Chronique de la quinzaine - 29 février 1852

Chronique n° 477
29 février 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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29 février 1852.

Au milieu des transformations qui s’accomplissent dans la législation politique de la France, il en est une, — celle qui concerne la presse, — qui doit avoir pour nous naturellement un intérêt particulier. Ce n’est point un intérêt vulgaire. Par quel signe se caractérisent le plus essentiellement les régimes politiques modernes, si ce n’est par la place qu’ils font dans la société à la tribune et à la presse, ou, en d’autres termes, sous une double forme, à la puissance de la parole humaine et de la discussion ? Ce que la tribune est appelée à devenir aujourd’hui, la constitution l’a dit ; elle a tracé sa limite à la discussion législative, et la plus grande transformation qu’elle pût lui imposer à coup sûr, c’était de l’enfermer dans l’enceinte même où elle se produit, non à huis-clos il est vrai, mais sans retentissement au dehors. Ce que la presse doit être sous l’empire des institutions nouvelles, le décret du 17 février vient de le révéler. À vrai dire, il n’est guère possible d’innover beaucoup en matière semblable. Depuis les premiers règlemens de la révolution française jusqu’à la loi du 16 juillet 1850, n’avons-nous pas à notre usage la plus étrange variété de dispositions législatives, administratives, sans compter les autres moyens ? Le sens des événemens politiques détermine la nature des régimes sous lesquels la presse a successivement à vivre. Quels sont les points les plus essentiels de la législation nouvelle au milieu de l’ensemble de ses dispositions ? Le premier consiste à transférer aux tribunaux ordinaires le jugement de tous les délits de la presse ; le second, — de beaucoup le plus grave, celui qui caractérise véritablement la loi, — c’est le droit d’autorisation préalable que conserve le gouvernement à l’égard de toute publication périodique et la faculté de suppression administrative. Il n’est point difficile de lire dans : cette législation l’intention bien arrêtée de ramener la presse au sentiment rigoureux de sa responsabilité. Quant à nous, ce n’est point la sévérité des lois en elle-même qui nous pèse. L’illimité n’est ni dans notre foi ni dans notre goût. Il n’y a d’illimité que la sottise humaine, qui, aussitôt lâchée, imagine de si belles choses pour nous valoir ensuite de plus étroites contraintes. Si quelque chose peut nous surprendre, ce n’est donc point qu’une loi sur la presse pose des restrictions et des limites : c’est là justement ce que nous demanderions volontiers aux lois dans leur sévérité même, — de poser des limites et des règles, de préciser les cas de responsabilité. Toute autre sévérité, dans ce qu’elle aurait d’inconnu, ne risquerait-elle point d’être périlleuse aussi bien pour ceux qui auraient à l’exercer que pour ceux qui auraient à en subir les incertitudes ? C’est à la pratique d’atténuer ce côté périlleux de la législation nouvelle, en se pliant d’elle-même aux latitudes nécessaires de toute manifestation légitime de la pensée.

Aussi bien, à travers la multitude de reviremens politiques de notre temps, quelle étrange fortune que celle de la presse ! Voici quelque vingt années qu’une révolution s’accomplissait en France en grande partie pour elle et par elle. Le vent soufflait dans ses voiles, la popularité l’environnait ; c’était l’instrument souverain de la civilisation, le quatrième pouvoir, le plus redouté peut-être et parfois le plus envié. Une révolution soudaine éclate, à laquelle elle n’est point sans avoir contribué, et il se trouve que cette explosion nouvelle est pour la presse le commencement d’épreuves inattendues. Chaque événement lui apporte une entrave de plus. La presse expie ses excès sans doute ; est-elle cependant la seule coupable ? Que d’hommes fort libéraux il y a quinze ans, qui eussent signé des comptes-rendus, et qui ne demandent pas mieux que de se venger sur elle de leur libéralisme passé ! Que d’honnêtes gens qui souscrivaient béatement aux journaux fouriéristes, et pour qui la presse est un vivant reproche de leur naïve sottise ! Et ceux dont elle a fait la réputation et qui n’ont plus besoin d’elle ! Et les cliens oisifs des romans humanitaires, qui ne peuvent lui pardonner leur effroi des personnages qu’ils ont aidé à mettre au monde ! Et ceux qui, par amour du repos, ont peur de penser ! La popularité dont jouissait la presse autrefois, on ne saurait en disconvenir, n’est égalée que par son impopularité depuis quelques années, tant chacun se hâte de se décharger sur elle de ses propres corruptions et d’y voir l’unique source de tout mal. Il faudrait pourtant s’arrêter à un point plus vrai : c’est que la presse en elle-même n’est ni essentiellement bonne ni essentiellement mauvaise ; elle est en réalité ce que les hommes la font, écrivains ou public, — ce que la société la fait. Elle participe du caractère général du temps et du pays, et au fond elle ne mérite d’être placée ni si haut ni si bas que nous la plaçons tour à tour dans nos entraînemens ou nos déceptions. La vérité est que, ramenée à son essence et à son but, elle est un instrument naturel, nécessaire de recherche et d’information, qu’il est sans doute dans le droit des pouvoirs publics de contenir, mais qui a sa force aujourd’hui dans les usages, dans les mœurs et dans ce besoin universel d’une culture ordinaire qui semble le trait dominant de notre temps. C’est dans ces conditions qu’il faut envisager la presse, et c’est dans ces conditions qu’elle peut être l’auxiliaire efficace des investigations et des solutions que les gouvernemens eux-mêmes poursuivent dans les divers ordres d’intérêts publics.

Parmi ces solutions à étudier et à poursuivre, et qui touchent aussi peu que possible aux polémiques politiques ordinaires, il en est assurément d’une importance sérieuse. L’une d’elles vient d’être abordée par le gouvernement ; ce n’est rien moins que la transformation du régime pénitentiaire. On sait à quel point cette grave question a préoccupé les esprits les plus réfléchis, et combien d’études ont été faites pendant long-temps pour arriver à un résultat qui réunît tout à la fois des conditions de travail, de moralisation pour les condamnés, sans rien enlever à l’efficacité de la justice humaine. C’est à vrai dire le fruit de ces études approfondies qui vient d’être traduit en un décret, lequel a pour but de créer à Cayenne une colonie pénitentiaire, formée avec les hôtes de Rochefort et de Brest. Déjà même les condamnés de Rochefort paraissent avoir été extraits de leur bagne et embarqués. Nous ne savons si la nouvelle colonie est matériellement en mesure de recevoir si promptement cette dangereuse bande. Nous ignorons, d’un autre côté, si le travail sera assez puissant pour faire luire quelque éclair moral dans ces ames dégradées. C’est l’expérience que nous allons tenter après l’Angleterre. Toujours est-il qu’il reste un double intérêt dans la réalisation de cette pensée : c’est la suppression de cette lèpre des bagnes, où les natures déjà perverties atteignent à des prodiges d’ignominie, et où les natures à demi flétries par le crime achèvent de se pervertir ; en outre, c’est une tentative de colonisation sur le territoire infructueux d’une de nos possessions américaines. — Nous pourrions ajouter à cette mesure quelques autres actes d’un genre différent, tels que diverses concessions de chemins de fer. La compagnie du Nord est autorisée à ouvrir quatre lignes nouvelles, s’embranchant par divers points au réseau qui couvre déjà ces départemens, et dirigées, — l’une de La Fère à Reims, l’autre de Saint-Quentin vers la frontière belge par Maubeuge, une troisième sur le port de Saint-Valery, la quatrième enfin du Cateau à Somain, destinée à relier les ports de la Manche avec le nord-est de la France. Il serait aussi question, assure-t-on, de concessions prochaines de lignes de fer dans le midi, notamment entre Toulouse et Bordeaux, ce qui, joint aux œuvres déjà commencées, ne laisse point que de faire un total considérable. Dans ce grand nombre de travaux, si utiles d’ailleurs à l’industrie et au commerce, et qui viennent solliciter l’activité matérielle du pays, n’est-il pas seulement à souhaiter qu’on ne s’écarte point d’une double pensée - celle de l’achèvement de nos grandes voies de communication, et aussi la prévoyance des difficultés financières qui peuvent naître de cette multitude d’entreprises simultanément poursuivies ? On sait de quel poids pèsent souvent ces difficultés dans les situations politiques.

Si la France a subi de profonds changemens dans son régime intérieur, il y a des contre-coups qui peuvent paraître inévitables dans son action extérieure, dans ses rapports internationaux. Des événemens comme ceux qui ont signalé ces derniers temps ne se produisent pas sans avoir leur retentissement et leurs conséquences au dehors. Il y a long-temps qu’on a dit que, quand la France se remuait, le monde était en mouvement. Que ce soit pour suivre l’impulsion ou pour y résister, peu importe : il y a toujours une multitude de questions qui se déplacent et changent soudainement d’aspect. Le contre-coup de ces mouvemens se fait surtout sentir naturellement dans des pays qui, comme la Belgique, tiennent à la France par des liens indissolubles, par mille intérêts politiques, industriels, commerciaux. Nous ne nous dissimulons en rien ce qu’il y a de grave, de difficile, de délicat dans la situation politique de la Belgique vis-à-vis de la France. C’est pour nous un motif de plu s de croire à l’efficacité de la sagesse, de la prudence, du tact, de l’habileté de conduite, comme aussi à l’utilité de ne point obscurcir de surexcitations factices, de subites paniques, de rumeurs de toute sorte, les rapports naturels et justes des deux pays. Il y a une page honorable dans l’histoire contemporaine du peuple belge : c’est son rôle simple et droit de neutralité et de préservation au lendemain de février 1848 ; s’il a pu traverser ainsi cette désastreuse année, nous nous permettrons seulement d’ajouter que la masse de l’opinion publique de France, par ses réprobations de ridicules échauffourées comme celle de Risquons-Tout, ne laisse point de lui avoir été un efficace auxiliaire dans son œuvre de défense personnelle. Ce qui est un danger, c’est que le souvenir de cet honorable instant de leur vie politique ne monte à la tête de nos voisins. D’une action simplement neutre et distincte de celle de la France, dans un moment de confusion révolutionnaire, à l’idée d’une indépendance complète, absolue, de toute légitime influence française, on croit qu’il n’y a qu’un pas. De cette indépendance à la recherche affectée d’alliances fort différentes et d’autant plus onéreuses qu’elles seraient poursuivies sous l’empire d’un sentiment un peu trop de circonstance, il y a moins loin encore. Tout ceci pour nous dire : Nous pouvons vivre auprès de vous, sans vous et au besoin contre vous. On peut aller loin dans cette voie, sans y songer. Nous ne pensons pas en effet nous éloigner beaucoup de la vérité en disant qu’il règne en ce moment en Belgique un certain échauffement d’idées à l’endroit de la France. Qu’il fût facile, sans sortir du pays même, de trouver d’autres tendances infiniment moins défavorables à l’influence française, cela n’est point douteux. Il n’est pas moins vrai pourtant qu’il parait être assez de mise en certaines régions d’ériger en sentiment national une certaine répulsion toujours facile à exciter contre la France, de marquer son indépendance par des jugemens peu sympathiques pour notre pays même et de se guinder assez dans la jouissance de ce régime libéral et modéré que 1848 nous a ravi dans un jour d’orage. Peut-être serait-il plus sage pour un pays comme la Belgique de jouir tranquillement de ses institutions, d’en goûter les douceurs et les fruits le moins bruyamment possible, et de laisser une nation comme la France à ses souvenirs, au sentiment de sa situation et au soin de traverser des difficultés qui ne sont point, à tout prendre, les premières d’où elle se soit tirée à son honneur. Il ne faudrait pas surtout intervertir les rôles, car enfin, quelles que soient nos vicissitudes, si la Belgique se sent libre et en possession d’une nationalité dont nous souhaitons, quant à nous, le maintien et le développement, la France y est apparemment pour quelque chose ; et si elle a une langue pour écrire ce qu’elle ressent, à qui la doit-elle ? La Belgique, jusqu’ici, en a assez usé à son avantage, il nous semble, pour le savoir.

Ces jours derniers encore, il paraissait à Bruxelles un petit livre assez curieux vraiment où, sous la simple apparence d’un récit de voyage, revivent quelques-uns de ces sentimens d’antipathie contre la France dont nous parlons : c’est Londres au point de vue belge. Ces pages ne manquent point de verve, d’esprit et d’originalité. Si ce n’était qu’une spirituelle mauvaise humeur contre les importations journalières de tout ce qui se fait ou se dit en France, si ce n’était que le légitime orgueil d’une nationalité cherchant à se faire jour, ou un mouvement naturel de fierté en voyant au palais de cristal le nom de Belgium à côté d’Austria et d’America, selon le langage de l’auteur, il n’y aurait rien à dire. Si ce récit avait simplement pour but de nous montrer le peuple anglais comme un grand peuple, qui s’en étonnerait ? Mais c’est bien autre chose, en vérité. C’est l’indication de toute une politique nouvelle, sous la forme d’un plaidoyer en règle contre la France, en faveur de l’Angleterre, au point de vue belge. Que peut faire la Belgique de ses accointances avec la France, ce foyer d’anarchie et de despotisme, cette comète errante dans le ciel politique de l’Europe, ce pays de la centralisation et du feuilleton, des passeports et des gendarmes, des parades militaires et des citadelles gardées par de triples rangs de sentinelles ? Il y en a ainsi fort long sur notre pauvre pays et dans notre propre langue. Quant à l’Angleterre, c’est bien différent ; c’est le sol libre par excellence, c’est la terre où la presse dit toujours vrai, où M. Kossuth peut aller exercer ses prodiges, où on peut aller et venir sans passeport, où c’est à peine si on peut trouver un soldat dans Londres en cherchant bien, et où Wolwich n’est gardé que par un mur de jardin. Nous réservons, bien entendu, les grands côtés de cet éminent pays. Conclusion : la Belgique doit se faire la petite Angleterre du continent, et doit se hâter de se placer sous la généreuse tutelle anglaise ; elle doit se modeler sur sa puissante protectrice, lui emprunter ses idées, ses mœurs, sa politique, sa langue même, et jusqu’à cette magnanimité qui fait de son sol libre un inviolable asile. C’est probablement pour rentrer dans ce rôle qu’on vient en ce moment d’exclure de l’armée belge un certain nombre d’officiers polonais, qui y servaient honorablement depuis vingt ans, à cette fin unique de ne point désobliger sa majesté l’empereur de Russie, très haut et très sincère protecteur des institutions libres, comme on sait, — à moins que d’autre part on n’ait pensé qu’abondance de bien et de protection ne nuit pas. On pourrait comprendre à la rigueur que l’auteur de Londres au point de vue belge nous parlât encore de la bataille de Waterloo, gagnée par l’armée anglaise de compagnie avec les Belges : c’est de tradition, quoiqu’un peu usé. On peut concevoir qu’il célèbre le désintéressement du protectorat anglais ; cela dénote une ténacité de conviction peu commune après les procédés éclatans et sommaires de protection exercés par lord Palmerston envers la Grèce. Il ne faudrait point cependant outrepasser la mesure. Après tout, si la nationalité belge rencontre dans son développement des difficultés naturelles qu’elle ne peut vaincre qu’avec beaucoup de modération et d’habileté ; si la Belgique, en un mot, n’est qu’un composé d’un morceau de France et d’un morceau des Pays-Bas, qu’y pouvons-nous ? Et quand l’auteur parviendrait, comme il le propose, à inoculer à bon nombre de ses compatriotes, en guise d’antidote contre la France, la langue et les mœurs anglaises, en quoi cela aplanirait-il ces difficultés ? On serait Anglais, Français et Flamand en Belgique, voilà tout. Où serait le signe plus caractéristique de cette nationalité que nous désirons, pour notre part, voir s’affermir dans des conditions plus en rapport avec la nature des choses, c’est-à-dire moins puérilement hostiles pour notre pays ? Que si le publiciste bruxellois tient absolument à nous convaincre que la France a été ce qu’il appelle une mauvaise connaissance pour la Belgique, on ne saurait guère objecter qu’une chose : c’est qu’en effet sans cette mauvaise connaissance une sérieuse difficulté, la mère de toutes, eût été épargnée à la Belgique, — celle de vivre, — comme aussi très probablement, sans cette mauvaise connaissance, l’auteur de Londres au point de vue belge n’aurait point aujourd’hui l’avantage de proposer à son pays l’heureuse et très nationale destinée d’un second Portugal.

Nous n’avons point l’intention, on le comprend, d’envelopper la masse du peuple belge et moins encore son gouvernement dans la solidarité de telles antipathies contre la France. Nous savons plus de sagesse à la Belgique et surtout à son roi, qui en a donné d’éclatans exemples dans sa longue carrière. Ce sont seulement des tendances et des symptômes que nous notons dans une situation où le mieux serait de ne se point écarter du côté vrai et pratique des choses. Les situations difficiles ne se dénouent point avec des chimères pas plus qu’avec les conseils précipités de trop faciles et trop vives alarmes ; elles se dénouent avec du sang-froid, de la prudence, et par une juste appréciation des intérêts d’un pays. Il y a un axiome qui ne nous a pas toujours paru d’une parfaite exactitude : Si vis pacem, para bellum. Peut-être serait-il plus simplement vrai de dire que, quand on veut la paix, c’est la paix qu’on doit préparer, de même qu’il ne faudrait point affecter de placer la France dans un camp, la Belgique dans l’autre. Le meilleur moyen souvent d’éveiller l’idée d’entreprises qui n’auraient point eu de chances raisonnables, c’est de trop paraître avoir à se défendre, de se trop hâter de s’appuyer à plus fort que soi. Par cette voie sans doute, quand on est en pays neutre, les grands conflits peuvent naître. Les luttes sanglantes s’engagent au détriment de toutes les œuvres de la civilisation ; mais, après tout, qui court le plus de risques ? Et la Belgique ne sait-elle pas comment finissent par s’apaiser parfois entre grands états les querelles engagées sur les petits champs de bataille ?

Le gouvernement belge, nous n’en doutons pas, a assez de prévoyance pour peser toutes les considérations qui se rattachent à sa situation politique. S’il lui fallait un exemple, il en est un qui s’offre presque naturellement : c’est celui d’un petit pays qui touche une autre de nos frontières, et qui avait bien, lui aussi, à conjurer quelques-unes des difficultés contemporaines, — le Piémont. On ne saurait trop reconnaître le calme et le bon esprit de ce pays, le dernier venu parmi les états constitutionnels. Le mérite du cabinet de Turin, c’est d’avoir saisi la conduite à tenir dans les circonstances critiques où il se trouvait placé, et cette conduite, il a prétendu justement l’imposer à tous, à la presse en première ligne. La question de la presse, en effet, vient d’y être vidée par une majorité considérable dans le sens des propositions ministérielles. Les modifications dont la commission parlementaire avait pris l’initiative ont été écartées, et le projet du gouvernement est seul resté debout. Comme on le sait, ce projet transfère aux tribunaux ordinaires le jugement des délits d’injure commis par la presse contre les chefs des gouvernemens étrangers. La discussion d’une question de ce genre devait avoir nécessairement pour effet de mettre en présence les divers partis, les diverses opinions et les principaux représentans de ces opinions, depuis le président du conseil, M. d’Azeglio, jusqu’à M. Brofferio, depuis M. le comte Balbo jusqu’à M. Ratazzi, depuis M. Boncompagni jusqu’à M. Tecchio. Ce qu’il faut remarquer dans cette discussion, c’est un sentiment universel de modération, un besoin unanimement senti de rechercher le moins possible l’éclat inutile, l’éclat qui n’est qu’un danger pour le pays sans rien ajouter à sa grandeur, et moins encore à sa sécurité. M. d’Azeglio, qui, quoique malade, avait voulu figurer dans le débat et faire sentir l’autorité de sa parole comme de sa situation, le disait spirituellement : « Supposez que nous traversions un désert, et qu’un lion soit là endormi près de nous ; notre guide, familier des lieux, nous dit de rester calmes et silencieux ; si quelqu’un de nous prétend avoir le droit de faire du bruit, je crois que nous serons tous d’accord pour lui fermer la bouche et lui dire : Si vous voulez être dévoré, nous ne voulons pas l’être, nous. — Autre cas : supposez que, malgré la prudence et toutes les précautions possibles, le lion se réveille et s’élance sur nous ; alors, si nous sommes des hommes, il faut combattre. » On ne saurait envelopper de plus d’esprit un conseil de sagesse qui sait faire la juste et naturelle part du patriotisme. Le discours de M. d’Azeglio a exercé un effet décisif sur la discussion et sur le vote. Le projet ministériel a fini par obtenir même les suffrages de cette fraction plus avancée du parlement dont M. Ratazzi est l’un des orateurs, ce qui est dû sans doute au vœu exprimé d’un autre côté par MM. Menabrea et Balbo de voir le gouvernement aller plus loin dans ses mesures sur la presse. L’orage parlementaire, qui n’a point éclaté dans la discussion de la loi de la presse, a failli se produire à la suite, au sujet de quelques mots prononcés sur la bataille de Novare, dont le souvenir douloureux pèse sur l’opposition piémontaise. Une enquête a été demandée sur les faits qui ont caractérisé cette triste époque. Mais dans quel but une enquête ! Quel autre résultat en peut-on retirer que de remettre aux prises des passions et des susceptibilités dangereuses ? C’est ce qui a décidé sans doute l’auteur même de la proposition, M. de Revel, à la retirer. Ces divers incidens, comme on le voit, laissent dans une sécurité complète en ce moment le cabinet de Turin. Une modification, il est vrai, dans sa composition, paraît être sur le point de s’accomplir. Le ministre de la justice, M. Deforesta, se retirerait, et serait remplacé par le ministre de l’intérieur, M. Galvagno, auquel succéderait d’un autre côté l’intendant de Turin, M. de Pernati. Rien de politique cependant ne semble déterminer ces changemens, et rien ne fait présager surtout qu’ils doivent être suivis prochainement de modifications plus graves.

En Angleterre, le cabinet de lord John Russell a succombé de la manière la plus inattendue. Quelques jours avant sa chute, tout le monde s’inquiétait de sa mort prochaine ; le jour et l’heure étaient fixés ; d’après un arrangement conclu à l’amiable entre le comte de Derby et lord John Russell, le ministère whig devait succomber dans la séance où seraient discutées les affaires des colonies. Il devait succomber loyalement, se laisser tuer généreusement, et il était convenu qu’il se tiendrait pour bien mort cette fois, qu’il n’userait pas de ces stratagèmes qui lui étaient si familiers, et dont il avait tant usé et abusé dans la précédente session. Enfin ce cabinet, qui était habitué à la résurrection, avait annoncé lui-même le jour de son décès définitif. Lord Palmerston ne s’y est pas fié, à ce qu’il paraît, et lui qui connaît le tempérament vivace de l’administration dont il avait fait partie, a tenu à honneur d’être lui-même son exécuteur.

On ne peut nier la supériorité de la tactique employée à cette occasion par l’ancien ministre des affaires étrangères ; il s’est bien gardé de faire de son renvoi une cause d’opposition. Il s’est effacé personnellement, et il a fait succomber ses anciens collègues sous une question qui intéressait, non plus les personnes gouvernantes, mais l’esprit national lui-même et les intérêts les plus chers de la patrie. Avait-il assez humilié son orgueil ? s’était-il fait assez soumis dans cette séance qu’il aurait pu rendre fameuse, s’il eût voulu défendre sa politique comme il l’avait défendue l’année précédente, alors qu’il prononçait son célèbre civis Romanes sum ? Mais non, lord Palmerston avait refoulé en lui tous ses ressentimens, son langage avait été plein de résignation, sa tenue pleine de réserve ; il ne se séparait point de son parti, et ne passait ni aux radicaux, ni aux tories. Dans les séances suivantes, non-seulement il avait gardé la même attitude, mais il s’était montré plein de bonne volonté pour le ministère, il l’appuyait de ses votes et de sa parole. Il avait soutenu à la première lecture le bill de lord John Russell sur la milice contre ses anciens amis les radicaux, contre M. Cobden et M. Hume ; il avait, au sujet de la motion présentée par lord Naas, relativement à l’affaire du publiciste irlandais Birch Somerville, couvert de sa protection le gouverneur de l’Irlande, lord Clarendon. C’est en défendant son parti, et non en l’attaquant, que lord Palmerston l’a fait succomber. Qu’est-il venu dire dans cette célèbre séance où le cabinet a péri ? Il a dit qu’il appuyait les mesures proposées par le gouvernement, qu’il voterait pour elles, mais qu’elles ne lui semblaient pas assez larges ; en un mot, que les mesures étaient excellentes, mais que, dans son opinion, elles n’étaient pas assez franches ; que le ministère se défiait d’une partie de la nation, l’Irlande, et qu’il avait peur du patriotisme de l’autre partie, l’Angleterre. Voilà le résumé et, mieux que le résumé, le sens et la portée profonde du discours de lord Palmerston. Il a montré ses anciens collègues en défiance du sentiment national, tremblans devant ses exigences patriotiques ; et lorsqu’à la fin de son discours il s’écriait : « Si vous vous méfiez des citoyens anglais, et si vous ne comptez pas sur eux pour défendre le territoire, alors appelez la Russie, faites venir l’Autriche, » il y avait dans ces paroles comme un secret reproche de mystères diplomatiques inconnus au public, comme une justification de sa conduite passée et presque une accusation de trahison portée contre les ministres qui l’avaient expulsé du conseil. Le coup était mortel, quoi qu’indirect, et le ministère n’y a pas survécu. C’est en vain que le ministère est venu exposer toutes les bonnes raisons qu’il avait à donner, c’est en vain que M. Fox Maule a remarqué que, si on étendait le bill à un trop grand nombre de personnes, on armerait des gens qui sont l’écume de l’Angleterre ; c’est en vain que lord John Russell a observé que le caractère local du bill n’était pas une injure pour l’Irlande, puisque le bill n’était pas applicable à l’Écosse, dont il était impossible de suspecter le patriotisme : une majorité de onze voix s’est prononcée pour l’adoption de l’amendement de lord Palmerston, qui effaçait du bill le mot local, et qui en étendait l’application à l’Irlande comme à l’Angleterre. Alors lord John Russell est monté à la tribune pour déclarer qu’il laisserait à tout autre honorable membre du parlement qui voudrait s’en charger le soin de présenter le bill ; mais là encore il a rencontré lord Palmerston, qui est venu lui reprocher sa retraite comme un acte de désertion. « Quoi ! lui a-t-il dit avec la plus amère ironie, lord John Russell voit un prétexte de se retirer des affaires dans l’adoption de mesures que la chambre juge utiles à la sécurité de la nation ! Est-ce bien là le rôle d’un premier ministre ? » Et lord Palmerston a parlé encore et longuement ; il s’est donné le plaisir d’humilier son ennemi déjà vaincu. Cependant autour de lui les ambitions éveillées et inquiètes n’avaient pas le temps, comme lui, de savourer longuement leur vengeance ; on craignait que la déclaration de lord John Russell ne fût encore une de ces feintes retraites auxquelles il avait habitué le parlement. La froide main de sir Benjamin Hall est venue tâter le pouls de ce ministère à l’agonie pour savoir s’il était bien réellement mort : « Au moins, a-t-il dit à lord John Russell, nous avons la promesse solennelle que nous ne vous reverrons plus ! »

Telle a été l’oraison funèbre prononcée à la chambre des communes sur l’administration qui a dirigé l’Angleterre durant les six dernières années. Les humiliations ne lui ont certes pas été épargnées ; les reproches, les échecs, lui ont été prodigués. Cependant le cabinet de lord John Russell avait cet avantage, de ne s’attirer que des railleries et des querelles ; tous les partis s’en moquaient, aucun au fond ne le haïssait. Puissent les cabinets qui vont fonctionner ne pas s’attirer des haines en place d’inoffensives railleries, et puissent les commotions politiques ne pas remplacer avec lord Stanley les simples crises ministérielles qui ont caractérisé l’administration de lord John Russell !

L’attitude prise par lord Palmerston et le rôle qu’il se prépare se manifestent parfaitement dans cette séance, et ne sont pas moins importans que la chute du cabinet. Ainsi, c’est en traînant ses anciens collègues devant la nation, en les forçant à faire pour ainsi dire amende honorable devant elle, qu’il les a renversés. C’est aussi en face de la nation qu’il s’est placé lui-même ; sans déserter son parti, il efface en lui le caractère du whig officiel pour se poser plus que jamais comme le représentant de l’Angleterre et le type le plus accompli du patriote anglais. Une popularité de plus en plus grande l’entoure et fait de lui le personnage le plus important de l’Angleterre contemporaine ; il n’y a aucun inconvénient à le déclarer. Maintenant lord Palmerston est identifié dans l’esprit national anglais avec l’idée même des dangers de la patrie ; il est le ministre désigné d’avance pour les jours de détresse ou de péril, et il a été très bien observé, selon nous, tout récemment, que dans le cas où une guerre éclaterait, l’Angleterre n’aurait pas d’autre premier ministre que lord Palmerston.

Le cabinet tory est maintenant complètement formé, et lord Derby a déjà exposé devant la chambre des lords le programme politique de son ministère. On s’est beaucoup moqué, dans les derniers temps, du cabinet de lord John Russell, de son népotisme, de son incapacité ; nous ne savons si l’Angleterre se trouvera plus satisfaite de la composition du cabinet de lord Stanley. « C’est un cabinet composé d’hommes inconnus, d’enfans et d’aventuriers, » s’écriait durement l’organe des peelites, le Morning Chronicle, irrité sans doute que le comte de Derby n’eût point mêlé quelques parvenus conservateurs à sa bande d’aventuriers, pour parler le langage qui se parle de l’autre côté du détroit. Les amis de Robert Peel brillent en effet dans ce cabinet par leur absence ; ainsi les vieilles inimitiés règnent toujours ; la réconciliation n’était qu’apparente entre les deux fractions du parti tory. Il manque au cabinet de lord Derby cet élément qui lui aurait donné plus de modération, et eût été une garantie contre l’esprit entreprenant de ses membres les plus distingués. Lord Derby en effet s’est entouré de collègues avec lesquels il pourra tout oser dans le sens de son parti, mais avec lesquels il ne pourra rien empêcher, ni rien se faire pardonner des autres partis. À cela près, nous reconnaissons volontiers les qualités qui distinguent ce ministère ; il est composé d’hommes distingués, bien que relativement obscurs, et l’élément aristocratique n’y est pas trop prédominant pour un ministère de pure opinion aristocratique.

Lord Derby, avons-nous dit, a exposé son programme à la chambre des lords. Il a donné l’assurance qu’il continuerait, comme ses prédécesseurs, la politique extérieure la plus favorable au maintien de la paix, et qu’il s’engageait à surveiller plus activement les réfugiés politiques et à faire ainsi droit aux réclamations des puissances continentales. C’est là pour ainsi dire la partie européenne de son programme. Nous avons besoin de cette assurance à ce moment, plus que jamais. Le maintien de la paix, la solution pacifique des difficultés politiques qui se sont élevées depuis 1848, voilà quels doivent être dans tout état faible ou puissant le vœu de tous les amis sincères de la liberté, le souhait et la tâche ambitionnés de tous, et c’est pourquoi nous applaudissons aux paroles de paix qui partent de la tribune anglaise, comme aux paroles pleines de prévoyance et de sagesse qui nous sont récemment venues du Piémont. Quant à la partie du programme qui regarde la politique intérieure, elle porte, comme on devait s’y attendre, sur la question du libre échange et de la protection. Le comte de Derby y annonce formellement que l’intention du ministère est de frapper d’un droit fixe tous les objets d’importation ; mais, avant de prendre une telle mesure, il reconnaît la nécessité de consulter le pays et de se soumettre à son jugement. Si, comme le prétendent les tories, l’Angleterre est lasse du libre échange, elle aura, dans les élections prochaines, l’occasion de se prononcer contre les réformes de Robert Peel et de frapper à mort l’école de Manchester. Jusque-là, nous suspendrons notre jugement en nous bornant à faire remarquer que la résurrection de la fameuse ligue s’est opérée le lendemain du jour où le ministère a été formé.

Depuis le rétablissement officiel et légal de l’ancienne diète germanique, les questions de prépondérance ont pris en Allemagne un caractère entièrement pacifique, sans cesser pourtant d’agiter sourdement les esprits. L’antagonisme traditionnel de la Prusse et de l’Autriche est inhérent à la constitution fédérale, et s’il ne se présente plus aujourd’hui sous l’aspect d’une grande hostilité, politique, on le reconnaît encore dans le débat soulevé par le système commercial que l’Autriche essaie d’opposer au Zollverein prussien. L’union prussienne expire avec l’année 1853. Dans l’état de division où les tentatives infructueuses de réorganisation fédérale ont jeté l’Allemagne, en présence de l’animosité et des défiances créées par la politique prussienne, il n’est point impossible que le renouvellement du Zollverein rencontre quelques difficultés. Dans tous les, cas, l’Autriche a pensé que le moment était propice pour proposer à la confédération austro-allemande un plan d’union douanière dont les perspectives sont incontestablement grandioses. On saisit facilement la pensée politique cachée sous ces propositions : c’est la même pensée qui a inspiré au prince Schwarzenberg son projet d’incorporation des provinces non allemandes de l’Autriche dans l’Allemagne. Plus cette intention se révèle d’elle-même, plus le cabinet de Vienne s’étudie à la voiler dans le congrès douanier dont il a pris l’initiative. Là, au milieu des représentans des petits états qui l’ont si bien servi dans sa querelle avec la Prusse en 1850, il professe qu’il ne veut point la dissolution du Zollverein prussien, qu’il ne désire présentement que la conclusion d’un traité destiné à relier le marché autrichien au marché allemand, et qu’il ne demandera la fusion définitive que le jour où tous les états germaniques auront pu en apprécier l’utilité, et l’importance à la faveur de ce premier rapprochement.

Quant au congrès qui siége à Vienne depuis le commencement de janvier, ainsi que le prince Schwarzenberg l’a déclaré en l’ouvrant au nom de l’empereur, sa mission est uniquement de faire des propositions, d’échanger des idées, d’écarter les divergences d’opinion, de préparer un projet de traité qui puisse ensuite être soumis à l’approbation des membres du corps fédéral. Envisagée du seul point de vue des intérêts commerciaux, l’union austro-allemande offrirait assurément aux états germaniques des avantages du plus haut prix, puisqu’elle leur ouvrirait des débouchés certains sur l’Italie et sur l’Orient par l’Adriatique et par le Danube. Que si l’on calcule les conséquences politiques de cette union, elle présente au contraire des inconvéniens manifestes : en reliant plus étroitement l’Allemagne à ce vaste empire d’Autriche, plus puissant à lui seul que le reste de la confédération, l’union austro-allemande placerait les petits gouvernemens dans la dépendance du cabinet de Vienne, et la Prusse n’échapperait elle-même à cette suprématie qu’en s’isolant. Aussi les difficultés qui gênent la marche du congrès de Vienne sont-elles moins commerciales que politiques. Quelque souci que l’Autriche se donne pour convaincre les membres de la confédération que derrière son but ostensible il n’y a point de but caché, elle ne dissipe point toutes les inquiétudes.

Il est donc encore aujourd’hui difficile de déterminer quels seront les résultats positifs du congrès de Vienne. En attendant que le moment soit venu de les apprécier, la Prusse prépare de son côté un congrès à Berlin pour le renouvellement du Zollverein. Les préoccupations commerciales n’absorbent point d’ailleurs toute l’activité de l’Allemagne. Des questions politiques du plus haut intérêt s’agitent au sein des chambres prussiennes ; le principe même des nouvelles institutions du pays se trouve en lutte ouverte avec celui des institutions qu’elles ont remplacées. L’organisation de la première chambre et l’administration provinciale, tel est le terrain sur lequel les partisans de l’état moderne et ceux de l’état féodal sont aujourd’hui directement aux prises. On sait que la première chambre, telle qu’elle est en ce moment formée, est un produit électif de la crise révolutionnaire. La constitution du 31 janvier 1850 promet une pairie qui doit reposer sur le triple fondement de l’hérédité, de l’élection et de la nomination directe par le roi. Les chambres qui ont élaboré cette charte, ayant accepté à regret le principe de l’hérédité, ont stipulé, pour prix de cette concession faite aux vœux du roi, que la nouvelle pairie ne serait installée qu’en août 1852. Il s’agit aujourd’hui d’en fixer définitivement les bases. Cette question n’est point sans quelque rapport avec celle que suscite l’administration provinciale. En 1850, une loi a été votée par les chambres, approuvée par le roi, proclamée, appliquée même dans un certain nombre de communes. Cette loi, sans établir une centralisation rigoureuse, détruisait les privilèges des anciens états provinciaux ; elle portait un dernier coup à la position exceptionnelle de la haute noblesse terrienne. Or, en 1851, le gouvernement a pris sur lui de déclarer que l’application de cette loi serait indéfiniment ajournée il a fait plus, il a convoqué les états provinciaux tels qu’ils existaient en 1848 ; enfin il prétend reprendre, pour principe d’une réorganisation définitive des provinces, le système des ordres et des castes, qui est le fondement des anciens états. Il n’en coûterait pas plus d’appliquer ce système à tout l’édifice social, et de revenir pas à pas à la célèbre constitution gothique de 1847. Tel est le vœu hautement exprimé de tout un parti qui gêne quelquefois le pouvoir sans pourtant lui déplaire. M. de Gerlach et M. Stahl, qui sont les écrivains et les orateurs de ce parti, n’ont rien négligé dans les récens débats parlementaires pour pousser en ce sens les esprits. Ils n’ont épargné aucun des argumens à l’usage de l’école historique pour démontrer que les institutions actuelles de la Prusse sont une inspiration révolutionnaire, et que ce pays qui a pris si promptement et si sagement l’habitude des libertés modernes est perdu sans retour, s’il ne se hâte de se replacer sous l’empire des traditions féodales. « Quand tous les avocats du diable plaideraient cette cause, leur a répliqué le respectable M. de Brünneck, ils ne réussiraient point à me convaincre. » M. de Camphausen a parlé de son côté avec une logique nette et précise en faveur de l’état moderne, de l’unité des droits, de la centralisation administrative, de la bourgeoisie, qui est, suivant lui, la base la plus forte et la plus sûre, non-seulement pour la société, mais pour la royauté et la dynastie. L’ancien envoyé de Prusse aux États-Unis, M. de Roenne, a soutenu avec élévation la même doctrine. « L’opinion contraire, a-t-il ajouté, pourra obtenir la majorité ; mais avec nous sera l’autorité, l’autorité du droit, de la raison et de la vérité. »

C’est ainsi que la lutte s’est engagée entre les deux grands partis qui se partagent aujourd’hui l’opinion en Prusse. Le gouvernement s’est étudié dans cette discussion à encourager les représentans de l’école historique. À en croire le ministre de l’intérieur, M. de Westphalen, l’histoire de la France depuis deux générations proteste contre la vitalité du système constitutionnel. « En l’absence d’états provinciaux indépendans, il n’y a de possible que la révolution et le socialisme, à la suite de quoi surgit le régime du sabre. » Le président du conseil, M. de Manteuffel, ne s’est point montré plus rassurant que son collègue. Esprit positif et précis, il ne doit pas avoir une confiance aussi entière que M. de Westphalen dans les théories des savans orateurs de l’extrême droite. En revanche, il n’a peut-être point la même horreur pour le régime du sabre. Aussi M. de Manteuffel s’est-il plu à signifier au parlement qu’il n’est point au pouvoir en vertu d’une décision ou d’un vote de la majorité, mais en vertu d’un ordre du roi, et qu’il est disposé à y rester aussi long-temps que le roi le commandera. L’on conçoit, par cette attitude du ministère prussien, combien la tâche du parti parlementaire est laborieuse et délicate. Le principe des ordres, qui tend ainsi à rentrer par toutes les issues dans les institutions du pays, est la négation implicite de la constitution de 1850.

La profonde émotion suscitée par l’attentat dont Isabelle II a failli être victime est mal apaisée encore à Madrid et dans le reste de l’Espagne, bien que la reine soit entièrement rétablie, et ait même pu déjà sortir. Cette émotion, nous le disions l’autre jour, a été ressentie en Europe, et ce n’est point un des moindres symptômes de notre temps que cette solidarité dans certains sentimens, qui se manifeste parfois, sous le coup de semblables tentatives, comme elle s’est manifestée récemment ici même, à Paris, dans une solennité religieuse d’actions de graces due à une heureuse inspiration du ministre d’Espagne. Oui, dans ce Paris sceptique et révolutionnaire, tout au moins républicain de par la loi, au milieu des pompes de l’église, on a pu chanter : Dieu sauve la reine ! Et il y avait là des membres du gouvernement actuel, des membres de tous les gouvernemens antérieurs, des notabilités de toute sorte, des écrivains de toutes les opinions, ce qui est apparemment quelque chose pour témoigner des vraies dispositions de la société française. À Madrid même, il est resté de cet événement nous ne savons quelle vague et mystérieuse impression, née peut-être surtout du bizarre caractère qui s’est révélé dans le meurtrier autant que des circonstances exceptionnelles qui ont accompagné sa mort. Entre tous les régicides, Merino est certainement un être à part, un phénomène moral des plus monstrueux et des plus curieux. Il y avait en lui un mélange de flegme et d’audace, d’indifférence et de cynisme, de triviale bonhomie et d’insolence, et, au milieu de tout cela, comme un fanatisme froid et contenu, comme la pensée secrète d’un rôle, se trahissant quelquefois en paroles ambitieuses, quand il souhaitait un échafaud assez élevé pour pouvoir être vu du monde, ou bien lorsqu’échangeant son costume pour la robe des condamnés, il disait de celle-ci : « Elle est bien laide ; c’est égal, je ne la changerais pas contre le manteau des césars. » Ce singulier personnage était quelque peu frotté de pédantisme ; il savait son Horace et s’en vantait ; il admirait Tacite, il goûtait la Bible au point de vue littéraire. Le pire serait aujourd’hui de faire du nom de cet homme le thème de polémiques irritantes, et de troubler de considérations de parti le sentiment monarchique, si prompt à se redresser en Espagne en présence d’un tel attentat. La reine Isabelle nous semble mieux inspirée en faisant tourner les manifestations de ce sentiment au profit de pieuses institutions, et en prenant l’initiative d’une souscription destinée à fonder quatre hôpitaux, sauf à parfaire elle-même cette souscription, si elle ne suffisait pas. La reine Isabelle, au reste, a pu accomplir son pèlerinage d’Atocha. Son rétablissement a été accueilli par d’universelles acclamations et par une pluie de vers des plus éminens esprits vraiment, du duc de Rivas, de MM. Martinez de la Rosa, Breton de los Herreros, Hartzenbusch, Vega. L’Espagne n’est point encore à la hauteur démocratique où, dans ces tragiques coups de main, on ne porte intérêt qu’aux régicides.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTÉRAIRE. - LES THÉÂTRES.

On l’a remarqué, le théâtre tend de plus en plus à se partager entre deux courans contraires : d’un côté, les plus austères enseignemens, les plus orthodoxes vertus, prêchées par de jeunes puritains de comédie et de drame, dont nous ne nous permettrons assurément pas de suspecter la compétence ; de l’autre, cet éternel royaume de Bohême, qui commence à empiéter un peu sur les régions voisines, et dont les aventureux habitans ne reconnaissent d’autre muse que la fantaisie. Qu’on y prenne garde ! ceux-là même qui semblent le plus résolus à se maintenir en dehors de ces fantasques horizons y touchent encore par quelque endroit. On en retrouve le reflet et la trace ; sinon dans le sujet même et l’inspiration primitive de leur œuvre, au moins dans la manière dont ils l’ont écrite, dans la précipitation fâcheuse qui les a empêchés de mener à bien leur entreprise, dans certaines dissonances qui viennent tout à coup gâter l’effet et l’ensemble. Oui, ce qui nous frappe surtout chez les écrivains qui ont suivi et qui aspirent à remplacer la brillante génération littéraire d’il y a vingt-cinq ans, c’est qu’ils sont à la fois sérieux d’intention, et de fait irréfléchis et juvéniles ; c’est qu’ils affichent l’ambition louable de ramener l’art dans des voies plus sages, et qu’ils apportent à cette tâche une étourderie qui la rend stérile. Ils semblent toujours prêts à donner une leçon à leurs prédécesseurs, qui n’ont, hélas ! que trop mérité d’en recevoir, et en définitive il se trouve que la leçon avorte, ou qu’elle se retourne contre eux-mêmes : ils exécutent en enfans ce qu’ils avaient conçu en pédagogues.

À quoi attribuer le mécompte que vient de subir M. Émile Augier et le succès douteux de ce drame de Diane, entouré prématurément de louanges hyperboliques ? A l’irréflexion. M. Augier a rencontré un sujet heureux ; il a ébauché un caractère intéressant, il a même entrevu çà et là et indiqué certaines intentions à l’aide desquelles son sujet et son personnage auraient pu prendre corps et s’emparer vivement du spectateur. Par malheur, il ne s’est pas donné le temps de mûrir et de combiner les élémens divers dont il avait à se servir ; il a négligé ou dédaigné une fois encore ce travail d’assimilation dont l’absence s’est trop souvent fait sentir dans la composition et le style de ses ouvrages dramatiques.

Faut-il commencer, comme on l’a fait, par reprocher à l’auteur de Diane le choix d’une époque et d’une donnée qui devaient nécessairement le mettre en présence de M. Hugo ? faut-il rappeler à tous le souvenir de Marion Delorme ? Nous ne le croyons pas. Sans vouloir réveiller ici des querelles d’école, discuter le mérite du drame de 1831, et recommencer contre M. Hugo une guerre qui manquerait aujourd’hui de générosité et d’à-propos, il suffit de constater dans Marion trois points principaux, qui sont, à proprement parler, toute la pièce : la courtisane réhabilitée, le roi avili, le cardinal de Richelieu peint du côté odieux et sanguinaire. Ces trois points une fois écartés par M. Augier, il est incontestable qu’en nous présentant dans le même cadre une jeune fille chaste et pure, un Louis XIII relevé et ennobli par une idée d’abnégation et de sacrifice, un Richelieu homme de génie et voué au salut de la France, le nouveau poète avait le droit de se croire à l’abri de tout reproche de plagiat et de pastiche. Qu’importaient dès-lors les conversations entre raffinés, le duel, les édits du cardinal, la cachette dans les murs, toute cette portion extérieure, presque matérielle, du drame, qu’on retrouverait au besoin chez le machiniste ou le costumier ? Nous conviendrons très volontiers que, dans ces détails accessoires, la supériorité de M. Hugo est immense, que ses scènes de couleur locale ont mille fois plus de mouvement et d’ampleur là n’est pas la question : si M. Augier eût réussi à dégager bien nettement sa pensée, il n’en fallait pas davantage ; la victoire était gagnée, le poète était absous. Ce qu’il faut donc blâmer en lui, ce n’est pas d’avoir imité M. Hugo, c’est de n’avoir pas su faire assez bien ressortir ce qui l’eût distingué de lui.

Diane, l’héroïne de M. Augier, est une jeune fille d’une trempe peu commune ; elle est née, elle a grandi au milieu de ces troubles qui signalèrent les commencemens du grand siècle, et qui renfermaient déjà les pressentimens de sa grandeur, comme ces orages qui fécondent la terre en la déchirant. Diane est calviniste ; elle a eu sa part des persécutions et des misères de son temps, et cependant l’image sacrée de la patrie domine pour elle les rancunes de secte et de parti : qu’une main habile guérisse les plaies de la France, et elle bénira cette main, dût-elle y apercevoir la trace lointaine du sang de ses coreligionnaires. Elle a lu Plutarque, et elle devine Corneille. La réminiscence cornélienne est évidente dans ce personnage. On sent que M. Augier s’est ressouvenu des tragi-comédies héroïques de l’auteur de Don Sanche ; il a en même temps songé aux pièces de cape et d’épée du vieux théâtre, et ces préoccupations différentes expliquent les hésitations, les incohérences, le manque absolu d’homogénéité qui se révèle dans toute sa pièce.

Le père de Diane lui a légué en mourant une mission austère, et sainte : il l’a chargée de veiller sur son jeune frère, qui n’a plus au monde d’autre appui que sa tendresse. Elle s’est consacrée tout entière à cette tâche, et elle y a puisé une force nouvelle. Virile par l’intelligence et le courage, mais restée femme par le cœur, Diane, dans ce rôle de soeur-mère, ne sera peut-être pas toujours invulnérable. Peut-être ressentira-t-elle les tressaillemens et les souffrances d’une autre passion que l’amour fraternel. Ce que l’on peut prévoir du moins, c’est qu’entre son amour et son devoir elle n’hésitera jamais ; c’est que, prête à tous les sacrifices, fidèle à cet idéal de patriotisme et d’honneur qu’elle s’est formé, elle fera constamment passer son frère avant elle-même, son pays avant son frère. Nous le répétons, ce caractère a de la grandeur ; il y a loin de là à cette femme de corps belle et de cœur difforme de M. Hugo. Il semble qu’on va sortir enfin des Marion et des Tisbé, des Lesbie et des Laïs, pour rentrer dans des régions honnêtes et pures, pour retrouver cette saine atmosphère où respirent à l’aise les Pauline et les Chimère. Imaginez maintenant cette noble et simple figure placée dans un cadre digne d’elle, au milieu de personnages vrais ou possibles, en face de situations logiquement amenées qui nous fassent assister aux luttes de sa conscience et de son cœur : il y aurait eu assurément dans ce seul spectacle de quoi satisfaire toutes les exigences et affronter tous les parallèles. Si tel n’a pas été l’effet général de Diane, c’est que les faiblesses, nous allions dire les puérilités de l’exécution, ont fait disparaître ce qu’il y avait de vraiment louable dans l’idée première.

Et, d’abord, comment l’auteur n’a-t-il pas compris qu’en sacrifiant à ce point tous les autres rôles, il nuisait non-seulement à l’ensemble de son œuvre, mais à ce personnage même qu’il voulait mettre en relief ? Est-ce ainsi qu’ont procédé les maîtres ? Croit-il qu’Hamlet aurait toute sa valeur sans Ophélia ? Malcolm et Macduff ne font-ils pas valoir Macheth ? Néron ne ressort-il pas mieux entre Agrippine et Burrhus ? On pardonne à un compositeur d’écrire un opéra pour une voix exceptionnelle, telle que celle de la Malibran ou de l’Alboni : la musique, quoi qu’on en puisse dire, a surtout pour objet de charmer l’oreille, et une cavatine, un air de bravoure, quelques traits éblouissans, peuvent suffire au plaisir d’une soirée. Dans le drame au contraire, toute solution de continuité déconcerte ou mécontente, et, lorsqu’arrivent les situations ou les paroles destinées à émouvoir, elles nous trouvent rebelles à l’émotion, parce que nous avons, dans l’intervalle, perdu de vue tout ce qui les amène ou les explique. Cet inconvénient a été visible pendant toute la représentation de Diane. Dès que Mlle Rachel n’était plus en scène, une indifférence si profonde s’emparait des spectateurs, que, quand elle reparaissait, ils n’étaient plus au courant ; ils ne se rendaient pas suffisamment compte des sentimens qui l’agitaient, et une partie de ses effets était amoindrie ou perdue. L’amour de Paul et, de Marguerite, celui de Diane et de M. de Pienne, pourraient jeter sur le drame cet intérêt d’ensemble qui fait plus patiemment attendre les passages saillans ; mais, pour nous y intéresser, il faudrait que l’auteur nous y fit croire. Or M. Augier a une manière de traiter la passion qui simplifie singulièrement la tâche du poète : au lieu de nous peindre ses développemens, ses gradations et ses phases, et de trouver dans cette étude une des plus précieuses ressources de son art, il nous l’impose à priori. Paul et Marguerite se rencontrent, Diane et de Pienne se regardent, il n’en faut pas davantage : nous devons les tenir pour amoureux, avant même de savoir comment et pourquoi ils peuvent s’aimer.

Presque tous les détails de l’ouvrage prouvent que l’auteur a cru qu’il suffisait d’écrire à chaque acte ce qu’on pourrait appeler un ut de poitrine pour Mlle Rachel. Dès les premiers vers, que de traces de précipitation et d’étourderie ! Voilà une jeune fille qu’on nous donne pour une pieuse calviniste ; et elle travaille le jour de Noël, et elle nous parle du crucifix de son père ! Pourquoi faire de Diane une protestante ? Est-ce pour se conformer à cette opinion, quelque peu superficielle, qui attribue aux femmes de la religion réformée des mœurs plus austères et des qualités plus viriles ? Il faut au moins reconnaître que la religion de Diane la prépare bien mal à devenir plus tard admiratrice passionnée du cardinal de Richelieu. Si nous insistons sur ces remarques, minutieuses en apparence, c’est pour montrer combien peu M. Augier s’est préoccupé de mettre dans son œuvre cette logique, cette harmonie sans laquelle la pièce la mieux versifiée touche de près au mélodrame.

La petite conspiration qui ouvre le second acte a l’inconvénient de n’éveiller aucune inquiétude ni pour les conspirateurs, ni pour leur ennemi. Ces trois ou quatre jeunes gens conspirant à grands cris dans un salon bien ouvert, devant une femme et un poltron qui va marier sa fille à un partisan du cardinal, ont l’air de jouer au complot pour se distraire, entre une partie de bassette et une visite à Marion. Il est vrai qu’ils ont à faire à un Richelieu si peu clairvoyant, à un Laffemas si peu terrible, que leur imprudence ne saurait avoir des suites bien graves ! Tout cela ressemble à un manteau d’enfant taillé dans un large pan de velours, à une amplification de collège découpée dans un volume du cardinal de Retz. Le rôle de la duchesse de Rohan peut donner lieu à des observations plus sévères. Puisque M. Augier était en train de réhabiliter les rois, les grands ministres et les honnêtes femmes, il eût bien dû ne pas nous présenter une duchesse digne des plus ignobles tréteaux du boulevard. Nous savons bien que cette duchesse de Rohan a été quelque peu galante : aussi ne blâmerons-nous pas l’auteur de lui avoir donné un amant ; mais nous lui reprocherons d’avoir constamment oublié qu’une Rohan, fille d’un Sully, ne doit pas, même dans ses faiblesses, se conduire comme une héroïne de bal public. Ceci tient à une autre face du talent de M. Augier, à un manque de distinction naturelle ou acquise, défaut qui, se combinant avec ses prédilections pour le vieux sel gaulois, a fini par introduire dans sa manière une veine de grossièreté. On se souvient du luxe d’un garçon et du machin au fromage dans Gabrielle. La duchesse de Rohan a des plaisanteries du même genre. Elle se moque d’un imitateur de Scévola, étendant sa main sur son potage. Elle dit de M. de Pienne : C’est mon amant ! de Diane : C’est sa maîtresse ! et cela devant dix personnes. Ajoutons que, pour ne pas être en reste, de Pienne, le rôle chevaleresque de la pièce, traite cette duchesse comme une servante, et qu’au dénouement il demande à Diane sa main en présence de cette femme qui l’aime, qu’il a aimée et qui s’appelle Rohan chose monstrueuse, également outrageante pour la femme que l’on préfère et pour celle que l’on sacrifie ! Ajoutons aussi que Diane, pour se mettre au niveau de toutes ces étrangetés, oublie que la duchesse l’a dénoncée et insultée an troisième acte, et lui livre, au cinquième, le testament de M. de Pienne. Un charmant esprit, un homme à jamais regrettable, M. Alexis de Saint-Priest, nous disait un jour, à propos de nos auteurs modernes : « Le malheur, c’est qu’en les lisant, on est sans cesse forcé de se dire : Cela n’a pas pu se passer ainsi. » Que de fois ces paroles nous sont revenues en mémoire pendant la représentation de Diane !

L’acte sur lequel reposaient les plus bruyantes espérances des amis de M. Augier, l’acte historique ou politique, ne résiste pas davantage à un examen sérieux. Diane arrive chez le roi pour le supplier d’accorder un sursis à son frère. Passons condamnation sur ce cabinet de Louis XIII ouvert à tous venans, et où l’on ne rencontre ni un garde, ni un page. Amnistions ce monologue de Diane, qui ne doit être occupée que du salut de son frère, et qui s’amuse à déclamer une espèce d’hymne à la royauté et à la patrie. Le roi entre, il est avec Richelieu ; Diane se cache, et elle écoute leur entretien. Pour qu’on pût admettre le brusque changement qui va s’accomplir en elle et l’amener à dénoncer au cardinal le complot tramé contre lui, il faudrait au moins que les services rendus par Richelieu lui fussent révélés en action, et non pas par des phrases. Il ne suffit pas que le cardinal dise vingt fois à Louis XIII qu’il a sauvé le pays, qu’il lui est nécessaire, qu’il le conjure de le laisser terminer son œuvre : les spectateurs les plus accommodans exigeraient en cet endroit qu’il se passât devant Diane un événement, un fait assez concluant pour lui prouver que Richelieu dit vrai, et que les destinées de la France sont attachées à sa vie. M. de Vigny, dans la belle scène de Cinq-Mars, s’est bien gardé de tomber dans cette faute : Louis XIII est décidé à secouer le joug, à congédier le cardinal ; que fait celui-ci ? Il se tait ; il place le roi devant sa table de travail, en face d’un monceau de papiers, d’un chaos d’affaires commencées qu’il faut finir, de questions pendantes qu’il faut résoudre, de négociations entamées qu’il faut conclure. Au bout d’un instant, le roi, découragé, sent qu’il ne peut suffire à la tâche, et d’une voix défaillante il rappelle son ministre. Voilà comment une péripétie devient vraisemblable et dramatique. Chez M. Augier, tout se passe en discours : Richelieu parle, Diane est obligée de le croire sur parole, et la voilà oubliant sa haine, oubliant son frère, dénonçant un complot où trempe l’homme qu’elle aime, transformée, en un mot, de conspiratrice en enthousiaste, elle qui, dans la scène précédente, n’avait pas trouvé une objection contre l’assassinat de Richelieu, elle qui faisait frémir toute la salle en demandant à quelle heure il devait être poignardé ! Deux ou trois tirades font ce miracle. L’auteur nous dit que Diane est passionnée pour la France ; il se trompe elle n’est passionnée que pour les alexandrins.

De ce drame trop vanté d’avance, que reste-t-il donc ? De bonnes intentions et quelques beaux vers. En conscience, ce n’est pas assez, et M. Augier ne peut ni s’étonner, ni se plaindre que les admirateurs de M. Hugo aient profité de tout ce qu’il y avait d’amoindri et de décousu dans Diane, pour y trouver le sujet d’une apothéose rétrospective en l’honneur de Marion Delorme. Au reste, ce n’est point la seule bonne fortune qu’ait eue Marion dans ces derniers temps. Elle a reparu en prose, sermone pedestri, dans une pièce dont on fait bruit depuis quelques semaines. Qu’est-ce que cette Dame aux Camélias si fêtée et si applaudie ? C’est encore et toujours la vieille légende de la courtisane amoureuse, paraphrasant le trop célèbre vers de l’amante de Didier. Sans doute il n’est pas impossible qu’une fille perdue ressente un amour sincère, et qu’il y ait là un intéressant sujet d’étude : faut-il pourtant prendre au sérieux tout ce qui s’est écrit à ce propos, et reconnaîtrons-nous, avec les admirateurs de cette dame, qu’interdire ce type à la poésie, ce serait déchirer les plus belles pages de l’art antique et de l’art contemporain ? Il nous semble qu’il y aurait là-dessus quelques distinctions à faire. Dans l’antiquité, on le sait, les courtisanes étaient seules mêlées à la vie active et mondaine ; seules elles représentaient le côté extérieur et brillant de l’existence, le goût des arts, la culture des lettres, les talens aimables, la causerie au grand soleil avec les philosophes, les guerriers et les poètes. L’épouse, la femme honnête et respectée, vivait dans le silence et dans l’ombre, protégée et annulée par les dieux lares et le foyer domestique. Quoi de surprenant dès-lors que, dans les œuvres où se reflètent l’art et la poésie des anciens, la courtisane joue le premier rôle, elle qui jouissait seule du libre emploi de son temps, de sa beauté et de son esprit ? On a donc tort de citer l’exemple des littératures antiques chaque fois que cette paradoxale figure reparaît sur notre scène. On ferait mieux de rappeler que le théâtre est le reflet des mœurs, et qu’il s’est accompli dans notre société, depuis quelques années, un changement qui explique ce singulier partage de notre littérature dramatique entre la mère de famille et la courtisane, entre les félicités bourgeoises du foyer et les joies aventureuses de la Bohême. Le monde tel qu’on l’entendait autrefois n’existe plus : les femmes, qui y tenaient une si grande place, et dont le culte s’est appelé tour à tour enthousiasme chevaleresque et galanterie française, ont vu décroître leur empire. La société, qu’elles remuaient de leurs passions ou animaient de leurs graces, s’est peu à peu dérobée à cette souveraineté charmante, qui ne représentait précisément ni la vertu, ni le vice, mais se tenait dans ces régions moyennes où s’acclimate de préférence la faiblesse humaine. Ainsi a disparu graduellement toute cette portion de la vie sociale où se nouaient autrefois la comédie et le drame, où se jouaient les variations innombrables de la vanité et de l’amour, où florissaient les Célimène et les Araminte. Qu’est-il resté ? D’une part, la famille, dont les droits se sont raffermis, dont les liens se sont resserrés ; de l’autre, le monde bizarre où règnent les dames aux camélias, les Marguerite Gautier. Encore un pas, et nous revenons à la Grèce et à Rome ; ici le lanam fecit, là le sourire des Glycères et des Lydies. Doit-on s’en féliciter ou s’en plaindre ? Sans doute il y a dans ces tendances profit pour la morale privée la vie de famille devient plus intime et plus douce ; le cœur s’y abrite et s’y repose avec plus de sérénité. Les chastes affections de la maternité et du mariage, au lieu de s’éparpiller et de se compromettre au dehors, se concentrent dans leur paisible domaine, et y gardent toute leur saveur et tout leur parfum. Cependant il est permis de regretter les délicates influences qu’exerçait la société polie : il est permis de se demander si le monde des honnêtes femmes, dépouillé aujourd’hui de tout ce qui faisait son agrément et son charme, n’était pas préférable à ces zones torrides où tout est fièvre et désordre, et s’il n’y avait pas, dans les modèles qu’il offrait à la littérature et au théâtre, quelque chose de supérieur au monde des Marguerite Gautier, aux pièces qu’elles inspirent et au public qui les applaudit.

Si l’on passe de ces succès équivoques et de ces réhabilitations téméraires à certaines ovations musicales, il semble que l’on entre dans un domaine exceptionnel où la critique perd ses droits. Les premières représentations de l’Opéra-Comique deviennent décidément de vraies fêtes de famille ; on n’y aperçoit partout que figures épanouies et regards sourians. Les habitués de l’endroit vous avertissent naïvement qu’ils sont sûrs d’avance d’un grand succès : en effet, le succès a lieu, et tout se passe si bien à point nommé, bravos, rappels, ovations et fleurs, que l’on dirait un programme réglé d’avance, comme pour un anniversaire ou une cérémonie.

Il est bien convenu à l’Opéra-Comique que M. de Saint-Georges est un habile homme, que nul ne l’égale dans l’art difficile d’enchevêtrer le tissu d’un drame lyrique et de préparer des situations musicales. Ne chicanons pas là-dessus, et avouons bien vite, avec les connaisseurs, que le Carillonneur de Bruges est de la force de Raymond et du Château de la Barbe-Bleue. Seulement, ce qui est regrettable, c’est que l’ingénieux auteur de ces poèmes s’égaie si rarement, qu’il s’obstine au pathétique, et qu’il condamne des musiciens d’un talent gracieux et fin, comme MM. Ambroise Thomas et Grisar, à écrire des opéras dont les dimensions et les allures dépasseront bientôt, si l’on n’y prend garde, Semiramide et Guillaume Tell. Ce Carillonneur dure plus de quatre heures. En vérité, quels que soient les mérites du poème, la verve étincelante du dialogue, l’originalité des caractères, on est tenté de dire comme Bélise :

Ah ! tout doux, laissez-nous, de grace, respirer.


M. Grisar, nous le croyons, ne pouvait que perdre quelques-unes de ses qualités charmantes en se déployant dans ce cadre gigantesque. Son vrai genre, quoi qu’il fasse, c’est cette gaieté mélodieuse, si délicatement mise en relief dans Gilles Ravisseur. Toutefois, il serait injuste de ne pas reconnaître les beautés de sa nouvelle partition. L’ouverture, qui commence d’une façon un peu confuse, se dessine et se dégage dans la seconde partie. Une phrase de violoncelle, d’une expression tendre et mélancolique, arrive à temps pour reposer l’oreille, déjà inquiétée de tous ces cuivres. Le rideau se lève sur une marche d’un effet entraînant, suivi de jolis couplets chantés par Mésangère. La romance de Béatrix a du caractère et de l’ampleur. L’air du carillonneur, quoique nuancé avec beaucoup d’art, est long et froid. Au second acte, le duo des deux femmes : Dans mes bras, ma soeur !… est rempli d’élan et de tendresse. Puis vient le morceau le plus applaudi de l’opéra, le boléro de Mésangère. Cela est vif et charmant : les notes aiguës de Mlle Miolan, ses délicates vocalises se détachent à merveille sur le tissu de la mélodie. Là M. Grisar retrouve ses vraies cordes : il a dû s’apercevoir au succès unanime de ce morceau qu’il faisait fausse route, lorsqu’il écrivait des finales comme celui de ce second acte, où il y a certainement autant de musique que dans une partition tout entière de Grétry ou de Dalayrac. Pourquoi ces velléités italiennes ? Pourquoi ces réminiscences d’Otello, de la Sonnambula, de Lucia ? A quoi bon imiter ou rappeler Rossini et Bellini, quand on est certain de ne pas mieux faire et qu’on n’est pas même très sûr de faire aussi bien ? Le trio de Claës lisant la Bible avec Wilhelm et Béatrix est d’une grace touchante ; le motif principal est très heureusement ramené sur chaque verset du livre sacré, et les voix s’en emparent avec des modulations d’un excellent effet. Nous devons aussi des éloges à la grande scène du carillonneur : Mon Dieu ! quel prodige ! à un très joli chœur de ténors qui ouvre le dernier acte, et à l’air de Béatrix : Mes malheurs semblaient finis. En tout, ce qui manque à cette musique, ce n’est pas le talent, la distinction et la grace ; c’est cette unité de ton qui est le caractère des œuvres vraiment supérieures. On sent que le compositeur a voulu s’élever au sublime, qu’il a rencontré à mi-côte ses inspirations habituelles, et qu’entre ses prétentions et ses préférences, il n’a pas su prendre un parti décisif. Son opéra est bien chanté, surtout par Mlle Miolan, gracieuse virtuose qui ressemble à la muse de l’Opéra-Comique, un peu dépaysée au milieu de tout ce bruit.

L’Opéra-National, dont il sied d’encourager la persévérance et les efforts, a représenté, ces jours-ci, une opérette de M. Ad. Adam ; le même soir, il nous donnait le premier essai d’un jeune compositeur, M. de Villeblanche. Ces deux ouvrages ont réussi. M. de Villeblanche a eu le malheur de rencontrer, pour son début, le libretto le plus insipide qui se puisse imaginer. Les Fiançailles des Roses sont empruntées, nous a dit l’affiche, à une légende hongroise : il faut croire que la légende originale est plus poétique ou plus piquante, sans quoi on aurait bien fait de la laisser en Hongrie. Le musicien a brodé là-dessus quelques morceaux faciles et sans prétention. La Poupée de Nuremberg, de M. Adolphe Adam, a le tort de gâter une des idées les plus fantastiques d’Hoffmann ; mais la partition révèle une main exercée. Là encore, il faut le dire, c’est l’ancien qui l’a emporté sur le jeune. Au risque de ressembler au vieillard d’Horace, laudator temporis acti, il est impossible de ne pas remarquer cette supériorité constante des hommes dont les débuts remontent à vingt ou trente années, et qui restent encore, en définitive, les maîtres de ce temps-ci. Dans le roman, au théâtre, toute nouvelle tentative ramène immédiatement les regards sur une œuvre déjà vieille, et force est bien de constater que la vieillerie est supérieure à la nouveauté. Il en est de même des compositeurs : presque tous ceux qu’on applaudit touchent au déclin de l’âge, sans compter le plus ancien et le plus jeune de tous, qui, des cimes de Guillaume Tell, domine encore tout l’horizon. Y a-t-il donc pour l’art comme pour la politique des phases de lassitude ? Y a-t-il des époques où l’imagination se sent tout à coup tarir, comme une nourrice épuisée ? Nous nous refusons à le croire, et nous appelons de tous nos vœux les œuvres originales qui nous permettraient d’affirmer le contraire. Viennent ces œuvres désirées : nul ne sera plus ardent que nous à saluer leur venue, à proclamer leur triomphe.

A. DE PONTMARTIN.



V. de Mars.