Chine et Extrême-Orient/Séjour dans un temple aux environs de Pékin

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 52-79).

III.

SÉJOUR DANS UN TEMPLE AUX ENVIRONS DE PÉKIN.

J’écris dans le plus joli petit kiosque chinois qui se puisse voir, en Chine du moins, car peut-être a-t-on mieux en Europe ; mais le cadre du mien est inimitable.

Afin de faire plus ample connaissance avec les environs de la capitale, je me suis décidé à passer quelques jours dans le temple de Kiè-tai-tse, situé sur les hauteurs qui enserrent au sud-ouest la plaine de Pékin. Il y en a beaucoup d’autres semblables, échelonnés dans la montagne, et où l’on peut loger ; mais celui-ci est parmi les plus renommés.

On peut aisément, en partant de bonne heure, arriver pour le soir à Kiè-tai-tse. J’avais suivi une de ces routes dallées qui rayonnent autour de Pékin. A vingt kilomètres, le pavé cesse, et l’on voyage en plein champ, ou au moins sur un chemin à peine tracé au milieu de la campagne.

La pluie m’ayant retenu jusqu’à une heure de l’après-midi, je dus coucher à Lo-Kou-kiao, ville fortifiée et jadis importante, mais aujourd’hui à peu près déserte ; pourtant, il s’y trouve encore quelques auberges. Je m’installai dans la moins encombrée, avec tout mon personnel, composé d’un ma-fou ou palefrenier à cheval, qui devait toujours me suivre, de mes deux domestiques et des conducteurs des voitures à bagages et à provisions.

Je me remis en route le lendemain, à sept heures du matin. Je tombai en arrivant à Kiè-tai-tse au milieu d’une fête qui avait réuni environ deux cents bonzes étrangers.

Les cérémonies qui s’y font alors attirent une grande foule de dévots et de dévotes. Cette circonstance m’empêcha d’être reçu moi-même ; car un Chinois, qui pourtant donne à sa femme assez de liberté, ne craint rien tant que de la laisser voir à un Européen. Les bonzes eurent peur, s’ils m’accueillaient, de faire fuir leur clientèle chinoise, qui paye fort bien, et fait de ses offrandes une affaire de conscience. On me déclara donc qu’il n’y avait plus de place, et le portier me conseilla de me rendre à un autre temple, appelé Pa-ta-tchou, où l’on n’aurait pas les mêmes raisons de refuser à me loger.

Je remontai à cheval, pour aller au-devant des voitures que j’avais précédées, et les faire changer d’itinéraire ; mais elles avaient pris une autre route, et j’arrivai à Lo-kou-kiao sans les avoir rencontrées. Je leur fis dire de se rendre à Pa-ta-tchou, où je les rejoignis sans autre contre-temps.

Ce temple, comme son nom le signifie, est formé par la réunion de huit pagodes, échelonnées le long d’une gorge, dans la montagne. Chacune d’elles présente le même encombrement de terrasses, de petits bassins, de pots de fleurs, de grands vases remplis de nénufars, etc.

Les Chinois n’ont pas de maisons de campagne ; mais ils viennent séjourner un certain temps dans des pagodes, qui offrent tout le pittoresque et, au point de vue chinois, tout le confortable et l’élégance désirables. On y trouve de l’ombrage, des eaux jaillissantes, de magnifiques monuments en marbre blanc, et un Européen peut même y chasser le faisan, que dédaignent les indigènes. Chacune des pagodes de Pa-ta-tchou est distribuée de manière à recevoir cinq ou six personnes, en ne comptant que les chambres disponibles, sans qu’il soit besoin de déranger aucune divinité. Celle où j’étais installé était en même temps habitée par une famille de Pékin, où se trouvait une fillette fort gentille avec sa mine éveillée, ses yeux de souris, sa tunique bleue, ses petits pantalons verts et ses mèches de cheveux noués sur le côté avec une fleur.

Elle venait souvent me regarder écrire ; ses parents et elle paraissaient fort édifiés d’apprendre que ces caractères, qui faisaient leur étonnement, étaient destinés à ma famille ; la vénération pour les parents est le sentiment le plus profond chez les Chinois, et même le principe fondamental de leur société.

Un de mes hommes m’ayant assuré qu’il avait des intelligences parmi les bonzes de Kiè-tai-tse et se chargeait de me faire recevoir par eux, je me remis en campagne pour une nouvelle tentative de ce côté.

Je dus coucher en route dans une petite pagode de second ordre appelée Ta-houi-tchang. Elle était gardée par un bonze de la secte de Tao, qui porte les cheveux en chignon autour d’un peigne, au lieu d’avoir la tête rasée comme les prêtres bouddhistes, qui sont tous entièrement tondus.

Ta-houi-tchang est construit sur un plan que reproduisent d’une manière assez uniforme les nombreuses pagodes de moyenne grandeur qui existent dans la campagne. Un mur percé de trois ouvertures sépare du chemin une première cour ; la porte de gauche est condamnée, celle de droite reste ouverte au public ; celle du milieu n’est qu’un large porche, sous lequel sont placées cinq ou six idoles dont les dimensions varient de un à deux mètres, selon l’importance du temple. Dans cette cour carrée se trouvent, à droite, le logement du bonze, à gauche, les chambres disponibles. Au fond est une chapelle remplie de statues, avec des tables, des vases et des brûle-parfums. C’est là qu’on apporte les offrandes de fruits, de pain, de sapèques, et les bâtonnets d’encens que l’on fait brûler.

Derrière ce bâtiment s’étend une autre cour, autour de laquelle règnent encore une foule de petites chapelles également pleines d’idoles ; au fond s’élève le sanctuaire le plus richement orné et contenant les plus belles statues de Bouddha.

Les très-grandes pagodes seules s’écartent de cette disposition ; chacune d’elles est construite sur un plan différent.

Je me remis en route au matin pour Kiè-tai-tse ; à mon arrivée, on faillit me refuser encore l’entrée de la place ; enfin, mes gens ayant assuré que je ne chercherais pas à détourner de leurs devoirs les belles Chinoises occupées à faire leurs dévotions, on me promit un appartement dans un coin écarté de la pagode, et cela moyennant la somme respectable de vingt piastres, soit cent vingt francs, dussé-je ne l’occuper qu’un jour. Il était trop tard pour chercher un autre gîte, et j’acceptai cette hospitalité si peu écossaise.

La chambre où je suis enfin installé a huit mètres de long sur cinq de large. Les murs sont couverts de papier blanc à dessins glacés sur fond mat. Ni les fenêtres ni les portes ne peuvent se fermer de l’intérieur ; espérons que je ne serai pas dérangé par des visites imprévues.

Le mobilier se compose de deux tables et de deux guéridons en palissandre ou en bois de fer, rangés le long du mur et séparés l’un de l’autre par un fauteuil de même bois. On s’assied sur ces sièges, et l’on place sur les tables la tasse à thé et la pipe, accompagnement obligé de toute conversation chinoise.

De ma fenêtre, le regard embrasse la vaste plaine du Pé-tchi-li, dont les champs, riches de leur troisième récolte, s’étendent à perte de vue ; sur la gauche, on aperçoit des montagnes parsemées de pagodes comme celle où je me trouve ; ce sont Pa-ta-tchou, Ping-nin-sei, etc.

Dans la plaine, serpentent deux larges rivières, dont le cours sinueux forme un ruban d’argent qui se perd à l’horizon vers le sud-ouest, dans la-direction de Tien-tsin et de la mer. Dans le lointain, les murs sombres de Pékin forment un vaste quadrilatère, au milieu duquel brillent les toits vernissés des kiosques du palais, des temples et des yamens. Çà et là, dans la plaine, se dressent les hautes tours à étages et à clochettes, dont le dessin est si connu. Enfin, le premier plan est formé par les grandes têtes plates des pins, qui poussent au pied et sur les flancs de la montagne.

La grosse cloche de bronze sur laquelle le Quasimodo du couvent fait continuellement retomber un lourd balancier de bois, donne toutes les cinq minutes sa note grave : elle prête de la vie au tableau, en ajoutant à la mélancolie poétique qu’ont par eux-mêmes les grands panoramas.

Tout dans la nature semble calme et tranquille, et pourtant une tempête se prépare pour moi. Tandis que je m’abandonne à la contemplation du spectacle que j’ai devant les yeux, voilà que la voix de mon palefrenier me rappelle soudain à la réalité : le cuisinier, dit-il, refuse de lui préparer à manger. Un autre domestique confirme le fait et assure, avec force prosternations, que si je n’interviens pas, ils sont condamnés à mourir de faim.

Mandé à la barre, le chef déclare qu’il consent à faire la cuisine pour moi et pour mon chien, mais que pour toute autre personne il refuse. Je frémis d’horreur en voyant la discorde se mettre ainsi parmi mes gens.

Tout le monde n’a pas eu l’heur de se trouver dans un pays inhospitalier, au milieu d’hommes dont la langue et même les gestes vous sont inintelligibles et dont la cuisine est exécrable : aussi, peut-être aura-t-on quelque peine à concevoir mon embarras. Figurez-vous que vous traversez un abîme sans fond, ou plutôt peuplé de crapauds et de vipères à jeun depuis plusieurs générations. Vous êtes sur un pont formé de deux poutres, dont l’une représentera, si l’on veut, mon cuisinier, l’autre, le reste de mon personnel ; arrivé au milieu du trajet, vous sentez tout à coup que les poutres se disjoignent, qu’elles vont se séparer, et que vous allez glisser entre elles dans l’abîme béant. Essayer de rapprocher mes gens par le raisonnement me semble aussi impossible que vous jugeriez superflu de faire de l’éloquence pour persuader aux deux poutres en question de se rejoindre.

Mon palefrenier n’entend que le chinois, que moi je sais fort peu. Mon valet de chambre s’est bien donné pour parler français, et le cuisinier comme possédant l’anglais ; mais c’est tout au plus si le premier me comprend quand je lui demande mes pantoufles, et pour faire savoir au second que je désire dîner à sept heures, j’en suis réduit à lui indiquer l’heure sur ma montre. Dès que j’aborde avec eux des questions d’un ordre plus relevé, ils me répondent invariablement par les mots ouo-pou-tong-té, qui signifient en chinois : Je ne comprends pas. Je les fais pourtant venir, et, le danger me rendant éloquent, je me mets à les haranguer, tour à tour en chinois, en français et en anglais. Mes trois interlocuteurs me répondent chacun dans la langue qu’il a adoptée ; les deux derniers, bien persuadés qu’ils me parlent anglais et français, comme moi-même je crois leur parler chinois. La vérité, c’est que nous ne nous comprenions ni les uns ni les autres ; je n’en réfutai pas moins victorieusement leurs arguments.

Enfin, je crus comprendre que le cuisinier refusait aux plaignants non-seulement ses talents, mais même l’usage des provisions destinées à tous, d’après mes ordres.

Mes raisonnements étaient de moins en moins entendus ; je voyais l’abîme s’entr’ouvrir sous mes pieds, et me sentais livré sans défense à ces affamés, prêts à me dévorer moi-même, faute de mieux.

J’eus un éclair de génie qui me sauva. J’avisai une couverture suspecte, qui me paraissait cacher dans ses replis mystérieux des matières propres à la nourriture d’un Chinois. Incontinent, je la fais déployer d’autorité, et, m’emparant d’un sac de farine que j’y découvre, je le remets moi-même entre les mains des parties. Leurs figures, jusque-là soucieuses, se dérident aussitôt. Dieu seul et un Chinois connaissent toutes les ressources culinaires qu’offre un sac de farine. Si au moins la colle qu’ils vont se mettre sur l’estomac pouvait désormais les empêcher de se désunir, j’y trouverais mon compte.

Kiè-tai-tse est assez élevé pour jouir d’une belle vue : il ne l’est pas au point de décourager les pieux visiteurs. On arrive à la porte principale, qui d’ailleurs n’a rien de remarquable, en suivant un petit chemin presque uniquement fréquenté par les ânes ou les chameaux qui vont dans la montagne chercher le charbon.

Les bâtiments s’étagent sur cinq terrasses superposées. La première est formée d’une cour ornée de piliers de marbre de trois ou quatre mètres de haut, qui reposent sur des tortues et sont couverts d’inscriptions, en mandchou et en chinois, comme dans tous les monuments impériaux. Derrière s’étend une seconde cour à peu près semblable, qui, se prolongeant sur le flanc de la montagne par une galerie en corniche, mène à la grosse cloche. Celle-ci a deux mètres de haut. Placée à une extrémité du temple, dans une sorte d’échauguette ouverte qui surplombe au-dessus de la vallée, elle se fait entendre de fort loin. Comme toutes les cloches de Chine, elle est dépourvue de battant intérieur : c’est un vieux bonze qui de temps en temps la fait gémir sous les coups d’une sorte de bélier en bois suspendu à côté et qu’il tire avec une corde.

Chacune de ces cours est entourée de chapelles remplies d’idoles. Dans la seconde, se trouve le logement du procureur, le cerbère qui ne voulait pas d’abord me recevoir et qui m’a extorqué mes vingt piastres. Un peu plus loin, un passage mène à ce que l’on appellerait, en termes de couvent, la communauté. C’est une grande salle où couchent les bonzes ordinaires du temple. Au fond de cette cour, un pavillon à angles relevés, comme ceux qu’on voit dessinés sur tous les éventails, se dresse avec son double toit sur une estrade de pierre formant perron. L’intérieur renferme trois grandes idoles de cinq ou six mètres de haut, presque entièrement dorées et appliquées contre une espèce d’auréole également dorée. Les Chinois donnent à leurs bouddhas les formes et les attitudes les plus variées ; mais ils sont le plus ordinairement accroupis, les mains jointes l’une sur l’autre au-dessus des genoux, la paume tournée en l’air, de manière à former cuvette, les deux pouces séparés des autres doigts et se touchant.

Quelquefois, une pierre précieuse ou un simple morceau de verre de couleur se trouve incrusté dans le front. Quelques-unes de ces statues sont aussi ornées d’une écharpe de soie jaune ou verte passée en sautoir.

Derrière ce premier pavillon, de larges escaliers en marbre, avec des rampes sculptées, conduisent à une seconde terrasse de trois cents pas de long, fermée par une balustrade en pierre découpée à jour.

Cette terrasse est dallée, sauf sur de petits carrés ménagés pour laisser passer les énormes troncs de pins centenaires aux branches capricieusement contournées.

Au milieu s’élève un pavillon à deux étages, dont le rez-de-chaussée est affecté à une grande chapelle de plus de trente mètres de côté ; le plafond, supporté par huit colonnes laquées en rouge, de dix mètres de haut, est formé de compartiments de bois, au centre desquels sont sculptés des dragons dorés.

Au fond, se trouve l’idole principale, qui repose sur une espèce d’artichaut. Elle mesure, avec le socle, cinq à six mètres de haut ; dix-huit statues d’un tiers plus petites sont rangées à droite et à gauche, le long des murs, sur une banquette à hauteur d’appui.

C’est dans ce pavillon que les bonzes prennent leur repas en public. Il s’y trouve pour cet usage des tables et des bancs dont la disposition est tout à fait celle des réfectoires de nos collèges. Le couvert de chacun se compose d’une soucoupe, de deux bols et de bâtonnets d’ébène. Les bonzes arrivent en ordre dans la salle, se rangent le long des tables, et, avant de commencer leur repas, psalmodient le Benedicite pendant vingt minutes, debout, les mains jointes. Le chant est accompagné sur des coupes de bronze dont la dimension varie de vingt à quarante centimètres, et que l’on fait résonner à l’aide d’un bâton court ; on frappe aussi avec une espèce de baguette de tambour sur un grelot de bois creux. Les bonzes mangent en silence et sans distraction ; on croirait assister à un dîner de jeunes séminaristes. Leur nourriture se compose de riz et de pâtes analogues au macaroni.

Ensuivant la terrasse, on arrive à ce qui représenterait, dans nos anciens couvents, le palais abbatial, c’est-à-dire la demeure du chef des bonzes, auquel nous donnerons le titre d’abbé.

C’est une charmante maison chinoise : elle occupe le fond d’une jolie petite cour carrée. Les deux ailes qui forment les côtés de droite et de gauche de cette petite cour, sont habitées par les bonzes qui viennent au second et au troisième rang dans la hiérarchie. Le plan est celui de toutes les maisons chinoises, avec cette différence que chez les particuliers laïques les ailes sont habitées par les femmes ou par les domestiques.

La petite cour de l’abbatial est fort coquette, mais n’a pas la moindre vue sur l’extérieur. Les Chinois n’aiment pas à laisser voir ce qui se passe chez eux ; à cet égard, leurs maisons ressemblent à celles des autres Orientaux. Outre deux énormes pins qui ombragent presque toute la cour de l’abbé, on y voit un grand nombre de pois de fleurs, et, au milieu, une immense cuve de porcelaine pleine d’eau, d’où s’élèvent de grandes feuilles de lotus et de nénufar, et où nagent de petits poissons rouges.

Les trois ailes n’ont qu’un rez-de-chaussée, dont les façades sont formées par une fine et élégante boiserie encadrant de larges carreaux de verre.

L’abbé du couvent m’a invité à entrer chez lui, mais ne m’a pas offert de thé, tandis que le procureur, qui est à la porte, ne manque jamais, quand se présente un étranger de distinction, de lui en faire apporter, et d’excellent.

Les choses se passent à peu près comme dans un couvent européen, où le Père, chargé des relations avec le monde, peut avoir chez lui un fauteuil mieux rembourré, et même quelques douceurs à offrir aux visiteurs.

Le mobilier de mon Père supérieur n’a rien d’ascétique ; la chambre est très-bien ornée. Tous les bibelots de valeur sont des objets de piété : idoles en jade, chandeliers et vases à brûler les bâtonnets d’encens, etc. ; j’y ai vu deux encensoirs en cloisonné ancien, très-beaux, bien que l’émail en fût un peu terne ; la forme et les chaînes rappelaient tout à fait ceux de nos églises.

Les sièges et tables sont en bois noir, sculpté avec l’art minutieux que possèdent les Chinois.

Le logement se compose de trois pièces : une au centre, par laquelle on entre, et deux autres à droite et à gauche, qui sont un peu plus petites et ouvrent sur la première. Celle-ci est une sorte de salle du trône ; il y a au milieu une estrade, avec une table sur laquelle se trouve une petite idole. Derrière est placé un immense fauteuil très-bien ouvragé. Quelques objets employés dans les grandes fêtes : des bannières, des lanternes, etc., sont emmagasinés là comme dans une sacristie.

La pièce de droite sert de chambre à coucher, et celle de gauche de boudoir. Toutes deux renferment des tables et des étagères pleines de jolies choses. J’ai cru reconnaître une de ces petites coupes dites clair de lune, dont on demande mille francs et plus dans les boutiques de bibelots à Pékin. On serait vraiment tenté de s’en servir pour donner la pâtée à un toutou, tant le mérite en est conventionnel et tant elles sont laides en réalité ; leur valeur tient uniquement à ce que les plus modernes ont cinq ou six cents ans.

Il y avait aussi là une bibliothèque assez bien garnie : huit à dix mille volumes. Il y a toujours beaucoup de livres dans les temples, la plupart même ne possèdent pas d’autre trésor. Ce sont généralement d’antiques traductions des livres sacrés de l’Inde.

Presque tous les Chinois savent lire, ou tout au moins connaissent les caractères les plus usuels. La meilleure preuve en est dans les nombreuses affiches placées, ni plus ni moins qu’à Paris, en diagonale, pour mieux attirer l’attention ; on en voit partout, même dans les plus petits villages. Il est vrai qu’elles annoncent presque toutes des remèdes qui guérissent soi-disant toutes sortes de maladies, et qu’elles sont généralement apposées par de purs charlatans ; toutefois, ces frais de publicité montrent qu’on compte bien être lu.

La grande terrasse, la principale de Kiè-tai-tse, communique avec un dédale de cours dont quelques-unes sont à peu près abandonnées. Un grand pavillon avec sa galerie d’idoles s’élève au milieu. Tout autour règne une sorte de cloître ou corridor, dans lequel sont des idoles en terre modelées et peintes avec le plus grand soin.

Ces statues, au nombre de deux cent cinquante et une de chaque côté, et presque de grandeur naturelle, représentent des bonzes canonisés, en costume de cérémonie religieuse, assis ou accroupis, quelques-uns debout.

La cour est ornée de ces grandes pierres montées sur des tortues dont j’ai parlé plus haut ; il y a aussi, à droite et à gauche des portes des chapelles, des lions en marbre et des vases en bronze, dans lesquels on achève de consumer les paquets de bâtonnets d’encens allumés par les fidèles. De grands escaliers conduisent aune terrasse supérieure, d’où l’on communique par un pont en bois avec le premier étage du pavillon principal. Là se trouve une grande idole debout, sans piédestal. Derrière elle, une autre, placée sur une sorte d’artichaut doré, surmonte une pyramide de briques ouvragées : le tout a un peu plus de quatre mètres de hauteur. Chaque feuille de l’artichaut (et il y en a douze ou quinze cents) porte une petite idole en bois, de treize à quatorze centimètres.

Les parois de cette chapelle sont garnies de compartiments, comme un colombier ; dans chacun s’étagent, trois par trois, d’autres idoles semblables, de vingt-cinq à trente centimètres de haut. Elles sont toutes accroupies sur un petit socle ; il peut y en avoir huit cent cinquante à neuf cents de cette dimension et près de quinze cents de toutes petites. Le temple entier doit renfermer en tout trente-trois mille idoles de toute grandeur, de toute matière, bois, terre, bronze, dont beaucoup sont ornées de petites pierres brutes, grenats, cornalines, onyx, topazes claires ; les plus grosses sont creuses, et renferment une petite boule d’or, une d’argent et un écheveau de soie, avec un rouleau de papier couvert de prières. Parmi ces statues, une douzaine ont quatre ou cinq mètres de hauteur, et autant de largeur à la base ; un millier environ atteignent la taille d’un enfant de quinze ans ou au-dessus, les autres sont toutes petites ; il y en a dans tous les coins.

Au-dessus du second étage de terrasses, il en existe encore un troisième, auquel on parvient également par des escaliers, mais les pavillons qui s’y trouvent sont moins beaux ; il y a cependant quelques kiosques élégants, d’où l’on jouit surtout d’une vue magnifique sur l’ensemble de l’édifice.

Dans un temple qui n’est pas très-éloigné de Kiè-tai-tse, et que l’on nomme Ho-long-t’an, c’est-à-dire temple du Dragon noir, il y a un moins grand nombre de pavillons, mais de belles eaux dans de vastes réservoirs, d’où elles coulent de terrasse en terrasse, en formant des bassins entourés de balustrades et ombragés de saules pleureurs ; au bord se trouvent les chambres d’hôtes, de sorte que l’on peut, en été, prendre un bain en sortant de chez soi. Ce temple, ou plutôt le Dragon noir en l’honneur duquel il est érigé, a la spécialité d’attirer la pluie. Quand la sécheresse est trop grande, l’empereur s’y rend en personne, ou bien il y envoie un représentant, choisi parmi les personnages les plus considérables. De mémoire d’homme, on ne se rappelle pas que le Dragon noir ait été invoqué en vain ; la pluie en pareil cas est toujours venue… tôt ou tard.

J’ai eu, pendant mon séjour à Kiè-tai-tse, la bonne fortune d’assister à un office nocturne des bonzes. Un soir, vers huit heures, mon attention fut attirée par un bruit de cymbales, de clochettes et d’autres instruments, tous plus inconnus les uns que les autres en Europe.

C’était une procession qui se dirigeait vers une des principales salles, celle qui se trouve à l’étage où j’habite.

En tête du cortège marchait un bonze, qui paraissait diriger la cérémonie. Tous portaient leur costume ordinaire, c’est-à-dire une robe brune croisée sur la poitrine et un manteau jaune rattaché sur l’épaule gauche en passant sous le bras droit, qu’il laisse libre de ses mouvements. Ce manteau est retenu par une agrafe en bronze de la forme d’un sceptre. Les Chinois regardent ce signe cabalistique comme un emblème de félicitation : il est surtout employé dans les cérémonies du mariage.

Le manteau du premier bonze, celui qui officiait, avait une teinte un peu différente de celle des autres, et présentait tout à fait la coupe d’une chape.

Derrière lui marchaient quatorze bonzes, les mains jointes, et dans l’attitude la plus recueillie : c’est ainsi qu’ils sont toujours, du reste.

La salle était éclairée pour la circonstance par une dizaine de gros cierges et une espèce d’arbre formant lustre, placé devant la grande idole du fond, et chargé de trente ou quarante lampions. Les bonzes, en entrant, se placèrent sur deux rangs, l’un en face de l’autre, le principal au milieu, portant une sorte de bougeoir à la main. Ils chantèrent des psaumes pendant une demi-heure, de leur ton nasillard. Ils s’accompagnaient en frappant sur leurs instruments ordinaires : des cymbales, un grelot en bois creux, un petit gong ou disque en cuivre, un timbre de bronze qu’on fait résonner au moyen d’une tringle de fer, etc.

Leur psalmodie n’est vraiment pas trop désagréable : elle rappelle notre plain-chant.

Au bout d’une demi-heure, le bonze officiant monta sur une estrade placée au pied de la grosse idole du fond, et s’installa, en faisant face au public, à une table, autour de laquelle vinrent se ranger six autres bonzes. Tous continuèrent à chanter en chœur.

Jusque-là, l’assistance, qui était nombreuse, et composée de tous les Chinois présents à Kiè-tai-tse, s’était tenue dans la pagode, sans avoir l’air de prêter une grande attention à ce qui se passait ; ils fumaient leurs longues pipes à petits fourneaux de cuivre et causaient entre eux.

Quelques-uns m’entouraient pour considérer ma barbe, pour entendre sonner ma montre, ou simplement pour examiner de tout près un diable d’Occident ; mais, à ce moment de la cérémonie, ils allèrent tous faire trois génuflexions devant l’autel, où était le bonze officiant.

Ils se présentaient l’un après l’autre, et, prenant un paquet de bâtonnets d’encens enflammés, qu’un bonze leur offrait, ils relevaient avec les deux mains à la hauteur du front, et le lui rendaient ; enfin, ils se prosternaient trois fois de suite la face contre terre, sur un coussin, et déposaient en se relevant quelques sapèques dans un plateau qui semblait les y inviter.

Huit ou dix femmes vinrent aussi faire leurs génuflexions ; seulement, comme leurs pieds lilliputiens leur feraient sans doute perdre l’équilibre, elles se contentent de porter le paquet de bâtonnets à leur front, et le rendent au bonze sans faire les trois prosternations. Les paquets de bâtonnets sont ensuite portés, encore tout enflammés, dans les grands brûle-parfums en bronze placés à l’entrée de chaque chapelle. C’est là qu’ils achèvent de se consumer.

Cette cérémonie terminée, les assistants se retirèrent peu à peu.

Un petit Chinois, dont j’avais fait la connaissance et admiré les beaux ongles, m’amena un de ses amis, qui en avait un au petit doigt plus long d’un demi-centimètre que mon propre index, et tous les autres à l’avenant. Toutes les femmes de distinction portent des ongles de cette dimension ; elles les mettent, pour les mieux préserver, dans des étuis d’argent ou d’or.

L’assistance une fois sortie, les chants n’en allèrent pas moins leur train. À un certain moment, le bonze officiant prit un diadème de plaques de carton avec des images d’idoles brodées, et le posa sur sa tête ; il s’assura qu’il était bien ajusté, au moyen d’une petite glace qu’il tira subrepticement de dessous son missel, et se mit ensuite à exécuter toutes sortes de mouvements bizarres avec les mains, les joignant, les séparant, les faisant tourner, les entrelaçant, etc., etc. Il avait, du reste, des mains très-soignées, de vraies mains d’abbé.

Tous les autres, excepté ceux qui taquinent un instrument quelconque, ont les mains jointes à la façon des vierges du Pérugin, les yeux baissés, et l’air le plus édifiant ; ils ne se dérangent que pour humer de temps en temps une goutte de thé dans la tasse qu’un bonze novice ou convers entretient toujours pleine devant eux.

La musique et les chants continuèrent ainsi jusqu’à une heure du matin, après quoi les bonzes rentrèrent dans la communauté dans le même ordre qu’ils étaient venus.

Quelquefois, les pèlerins font leurs dévotions isolément : j’en ai vu souvent venir devant une des grandes idoles du pavillon principal ; là, ils font trois génuflexions, pendant qu’un bonze frappe lentement sur une cloche en bronze posée sur un coussin ; pour le payer de sa peine, le bonhomme jette quelques sapèques dans un plat sur l’autel.

J’ai assisté encore, pendant mon séjour, à plusieurs offices, à un, en particulier, auquel prenaient part les principaux religieux du couvent. L’officiant n’était autre que mon procureur avare, suivi de trente ou quarante bonzes.

Ils commencèrent par tourner en procession autour de la salle du bas, ils psalmodiaient en s’accompagnant sur les petits instruments, et, en outre, sur un énorme tambour d’un mètre et demi de diamètre, monté sur un chevalet, et enfin sur un gros grelot en bois d’un demi-mètre de grosseur ; ensuite tous prirent place devant des coussins pour faire leurs génuflexions au signal donné par un coup de tringle de fer sur un timbre de bronze.

Au bout d’une heure ils allèrent encore chanter devant une petite chapelle située dans la cour, en faisant continuellement et presque à chaque pas des prosternations à l’appel du timbre.

Outre ces sortes d’offices, qui sont très-fréquents, tous les jours les bonzes s’exercent à chanter, soit chez eux, dans leur salle commune, soit chez le procureur. L’appartement de ce dernier est orné d’une belle idole, devant laquelle brûle une lampe et sont placées des soucoupes, remplies de pain, de fritures, de fruits, de morceaux de bois de santal, enfin de tout ce qu’on suppose devoir lui être agréable.

Il règne parmi les bonzes une discipline des plus sévères ; l’in pace est remplacé par le bambou, que le supérieur peut faire administrer sur les reins de ses moines ; on l’emploie aussi quelquefois à l’égard des novices dont la vocation a besoin d’être renforcée.