E. Plon, Nourrit et Cie (p. 37-51).

II.

PÉKIN.

Pour se rendre à Pékin, on va d’abord à Tong-tcheou, qui n’en est éloigné que de quinze kilomètres. Ce premier trajet se fait par terre, en voiture ou à cheval, ou encore, si l’on veut voyager commodément, par eau, en remontant le cours du Pei-ho. Quand on prend cette dernière voie, on part dès l’aube. La traversée de la ville en bateau est une opération assez difficile, le courant étant très-fort et l’eau profonde. Les jonques démarrent toutes à peu près à la même heure et forment un encombrement qui, à première vue, semble inextricable. Les bateliers appuient leurs gaffes de bambou sur les plus gros bateaux et les font dévier de leur direction : ce sont alors des cris, des imprécations, un tumulte indescriptible ; on aperçoit des gestes de magots, on entend des clameurs inouïes, les hommes sautent d’un bateau sur l’autre, s’injurient, et tout ce tapage, pour avancer de quelques mètres. Celui qui fait pour la première fois le trajet croit qu’il ne sortira jamais de cette forêt de mâts, de voiles en rotin, d’amarres, de jonques de toutes les grandeurs, et surtout de ce charivari assourdissant ; mais il admire l’adresse et la bonne volonté de l’équipage, et, en somme, la douceur des rapports qu’ont entre eux les bateliers. Ils n’en viennent jamais aux coups, et sont fort empressés à se prêter secours les uns aux autres, dans ces passages difficiles. Si l’on pouvait comprendre ce qu’ils se disent, on serait ; plus émerveillé encore de leur politesse. « Mon frère aîné consentirait-il à reculer un peu son bateau ? » — « Mon grand frère voudra-t-il laisser passer mon pauvre petit rafiot à côté de son magnifique navire à trois mâts ? etc. »

En sortant de Tien-tsin, on passe devant l’emplacement où s’élevait l’église catholique, détruite par la populace, en juin 1870, au moment où furent massacrés les Français qui se trouvaient dans l’établissement voisin.

À la suite des réclamations présentées par notre gouvernement, on devait élever en ce lieu un monument impérial, c’est-à-dire une grande pierre sur laquelle on aurait inscrit, en tartare et en chinois, le récit de l’événement, le châtiment qui a été infligé aux coupables, dont seize ont été exécutés, et les instructions sévères données par le souverain pour faire respecter à l’avenir les biens et les personnes des étrangers. Depuis treize ans rien n’est encore fait… qu’en principe, et nos morts attendent toujours qu’on daigne graver leurs noms sur la stèle de leurs tombes.

Il parait que les principaux organisateurs de ces massacres (il y avait parmi eux des mandarins, compromis pour n’avoir pas empêché le crime que leur autorité pouvait prévenir) trouvèrent à se faire remplacer pour la peine capitale. La chose n’est pas impossible en Chine : pour cela, on donne à de pauvres diables une somme assez ronde ; ils en mangent une partie en ripailles et laissent l’autre à leur famille. On leur assure, en outre, un tombeau et une sépulture magnifique, les mêmes cérémonies, les mêmes honneurs qu’aurait eus celui dont ils prennent la place : c’est une chose très-importante pour les Chinois, qui se préoccupent beaucoup du sort de leur dépouille mortelle quand ils ne seront plus.

On ne peut pas, en hiver, remonter le Pei-ho car il est gelé dans cette saison. Pendant l’été, ses bords sont très-verts ; de tous côtés, on aperçoit des champs de sorgho, de blé, de choux, de raves, etc., et même quelques rizières.

Les villages, entourés alors de verdure, n’ont point l’air misérable ; mais, au mois de mars, les plaines qu’on traverse sont nues comme si elles venaient d’être dévastées.

Le vent soulève en nuages de poussière les fines et riches alluvions dont la terre est formée, les villages construits en briques grises et en boue ne se détachent plus sur les champs, qui ont exactement la même teinte : la vue est triste et monotone.

On raconte que M. de Lallemand, qui a été ministre plénipotentiaire à Pékin, ne put, la première fois qu’il remonta le Pei-ho, retenir ses larmes, en pensant qu’il allait séjourner dans un pays aussi peu attrayant.

À Tong-tcheou, il faut, pour faire son entrée dans la capitale, se résoudre à prendre un poney mongol, à moins qu’on veuille affronter les cahots des chars du pays. Un grand empereur de la dynastie des Mings a fait commencer autour de Pékin des voies vraiment royales, mais qui n’ont pas été prolongées au-delà de quarante kilomètres environ.

Ces routes, qu’on n’entretient jamais, avaient été, à l’origine, pavées de dalles de granit, comme les anciennes chaussées romaines ; mais le temps les a disjointes, il y en a beaucoup qui manquent, et laissent des trous béants, où les roues des voitures s’enfoncent tout à coup, en secouant de la manière la plus désagréable le pauvre voyageur que ne protège aucun ressort dans ces véhicules tout à fait primitifs.

Pékin est situé au centre d’une grande plaine très-fertile et parsemée de petits bouquets, de beaux arbres plantés en quinconce. Ils ombragent la sépulture de quelque grand personnage et donnent un aspect très-riant aux environs de la capitale. Le tombeau lui-même n’est souvent qu’un tertre de gazon ; quelquefois le monument est en marbre, et sa blancheur se détache au milieu de la verdure. Il se compose presque toujours alors d’un ou deux portiques et d’un dé surmonté d’une tortue ; sur le dos de celle-ci s’élève une colonne plate, où sont gravés les noms et titres du défunt.

À quelques-unes de ces sépultures sont annexés de petits temples, avec ou sans gardien ; mais ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes tombent généralement en ruine ; j’en ai vu un, entre autres, qui avait dû jadis être tout à fait princier : vingt-cinq statues de bronze, de deux mètres et demi de haut, gisaient pêle-mêle renversées au milieu d’un fouillis d’arbres et de débris de constructions ; néanmoins, le respect des morts préserve tout cela des voleurs.

Le premier aspect de Pékin est imposant. La ville est formée par la réunion de deux quadrilatères juxtaposés et tous deux entourés de hautes murailles. Le plus grand renferme le palais et la population tartare des bannières ; l’autre, la ville chinoise et commerçante. Ils ont ensemble environ huit kilomètres de long sur six de large. Les remparts de la ville tartare sont un peu plus hauts que ceux de la ville chinoise. Ils sont d’ailleurs pareils et formés d’un revêtement intérieur et extérieur en briques, avec de la terre au milieu. Le dessus, qui peut avoir quinze mètres de large, est pavé de dalles de pierre ou de briques plates. La hauteur est d’environ vingt mètres. On a souvent décrit cette enceinte, aux bastions réguliers, les tours à cinq étages qui les surmontent et leurs petites fenêtres fermées de volets de bois, sur lesquels un rond peint en noir cherche à imiter la gueule d’un canon.

L’impression produite par l’aspect extérieur change complètement lorsqu’on parcourt la ville ; cette capitale apparaît comme un immense village. Les rues sont larges et tirées au cordeau, mais les maisons ne se composent que d’un rez-de-chaussée. On l’a dit il y a longtemps, la maison chinoise, dont la partie importante est le toit, qui repose toujours sur des piliers de bois perdus dans les murs, n’est qu’une tente perfectionnée. Disposées comme elles le sont à Pékin, ces constructions donnent à la ville l’aspect d’un campement plus ou moins provisoire. Les briques crues avec lesquelles elles sont bâties ont une teinte grise et boueuse. Quelques boutiques font seules contraste sur l’ensemble, avec leurs façades en bois sculpté et doré, d’un effet original ; les plus ornées sont généralement les pharmacies.

Des arcs de triomphe en bois, peints de riches couleurs et couverts de tuiles vernissées, coupent les rues de distance en distance ; beaucoup tombent en ruine : les Chinois, comme tous les Orientaux, ne réparent jamais rien.

Néanmoins, tout cet ensemble a grand air ; le peu d’élévation des maisons permet d’apercevoir de tous les points quelque monument plus haut que les autres ou une tour du palais, dans le lointain : cela rend présente à l’esprit l’étendue de la ville, et fait concevoir une impression de grandeur. C’est ainsi qu’à Paris les quais parlent beaucoup à l’imagination, parce qu’on y embrasse d’une seule vue le Trocadéro, l’Arc de triomphe, Notre-Dame, avec les sommets de Montmartre : on a alors le sentiment d’une grande agglomération que ne donnent ni les boulevards ni même la place de l’Opéra. Pékin, qui, d’ailleurs, ne compte pas le quart d’habitants de Paris, produit cet effet d’immensité.

Les Européens peuvent en toute sécurité circuler dans Pékin ; on leur accorde peu d’attention, et j’ajouterai, de considération ; jamais on ne leur permet de pénétrer dans le palais impérial, même pour les audiences officielles. On leur a interdit aussi, pendant dix ans, de passer par certaine rue qui longe ce palais et qui pourtant est ouverte à tout Chinois coiffé du chapeau de cérémonie, et même aux mendiants, n’eussent-ils que cette coiffure pour tout costume. Le premier acte de vigueur de la légation d’Allemagne à Pékin, après la guerre de 1870, a été d’exiger l’accès de ce passage à tous les Européens.

La plus belle vue de Pékin est celle que l’on a du pont de marbre jeté, à l’endroit où il se resserre, sur un lac creusé au milieu de la ville. Les eaux sont couvertes, en été, de nénufars et de feuilles de lotus, sauf à quelques places où s’abattent des volées de grands cygnes sauvages.

On aperçoit de ce point les jardins du palais avec leurs balustrades en marbre blanc et leurs petites montagnes artificielles surmontées de kiosques aux angles relevés en pointe.

La ville tartare, dont le palais forme le centre, sert de résidence aux grands dignitaires et aux princes ; leurs yamens se font remarquer par la hauteur de leurs toits couverts en tuiles vernissées, vertes pour les premiers et jaunes pour les seconds : le jaune est la couleur impériale. Le commerce habite de préférence la ville chinoise. La porte qui met en communication les deux villes est fermée tous les soirs, et s’ouvre seulement une heure au milieu de la nuit, pour laisser entrer les provisions.

La jeunesse dorée, qui est allée souper dans les restaurants de la ville chinoise, en profite pour rentrer au logis, et l’on voit à ce moment des files d’élégants équipages traverser la porte de Hata-men. Une voiture de maître à Pékin ne se distingue de la plus commune, louée pour quelques sous sur la place, que par une plus grande propreté, par la finesse de la soie dont l’intérieur est tapissé, et par la beauté de la mule qui y est attelée. Quant à la forme, elle est exactement la même ; les lois somptuaires ne permettent pas qu’on se distingue sous ce rapport. Ceux, qui n’ont pas de carrosses à eux appartenant trouvent facilement à s’en procurer : il y en a dans la rue autant que de fiacres à Paris.

Il ne faut pas quitter Pékin sans faire quelques excursions aux environs ; les ruines du Palais d’Été sont à visiter. On donne ce nom à un ensemble de bâtiments, de pagodes, de lacs et de jardins, qui couvrent un espace de soixante hectares au moins, et où la cour résidait autrefois en été.

Ce Versailles chinois, créé par les premiers empereurs de la dynastie des Ta-tsing, qui règne actuellement, date de la même époque que le palais de Louis XIV.

Ce sont ces princes mandchoux qui ont fait creuser les étangs artificiels, et élever, pour servir de points de vue, tous ces ponts de marbre ; ce sont eux qui ont fait construire jusque sur les flancs des montagnes, à l’horizon, de vastes façades destinées uniquement à former perspective et à simuler de grands forts. Tout cela donne encore l’illusion d’un parc presque illimité.

Dans un coin de ces jardins, appelés en chinois yuen-min-yuen, se trouvaient quelques bâtiments européens élevés sous la direction des Pères Jésuites, si influents, dès la fin du dix-septième siècle, à la cour de Pékin. Cette partie, qui n’était pas la moins curieuse, comprenait sept ou huit maisons en pierre à deux étages. Tout l’intérieur de ce petit Trianon a été détruit en 1860, avec le reste du palais ; mais on peut voir les plaques de terre cuite, très-originales, qui décoraient les façades et formaient les encadrements des fenêtres.

Ce sont des groupes de fleurs et de fruits en poterie couverte d’émail vert, jaune ou violet, semblable à celui que l’on trouve encore sur les tuiles brillantes des monuments du pays. Cette décoration polychrome est du plus bel effet.

On se souvient des polémiques qu’a soulevées la presque totale destruction de ces merveilles par les Européens, pendant la campagne de Chine en 1860.

Anglais et Français s’accusent réciproquement. Mais il semble probable que les Anglais usèrent de représailles vis-à-vis de la mauvaise foi des autorités chinoises, qui promettaient toujours de rendre plusieurs prisonniers du corps expéditionnaire anglais, qu’on savait fort bien avoir été massacrés. Cette dévastation, est, certes, regrettable en elle-même, comme le sont toutes les conséquences funestes de la guerre. Il faut dire pourtant que ce témoignage irréfragable de la victoire des alliés était peut-être nécessaire à la vanité chinoise, qui sans cela serait disposée à croire, au moins dans les provinces éloignées, que nous avons été jetés à la mer.

Le fait est que, pour diminuer aux yeux des peuples la honte de sa défaite, la cour de Pékin semble avoir fait répandre le bruit que les indemnités que nous avons exigées ne nous ont été accordées que pour acheter notre soumission et l’évacuation de nos troupes.

Il faut encore aller visiter Che-san-ling, où sont les treize tombeaux, dernière et majestueuse demeure des empereurs de la dynastie des Mings, qui a précédé la dynastie actuelle des Mandchoux. Les premiers empereurs Mings résidaient à Nankin ; ils ne transportèrent le siège de leur empire à Pékin qu’afin d’être plus à portée de la frontière et pour résister plus facilement aux Tartares, qui déjà menaçaient leur puissance. Cette émigration rappelle celle de l’empire romain à Constantinople, avec cette différence qu’en Chine il n’y eut pas de partage.

Le site choisi pour la sépulture des empereurs est par lui-même singulièrement imposant. C’est une enceinte naturelle de montagnes, fermée du côté de la plaine par un rempart artificiel en terre. On y arrive par une avenue de colossales statues en granit d’animaux debout ou couchés, et de mandarins dans leur grand costume : on dirait un conseil de ministres qui ont été pétrifiés, et, pendant une demi-lieue, forment encore la haie sur le passage de leur empereur, au moment où il se rend à sa dernière demeure.

Chacun des treize monuments, placé au pied des pentes, semble une porte par laquelle on pénètre au cœur même de la montagne où repose le défunt. Tous diffèrent de forme et de dimensions. Le plus considérable est composé d’une vaste salle, dont la toiture repose sur cinquante colonnes de bois de teck, tirées du Cambodge et dont la plupart ont soixante pieds de haut et près de douze de diamètre. On y pénètre par un perron orné de balustrades de marbre ; en arrière, un autre large escalier conduit à une plate-forme où se trouve un piédestal qui masque l’entrée du caveau. Ce piédestal est surmonté d’un monolithe de dix pieds de haut, sur lequel sont seulement gravés quatre gros caractères chinois, qui signifient : « Ici repose un tel, Empereur. » Cette unique inscription pour rappeler le mort ne manque pas de grandeur dans sa simplicité.