Chine et Extrême-Orient/Une chasse aux bords du fleuve Bleu

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 109-124).

VI.

UNE CHASSE AUX BORDS DU FLEUVE BLEU.

Pendant mon séjour à Shang-haï, j’eus l’occasion de faire à l’intérieur des terres une excursion dans laquelle je reçus une leçon de prudence, qui m’apprit la manière de se tirer d’un mauvais pas en Chine.

Un Anglais, résidant depuis longtemps dans le pays, Mr. Kane, cherchait un compagnon de chasse. J’entrai en rapport avec lui, et nous convînmes d’aller passer dix jours dans la région que traverse le grand canal, au sud de Nankin. Tout ce territoire avait été le théâtre des incursions des rebelles Taï-pings ; les villages n’étaient encore, à cette époque, qu’en partie repeuplés, et les deux tiers des terres restaient incultes, faute de bras, circonstance très-favorable pour le gibier.

Nous partîmes donc pour Ching-kiang, la première étape sur le fleuve Bleu, où nous devions trouver le personnel et les batelets dont nous avions besoin.

Quelques amateurs de Shang-haï possèdent des yoles spécialement aménagées pour ces parties ; on les envoie d’avance à Ching-kiang, où les chasseurs les vont rejoindre, à bord de ferryboats américains, semblables à ceux du Mississipi et du Potomac. Ces petites yoles, construites à l’européenne, bien que plus élégantes que les jonques dont nous devions nous servir, ne sont cependant guère plus confortables.

Le fleuve Bleu ou Yang-tze-kiang est une vraie mer jusqu’à Hang-kao, à six journées de son embouchure ; il y a encore près d’un kilomètre de large.

Notre train comprenait trois bateaux : un pour chacun de nous, chiens et gens, et un affecté à la cuisine et à la salle à manger. L’équipage de ces jonques se compose de deux hommes, accompagnés quelquefois d’un enfant ; elles ont environ dix mètres de long et deux de large ; trois compartiments en planches recouvertes de nattes occupent le centre et se font suite. Nous les avions baptisées des noms illustres de la Pinta, la Niña et la Santa-Maria, nous élançant en émules de Christophe Colomb à la découverte d’un monde inconnu.

J’étais installé sur la Pinta, Kane sur la Niña, et la Santa-Maria nous servait de restaurant. Un cuisinier, loué à frais communs à Sang-haï, s’était muni de tout ce qui lui était nécessaire en fait de condiments, et nous comptions sur notre chasse pour nous procurer la partie solide de notre nourriture, les rôtis, voire même le bouillon. Nous avons souvent fait du bouillon de chevreuil : lorsqu’on a soin de choisir les plus gros morceaux, et d’y ajouter quelques épices, plus d’un fin gourmet ne le dédaignerait pas. Il en est de même du faisan, qui nous a fourni un petit consommé léger, mais fort agréable.

J’avais emmené mes deux boys de Pékin, le fashionable Ly et le vigoureux Tling. Le premier remplissait auprès de moi les fonctions de valet de chambre honoraire ; il s’était annoncé comme parlant le français ; la vérité, c’est qu’il prononçait très-distinctement les mots « Oui, monsieur », et les plaçait à tort et à travers ; à part cela, n’entendant et ne sachant pas dire un traître mot. Mais il avait très-bon air, portait avec grâce des robes de soie bleu clair ou gris pâle, et possédait de petites mains que bien des jolies femmes lui eussent enviées. Le jour même où je l’avais arrêté, à mon arrivée à Pékin, il m’avait présenté son ami Tling, comme devant nécessairement lui être adjoint en qualité de coolis, pour les gros ouvrages ; celui-ci était un gaillard déluré, fort intelligent, d’assez bonne façon et sachant réellement quelques mots d’anglais. L’entretien de ce personnel n’était pas bien coûteux : avec quarante francs par mois, chacun se nourrissait et s’habillait.

Des trois compartiments de ma jonque, le premier, en avant duquel se trouvait une petite plate-forme où l’on pouvait prendre le frais, me tenait lieu de salon et de cabinet de toilette ; la nuit, il servait de chambre à coucher à mon chien ; dans le second compartiment, on avait dressé mon lit et placé mes malles ; le dernier était destiné à loger le personnel du bord : mes hommes y faisaient leur cuisine et y dormaient, quand ils ne ramaient pas. Kane était installé de la même façon.

La veille de notre départ de Ching-kiang, nous avions envoyé ces bateaux, qui, à cause de leur petitesse, remontent lentement le courant du fleuve Bleu, nous attendre à Nankin, à l’entrée du grand canal, et nous les avions rejoints nous-mêmes, à bord d’une jonque de plus fort tonnage : la traversée n’est que de quelques heures.

On constate en naviguant sur le fleuve Bleu, qui est la grande artère de la Chine, toute l’étendue du commerce de cet Empire. Par moments, lorsque le vent est favorable, l’eau est littéralement couverte de jonques ; il y en avait bien cent cinquante, variant entre deux et quatre cents tonneaux, qui attendaient un bon vent pour quitter Ching-kiang ; elles partaient en même temps que nous, et étaient aussitôt remplacées par un même nombre d’autres, arrivant dans la direction opposée.

Nankin était autrefois une ville considérable ; récemment encore, elle comptait deux cent mille habitants ; mais les Taï-pings ont massacré la population et incendié la ville ; l’herbe pousse maintenant dans ces lieux où quinze ans auparavant la foule se pressait. La fragilité des monuments chinois est un fait curieux, mais général et caractéristique.

Nankin a été pendant une période considérable la capitale de l’Empire : son nom signifie résidence du Sud, comme celui de Pékin, résidence du Nord.

Plusieurs empereurs de la dynastie des Ming y sont enterrés. La nature du sol ne se prêtait point en ce pays à une disposition aussi grandiose qu’à Che-sanling, dans le Pe-tchi-li : les vastes plaines qui bordent le fleuve Bleu, la température clémente qui y règne, rien ne comportait le même appareil sévère. Mais, au milieu de ces riantes contrées, la terre qui abrite les restes de l’ancienne dynastie, vaincue et chassée par les princes mongols, aujourd’hui régnants, n’en est pas moins chère au cœur des Chinois ; et malgré l’obéissance et le respect qu’ils rendent à leurs princes actuels, ils ne laissent pas de les considérer comme des étrangers et des envahisseurs.

C’est à Nankin que s’élevait la célèbre tour de porcelaine : haute de près de cent pieds, elle avait celle forme polygonale si souvent répétée dans les monuments du pays. Elle était construite entièrement avec des briques en porcelaine ; les Taï-pings ne l’ont pas respectée, et les débris même en ont disparu. Il est maintenant difficile de retrouver une de ces briques : elles étaient un peu plus grandes que les nôtres, d’une pâte blanche et d’un grain assez fin : on les recherche à titre de curiosités.

Nous ne fîmes qu’un court séjour à Nankin ; cette ville, dont il ne reste que la vaste enceinte, au milieu de laquelle errent quelques troupeaux de moutons, n’était pas faite pour nous retenir. Elle parait cependant destinée à se relever, grâce à sa situation à l’entrée du Grand-Canal, et aussi à la résidence du vice-roi des deux Kiangs, le Kiang-si et le Kiang-nan. Le vice-roi actuel continue les traditions du grand Tseng-kouo-fan, le vainqueur des Taï-pings, et le père du marquis Tseng, ambassadeur de Chine à Paris. C’est un homme éclairé, qui a pris à tâche de réparer les désastres de la guerre ; il a mis pour cela à contribution les contrées demeurées florissantes ; par ses soins, de jeunes plants de mûriers sont distribués gratuitement ; il favorise, en outre, autant qu’il le peut, dans son gouvernement, l’émigration qui résulte du trop-plein des pays épargnés, et principalement du Sse-tchuen.

Nous commençâmes notre chasse le jour même de notre arrivée ; les faisans, les perdrix et même les chevreuils abondent dans ce désert qui fut autrefois Nankin. Mais la grande chasse se fait plus loin dans l’intérieur des terres. Nous naviguions pendant la nuit, traînés à la cordelle : c’était ce qu’il y avait de plus commode pour nos gens, et nous dormions tout en avançant. Le matin, dès le lever du soleil, nous stoppions et, après un premier déjeuner, nous partions en guerre ; un drapeau blanc, hissé au haut d’une perche plantée sur la berge du canal, nous servait de point de ralliement et nous aidait à retrouver notre gîte, à dix ou onze heures, quand la faim ou la chaleur nous rappelaient. Quelquefois, le fidèle Tling m’accompagnait ; mais le plus souvent j’emmenais un homme de la jonque pour porter mes munitions ; il s’adjoignait pour le gibier un camarade recruté sur place ; s’il y avait à transporter une grosse pièce, il en fallait plusieurs, mais les amateurs ne manquaient pas.

Quand nous chassions simplement en plaine, nous rentrions avec vingt-cinq faisans environ chaque matin. Il y avait beaucoup de cailles, mais nous les négligions, pour ne pas faire une trop grande consommation de cartouches. Je n’ai pas vu une seule perdrix, et seulement quelques lièvres. Les jours où nous tombions sur une contrée que le mauvais entretien des canaux ou des écluses avait rendue marécageuse, nous faisions une magnifique chasse au marais, de canards, d’oies, de sarcelles, etc. On ne retrouve pas là le gros canard jaune de Mongolie, mais il y a des canards mandarins de mœurs débonnaires ; ces animaux sont si familiers qu’ils poussent la confiance jusqu’à se laisser approcher et même assommer. Les chevreuils ne se distinguent de ceux d’Europe que par une particularité assez remarquable. Ils ont à la mâchoire supérieure, d’ailleurs dépourvue d’incisives comme chez tous les ruminants, deux, énormes canines d’au moins quatre centimètres de longueur, qui descendent verticalement et en dehors de la partie inférieure de la bouche. On ne comprend pas l’utilité de ces défenses, semblables en petit à celles du morse. Des naturalistes, soucieux de tout expliquer, disent qu’elles servent à accrocher les branches d’arbres pour en brouter le feuillage ; malheureusement, ces animaux ne vivent pas dans les bois, de sorte que leurs crocs seraient plus utiles à leurs congénères d’Europe qu’à eux.

Pendant toute notre excursion, je n’ai rencontré qu’une seule bécasse. Sa mort donna lieu à un incident dont les suites auraient pu être funestes. Je n’avais pas aperçu, en la tirant, un pauvre diable de Chinois qui se trouvait exactement dans sa direction : de sorte que, n’ayant pas manqué la bête à plume, je fis coup double sur l’indigène. Aussitôt, celui-ci de pousser des cris de paon, auxquels accourut toute la population d’un petit village voisin, caché dans les bambous. Il n’y avait presque uniquement que des femmes ; elles m’eurent bien vite entouré, et leur attitude semblait révéler les intentions les plus hostiles. M’approchant alors du blessé, je le trouvai fort bien portant et même criant plus fort que les autres ; aussi comprenais-je mal la cause d’une si grande colère.

J’avais beau chercher à leur faire entendre que j’étais tout prêt à offrir à ma victime une indemnité convenable, c’était peine perdue. J’avais bien appris à Pékin quelques mots de chinois, mais le dialecte du Nord diffère tant de celui du Sud que, bien souvent, j’ai vu des Chinois réduits, pour se comprendre, à s’écrire à la manière des sourds-muets, en traçant rapidement les caractères avec l’index de la main droite dans le creux de la main gauche ; privé de cette ressource, que les lettrés seuls possèdent, j’étais fort perplexe. Quelques hommes étaient arrivés ; l’un d’eux m’avait pris mon fusil ; je crus plus sage de l’abandonner sans résistance, pour bien faire constater mes dispositions pacifiques, que de le défendre contre cette foule qui n’eût pas tardé à avoir raison de moi. Ils m’entraînèrent vers un groupe de maisons situées sur le canal ; je crois qu’ils se rendaient assez bien compte de ma bonne volonté à dédommager largement leur compatriote de sa blessure imaginaire et voulaient en profiter sans vergogne. J’avais envoyé à la jonque un des bateliers chargé de porter mes munitions, y chercher mon domestique, pour me servir d’interprète. Pendant ce temps, on me gardait à vue sur l’un de ces ponts en dos d’âne très-élevé, si nombreux en Chine, où ils paraissent avoir été construits bien plus en prévision du passage des mâts au-dessous que de véhicules qui ne sauraient y circuler. J’étais donc juché sur cette arche unique, contemplant à mes pieds, non sans inquiétude, les eaux jaunâtres du Grand-Canal. Il eût été facile de me faire faire le plongeon ; je pensais bien avec mélancolie que mes Chinois n’en seraient pas plus avancés : malheureusement je n’avais pas affaire à des Parisiens, et ne pouvais leur répéter le mot de l’abbé Maury, à ceux qui lui criaient : « À la lanterne ! » « Y verrez-vous plus clair pour cela ? »

Enfin, mon fidèle Tling arriva. J’avais sagement agi en le réclamant. D’ordinaire, je ne comprenais pas les indigènes lorsqu’ils se parlaient entre eux ; mais celle fois je saisis admirablement les premiers mots adressés en arrivant par Tling à la foule, pour lui expliquer son intervention : « Ouo che tati ken pan », s’écriat—il, ce qui signifie : « Je suis son serviteur. » Ces simples mots, prononcés par lui dans la langue de Pékin, produisirent un effet instantané et magique : toute l’attention se porta aussitôt sur le nouveau venu, vingt voix lui expliquèrent le cas ; il lui fallut beaucoup de perspicacité et de sang-froid pour démêler ce dont il s’agissait. Au bout d’un moment, nous pûmes conférer ; je le chargeai d’annoncer à mes ennemis que j’étais tout disposé à donner de l’argent (on parlait de cent vingt-cinq francs) ; mais que, n’ayant pas sur moi une somme aussi considérable, il fallait bien me permettre de l’aller chercher aux jonques. Ils apprécièrent la justesse d’une telle demande, et, après un conciliabule où les femmes s’agitèrent beaucoup, il fut décidé qu’un petit nombre d’entre eux m’escorteraient pour garantir le payement de l’indemnité. La plupart retournèrent à leurs occupations.

Revenu aux jonques, j’y retrouvai mon compagnon de chasse que je mis au courant de la situation. Mr. Kane, résidant depuis quinze ans en Chine, avait, touchant le caractère et les habitudes du « Célestial », l’expérience qui me manquait : « N’allez pas donner une telle somme pour un grain de plomb, me dit-il, et laissez-moi faire. » Il prit alors sa carte de visite chinoise, un carré de papier rouge, de vingt-cinq centimètres, sur lequel son nom était tracé en caractères chinois [1], et l’expédia au mandarin de l’endroit, en l’invitant à venir juger sur place le différend dont il s’agissait.

Au bout d’une heure, le gong et le tambour nous annoncèrent l’approche du représentant de l’autorité : son escorte était assez maigre ; le Tche-chien du petit bourg auprès duquel nous nous trouvions n’est pas un bien grand personnage, et ses ressources ne lui permettent pas d’étaler beaucoup de faste : ils étaient environ une dizaine de pauvres hères déguenillés. Le mandarin avait meilleure mine, avec sa robe de soie claire, sa casaque de même étoffe foncée, son collet bleu de ciel, et ses boites de satin noir à hautes semelles de papier. Un membre du tribunal des rites de Pékin n’aurait pas été plus correct. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, probablement débutant dans la carrière administrative.

Mr. Kane le reçut, l’installa à la place d’honneur, devant une table servie de thé et de gâteaux, dans le plus grand de nos trois salons, celui dont nous faisions notre salle à manger, et entama avec lui, en chinois, une conversation

qui roula d’abord sur des banalités. Puis, on aborda le sujet auquel nous devions l’immense honneur de la visite de ce fonctionnaire. Mr. Kane s’exprimait fort bien en chinois ; le Tche-chien et lui discutèrent longuement sur le plus ou moins de dommage causé au blessé ; on le fit comparaître : il exhiba un bras fort blanc ; un grain de plomb, affirmait-il, était au moins venu s’aplatir dessus, s’il n’avait pas pénétré dans les chairs : ce que son émotion l’avait empêché d’apprécier. Le bonhomme fut sévèrement congédié par son chef hiérarchique, et se retira en frappant trois fois le plancher de son front, pour demander justice.

Il l’obtint. Je dus payer deux dollars, soit dix francs, dont l’un remis au plaignant et l’autre octroyé au mandarin à titre de frais et indemnité de déplacement ; mais il fut convenu que mon fusil me serait immédiatement rendu, et le Tche-chien dépêcha un sbire pour l’aller chercher. Nous nous séparâmes fort bons amis ; j’étais enchanté d’en être quitte à si bon compte et couvris Mr. Kane de bénédictions.

Malgré la protection que nous avions trouvée chez le représentant de l’autorité, nous ne jugeâmes pas prudent de prolonger notre séjour en cet endroit, et nous remîmes à la voile, ou plutôt à la corde, pour aller nous établir plus loin.

Le hasard nous servit à souhait : c’était une contrée des plus marécageuses, où se trouvaient des bandes d’oies et de canards, dont nous fîmes une magnifique hécatombe. On voyait même dans des terres inondées les faisans partir du milieu des bambous ; il m’est arrivé souvent d’entrer dans l’eau jusqu’aux genoux pour atteindre ce gibier, qui n’a jamais pourtant passé pour un oiseau aquatique.

Le retour à Shang-haï se fit dans les mêmes conditions que l’aller : je distribuai à toutes les belles dames de la colonie le reste de ma chasse, ce qui me valut de nombreuses invitations à dîner ; et mon chien, auquel revenait une bonne part de mes exploits, fut couvert de gloire. Avec le prix que m’en offrirent les sportsmen du cru, j’aurais pu à mon retour en France le remplacer par un cheval anglais.

  1. La dimension du papier annonce la dignité du possesseur de la carte. Dans certaines circonstances, au jour de l’an, par exemple, ou lorsqu’on a quelque faveur ou quelque grâce à demander, cette dimension se règle, non plus sur le rang de celui qui l’envoie, mais de celui auquel elle est destinée. Ce papier se replie en soufflet, et les grands mandarins reçoivent quelquefois des cartes de visite qui sont de véritables in-quarto.