourd’hui. » Le discours du président de la république est le résumé politique de la situation présente, des motifs qui lui ont inspiré l’acte du 2 décembre, du sens qu’il attache aux institutions fondées par lui, de la direction qu’il se propose de suivre dans le maniement des affaires du pays. La paix au dehors, le travail au dedans, le développement normal de l’activité nationale partout, — c’est un beau programme ; plus d’un gouvernement en a fait son symbole ! Le difficile est dans l’application, dans la combinaison juste et pratique de tous les intérêts, de tous les besoins, de toutes les tendances légitimes. M. le président de la république lui-même n’hésitait point l’autre jour à appeler l’attention publique sur cet « exercice trop absolu du pouvoir » qui a été l’écueil de l’empereur Napoléon, et a fait du régime parlementaire en 1815 un refuge et un bienfait. Un des traits principaux du caractère du prince Louis-Napoléon, et qui trouve une expression nouvelle dans son discours, c’est cette invariable confiance de qui est dès long-temps fixé sur ce qu’il veut. Dans un temps de volontés flottantes, on ne se rend pas compte de ce que peut cette fixité de volonté et de but. C’est le plus grand secret des événemens politiques. La France n’appartient si souvent à ceux qui veulent que parce qu’elle ne veut pas assez par elle-même ou ne sait que vouloir. Elle a des instincts plutôt que des volontés. Autrefois, sous la monarchie constitutionnelle, le discours royal était un thème que les chambres commentaient, qu’elles contredisaient parfois. Voici encore une différence avec le passé : le corps législatif aujourd’hui n’a point à répondre au discours du président de la république ; il entre dès l’abord dans l’ordre régulier et pratique de ses travaux, en même temps que dans la possession des prérogatives que la constitution du 15 janvier lui attribue.

Ainsi finit, dans une certaine mesure du moins, une période exceptionnelle entre toutes les ères exceptionnelles de notre histoire. En dehors même des assurances de M. le président de la république, c’était probablement la pensée du gouvernement de marquer ce point de transition d’un régime discrétionnaire à un régime plus régulier, en levant l’état de siège dans toute la France à la veille de la réunion des nouveaux corps publics. Ce n’est pas qu’on doive se faire illusion sur la portée politique de cette transition, ce n’est pas que l’autorité exécutive en soit sensiblement amoindrie : elle reste l’ame de la constitution actuelle ; mais, à côté d’elle, les corps délibérans ont leur action dans les conditions mêmes qui leur ont été tracées, quelles qu’elles soient ; — ils ont leur part dans l’œuvre commune. Il est bien vrai, au surplus, que leur tâche se trouve singulièrement diminuée d’avance par tout ce qui a été accompli en ces quelques mois. Peu d’époques ont été plus remplies de transformations, de créations, de modifications législatives, et peut-être s’en étonnerait-on moins en y réfléchissant un peu plus. Les pouvoirs qui succèdent à trente années de discussions ont un bonheur qu’ils n’apprécient pas toujours justement. On peut médire de la discussion : ce qu’il y a de plus vrai, c’est que le plus souvent, si elle ne tourne pas au profit de ceux qui la tolèrent, qui l’honorent même comme un moyen légitime et puissant d’étude et d’investigation, elle sert merveilleusement ceux qui viennent après eux, elle leur laisse des questions éclaircies et débattues jusque dans leurs plus obscurs détails, des intérêts mis en lumière, des solutions toutes prêtes et un public familiarisé par une sorte d’expérience anticipée avec les tentatives de réalisation qui peuvent se produire. Ce que nous voulons dire, c’est que le régime nouveau a pu puiser largement dans cette grande et permanente enquête ouverte sur tous les intérêts en France depuis trente ans. Sans cela, comment aurait-on pu résoudre subitement tant de questions qui touchent aux finances, au crédit publié, à l’organisation administrative, à l’industrie, à la bienfaisance, aux institutions pénales ? Reste, il est vrai, le mérite du choix, et nous n’entendons point le diminuer. Quelque imprévues qu’aient pu être les conditions politiques où ces transformations se sont accomplies, nous ne nous refusons nullement à reconnaître que beaucoup ont un caractère de juste utilité, et réalisent des améliorations véritables. La meilleure preuve que nous en puissions avoir, c’est que l’une de ces créations nouvelles fournit en ce moment même à des hommes éminens l’occasion de rentrer, en dehors de toute considération politique et selon la mesure aujourd’hui possible, dans le champ de l’action publique ; telle est la société de crédit foncier qui vient de se former à Paris. Qu’on nous permette de l’ajouter : ce n’est point peut-être le plus mauvais moyen de servir le pays que de s’attacher à cet ordre de questions pratiques. La France a subi des désastres politiques, chacun en a suffisamment conscience ; elle en peut subir encore, cela est malheureusement vrai. Si quelque chose peut en pallier les effets ou en conjurer les retours, n’est-ce point de travailler activement au développement des intérêts réels, permanens, moraux ou matériels du pays ? C’est là la plus efficace sauvegarde contre les surprises, les entraînemens et les déceptions ; c’est la puissance effective et salutaire qui, empêche les révolutions de passer, quand elles cherchent à s’introduire dans la société, et qui, en offrant aux gouvernemens une base stable, leur demande en échange une politique intelligente et juste.

L’approche de la réunion du corps législatif n’a point empêché le gouvernement, dans ces dernières semaines, de poursuivre jusqu’au bout la série de mesures dont il avait la pensée, et en première ligne figurent assurément la promulgation du budget de l’année courante et le décret de décentralisation administrative. Ce que nous voudrions remarquer dans le budget, ce sont les points par lesquels il diffère de ceux qui l’ont précédé. La création du ministère d’état et de celui de la police générale, la réunion du ministère de l’intérieur et du ministère du commerce, entraînaient nécessairement des attributions nouvelles de dépenses. Dans l’ensemble, l’innovation est peu sensible ; elle n’apparaît en réalité que dans les modifications dont l’impôt des boissons a été l’objet, et, dans ces modifications elles-mêmes, ce qui nous touche particulièrement, nous l’avouons, c’est ce qui peut avoir un effet moral sur les populations. En abaissant le droit d’entrée et en élevant le droit de vente au détail, le gouvernement a eu la pensée de favoriser la consommation de la famille et de paralyser la consommation du cabaret, ou du moins de la rendre plus onéreuse. Il fait payer à la taverne ce dont il dégrève le foyer. Quelque juste et morale que soit cette pensée, il serait téméraire de croire que les ivrognes vont diminuer tout à coup et que les cabarets vont perdre leur clientelle avinée. Dans l’ensemble des dépenses générales, le budget du ministère des affaires étrangères se trouve accru d’une somme de 1,200,000 fr. : c’est le résultat d’une augmentation considérable dans le nombre des agens extérieurs : La révolution de février avait supprimé un assez grand nombre de consulats ; ils sont aujourd’hui à peu près tous rétablis, il en est même de nouvelle création. C’est ainsi que d’un côté Naples et Saint-Pétersbourg redeviennent comme autrefois des postes consulaires, et que d’un autre côté de nouveaux agens sont envoyés, notamment dans l’Amérique du Sud, à Tampico, à Guayaquil, à Cobija, à Valparaiso, où jusqu’ici il n’y avait point eu de consuls français. Chaque jour, le commerce de la France s’étend dans ces contrées, et il se trouve souvent sans protection. Ce qui nous semble surtout digne de l’attention du gouvernement, ce sort les communications de notre pays avec l’Amérique, qui jusqu’ici existent à peine. On se souvient peut-être qu’il y a quelques années les chambres avaient voté des fonds pour la création de paquebots transatlantiques. Des traités de poste avaient été négociés et signés avec divers états américains, tels que la Nouvelle-Grenade, le Venezuela. Ces belles dispositions sont restées sans effet, et il en résulte aujourd’hui que l’Angleterre s’est arrogé le monopole des communications de l’Europe avec l’Amérique, — communications onéreuses à tous les points de vue, et dont nos voisins d’outre-Manche n’accordent même pas toujours la faveur. Et ce n’est pas seulement avec cette partie du monde qu’il existe pour la France des difficultés de communications. En Europe même, les relations sont lentes et coûteuses, et des conventions postales mûrement préparées exerceraient la plus heureuse influence sur notre expansion extérieure. Ces conventions viendraient aussi en aide à des intérêts légitimes dont le gouvernement se préoccupe de plus en plus, puisque, pour les sauvegarder au dehors, il vient de décréter l’abolition de toute espèce de contrefaçon étrangère sur notre territoire. C’était le meilleur moyen de répondre à l’accusation qu’on faisait à notre pays de protéger chez lui la contrefaçon, qu’il poursuivait ailleurs. Par le seul fait de ce décret, la propriété littéraire française va se trouver garantie en Prusse et en Bavière, où il existe des lois qui protégent la propriété intellectuelle de tout pays qui garantit la leur. C’est de plus une obligation impérieuse pour le gouvernement de mettre un terme, chez nos voisins, à une industrie honteuse et misérable. Le gouvernement belge doit savoir maintenant que la France ne transigera point sur l’abolition de la contrefaçon de nos œuvres littéraires.

Une autre mesure dont nous parlions et d’une nature plus politique que le budget, d’un caractère plus intérieur que les questions qui peuvent s’élever au sujet du ministère des affaires étrangères, c’est la décentralisation. Il y a long-temps que bien des esprits se préoccupent de cette pensée, qui s’est toujours présentée sous un double aspect. Les uns y ont vu une extension des attributions et des facultés conférées aux départemens et aux communes ; ils ont résolu le problème de la décentralisation par l’affranchissement, dans de certaines limites, des pouvoirs locaux. Frappés des abus d’une centralisation poussée à ses plus extrêmes limites, ils ramenaient au siége de la communauté départementale ou municipale la solution d’une multitude d’affaires qui s’allaient perdre dans les dédales de la hiérarchie bureaucratique ; mais, dans leur pensée, ce démembrement du pouvoir central s’opérait toujours au profit des conseils électifs. Il est aisé de pressentir que ce n’est point là le genre de décentralisation que consacre le récent décret. On peut même remarquer que le nom des conseils-généraux et des conseils municipaux n’y est point prononcé. Ce que le décret décentralise en maintenant l’unité absolue de l’action politique, c’est l’autorité administrative. Le pouvoir central se dépouille, mais il se dépouille simplement au profit de l’autorité préfectorale. Le préfet a le droit de nomination dans un certain ordre de fonctions secondaires. On peut voir dans le décret le nombre et la variété d’intérêts locaux auxquels s’étend sa juridiction en quelque sorte souveraine. En un mot, « gouverner de loin, administrer de près, » voilà la pensée du gouvernement. Telle qu’elle est, cette mesure est encore une amélioration notable du régime auquel elle vient mettre fin. Le résultat le plus immédiat qui en ressort pour le moment, c’est la grande position qu’elle rend aux préfets, — et, comme conséquence de cet agrandissement de position pour les préfets, vient l’augmentation de leurs appointemens, élevés aujourd’hui à un chiffre proportionné à leur rôle. Que reste-t-il maintenant à faire ? Il reste vraiment le plus difficile ; il reste à n’employer que des hommes au niveau de cette situation politique et matérielle, qui sachent faire de la décentralisation un bienfait pour les populations et non un simple déplacement de la tyrannie bureaucratique, un instrument de vexations nouvelles qui n’auraient d’autre mérite que de venir d’une source plus rapprochée. Ce n’est point une petite chose que le choix des hommes dans un gouvernement où leurs prérogatives sont immenses.

Au milieu de toutes nos transformations, il y a quelque chose à remarquer, c’est cette promptitude du pays à se plier d’un jour à l’autre aux conditions les plus opposées, aux jougs les plus divers. Serait-ce que la société française porte en elle-même comme un germe inépuisable de malaise qui fait qu’elle se lasse de tout, même du bonheur, pour se laisser précipiter dans les tempêtes, et qu’elle se lasse naturellement plus vite encore de ces tempêtes, acceptant tout ce qui lui promet un peu de repos, se prêtant à tout, sans jamais parvenir à se fixer ? Sans doute, au milieu de cette confusion et de ces réactions, il y a des goûts, des instincts, des habitudes qui tiennent profondément au cœur du pays, plus peut-être qu’il ne pense lui-même, et qui se perpétuent invinciblement à travers tous les régimes. À un certain point de vue cependant, il n’est pas de pays où les coups de foudre transforment plus soudainement l’atmosphère morale ou politique. C’est surtout dans l’ordre intellectuel que cela est sensible. Toutes les conditions de popularité et de succès se trouvent subitement changées. Que de choses vieillissent en un jour par le simple fait d’un événement ! Et heureusement les plus mauvaises ne sont pas celles qui vieillissent le moins. Voyez ce volume nouveau de l’Histoire de la Révolution française de M. Louis Blanc. M. Louis Blanc commençait son ouvrage il y a cinq ans, dans un temps où la mode était aux réhabilitations révolutionnaires et aux synthèses humanitaires. Cette histoire, avec un autre pamphlet du même genre, fit un jour de l’auteur un des maîtres de la France, un dictateur populaire ; elle nous apparaît aujourd’hui, dans ce volume nouveau, comme une larve de la révolution de février. Singulier moment pour une telle œuvre ! On ne saurait imaginer l’effet que produit sur l’esprit le contraste de ce livre avec le moment où il parait. La déclamation semble figée ; c’est comme une ombre fantastique revenant au jour, vêtue à la mode des beaux temps révolutionnaires. La dissonnance est on ne peut plus frappante. Il y a bien ici toutefois un à-propos qu’on ne saurait méconnaître : c’est cet à-propos de justice vengeresse qui ramène le sophisme en face de ce qui est son humiliation la plus complète, son plus cruel châtiment. Si le sophisme seul était puni, certes il n’y aurait guère à s’en plaindre ; mais c’est la société tout entière qui porte la peine de ses exploits : elle la porte doublement, dans l’anarchie qu’elle traverse et dans les restrictions qu’elle trouve au bout ; ce qui n’empêche pas le sophisme de rester plein de lui-même, de se croire le représentant souverain de la civilisation, quand il n’a pas laissé un coin du monde à ravager et à couvrir de ruines.

Veut-on, dans un ordre bien différent d’idées, un autre exemple de cette disproportion qui peut éclater parfois entre un écrit et le moment où il vient au jour ? Pulvériser la légalité, le droit des majorités, les prétentions parlementaires, le libéralisme bourgeois, — aujourd’hui, la plume à la main, qui y eût songé à moins d’avoir fait son siège depuis long-temps ? L’auteur de la Légalité ne nous dirait pas que son opuscule était écrit il y a déjà quelques mois, avant les derniers événemens, qu’on le sentirait assez au peu d’à-propos qui s’y fait voir. M. Louis Veuillot est assurément un polémiste de talent à qui on ferait grand tort de ne point attaquer les choses qu’il défend, parce qu’alors il n’aurait pas à les défendre. Il lui resterait, il est vrai, la ressource d’exercer sa verve sans prudence et sans mesure contre ceux qui servent la même cause religieuse sans pouvoir la comprendre absolument comme lui. L’auteur de la Légalité a fait plus d’une fois les plus mordantes peintures de ce pauvre parti de l’ordre qui avait à coup sûr ses divisions et ses incohérences ; l’ironique polémiste n’oubliait qu’un trait du tableau, c’est un conservateur et un catholique activant ces divisions, multipliant les querelles et les exclusions, et faisant du camp religieux une enceinte assez étroite pour qu’il y tienne le moins de monde possible. Que veut prouver M. Veuillot dans ces dialogues qui paraissent aujourd’hui sous le titre de la Légalité ? Sa pensée, si nous la comprenons bien, revient à ceci : c’est qu’entre catholiques et socialistes on peut s’entendre, de catholique à bourgeois, non. À un autre point de vue, le bourgeois est pour M. Veuillot à peu près ce qu’il est pour M. Proudhon ou M. Louis Blanc, ce qui est toujours une analogie fâcheuse. Le bourgeois est constitutionnel, parlementaire, libéral ; c’est lui qui a imaginé ces belles choses, la légalité, le droit des majorités. Pour en faire un portrait si précis, il faudrait cependant s’entendre sur ce que c’est que le bourgeois. Où commence-t-il et où finit-il dans la société ? En réalité, est-ce autre chose que l’homme s’élevant par son zèle, par son travail, par ses lumières, par son intelligence ? Et M. Veuillot pense-t-il que la société actuelle soit en mesure de se passer de cet élément ? Juge-t-il que la société soit bien menacée de notre temps par le fanatisme de la légalité ?

Voici au reste bien des questions peu faites pour agiter les esprits aujourd’hui, si tant est que rien les agite. Elles sont un non-sens dans l’état actuel, et ces polémiques ne sont plus des événemens. Nous pourrions même demander ce qui est un événement pour notre société fatiguée et épuisée d’émotions politiques. Et cependant dans cette société la vie suit son cours, le mouvement ordinaire des choses s’accomplit. Les uns s’élèvent à la puissance, les autres disparaissent du monde après être disparus de la scène publique. Il y a quelques jours mourait obscurément un homme qui a été cependant un des dictateurs de la France et le président d’une assemblée souveraine, M. Armand Marrast. Il est mort un peu après la révolution de février elle-même, qui était quelque peu sa fille. Si l’esprit pouvait faire vivre une révolution, M. Armand Marrast eût été, sans nul doute, un de ceux qui eussent assuré quelque durée à celle de 1848. M. Armand Marrast surtout est un des types du journalisme contemporain, un des polémistes qui ont prodigué le plus de verve dans cet assaut d’injustices livré durant vingt années à l’ancien gouvernement. La destinée de tels hommes est de périr tout entiers. Au même instant s’éteignait, hors de France, un autre personnage d’un autre temps et qui a joué un bien autre rôle, le duc de Raguse. Soldat de l’empire, environné d’honneurs sous la restauration, le maréchal Marmont s’était deux fois trouvé sous le poids d’une fatalité singulière. En 1814, il avait été l’un des instrumens de la chute du régime impérial,’ qui l’avait fait ce qu’il était ; en 1830, il ne pouvait sauver de la révolution la monarchie qui lui avait confié sa défense, — et dans les deux cas sa fidélité s’était trouvée en butte à des doutes injurieux. C’est depuis 1830 qu’il avait quitté la France, bien que comptant encore comme maréchal dans notre armée. Le duc de Raguse est mort à Venise, et laisse, assure-t-on, des mémoires qui devront nécessairement éclairer les deux circonstances les plus caractéristiques de sa vie. Étendez maintenant votre regard hors de la société française jusqu’à Saint-Pétersbourg. Là encore vient de mourir tout récemment un homme qui n’était ni un journaliste, ni un soldat, mais qui était un des premiers écrivains de la Russie : c’est Nicolas Gogol. Ce qui distinguait le talent de l’écrivain russe, c’était une rare puissance d’analyse, un don particulier de pénétrer la réalité et de la reproduire. Tel est le caractère de ses ouvrages, des Veillées de la Ferme, de l’Inspecteur, des Ames mortes, de Mirgorod, du Manteau. Des études récentes, on s’en souvient, avaient naturalisé ce remarquable talent dans la littérature française. Une circonstance singulière a signalé la fin de cet homme éminent, qui à son esprit joignait un sentiment profondément religieux. Gogol n’avait aucun symptôme extérieur de maladie, mais il se sentait agité d’un triste pressentiment. Il fit appeler un pope, lui confessa qu’il allait mourir et qu’il avait besoin d’être administré ; mais c’était un jour où il fallait pour cette cérémonie une autorisation spéciale du métropolite. L’autorisation fut demandée par le pope, qui s’efforçait vainement de rassurer l’écrivain. Gogol reçut les sacremens religieux, et, ce qui est plus bizarre, c’est qu’en effet quelques heures après il était mort.

En Angleterre, le cabinet tory s’affermit de plus en plus ; toutes les velléités d’opposition sont tombées les unes après les autres, et les membres du parti whig ou radical qui s’étaient le plus avancés et qui semblaient tout prêts à aller en guerre contre le nouveau cabinet se sont rétractés un à un. « A merveille, disait dernièrement M. Disraëli dans une discussion où tous ses adversaires étaient venus les uns après les autres renier leurs paroles et leurs intentions premières ; à merveille, tout le monde se retire de l’opposition. » L’opposition de la chambre des communes avait compté sur son mécontentement et sur sa force numérique ; mais elle avait compté sans les scrupules qui ne pouvaient manquer de l’assaillir au moment décisif : elle n’a pas eu, et nous l’en félicitons hautement, ce courage révolutionnaire que nos orateurs et nos hommes politiques ont eu trop souvent pour notre malheur, ce courage qui consiste à ne pas reculer lorsqu’on s’est trop avancé. On a pu croire un instant que le cabinet allait succomber sans avoir même pu exposer son programme. — Nous vous connaissons, disait l’opposition, et nous vous ferons de la résistance quand même. Vous êtes un cabinet de réaction. — En vain le cabinet protestait de ses intentions pacifiques pour le présent ; en vain, tout en s’avouant protectioniste, il déclarait qu’il ne ferait rien sans consulter la nation. — Nous ne voulons pas nous laisser surprendre par vous, reprenait l’opposition ; nous ne voulons pas vous laisser choisir l’heure et le moment : nous sommes les plus forts, résignez-vous à périr. — Dans son ardeur, l’opposition aurait presque demandé au cabinet non-seulement de ne rien entreprendre contre ses principes à elle opposition, mais de les adopter et de les appliquer.

Les motifs de cette opposition étaient si puérils, ils étaient si évidemment le résultat des passions et du mécontentement des partis, que le cabinet en a aisément triomphé. Ni le comte Grey dans la chambre des lords, ni lord John Russell à la chambre des communes, ni M. Cobden dans ses chers meetings, n’ont pu réussir à passionner le pays assez fortement pour engager l’opinion à se prononcer contre un cabinet nécessaire. L’opposition a été jugée par le pays comme elle méritait de l’être, et elle e pu entendre prononcer à son endroit l’épithète de factieuse. Aucune de ses manœuvres n’a réussi, aucune de ses menaces n’a effrayé ; ni la motion de M. Villiers, ni la souscription ouverte par la ligue n’ont ébranlé le cabinet. Cette dernière campagne parlementaire n’ajoutera certes rien à la gloire de lord John Russell, et peut-être lui sera-t-elle dans l’avenir une difficulté. Quand on n’a pu jamais, pendant six années, avoir une majorité dévouée, quand on a été obligé, pour durer, de s’appuyer, tantôt sur les votes et la parole des amis de Robert Peel, tantôt sur les votes et la parole des radicaux, on n’a pas le droit de se montrer envers ses successeurs aussi exigeant. Lord John Russell réunira toujours une majorité d’opposition, jamais il ne formera une majorité de gouvernement. Ses passions peuvent faire de lui un leader excellent, et sont assez fortes pour exercer une ; attraction puissante sur toutes les passions voisines, pour les grouper et les mener au combat ; mais, il a plus d’une fois pu le reconnaître, cette force l’abandonne lorsqu’il est appelé au pouvoir. Lord John Russell est condamné à ne jamais être fort que par ses défaites et à périr par ses triomphes. Plus tard, il aura peut-être sujet de se repentir de ses dernières imprudences, lorsque ses alliés d’aujourd’hui viendront lui rappeler ses promesses ; il s’est inféodé maintenant aux radicaux ; au lieu des avances raisonnables qu’il leur avait faites naguère, il leur a donné des promesses formelles. Les tiendra-t-il et voudra-t-il les tenir ? S’il les tient, il achèvera de tuer son parti déjà si faible ; s’il ne les tient pas, il est menacé de s’entendre appeler des noms les plus durs jusqu’au dernier jour de sa carrière politique.

Le cabinet tory du reste a beaucoup modéré son ardeur, et il a abdiqué beaucoup de ses prétentions. Il a pu voir que, si l’Angleterre n’approuvait pas l’opposition qui lui était faite, elle n’approuverait pas davantage une politique qui tendrait à revenir sur les dernières mesures de sir Robert Peel. Il a tâté le pouls du pays, et il a pu se convaincre de son invincible attachement à la politique commerciale des dernières années. Aussi, après avoir annoncé qu’il frapperait simplement d’un droit fixe les céréales, a-t-il renoncé à cette idée, déjà très modérée par rapport aux anciennes prétentions des protectionistes ; il a déclaré qu’il se bornerait, sans rien changer à la politique commerciale actuelle, à porter toute son attention sur l’état de l’agriculture. Puisse-t-il trouver le moyen d’unir ces deux grands intérêts rivaux !

Si la vie parlementaire est en suspens quelque part, ce n’est point à coup sûr à Turin. Il y a quelques jours seulement, une session finissait après une discussion des plus graves sur la plus difficile des questions qui s’agitent dans un pays libre, celle de la presse ; elle se terminait par le vote d’une loi d’intérêt pratique qui crée des communications de télégraphie électrique avec l’Autriche par Novarre, en attendant que ces mêmes communications s’établissent avec la France, dont le gouvernement vient en ce moment même, pour sa part, de décréter une pareille ligne de correspondance jusqu’à la frontière sarde. À peine cette session législative était-elle close, qu’une autre s’ouvrait. La session de 1852 était inaugurée le 4 mars par le roi Victor-Emmanuel. Deux choses seulement sont à remarquer dans le discours très constitutionnel du roi de Sardaigne, — l’assurance des rapports réguliers et bienveillans qui continuent à exister entre le Piémont et les autres pays, et l’indication de quelques lois civiles d’un ordre supérieur et délicat, qui paraissent devoir être prochainement présentées aux chambres. Voici donc le parlement piémontais, à quelques jours d’intervalle, continuant ses travaux et exerçant son action dans la politique du pays.

Mais ceci n’est que le côté officiel, extérieur d’une situation qui n’est point sans avoir ses difficultés, ses crises latentes. Le Piémont a vu se produire dans ces récentes semaines divers incidens d’une gravité suffisante. Le premier, c’est l’espèce d’échauffourée qui a éclaté dans l’île de Sardaigne. L’état de siége a été proclamé par le général Durando. Une instruction se poursuit sur les causes et les circonstances de cette agitation, qui s’est manifestée sous le plus futile des prétextes, pour une question de masques et de carnaval. La réalité est plus sérieuse que le prétexte. Le royaume piémontais, comme on sait, se compose d’une partie de terre ferme et de l’île de Sardaigne. Nous ne voulons point dire que cette dernière soit une Irlande pour le Piémont ; mais enfin il y a là cette difficulté permanente de situation qui naît de l’adhérence politique de deux portions d’un même pays long temps soumises à des régimes très différens, à des conditions de civilisation fort inégales ; il y a ce qu’on nomme au-delà des Alpes une question de Sardaigne. Jusqu’aux dernières révolutions, l’île de Sardaigne avait conservé son organisation, son existence propre. Constitution féodale de la propriété, dîmes, privilèges communaux, servitudes, immunités locales, tout cet ensemble social survivait ; joignez à ceci les habitudes invétérées de vagabondage, l’absence d’industrie suffisante, l’ignorance, l’anarchie intérieure propre à une population grossie souvent d’élémens impurs. C’est là, par exemple, que se réfugiaient traditionnellement les bandits corses traqués de trop près. Ce n’est que depuis 1848 que l’assimilation politique et administrative de l’île au reste du royaume a été prononcée. L’île envoie aujourd’hui ses députés à la chambre de Turin ; elle a une administration civile plus régulière, semblable à celle de la terre ferme ; la justice y est plus sûre. Ce sont là les bénéfices de l’assimilation, très supérieurs assurément aux charges qui en résultent ; mais ces charges sont justement de celles que les passions locales ressentent le plus vivement. Tel est l’établissement des impôts communs, tel est l’assujettissement à la conscription militaire, dont les Sardes étaient à peu près exempts. Le droit de représentation parlementaire, le droit de pétition, pas plus que celui de publier des journaux, n’ont le pouvoir de déraciner subitement les habitudes, de transformer la vie morale d’une population, de développer l’industrie et le travail privés. L’état reste encore, dans une proportion énorme, propriétaire du soi. On voit ce que les excitations peuvent sur des élémens de ce genre. Les troubles récens ne sont qu’un symptôme de cette situation intérieurement anarchique que la régularité extérieure de la vie constitutionnelle n’a fait que rendre plus sensible. Quelles sont les instigateurs des désordres qui viennent d’avoir lieu ? L’instruction judiciaire le dira plus amplement sans doute. Toujours est-il qu’au point de vue politique le parti révolutionnaire n’y paraît point étranger, et c’est un motif de plus pour que cette affaire préoccupe à juste titre le gouvernement, le parlement et la presse de Turin.

Au fond, la question de l’état de l’île de Sardaigne est maintenant une question propre à tous les cabinets qui se succéderont en Piémont ; c’est une question de temps. Il s’est élevé récemment un autre incident dont la portée politique ne saurait échapper. C’est au parlement que s’est produit cet incident qui met en jeu une question grave d’intérêt public, et décèle un travail secret des partis d’où peuvent sortir des combinaisons inattendues. Un projet de loi avait été soumis aux chambres, demandant un crédit de 3 millions pour la fortification de Casale. L’existence même du cabinet se trouvait presque engagée sur cette proposition. Le projet n’a passé qu’à deux voix de majorité. De là un mouvement de susceptibilité assez explicable chez le ministre de la guerre, le général La Marmora, qui a immédiatement offert sa démission. La retraite du général La Marmora allait infailliblement entraîner une dissolution totale ou partielle du cabinet, et à la suite des complications dont on ne pouvait mesurer l’étendue. Le ministre de la guerre piémontais l’a senti sans doute, et c’est là ce qui l’a engagé à retirer sa démission sur les instances de ses collègues, d’autant plus que l’opinion de ceux-ci, de M. d’Azeglio surtout, ne différait en rien de la sienne sur l’état militaire du Piémont. C’est là, en effet, la question d’intérêt public dont nous parlions, et qui se trouvait engagée dans l’affaire des fortifications de Casale. L’état militaire du Piémont absorbe une somme considérable sur son budget. D’un autre côté, il règne dans les chambres piémontaises une préoccupation assez vive de la situation financière du pays et de la nécessité de réaliser des économies. C’est sur l’armée que pourraient surtout porter les économies ; l’armée cependant est nécessaire au Piémont, non-seulement en vue des questions extérieures qui peuvent surgir, mais encore pour sa défense intérieure contre les factions révolutionnaires ; elle est, pour tout dire, le bouclier de l’ordre public. Il ne s’est néanmoins trouvé dans la chambre des députés qu’une majorité de deux voix pour trancher cette question. On ne sait encore quel sera le vote du sénat. Ce résultat ne s’explique que par les évolutions qui se sont accomplies dans les partis depuis quelque temps. Déjà, à la fin de la session dernière, on avait pu remarquer la tendance d’une fraction de la droite à se séparer du ministère ; ce qu’on nomme le centre gauche, au contraire, tendait à se rapprocher du cabinet ; ce rapprochement a pris un caractère plus manifeste par la nomination de M. Ratazzi, l’un des chefs de ce parti, à la vice-présidence de la chambre. De ce déplacement de forces résultent les difficultés que semble rencontrer le ministère piémontais entre l’opposition dangereuse d’anciens amis, d’alliés naturels, et l’appui insuffisant d’amis nouveaux et fortuits. Le cabinet de Turin a rendu un éminent service à son pays, dans des circonstances récentes, en prévenant par sa sagesse des complications extérieures possibles, éventuelles, bien que peu probables ; c’est à l’intérieur maintenant qu’est le danger, et que la prudence est nécessaire. Très probablement les plus graves discussions auront lieu à l’occasion de quelques lois annoncées par le gouvernement, et qui réveillent à quelques égards ce qu’on a nommé la question religieuse. Ce que le cabinet de Turin ne saurait oublier, c’est que l’opportunité est la condition la plus essentielle pour des lois de ce genre. C’est toujours un malheur quand l’esprit révolutionnaire s’y mêle et en attend un triomphe. Il y a là une solidarité, quelque involontaire qu’elle soit, qu’il appartient au ministère si hautement modéré de M. d’Azeglio de répudier dans l’intérêt de sa propre conservation, dans l’intérêt du gouvernement constitutionnel à Turin, de même que dans l’intérêt des lois appelées à régler de si hautes et si graves questions.

En Suisse, les difficultés diplomatiques que la situation des réfugiés français a récemment soulevées touchent définitivement à leur terme. Le langage des deux gouvernemens, la demande de la France et la réponse de la Suisse portaient un caractère de vivacité dans lequel l’opinion, prompte à s’inquiéter, avait pu voir d’abord le germe d’un conflit international. M. de Fénelon réclamait du gouvernement fédéral l’engagement formel d’accorder l’expulsion de tous les réfugiés que la légation de France se croirait en droit de désigner, à quelque catégorie qu’ils appartinssent. Le conseil fédéral répliqua que, s’il ne refusait pas d’obtempérer à la demande qui lui était faite, il violerait de la manière la plus grave la constitution, et manquerait à tous ses devoirs envers le pays. Tout en revendiquant le principe de l’hospitalité, le gouvernement helvétique s’est néanmoins empressé de reconnaître qu’il ne pouvait pas en protéger l’abus. Dans une seconde note, la France parait s’être attachée à atténuer ce que la forme de la première avait de trop impérieux. On ne doute point qu’à ces dispositions, plus conciliantes la Suisse ne réponde par des concessions qui, sans lui imposer un sacrifice de dignité, seront de nature à rassurer le gouvernement français sur la situation des réfugiés. Le conseil fédéral fait intervenir à Genève même l’autorité de ses avis pour écarter les obstacles que le mauvais vouloir du gouvernement local pourrait apporter à la solution de ce différend. D’autre part, l’esprit de conciliation que le chargé d’affaires de Suisse à Paris, le colonel Barman, a apporté dans ces négociations n’aura pas peu contribué à l’heureux résultat auquel elles vont aboutir.

La question des Israélites n’a jamais eu la gravité que celle des réfugiés semblait devoir prendre. Évidemment, la Suisse comprend elle-même l’espèce de contradiction introduite dans sa constitution politique, qui, très libérale sur tous les points, exclut cependant les Juifs du territoire fédéral. Le gouvernement helvétique produit, pour justifier cette rigueur de la loi publique, deux argumens, l’un de fait, l’autre de principe. L’argument de fait est emprunté aux sentimens mêmes, à l’hostilité invétérée des populations françaises de l’Alsace contre les Juifs de ce pays, qui semblent en effet avoir quelquefois fourni des prétextes aux violences regrettables dont ils ont été l’objet. Pourquoi voulez-vous, dit la Suisse, que nous donnions asile à des individus pour lesquels vous êtes vous-mêmes si peu hospitaliers ? L’Alsace cherche à se prémunir contre l’accroissement de la population juive ; pourquoi voulez-vous que nous ne conservions pas nous-mêmes une juste défiance envers une classe d’hommes que vos paysans repoussent de leur sein ? — Quant au principe, le gouvernement helvétique invoque une note diplomatique du 7 août 1826, par laquelle M. de Rayneval, alors ambassadeur de France en Suisse, voulant, dit-il, écarter pour l’avenir tout sujet de malentendu et d’incertitudes, reconnaît que, « dans ceux des cantons où le domicile et tout nouvel établissement seraient interdits par les lois aux individus de la religion de Moïse, les sujets du roi qui professent cette religion ne sauraient réclamer une exception à la règle générale. » Nous ne doutons pas que la question ne doive se résoudre tôt ou tard dans le sens le plus libéral et le plus humain ; nous aimons d’ailleurs à constater que les cantons ne se prévalent point tous du droit qui leur est accordé par la constitution fédérale et qu’ils croient trouver également dans les traités. Si Bâle-Campagne a refusé l’établissement à sept ou huit Israélites, Bâle-Ville en compte une centaine dans ses murs, et Genève se dispose même, assure-t-on, à concéder gratuitement le terrain nécessaire à la construction d’une synagogue.

L’affaire de la Plata vient de se dénouer brusquement, ou plutôt d’entrer dans une phase nouvelle, par la fuite de Rosas, qui s’est vu contraint de s’embarquer précipitamment sur un navire anglais pour échapper aux armes d’Urquiza. On se rappelle peut-être quelle était la situation des armées belligérantes dans ce pays. Urquiza, appuyé par l’intervention du Brésil, avait pris Montevideo et fait capituler le général Oribe. De là, à la tête d’une armée dans laquelle était un corps brésilien, il avait passé le Parana, et, après avoir rattaché à sa cause la province de Santa-Fé, il s’était immédiatement dirigé sur Buenos-Ayres. Rosas, de son côté, avait établi son armée à Santos-Lugares. C’est aux environs de ce point que la bataille s’est engagée entre les deux armées, bataille où les troupes du dictateur argentin ont essuyé la plus complète défaite. Le résultat a été l’entrée d’Urquiza à Buenos-Ayres, après une capitulation du général Mancilla et la fuite obscure et sans gloire du dictateur, comme nous le disions. Ainsi finit un homme qui a exercé pendant vingt ans l’empire le plus absolu sur son pays, qui était parvenu à étendre sa renommée dans toutes les portions de l’Amérique du Sud, et qui a tenu en échec les plus grands gouvernemens de l’Europe. On n’arrive point évidemment à ces résultats lorsqu’on n’est qu’un homme vulgaire. Le malheur ou plutôt l’erreur du général Rosas, c’est, lorsqu’il était investi du pouvoir le plus absolu, de ne s’être point servi de ce pouvoir pour développer les germes inouis de prospérité qui abondent dans ce pays. Toute sa force, il l’a employée à vivre, à se soutenir, à lutter, et, pour peu qu’on suppose un pays où les passions sont brûlantes, il est facile de s’expliquer les scènes sanglantes qui ont pu résulter parfois d’une telle lutte. L’intervention du Brésil est, sans aucun doute, une des causes les plus directes de la chute du dictateur argentin, et on est porté en France à se demander comment les gouvernemens européens ont échoué là où le Brésil a réussi. Cela est assez simple : c’est que malheureusement cette question de la Plata, qui a duré quinze ans, s’est trouvée constamment mêlée de toute sorte d’élémens étrangers à la question même. L’ancien gouvernement français en avait fait un problème insoluble qui consistait à vouloir faire la guerre à Rosas sans prendre les moyens nécessaires pour mener à bout cette guerre. La paix, la paix décidée, ferme, avec ces pays et avec le dictateur de Buenos-Ayres lui-même, était une politique, nous le croyons ; ce qui n’en était point une, c’était un système permanent d’hostilités, de querelles, de négociations, sans ressources suffisantes offertes à nos négociateurs pour faire prévaloir l’intérêt de la France, si on le croyait engagé dans une lutte avec Rosas. C’était la pensée de M. l’amiral Baudin, en 1840, lorsqu’au moment de partir pour la Plata, il se démettait du commandement de l’expédition, parce qu’on lui refusait tout moyen sérieux et effectif d’action. Le succès du Brésil aujourd’hui est d’autant moins fait pour surprendre d’ailleurs, que dix ans de plus se sont passés, dix ans pendant lesquels la lassitude a fini par gagner les populations argentines et Rosas lui-même peut-être. La trahison n’était point affichée autour du dictateur, mais elle s’amassait lentement et n’attendait qu’un moment pour éclater. Son pouvoir s’est affaissé et a disparu au premier choc d’une force organisée.

Maintenant, il s’en faut bien que tout soit résolu sur les bords de la Plata. Ici, au contraire, commencent les questions les plus difficiles, et la première de toutes, c’est celle de l’organisation même de la République Argentine. On attribue au général Urquiza l’intention de réunir un congrès qui décidera toutes les questions politiques. Le danger qu’ont à éviter les hommes qui succèdent au général Rosas, c’est de recommencer les fautes du parti unitaire d’autrefois. L’expérience a pu les éclairer et leur montrer que les imitations de l’Europe ne répondent dans ce pays à rien de réel. C’est sur le développement de la richesse, de l’éducation, de tous les intérêts en un mot, que leur attention peut le plus utilement se porter. Quant à la France, qui se trouvait encore engagée dans des négociations sans fin avec l’ancien dictateur, elle est aujourd’hui délivrée d’une question qui a pesé d’un poids fatal sur son budget, et même, à quelques égards, sur sa bonne renommée dans ce pays. Nous ne nous faisons point illusion sur les avantages merveilleux qu’on se promet dès aujourd’hui de la liberté de navigation fluviale dont le Brésil s’est fait le promoteur ; mais il reste toujours sur les bords de la Plata un mouvement de commerce considérable, des populations françaises nombreuses, des industries qui vont chaque jour croissant, et c’est là surtout, dès ce moment, ce qui doit appeler la sollicitude et la protection des gouvernemens.

CH. DE MAZADE.


V. de Mars.