Chine et Extrême-Orient/Les hôtels en Chine et les moyens de circulation

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 80-91).

IV.

LES HÔTELS EN CHINE ET LES MOYENS DE CIRCULATION.

M. Meignan dit, en terminant le récit de son exploration de la Sibérie, qu’il n’a écrit son livre que pour détourner ses lecteurs de faire le même voyage. Pour moi, j’avouerai, au contraire, que j’aime la Chine, je conseillerai de la visiter, et je veux donner ici quelques renseignements sur les divers moyens de communication en usage dans ces pays lointains et les facilités que peut y trouver le voyageur pour se loger.

Les Chinois eux-mêmes voyagent beaucoup. Les mandarins d’une ville étant le plus souvent originaires de provinces éloignées, leurs changements sont l’occasion d’allées et venues très-nombreuses. Les négociants sont aussi obligés à de fréquents déplacements.

Comme le gouvernement ne se charge pas du service de la poste, les particuliers, pour porter leur correspondance, ont recours à des exprès. De plus, les marchands, comme cela se pratiquait au Moyen Âge, ne s’en fient guère à d’autres qu’à eux-mêmes du soin d’accompagner leurs cargaisons. Pour héberger tous ces gens hors de chez eux, il existe de nombreuses hôtelleries. En outre, les habitants de chaque province ont, dans les principales villes de l’Empire où les appellent habituellement leurs affaires, ou dans lesquelles ils résident en grand nombre, des lieux de réunion particuliers, qui tiennent le milieu entre le club et le temple : les nouveaux venus y trouvent, outre le logement, des compatriotes et un centre de nouvelles et de renseignements.

À la vérité, il faut bien un peu montrer patte blanche pour être accueilli dans ces établissements d’un caractère tout privé ; mais le ballottage y est inconnu, tout notable commerçant venant de la province est sûr d’y être admis et d’y trouver des répondants. Les pauvres diables de même origine, que le hasard a poussés loin de chez eux, peuvent aussi en attendre quelques secours. Les mandarins d’un certain rang sont reçus en voyage soit chez leurs collègues, soit dans les temples, que les villes sont tenues de mettre à leur disposition.

En Chine, comme partout ailleurs, les hôtels peuvent servir de critérium pour apprécier le degré de civilisation du pays. On doit en effet se garder de toute illusion sur la prospérité générale d’un peuple, quand on n’en a pour preuve que le luxe de quelques maisons particulières, où l’existence la plus brillante et la plus raffinée est si souvent voisine d’une profonde misère et d’un état social très-inférieur. L’importance des établissements destinés au public, le grand nombre de gens qui en peuvent profiter, sont assurément le meilleur symptôme de la richesse et de la prospérité matérielle d’une nation. Par exemple, dans la poétique Espagne et dans une partie de l’Italie du Sud, pays évidemment en retard sur le reste de l’Europe, les hôtels sont détestables, et il est impossible d’y séjourner : on a peine à traverser ces contrées, si l’on n’est pas muni de lettres de recommandation pour des particuliers et si l’on n’a recours à leur hospitalité. Chez les sauvages, il y a absence complète d’hôtelleries ; au contraire, dans les pays les plus civilisés, comme l’Angleterre et quelques parties de l’Allemagne et de la France, le voyageur, même inconnu, se trouvera tout aussi bien à l’hôtel que chez lui, il lui sera même possible d’y satisfaire toutes ses fantaisies ; aux États-Unis, il en fera son séjour habituel.

En Chine, il faut qu’une ville soit bien petite et bien éloignée de toute voie de communication pour n’avoir pas d’hôtels. Ils sont naturellement distribués et organisés sur le plan des maisons du pays. Dans les plus considérables, les appartements d’importance ont chacun leur petite cour, dont ils occupent tout un côté. Dans les plus modestes, les chambres donnent sur une grande cour centrale destinée aux équipages.

Le mobilier des chambres de premier ordre se compose de tables, avec chaises ou fauteuils ; le voyageur apporte toujours son lit. Le coucher des Chinois est d’ailleurs réduit à sa plus simple expression ; les plus grands sybarites parmi eux se contentent, en route, d’une couverture ouatée de coton, ou même de nattes qui dans le Midi sont étalées sur des planches, en été comme en hiver, et dans le Nord, étendues sur le fourneau en briques ; c’est une espèce de poêle russe, sous lequel on entretient du dehors un feu doux, à l’aide de mottes de charbon en poudre pétri avec de la terre et brûlant lentement.

L’hôtel, en principe, est un restaurant ; mais s’il y a bien peu de ressources dans le garde-manger, les voyageurs ont les fourneaux à leur disposition pour y faire cuire ce qu’ils apportent ; quelquefois, pourtant, on peut tomber sur un hôtelier qui offre un menu acceptable. Quant aux chevaux, ils y trouvent, eux, le vivre et le couvert.

Les restaurants proprement dits sont encore plus nombreux que les hôtels ; un chapitre spécial leur sera consacré.

Les Chinois voyageant avec tant de facilité, on comprend que les moyens de transport ne manquent, pas chez eux. Ils diffèrent du nord au midi de ce vaste empire. La région méridionale est sillonnée de fleuves et de canaux ; aussi les transports s’y font-ils presque toujours par eau. Dans le Nord, les fleuves sont beaucoup moins nombreux. Les grandes jonques dans lesquelles voyagent les hauts mandarins sont de vraies maisons flottantes. Elles ont jusqu’à vingt-cinq mètres de long. La construction en planches qui s’élève sur le pont est divisée en plusieurs compartiments, avec de jolies fenêtres en boiseries découpées. L’arrière sert à la fois de cuisine et d’habitation aux gens du bateau ; les domestiques sont installés au centre, et l’Excellence se lient dans la première chambre ou sur la plate-forme découverte en avant du bateau.

C’est sur cette dernière que sont placées les grosses lanternes et les écriteaux destinés à faire connaître au public les titres et qualités du voyageur. On les inscrit quelquefois jusque sur les voiles : car tous les bateaux en ont sur ces fleuves, qui serpentent au milieu de vastes plaines, et où le vent acquiert une grande force.

Toutes les jonques n’ont pas d’aussi grandes dimensions, mais la disposition est constamment la même ; tout autour règne un petit chemin où courent les hommes de l’équipage, l’épaule appuyée sur une gaffe, avec laquelle ils poussent le fond de l’eau, afin de faire avancer leur esquif.

Quand la nature des bords le permet, tout l’équipage s’attelle et le tire à la cordelle, en entrant quelquefois dans l’eau jusqu’au cou.

Lorsque le fleuve est trop profond, on fait usage de godilles ; ce sont des rames coudées, placées à l’arrière, dans l’axe du bateau ; elles sont en équilibre sur un pivot et retenues par une corde attachée au bout qui ne plonge pas dans l’eau ; un, deux ou même trois hommes leur impriment un mouvement de va-et-vient qui fait marcher le bateau avec une grande rapidité. Au Japon, on les dispose quelquefois le long des flancs, sur de petites poutrelles qui dépassent le bordage et sur lesquelles s’installent les rameurs.

Il est difficile, sans un dessin, de bien faire comprendre cette disposition ; on se rendrait peut-être compte, en l’étudiant, de la construction des anciennes trirèmes grecques et romaines, qui n’a jamais été bien expliquée. Ce n’est pas d’ailleurs le seul détail des mœurs et usages de la plus haute antiquité qu’éclaircirait la connaissance de ce qui se fait encore en Chine aujourd’hui.

Pour le transport de la correspondance, on se sert de toutes petites jonques, de forme très-effilée. Un seul homme, placé à l’arrière, fait manœuvrer deux avirons, celui de tribord avec les mains, celui de bâbord avec les pieds.

Ces bateaux peuvent se glisser partout et marchent avec beaucoup de rapidité, qualité que n’ont pas les plus grands. Avec ceux-ci, on ne doit pas être pressé ; ils ne voyagent pas volontiers la nuit ; il faut beaucoup d’énergie pour empêcher l’équipage de s’installer dès le coucher du soleil le long du bord, et y attendre à l’ancre que l’astre reparaisse à l’horizon ; souvent même on n’y réussit pas.

Dans les parties du Sud où il n’y a ni cours d’eau ni canaux, on voyage presque toujours en chaises à porteurs ; cela se fait aussi quelquefois dans le Nord, mais plus souvent on y va en voiture ou à cheval. Ces chaises sont de différentes sortes : les plus simples et les plus légères, à deux porteurs, en bambous naturels ; les plus confortables, à quatre, huit ou même seize porteurs, recouvertes de drap. Ces dernières sont beaucoup plus larges, et l’on y est assez à l’aise.

La couleur du drap est réglée officiellement : les mandarins d’un rang inférieur n’ont droit qu’à des chaises de drap bleu ; ceux du rang le plus élevé en ont de vertes, et l’Empereur en possède une jaune : celle qui sert dans les cérémonies du mariage à transporter la fiancée au domicile conjugal est rouge.

À Pékin, et dans toute la province de Pé-tchi-li, cette réglementation est très-sévère ; seuls les plus puissants mandarins, les vice-rois, les ministres, les membres de l’Académie et autres grands manitous qui forment le personnel du gouvernement, peuvent se servir de chaises vertes ; la chaise bleue est elle-même réservée à un petit nombre de mandarins d’un grade déjà assez élevé. Aussi rencontre-t-on très-rarement de ces chaises, et lors des visites officielles seulement. Quand les grands personnages ont à se déplacer aux environs de Pékin, ils voyagent plus volontiers en voiture.

Dans le Nord, les chemins tenant lieu de canaux, les voitures remplacent aussi les bateaux. Elles sont toutes construites sur un type unique. La Chine, le pays classique de la réglementation, a depuis longtemps réalisé l’idéal auquel on est à peine arrivé dans l’artillerie et dans les équipages militaires, celui de l’unité parfaite de modèle pour les roues et les autres parties du matériel.

Toutes ces voitures se composent invariablement d’un brancard qui repose sur l’essieu et sur lequel est placée une plate-forme recouverte d’un petit abri ; celui-ci, dans les voitures particulières, est souvent très-coquettement garni de coussins et de rideaux de soie.

Les grands mandarins ont le privilège de pouvoir placer les roues en arrière de la caisse, à une distance qui varie d’après leur dignité. Le maximum du confortable pour le voyageur est alors de s’asseoir dans l’espace intermédiaire, entre les roues et la sellette qui supporte l’extrémité du brancard sur le dos du cheval ; les brancards arrivent à former ressort, et l’on n’est pas trop cahoté. Autrement, on est très-secoué dans ces véhicules, et il faut beaucoup de temps pour prendre l’habitude de s’y tenir.

À Pékin, on trouve des voitures à louer, soit à l’heure, soit à la course, absolument comme des fiacres à Paris ; il est même probable que cet usage a existé là longtemps avant de se répandre chez nous.

Dans toutes ces voitures, lorsque le cocher ne marche pas à côté du cheval, il s’assied sur le brancard de gauche, comme dans l’ancien corricolo napolitain.

Dans le nord de la Chine, on se sert encore assez souvent de grandes chaises, que l’on fait porter par deux chevaux ou mulets attelés l’un devant, l’autre derrière ; on va lentement, parce que les animaux sont gênés, mais on peut se coucher, et ce n’est pas trop fatigant.

Je ne parlerai que pour mémoire de la brouette, très-employée pourtant dans les plaines du Sud et du Centre. Quand il y a un peu de brise, on y ajuste une voile, et un seul homme peut ainsi rouler un poids considérable. Ces véhicules ne ressemblent pas à celui qu’a inventé Pascal ; la roue a un mètre cinquante de haut, le fardeau se place de chaque côté de l’essieu, de façon à faire à peu près équilibre, de droite à gauche, et d’avant en arrière.

Dans tout le Nord, depuis Han-keou, sur le fleuve Bleu, et depuis Tien-tsin sur le golfe du Pe-tchi-li, jusqu’en Mongolie, les grands transports sont faits par de longues caravanes de chameaux. L’hiver rend ces animaux magnifiques, avec la superbe fourrure qui recouvre leurs jambes et leur cou, et forme une houppette sur leur gros front. Ce sont des chameaux à deux bosses, comme ceux qui vivent à l’est de la Perse, où les deux races paraissent coexister. On peut leur faire porter environ trois cents kilogrammes. Ils sont toujours conduits par des Mongols, à la robe jaune et au bonnet de martre. On les attache par un anneau passé dans le nez. Ils ne vivent pas en très-bonne intelligence avec les chevaux ; en route, leurs convois s’arrêtent dans des auberges spécialement à leur usage, qui se reconnaissent à l’élévation de la porte par laquelle on pénètre dans la cour.