Chine et Extrême-Orient/Un dîner chinois

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 92-108).

V.

UN DÎNER CHINOIS.

Les Chinois ont sur la vie de famille et sur l’organisation de leur intérieur des idées plus larges que les musulmans, mais qui ne comportent cependant pas encore l’admission des femmes dans la société des hommes.

En dehors de certaines circonstances marquées par les rites, entre autres les mariages et les enterrements, qui sont toujours accompagnés de grands festins, il est rare que les Chinois reçoivent chez eux d’autres personnes que leurs plus proches parents. Dans tous les cas, les femmes se traitent toujours entre elles, dans leurs appartements, et les hommes aussi entre eux dans les leurs.

Il n’y a donc jamais en Chine de réception dans les maisons particulières. Quelquefois seulement, les très-grands personnages, à qui leur haute situation interdit l’entrée des théâtres publics, font venir des acteurs dans leurs palais et y donnent des représentations, auxquelles ils convient leurs amis et leurs domestiques. Mais cela ne se fait guère qu’entre mandarins. Les lois leur défendent, en effet, la fréquentation de tous les lieux de plaisir situés dans la circonscription qu’ils gouvernent, et cela pour sauvegarder leur dignité. C’est pour la même raison qu’ils sont toujours envoyés loin du lieu de leur naissance, et qu’il ne leur est pas permis de prendre femme parmi leurs administrées ; on veut par là assurer leur indépendance et leur équité. La vie intérieure étant ainsi organisée, c’est au restaurant que les Chinois se traitent lorsqu’ils ont une politesse à se faire.

Les restaurants sont aussi nombreux, en Chine que les marchands de vin aux barrières de Paris ; restaurants en plein vent, restaurants ambulants, restaurants en bateaux (ceux-ci prennent quelquefois le nom de bateaux de fleurs), restaurants à terre, il y en a de toutes les sortes. Quelques-uns sont formés d’une simple cage en bambou, si légère que le patron, se plaçant au milieu, met une des poutres de l’établissement sur son épaule et l’emporte à travers les rues, en criant par la fenêtre ses sauces et ses ragoûts.

Dans cette disposition du restaurant réduit à sa plus simple expression, le fourneau d’un côté et le garde-manger de l’autre ressemblent aux deux plateaux d’une balance qui reposerait sur les épaules du propriétaire. Les moindres villes, les campagnes mêmes, sont envahies par ces industriels dont le produit principal consiste en fritures de toute espèce.

Il y a aussi de grandes maisons, avec de nombreux cabinets particuliers. Ceux-ci ont vue sur des jardinets remplis de rocaille, ornés de vases en porcelaine et peuplés de ces arbres nains auxquels les Chinois savent si habilement donner, par une taille savante, les formes les plus bizarres. Plus l’arbre, abandonné à lui-même, est beau et imposant à l’état naturel, plus le Chinois est heureux et paraît l’apprécier, lorsqu’il parvient à le faire pousser dans un petit pot de fleur et à le réduire aux proportions d’un fuchsia ou d’un géranium. Le bambou même, si élégant avec le jet vigoureux de sa tige élancée, ne sera jugé digne de figurer dans un jardin d’importance que s’il est contourné de la façon la plus grotesque. On arrive même parfois à lui faire représenter un des caractères les plus compliqués de l’infernale écriture chinoise, celui qui signifie bonheur. On le place alors un peu en arrière de la porte d’entrée pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs. C’est ainsi qu’autrefois les Romains y inscrivaient le mot SALVE. Nous autres, barbares profanes, nous éprouvons plutôt un sentiment pénible en face d’une nature ainsi torturée, en voyant ces arbres qui, à leurs troncs moussus, paraissent être des vieillards, et sont maintenus dans cet état d’enfance souffrante et étiolée ; ils font l’effet de nains bossus, dotés, par-dessus le marché, d’une troisième jambe ou d’une oreille plantée sur la joue.

Ce n’est pas du reste la nature seule qui est contournée. Pour pénétrer dans le jardin ou pour passer d’un jardin dans l’autre, il faut franchir des portes taillées en cercle, en losange, en pointe ou en cœur, de toutes les figures enfin, excepté celle du simple carré comme chez nous.

Mais essayons de suivre dans ces lieux de réception les différents moments d’un dîner indigène.

L’amphitryon est arrivé un peu en avance pour retenir une salle, prévenir le maître de l’établissement et recevoir ses hôtes. Quand on annonce ceux-ci, il se précipite à leur rencontre, et, exécutant toutes les courbettes indiquées par les rites, les introduit dans le cabinet qui leur est réservé.

Ce cabinet ressemble à toutes les pièces chinoises ; le plafond et trois des côtés sont tapissés d’un papier à petits dessins satinés sur fond mat. Le quatrième donne sur le jardin, où l’on descend par deux ou trois marches ; il est formé d’un treillage en bois recouvert de papier assez transparent pour donner du jour à l’appartement, et qui s’élève au-dessus d’un petit mur à hauteur d’appui ; au milieu, se trouve la porte principale ; le service se fait par une autre qui s’ouvre sur l’un des côtés. Il y a presque toujours, suspendu en face de l’entrée sur le jardin, quelque objet d’art, ou bien des dessins, ou des sentences en beaux caractères noirs ou dorés.

Au milieu est dressée la table : le dessus tourne quelquefois sur un pivot pour faire passer les mets à la ronde ; si l’on n’est que quatre, elle est carrée.

Dans un angle sont disposés des confitures et des fruits, destinés à mettre en appétit les convives ; mais pour cela on compte surtout sur les graines de pastèques. Le Chinois en fait une consommation effrayante. Il s’amuse à les ouvrir, et elles lui servent de passe-temps plus encore que d’aliment.

Lorsque l’amphitryon juge qu’on a suffisamment grignoté, il prie le personnage le plus considérable de la société de vouloir bien s’asseoir à la place d’honneur ; c’est la plus éloignée de la porte. Celui-ci n’a garde de céder immédiatement à l’invitation qu’on lui fait ; il s’en défend longtemps avec confusion ; on le prie, on le supplie ; les instances et la résistance croissent en proportion, jusqu’à ce que, vaincu, il prenne enfin cette fameuse place du fond, réputée, par une singulière fiction, la plus honorable : c’est qu’elle est censée faire pénétrer plus avant dans la maison, qui représente celle de l’hôte, ce même convive, que les usages chinois ne lui permettraient cependant pas d’admettre dans son intérieur. Mais paravent et contradiction, ces mots pourraient être la devise du Céleste Empire.

La seconde place est à gauche de la première, la troisième à droite. On ne les accepte pas non plus sans quelques courbettes et protestations. Enfin, l’amphitryon se met à la dernière, la plus rapprochée de la porte. On s’assied, tout autour de la table laquée en rouge ou en noir, sur des tabourets carrés que recouvre un petit coussin : le tout assez dur, mais les Chinois n’ont pas sur le confortable les mêmes idées que nous.

Devant chaque personne se trouvent une ou deux assiettes de cinq à six centimètres de diamètre, une tasse de la dimension de celles où l’on prend le café en Orient, une paire de bâtonnets d’ivoire ou d’ébène, et quelques petits carrés de papier gris, destinés à remplacer les serviettes ; on les jette par terre après s’en être servi.

On change rarement les assiettes ; le plus simple pour un Européen, lorsqu’elles sont trop pleines, c’est d’envoyer le contenu rejoindre les morceaux de papier sous la table.

Le premier service se compose de hors-d’œuvre ou entrées, poissons secs, gelées, jeunes pousses de bambou, petits morceaux de viande accommodés secs ou à l’huile, œufs conservés dans la chaux, et qui effrayent d’abord un peu par leur couleur noirâtre, ce qui n’empêche pas de les trouver fort bons, quand on a le courage d’y goûter. Le tout est servi dans de petits bols de porcelaine à pied, qui présentent en réduction la forme exacte de nos compotiers. Dans un très-grand dîner, il y a jusqu’à trente-deux entrées. Toute la porcelaine doit être assortie, et comme il peut y avoir dans un repas complet jusqu’à soixante ou quatre-vingts plats, qui tous sont servis dans un bol différent, on comprendra que le mobilier en porcelaine d’un restaurant chinois puisse rivaliser avec celui des nôtres. On ne retire pas les plats de dessus la table, on les empile les uns sur les autres, et l’on en forme de petits échafaudages. Les grands plats, c’est-à-dire les rôtis ou plutôt les viandes braisées, ainsi que les bouillis et potages, par lesquels se termine le dîner, sont seuls emportés.

Il est d’usage de demander aux invités s’ils ont quelque mets de prédilection, et rien n’est plus aimable de leur part que d’en indiquer chacun un différent. Ils savent d’ailleurs à qui ils ont affaire, et ne commettraient jamais l’indiscrétion de demander des nids d’hirondelle, ou quelque autre friandise de luxe, lorsque c’est un pauvre diable qui les reçoit.

Quand tout le monde est bien casé, l’amphitryon saisit avec ses deux bâtonnets ce qu’il aperçoit de meilleur, ou ce qu’il juge le plus propre à ouvrir le festin : il en offre lui-même à chacun de ses hôtes, en commençant par les plus distingués. Ceux-ci, en recevant cette politesse, se soulèvent légèrement sur leur chaise, en le conjurant de n’en rien faire ; chaque convive se met alors à servir ceux de la société auxquels il veut être agréable. Le comble de la prévenance, c’est de prendre les morceaux dans le plat, de se les offrir mutuellement et même, entre intimes, de les fourrer soi-même dans la bouche de son voisin, qui s’empresse de vous rendre la pareille.

Au bout de quelque temps, lorsque ce beau : zèle se ralentit un peu, l’amphitryon réunit ses deux poings, et, les agitant doucement, ce qui est une marque de déférence, prononce les deux mots : Soui-pien, dont le sens est : Chacun à son aise ! On se sert alors tranquillement soi-même, tout en continuant à causer très-bruyamment.

Le maître de céans donne ensuite l’exemple de boire, comme il a donné celui de manger, il fait remplir les tasses par les domestiques, qui n’ont guère autre chose à faire, mais que ce service occupe beaucoup, car les tasses, étant très-petites, se vident d’un trait et fréquemment.

La boisson consiste dans une sorte d’eau-de-vie ou de bière de riz ; elle se sert, chaude, dans de petites théières en métal. Quelques excentriques cependant la prennent froide. Il y en a toujours de deux ou trois qualités différentes, au choix de chacun. Ce vin de riz, que les Chinois boivent en mangeant, a un goût étrange auquel il faut s’habituer, mais assez bien approprié à leur cuisine en général. Il gagne beaucoup à vieillir dans les vases en grès qui servent à le conserver.

On dispose souvent en évidence, dans les restaurants, des pyramides de ces amphores, comme pour montrer aux chalands que la maison est bien approvisionnée de vins et n’en doit fournir que de très-vieux. Les Chinois ne prennent jamais de thé en mangeant, mais ils en abusent entre les repas ; ils ne traitent pas une affaire, ne font pas une visite, que l’on n’apporte le thé et la pipe.

Après les entrées, apparaissent des plats plus substantiels. On sert souvent un poisson bouilli très-estimé, appelé Li-yu ; il est toujours très-bien accommodé, et c’est un des mets qui flattent le plus nos palais européens, auxquels il rappelle la carpe à la Chambord. C’est à ce moment que se mangent les ailerons de requin, servis soit au bouillon, soit aux œufs brouillés ; les crabes au vin de riz, les mousses marines, les holothuries, les nids d’hirondelle coupés par petites tranches et nageant dans un bouillon de poulet parfumé.

Il y a un plat qui m’a toujours beaucoup amusé : on apporte un grand bol de métal, avec un fourneau au centre, où sont quelques charbons ardents pour entretenir en ébullition l’eau qui s’y trouve. Cette eau est aromatisée et très-fortement épicée. On prend de tout petits morceaux de viande crue de faisan, de poulet, de pigeon, etc., qui sont servis à part sur des soucoupes, et chacun les plonge plus ou moins longtemps dans l’eau du bol pour les faire cuire à sa guise.

Au bout de quelque temps, le vin de riz commence à produire son effet, et la conversation s’anime. On entame alors les parties de mora. L’amour du Napolitain pour ce jeu n’est rien auprès de l’ardeur avec laquelle le Chinois s’y livre. Dans toute partie fine, c’est le divertissement obligé.

Ce jeu consiste, on le sait, à deviner le nombre que formeront ensemble les doigts ouverts simultanément par les deux partenaires. Chacun d’eux annonce en même temps, et au moment même où il ouvre les siens, le total qu’il croit devoir être formé par l’addition de tous les doigts ouverts ; il ne faut pas attendre pour cela qu’on ait vu ceux de son adversaire, alors le coup serait nul. On comprend combien est nécessaire la précision des mouvements de la part des deux joueurs. Les Chinois sont admirables à voir dans cet exercice : leur large manche relevée jusqu’au-dessus du coude, ils lancent leur main en variant chaque fois les attitudes, pour mieux se tromper mutuellement, et ils crient leur chiffre, dont ils apprécient l’exactitude ou la fausseté avec une rapidité de coup d’œil vraiment surprenante. C’est, à ce moment, un feu roulant de lazzi et de plaisanteries qui s’entrecroisent ; car tout le monde s’intéresse aux parties.

Les Chinois ont su rendre le jeu de la mora plus piquant que les Italiens. Au lieu d’annoncer tout simplement un nombre : cinq, sept, huit, ils y ajoutent une idée, et diront, par exemple : cinq chevaux, sept jeunes filles, huit lettrés, etc. La peine consiste pour le perdant à boire une tasse de vin de riz. Il s’en acquitte généralement de bonne grâce, et doit montrer à la ronde le fond de la tasse, pour prouver qu’il l’a bien vidée. Les Chinois aiment assez à boire, l’idée d’en faire une obligation et un sujet de plaisanterie est excellente ; elle engendre chez eux beaucoup de gaieté et d’animation, et semble bien la meilleure manière de passer le temps pour des gens qui ne veulent pas se livrer aux conversations sérieuses. Si quelqu’un n’a plus soif ou a beaucoup perdu, c’est lui faire une politesse de l’engager à jouer encore, en lui proposant de boire à sa place, s’il vient à perdre de nouveau.

Ce jeu de la mora est une véritable passion pour les Chinois. Les chanteuses et les hétaïres qui y excellent sont les plus à la mode, car il faut dire que ces hommes, qui dans leur maison ne permettraient jamais à leurs femmes et à leurs filles de manger avec eux, associent souvent à leurs parties des Chinoises de mœurs légères. Mais jamais une femme honnête ne consentirait à s’asseoir à la même table que des hommes. Chaque latitude, chaque pays règle ainsi les convenances d’une façon différente.

Les femmes de plaisir ne bornent pas leurs connaissances au jeu de la mora ; leur éducation, comme celle de la courtisane antique, est très-soignée. À l’époque où fleurissait la littérature chinoise, il n’était pas rare d’en trouver qui cultivaient les belles-lettres ; mais si, depuis, leur luxe n’a pas changé, je crois qu’au point de vue intellectuel elles sont, comme beaucoup de choses en Chine, un peu en décadence à l’heure actuelle.

Le dîner se termine par une série de grands plats, c’est-à-dire de potages servis dans de larges bols, où nagent toutes sortes de viandes ou de volailles cuites à l’étouffé, et rendues par ce moyen si tendres, qu’un Chinois un peu exercé arrive à très-bien découper un canard avec ses seuls bâtonnets. C’est à cette science, ainsi qu’à son talent pour la mora, que se reconnaît un viveur.

On sert dans ces plats, qui sont quelquefois au nombre de dix ou douze, des poulets, des oies, des canards, du mouton, des poitrines de cochon. Tout cela en général ne répugne pas trop à notre goût ; on arrive même à le trouver bon.

Les Chinois ne mangent jamais de bœuf ni de veau ; leurs principes religieux leur interdisent de tuer et de manger aucun animal utile à l’agriculture.

Quand les invités trouvent que le moment est venu de se retirer, ils demandent au maître de la maison de faire apporter le riz. Tous ces Chinois, qui, jusque-là, n’ont souvent fait que goûter du bout des lèvres aux produits d’une cuisine raffinée, parfois excellente et toujours assez chère, se mettent à se bourrer de riz à l’eau. Il est, à la vérité, d’un blanc admirable, bien entr’ouvert, ni trop cuit ni trop dur. C’est, en Chine, la base de la nourriture pour toutes les classes, autant au moins que le pain chez nous ; seulement, au lieu de le prendre à faible dose durant tout le repas, ils le réservent tout entier pour la fin.

Sur une table étroite sont disposées des cuvettes d’eau chaude avec de petites serviettes, et tout le monde, en se levant, va se laver le front et la figure ; c’est une pratique excellente, que je recommande à la suite d’un repas un peu copieux et animé.

Beaucoup de Chinois ont l’habitude, après le dîner, de fumer quelques pipes d’opium. On en trouve dans tous les restaurants. On prépare alors sur un divan une natte, avec un traversin de bambou pour appuyer la tête ; on apporte la lampe, le petit pot qui contient la funeste décoction, et la pipe. Celle-ci se compose d’un tuyau de la dimension d’un flageolet ordinaire ; à cinq centimètres du bout, il y a comme un champignon de métal creux, percé au centre d’un petit trou. On prend avec une aiguille la pâte d’opium, dont on met gros comme un pois sur le champignon, puis on l’allume à la lampe. L’opium brûle lentement, en se boursouflant et en produisant une fumée acre que l’on aspire.

Quand tout est ainsi préparé, rien n’empêche plus l’heureux Chinois de partir pour le pays des rêves enchantés, de la mort à courte échéance, ou de l’abrutissement absolu.

Quand on ne veut pas fumer, on fait avancer les chaises, et chacun rentre chez soi, à moins que la journée ou la soirée ne se termine au théâtre ou ailleurs.