Chine et Extrême-Orient/D’Europe en Chine

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 7-36).
CHINE
ET
EXTRÊME-ORIENT

I.

D’EUROPE EN CHINE.

Mon cher ami, après vous avoir quitté, je m’embarquai, vous le savez, à Marseille, sur le Mei-Kong. Notre traversée s’est faite dans les meilleures conditions. À bord, nombreuse compagnie, dont les Anglais, comme toujours, formaient la majorité ; ils se mêlent peu aux autres voyageurs, mais quelques Français, des Espagnols qui allaient à Manille et des Hollandais se rendant à Batavia, suffisaient à nous faire une société.

Nous avons traversé, en plein midi, le détroit de Messine. Le coup d’œil est magnifique : à droite, se dressent en amphithéâtre les côtes de Sicile, dont la végétation se réduit aux pins et aux oliviers. Sur la rive, s’élève Messine, belle et importante cité, avec des quais d’une régularité parfaite et un port peu vaste, mais tout rempli de vaisseaux.

La ville est dominée par l’Etna : il est couvert de neige et lance de petites colonnes de fumée : c’est ce que les Italiens appellent son chapeau.

De l’autre côté du détroit, apparaissent les montagnes de la Calabre, avec leurs pentes cultivées, couvertes de vignes et d’oliviers ; leur crête est formée de rochers aigus et dénudés. Sur ces sommets abrupts scintillent çà et là quelques taches de neige, dont la blancheur contraste avec les tons chauds de leurs cadres de pierre et l’éclat de la belle végétation qu’ils dominent.

Peu à peu, tout cela s’effaça à l’horizon, et nous adressâmes à l’Europe nos derniers adieux.

Les Chinois, qui étaient nombreux à bord pour le service des passagers, nous donnaient déjà un avant-goût de leur curieux pays. Comme produits exotiques, il y avait encore les chauffeurs, qui sont des Indiens, et surtout des noirs, originaires d’Aden, d’Abyssinie ou d’Arabie.

Des blancs ne pourraient supporter la température qui règne auprès des machines. Chacune est de la force de mille chevaux environ. Vingt chaudières avec leurs fourneaux s’alignent des deux côtés d’un étroit corridor ; les nègres sont là, en costume de diables, avec leurs dents blanches et leurs yeux de porcelaine, la fourche et la pelle en main, jetant le charbon dans la fournaise, et activant la flamme, qui parfois vient leur lécher les doigts. Tout cela donne une idée assez exacte de l’enfer ; pourtant, les noirs sont loin de se regarder comme des damnés ; ils estiment cette température de soixante à soixante-dix degrés excellente pour leur santé et tiennent souvent fermée la manche à air, qui pourrait leur apporter quelque fraîcheur.

Ils gagnent par mois cinquante francs, qu’ils s’empressent, le voyage fini, de dépenser en folles orgies à Aden, ou sur quelque point de la côte africaine.

Ce sont, du reste, les meilleures gens du monde ; la moindre chose les amuse, et un rien les habille. Ils sont divisés par brigades de chauffeurs : celle qui n’est pas de service se pelotonne en un paquet au-dessus de la machine, le long des cheminées, afin de ne pas avoir froid ; elle offre le spectacle le plus pittoresque du bord ; souvent l’un d’eux s’arme d’un instrument de musique, formé d’une calebasse emmanchée d’un bâton, lequel porte des cordes ou plutôt une seule corde des plus monotones. Ils chantent alors pendant deux heures sur la même note, répétant deux ou trois syllabes, toujours les mêmes, avec accompagnement de claquements de mains, ce qui paraît beaucoup les divertir. Pendant ce temps, un de leurs camarades leur fait la cuisine avec du beurre de coco, ou encore une graisse sui generis, apportée tout exprès d’Aden, ce pays où ne croît pas un brin d’herbe, et où l’on est obligé, pour boire autre chose que de l’eau de mer distillée, d’attendre un jour de pluie, qui ne vient que tous les deux ans. Les nègres n’en tirent qu’une espèce de suif, qui donne à leur soupe l’odeur la plus nauséabonde.

Cependant, nous avancions toujours : nous voici au canal de Suez.

Tout à l’entrée, s’élève Port-Saïd, petite agglomération de maisons au milieu des sables, ville assez européenne pourtant, peuplée d’un ramassis d’Italiens, de Grecs, de Syriens et d’indigènes. Pour y planter un jardin, on a apporté la terre végétale d’Alexandrie, et l’eau elle-même n’arrive que par le canal d’eau douce d’Ismaëlia.

À l’autre extrémité du canal, que nous traversâmes en vingt-quatre heures, Suez offre exactement le type des villes d’Orient, avec son bazar, ses rues étroites en zigzag, protégées du soleil par des planches, des nattes ou des toiles tendues d’une maison à l’autre, et bordées tout du long par de petites boutiques dont la réunion compose le bazar. Les marchands impassibles, le bout d’ambre de leur pipe à la bouche, sont accroupis au milieu de leur étalage, ensemble bizarre, et parfois assez brillant, d’étoffes multicolores, d’armes, de parfums, de fruits, de dattes, de quincaillerie et de bimbeloterie en cuivre.

La température devenait de plus en plus intolérable à mesure que nous avancions dans la mer Rouge. On ne pouvait se tenir dans le salon du bord que grâce aux pankas, éventails suspendus au-dessus des tables et que des Chinois aux longues queues agitaient à l’aide de poulies.

Nous arrivâmes à Aden, simple entrepôt de charbon, et port de guerre anglais. La rade est magnifique et très-sûre, mais il faut s’enfoncer de vingt-cinq kilomètres dans les terres pour trouver quelque trace de verdure. La nouvelle ville, Steamer-town, toute de création anglaise, a été souvent décrite. On y rencontre à chaque pas des canons, autour desquels les cipayes font l’exercice. La garnison se compose de deux mille hommes, parmi lesquels on ne compte que quelques officiers anglais. Les soldats hindous sont dressés à rendre les honneurs militaires à tout Européen. Un policeman, également hindou, vêtu de blanc et à l’européenne, vient, au moment du débarquement, donner les renseignements nécessaires et débarrasser les passagers de la nuée d’indigènes dont ils sont assaillis.

Les célèbres citernes sont, avec la ville arabe, la seule chose à visiter. Cette dernière présente de loin un beau coup d’œil, mais elle offre moins d’intérêt que Suez. Il n’y a ni bazar ni commerce.

On laissa à Aden les passagers de Bourbon et de Maurice ; ils firent un vide immense à bord du Mei-Kong, dont les grands corridors semblèrent aussi déserts que les longues tables.

Après Aden, nous touchâmes dans l’île de Ceylan, au port de Pointe-de-Galles. Représentez-vous une vaste serre chaude s’étendant à perte de vue, et vous aurez une idée de ce beau pays, qui est tout l’opposé de celui que nous venions de quitter.

La première excursion que l’on se hâte de faire, dès que l’on est descendu à terre, est celle de Bakwela : on y a bâti un restaurant au sommet d’une colline : au bas s’étend une immense rizière qui, en cette saison, est entièrement sous l’eau. On se croit au bord d’un grand lac, d’où émergent des têtes de cocotiers et des bouquets d’arbres.

C’est un panorama féerique. On ne voit que des terres couvertes de la plus luxuriante végétation et pas un pouce du sol sans verdure. Pendant deux heures, le temps nécessaire pour arriver au bout de la promenade, on suit une belle route bien entretenue, bordée de superbes arbres d’une très-grande variété, palmiers de toutes sortes, cocotiers, mimosas, arbres à pain, bananiers, jaquiers, etc.

Le déjeuner est ordinairement suivi d’une partie de chasse ; pour cela, on monte en barque avec des rameurs indigènes qui, pour tout costume, ont une légère ficelle attachée autour des reins. L’un d’eux est spécialement chargé de tenir un parasol sur la tête du chasseur, tandis que, placé à l’avant du bateau, il guette, le mousquet à la main, les poules d’eau et les oiseaux de riz, ou les corbeaux blancs et roses qui viennent voltiger autour de l’esquif.

Quelques naturels, montés dans un second bateau, suivent le premier pour battre les touffes de roseaux, et en faire sortir le gibier.

Les huttes des indigènes sont établies sous les grands arbres au milieu de la forêt. La population est superbe, avec un regard franc, une belle barbe d’un noir luisant et un costume d’archanges.

Cette île, que les Anglais tiennent des Hollandais, bons colons cependant, était peu florissante sous ses anciens maîtres ; maintenant elle est puissamment riche. Les Anglais savent introduire partout, non-seulement le confortable, mais encore le luxe et l’élégance, en même temps que la justice et la moralité, choses qui manquent trop souvent à nos colonies. Il n’y a absolument qu’un seul reproche à faire à Ceylan, c’est que l’indigène y empeste à deux lieues.

La première relâche, après avoir quitté cette île enchantée, est Singapoor, où le vaisseau mouillait un mois après notre départ de Marseille. C’est là une traversée rapide et qui n’est possible que dans des conditions tout à fait favorables ; car il faut pour cela filer treize à quatorze nœuds à l’heure.

L'Hôtel de l’Europe, à vingt minutes du port, est un immense caravansérail très-légèrement construit. On y trouve café, billards, salle de lecture, etc. Les chambres ouvrent d’un côté sur de larges vérandas donnant sur des cours plantées de beaux arbres, et de l’autre sur des préaux qui conduisent à des salles de bains complètes, affectées à chaque voyageur. Le coucher est moins confortable : les lits sont d’une dureté à courbaturer les moins délicats.

Parmi les principales curiosités de Singapoor, sont les jardins de Wan-pou, riche Chinois et consul général de Russie, qui a des goûts tout européens. Il vit très-somptueusement, ayant amassé une grande fortune, particulièrement dans les fournitures pour la guerre de Chine, en 1860. Ses jardins, très-vastes, renferment des arbres taillés en forme de dragons et d’animaux de toutes sortes, avec des boules noires pour figurer les yeux ; il y a aussi des berceaux et des cabinets de verdure, des allées couvertes de sable fin, des canaux remplis de victoria regina, immense nénufar dont les feuilles mesurent 1,5 m de diamètre, etc.

Six heures est le moment de la journée adopté à Singapoor par le high life pour sortir à pied ou en voiture. L’esplanade de l’hôtel s’anime alors d’une foule des plus élégantes, et sert de théâtre aux ébats de nombreux joueurs de croquet, pendant que des amateurs d’un autre genre se livrent à une flirtation des plus suivies.

Toute la ville est éclairée au gaz, et ce n’est pas peu dire ; car les habitations sont disséminées au milieu d’immenses espaces vagues. Les villas des Européens s’élèvent au centre de grands jardins. Il n’y a de rues formées par les maisons que dans le quartier indigène, envahi de plus en plus par les Chinois, qui constituent la moitié de la population ouvrière ; le reste est composé de Malais et d’Indiens.

C’est à Singapoor que les Hollandais se rendant à Batavia changent de direction. Pour nous, nous continuâmes vers Saïgon. On y arrive après quatre jours de mer et une navigation de cinq heures sur la rivière du même nom. La largeur et la profondeur de ce cours d’eau le rend accessible aux plus gros bateaux. Il fait d’innombrables détours, ce qui double le temps nécessaire pour remonter du cap Saint-Jacques à la ville. Mais la vue superbe dont on jouit pendant tout le trajet est un dédommagement. On suit la côte d’assez près pour apercevoir les alligators de la rive.

Notre colonie de Saïgon a quelque analogie. avec Singapoor qui est un peu son aînée ; les villas y sont moins nombreuses, les principaux monuments de la ville consistent dans les bureaux du gouvernement et les habitations des employés. On retrouve là le goût français de la bureaucratie. Le magnifique palais du gouverneur contient une salle de bal de toute beauté, où peuvent prendre place au moins mille personnes, ce qui semble indiquer que l’on s’attend à réunir un grand nombre de sauteurs dans notre colonie ; mais comme, à l’inverse des Anglais, nos compatriotes convenablement établis reculent devant l’expatriation, on se demande quelles fêtes on pourra bien donner dans ces fastueux salons. C’est un trait caractéristique de l’esprit français, que cette importance donnée à un lieu uniquement destiné à la représentation et au plaisir officiel, alors que tant de services autrement importants et utiles sont négligés, à commencer par l’éclairage ! Tandis que Pointe-de-Galles, Singapoor, sans citer les grandes villes comme Calcutta ou Batavia, sont éclairées au gaz, Saïgon brûle encore de l’huile de coco, et il en est ainsi pour tout le reste. Il paraît aussi que les entraves apportées par notre administration au commerce empêchent un grand nombre de négociants anglais de se fixer à Saïgon. Nous parlons beaucoup de la liberté, mais nous ne savons guère l’appliquer. Les Chinois, moins difficiles, se précipitent en foule sur ce point, où ils cherchent à se substituer à l’élément indigène annamite, et certainement ils y parviendront, car ils forment une race sobre, intelligente, laborieuse, douée au plus haut degré de l’esprit d’association. Les sociétés secrètes existent depuis longtemps en Chine. On ne reçoit même les Chinois dans notre colonie que s’ils sont affiliés à l’une des sept congrégations correspondant aux différentes provinces chinoises, desquelles sort la presque totalité des émigrants. Les chefs de ces associations sont responsables vis-à-vis du gouvernement de la bonne conduite de leurs adhérents.

De Saïgon, on se rend facilement à Cholen, ville chinoise et indigène, c’est-à-dire annamite, qui est à moins d’une lieue de là et compte environ quarante mille âmes. Il faut pour cela traverser la vaste plaine dite des tombeaux, à cause des milliers de tombes bouddhistes dont elle est couverte. Quelques-unes sont assez curieuses. C’est toujours, d’ailleurs, la même disposition : un demi-cercle creusé à peu de profondeur dans le sol ; on choisit un terrain légèrement incliné de manière à pouvoir pénétrer de plain-pied dans cette excavation. Le contour de ces hémicycles, dont les dimensions varient de deux à cinquante mètres, selon le rang du personnage, est formé soit de simples talus gazonnés, soit d’un revêtement de maçonnerie qui part, à droite et à gauche, d’une pierre plus élevée, placée verticalement, et derrière laquelle le mort repose dans la terre. Ce monolithe porte les inscriptions chinoises indiquant le nom du défunt. De pieux Chinois, qui avaient fait de bonnes affaires, ont construit à Cholen d’assez belles pagodes.

Sur la route, se trouve un petit enclos de bambous, grand de trois mètres carrés, dans lequel un boucher de la ville laisse en dépôt les caïmans dont la chair entre pour une grande part dans l’alimentation des indigènes. Ces aimables amphibies sont entassés les uns sur les autres, et attendent quelquefois six mois, sans manger, que leur tour vienne de l’être. Il y en a qui mesurent une douzaine de pieds de long, et, avec leur gueule de brochet, vous croqueraient bel et bien un homme.

Le Mei-Kong avait pour dernière étape Hong-kong : il y arriva le jour anniversaire de la naissance de la reine Victoria, et fut reçu par le sabbat de la musique anglaise, au milieu des drapeaux flottants. À l’occasion de cette fête, le gouverneur, Mr. Kennedy, donnait un grand bal dont sa fille, miss Kennedy, devait faire les honneurs. Cette jeune miss dirige tout ce que la constitution des colonies anglaises laisse d’autorité à son papa.

La ville, fondée en 1842, sur un rocher absolument nu, mais le long d’une excellente rade, offre un très-bel aspect avec ses villas suspendues aux flancs de la montagne. Ces habitations peuvent rivaliser avec celles de Frascati ou d’Albano, en laissant de côté, bien entendu, les œuvres d’art, quoiqu’elles renferment de ravissantes chinoiseries.

L’une des plus magnifiques est la villa Jardyne, à deux kilomètres de la ville : elle était autrefois gardée par une compagnie de cipayes. Cette maison de commerce était alors assez riche pour posséder une flotte composée des meilleurs marcheurs du monde. Ces rapides steamers ne servaient qu’à gagner de vitesse depuis Singapoor la malle anglaise, pour apporter, avant elle, les nouvelles du marché d’Europe.

Quant aux Français, ils font peu d’affaires sur la place de Hong-kong : nous n’y sommes guère représentés que d’une manière officielle par nos consuls, nos navires de guerre, etc. À l’exception de l’agence des messageries maritimes, il n’y a pas d’établissement français. En revanche, les Allemands y sont les maîtres. Leur prospérité se révèle à la richesse des édifices publics et privés qui leur appartiennent, et, entre autres, du club qu’ils ont fait construire : aussi beau à l’extérieur que le club anglais, il est mieux aménagé à l’intérieur.

Les villes les plus importantes de l’extrême Orient mettent ainsi à la disposition des Européens un ou deux de ces centres de réunion, qui sont organisés à la manière de nos grands cercles : on y trouve des salons de lecture bien approvisionnés de journaux et de revues, des salles de consommation, des salles de billard, mais il n’est pas d’usage d’y jouer aux cartes. Le bar est très-fréquenté, et il s’y débite quantité de gin, de brandy et même de vin de Champagne.

Le rez-de-chaussée est entièrement affecté à ces différents services. Le premier étage est occupé par les salons où des associations particulières donnent quelquefois des bals qui ne le cèdent en rien, pour les toilettes et la beauté des danseuses, à bien des fêtes de l’ancien monde. Au second étage, il y a, pour les membres du cercle, des chambres plus spacieuses et plus confortables que celles de l’hôtel.

À Hong-kong, on n’a plus une végétation tropicale, et quelquefois la température descend en hiver jusqu’à douze degrés au-dessous de zéro. Les appartements possèdent, en prévision de cet événement, de splendides cheminées. Les lits cependant sont disposés en vue de la chaleur ; on couche sur un matelas de crin qui a deux pouces d’épaisseur, étendu sur un treillage de rotin analogue à celui des chaises de canne. Ce système doit être imposé par le climat, puisqu’il est généralement adopté ; mais, malgré toute la justesse de ce raisonnement, le dormeur se lève chaque matin assez rompu. Les Chinois reposent simplement sur des nattes qui sont plus dures encore.

Dès mon arrivée en Chine, je trouvai les Chinois fort amusants. Ils ressemblent de tout point aux portraits qu’ils nous tracent d’eux-mêmes sur leurs éventails et leurs écrans, et que nous regardons comme des caricatures. — Le mode de transport le plus usité à Hong-kong, et en général par toute la Chine, est la chaise à porteurs. Les Chinois qui y sont attelés peuvent faire plus de deux lieues à l’heure et paraissent capables de marcher toute la journée.

En quittant Hong-kong, je m’embarquai pour Swatao, port chinois assez important, sur la rivière du même nom. Il n’offre d’ailleurs aucun intérêt ; les pauvres fonctionnaires et négociants européens, parmi lesquels ne se trouve aucun Français, y sont perchés sur un rocher où ils doivent mener une vie des plus tristes.

De là, je gagnai directement Amoy, ville affreusement sale, qu’il faut traverser pour aller visiter un temple assez curieux.

Les rues y sont larges d’un mètre environ ; une personne, même toute seule, devait se ranger pour laisser passer notre chaise. Comme dans les bazars orientaux, les boutiques viennent jusqu’au milieu de la voie publique. Elles sont toutes extrêmement petites et tenues par un homme seul. M. Le Play, l’auteur de l’ouvrage intitulé : les Ouvriers européens, trouverait que cet isolement du travailleur dans un atelier qui ne contient que la famille et un nombre très-restreint d’apprentis, réalise l’idéal qu’il rêve et développe dans son livre.

Mais si les Chinois se trouvent bien de ce système (et il y a tout lieu de le penser, puisqu’ils opposent une si grande inertie à toute innovation), c’est qu’ils savent se passer de tout confortable, et semblent même se plaire dans une boue insondable, pour laquelle leur édilité paraît un peu trop respectueuse. Quand il pleut, les coolis, ou porteurs de chaises, mettent parfois le pied dans une flaque d’eau où ils enfoncent jusqu’à la cheville. Ce ne sont partout que tas d’ordures, particulièrement de débris de nourriture et surtout de poissons, dont vivent exclusivement, en Chine, les populations côtières. Cette alimentation, soit dit en passant, pénètre même beaucoup à l’intérieur, sous forme de conserves. Les Chinois pataugent à leur aise, nus jusqu’à la ceinture, continuellement occupés à porter des fardeaux ou à quelque autre besogne.

En résumé, cette ville, avec ses maisons à un étage, ses rues étroites, sombres, bordées de tous côtés de cellules remplies de provisions et animées par une population grouillante, donne parfaitement l’idée d’une fourmilière vue au microscope.

Le temple a un aspect beaucoup plus imposant. Il occupe une montagne entière, couverte d’immenses blocs de granit découpés avec toute la fantaisie que la nature, et surtout la nature chinoise, apporte à ses œuvres. Ces quartiers de roc forment un labyrinthe de petits sentiers et d’escaliers raboteux ; à chaque pas, des inscriptions, tracées dans la pierre avec une netteté digne des graveurs hiéroglyphiques de l’ancienne Égypte, apprennent au visiteur que tel ou tel Chinois est venu là, avec ses amis, déguster le meilleur des dîners, et vous souhaite d’en faire autant, ou encore il s’extasie sur les beautés du paysage, etc., etc. D’autres fois l’artiste improvisé s’est contenté de reproduire quelque passage des classiques ou une simple maxime. Çà et là, un petit hangar, soigneusement entretenu et rangé, abrite toute une tribu de dieux aux formes les plus bizarres. Si l’on s’arrête, le bonze, logé dans une maisonnette à côté, en sort comme une araignée qui saute sur une mouche prise dans sa toile, et vous présente d’excellent thé, que l’on accepte moyennant une légère offrande de sapèques. Ces pagodes en miniature sont toujours situées de façon à offrir une vue superbe.

En revenant du temple, je traversai un des immenses cimetières chinois qui, autour des villes, couvrent la campagne ; celle-ci n’en est pas moins bien cultivée pour cela, car les morts ne doivent pas empêcher les vivants de manger. Les tombes ressemblent à celles qui ont déjà été décrites. Plusieurs, réduites à leur plus simple expression, ne se composent que d’une petite pierre, à peu près de la forme triangulaire d’une borne kilométrique de France. Des inscriptions y sont gravées avec une grande habileté de ciseau. L’art épigraphique occidental était loin d’avoir atteint cette perfection, à une époque où cependant notre civilisation eût renié déjà tout parallèle avec la civilisation chinoise.

Fou-tcheou, grande ville de sept cent cinquante mille âmes, ne mérite pas d’être plus vantée qu’Amoy pour la propreté. Rien ne peut donner une idée des odeurs de poisson pourri et de viande corrompue qui s’exhalent des cloaques que l’on rencontre à chaque pas.

J’eus à Fou-tcheou l’occasion d’aller rendre visite au vice-roi, ou gouverneur des deux provinces chinoises, avec le ministre de France et le personnel de la légation qui l’accompagnait. Cette réception eut lieu suivant les rites accoutumés. L’heure était convenue d’avance ; nous arrivâmes tous en chaise devant le yamen ; la porte était fermée ; le ministre fit remettre sa carte au portier, pour être présentée au vice-roi, qui dut prononcer la formule consacrée : « Qu’on fasse avancer son char ! » À peine avions-nous attendu deux minutes qu’on nous fit pénétrer dans la première cour ; en même temps, notre entrée était saluée de trois coups de canon, représentés par de gros pétards. Après avoir traversé deux autres cours (il y en a toujours trois dans les résidences officielles des mandarins), nous trouvâmes celui que nous allions visiter, qui était venu au-devant de nous. Il nous conduisit dans l’appartement où il comptait nous recevoir. Deux grands fauteuils occupaient le fond de cette salle d’audience. Le vice-roi s’assit sur celui de droite, pendant qu’il offrait à son hôte principal celui de gauche : c’est la place d’honneur en Chine. Nous autres, seigneurs de moindre importance, nous prîmes place sur des sièges rangés à droite et à gauche, et séparés chacun par une petite table à thé.

Le vice-roi de Fou-tchéou est un vieux général qui s’est distingué contre les rebelles ; il est Tartare et un peu culotte de peau. Il parlait sans attendre les réponses, dans la conversation conduite avec l’aide d’un interprète. Dès le début de la séance, on avait apporté le thé : le visiteur doit en boire pour donner le signal du départ, ce qui eut lieu après un quart d’heure. Le vice-roi nous conduisit alors au bout de la salle, auprès d’une table ronde, couverte d’une superbe collation chinoise. Une bouteille de vin de Champagne était là, pièce rare, mais c’est la même qui depuis dix ans sert à toutes les réceptions d’étrangers ; cela lui promet de longs jours encore.

Notre hôte nous fit, avec la plus parfaite courtoisie, les honneurs de sa table ; après quoi nous le quittâmes. Une heure après il revint, avec un nombreux cortège, rendre la visite qu’il avait reçue. Cet homme, dont le yamen officiel n’est qu’une sorte de grange, commande à quarante millions d’habitants et dispose absolument d’un budget illimité qu’alimentent les ressources les plus diverses, non pas toujours, il est vrai, les plus légales.

Je quittai sa capitale après un séjour d’un peu moins d’une semaine, et je touchai ensuite à Ning-po. La propreté y paraît moins ignorée qu’à Amoy et à Fou-tchéou. Les boutiques renferment de jolies choses en fait de menuiseries, marqueteries, laques rouges : c’est une des spécialités de l’endroit. Les étrangers remarquent surtout certains lits qu’on y trouve encore. Ils sont enfermés dans une sorte de treillage en bois peint et doré, semblable à une alcôve, où l’on pénètre par une ouverture circulaire ; la même disposition est répétée en avant par une espèce de petit salon qui forme antichambre et mesure à peine un mètre de large ; une entrée, toute pareille à celle du lit et ouvrant sur l’appartement, y donne accès. En Chine, portes et ouvertures affectent souvent les formes les plus bizarres.

En face de Ning-po est l’île de Chusan, dont la capitale est Ting-haï. Deux missionnaires y sont à la tête d’un asile pour les petits enfants, dirigé par quatre Sœurs de Saint-Vincent de Paul. C’est tout ce qu’on peut voir de plus misérable. Il n’en est pas de même de l’établissement des Jésuites, à Shang-haï, où je me rendis ensuite. Les Pères sont fort bien installés dans leurs trois maisons, situées, l’une à Tong-ka-dou, dans la ville chinoise, l’autre à Siu-ka-wei, dans la campagne, et la dernière à Saint-Joseph, dans la ville européenne. Leur beau jardin produit d’excellents légumes, avantage précieux dans un pays où l’on est souvent obligé de vivre de ses propres ressources. Ils possèdent un observatoire astronomique très-complet, placé sous la direction d’un Père, qu’on a envoyé préalablement étudier à Paris, à Londres et à Rome auprès du savant Père Secchi. La colonie anglaise de Shang-haï fournit, sans préjugé de confession religieuse, une subvention à cet établissement, qui publie tous les jours un bulletin météorologique, et dont les services profitent à tous.

Les Jésuites ont bâti à Shang-haï plusieurs belles églises ; ils sont, dit-on, avec les Lazaristes, les plus riches propriétaires de la concession française. Ils dirigent un séminaire et un asile tenu par des religieuses françaises ; malheureusement, les résultats ne répondent pas au dévouement qu’on y déploie : à leur sortie de la maison, les garçons ne songent, pour la plupart, qu’à se soustraire au joug des Pères ; quant aux petites Chinoises, qui ne demanderaient qu’à persévérer, l’indépendance leur manque absolument. En Orient, il faut sous ce rapport y comprendre la Chine, non-seulement la femme n’a pas d’influence sur son mari et ne peut songer à le convertir, mais il ne lui est guère possible de rester chrétienne elle-même, à moins d’épouser un chrétien.

Shang-haï est une ville tout européenne, créée principalement par les Anglais, qui ont triomphé là de toutes les difficultés de climat et de position. Ils ont encore vaincu celles de la guerre, de la rébellion, et, de plus, les complications financières amenées par l’invasion des Chinois qui fuyaient devant les Taï-pings ; les terrains y devinrent alors l’objet de spéculations insensées, qui, après avoir enrichi la ville, la ruinèrent ensuite. Mais la sagesse ordinaire des Anglais a su traverser cette crise, et Shang-haï a reconquis toute sa prospérité. La ville chinoise attenante aux concessions européennes compte environ quatre-vingt mille habitants.

Pendant l’été, les chaleurs excessives de Shang-haï s’opposent à toute vie à l’extérieur ; mais l’hiver amène de grandes chasses qui mettent en mouvement la colonie anglaise.

La première halte, sur la route de Pékin, à trois jours de bateau de Shang-haï, est Tche-fou ; c’est une station de bains de mer fort à la mode en Chine. Les femmes des commerçants y vont passer la saison chaude, qui est précisément celle des affaires, de sorte que leurs maris restent à expédier thé et soieries, tandis qu’elles s’établissent dans un hôtel élégant et bien situé, organisé pour loger plus de cinquante familles. De la véranda, on a une fort belle vue sur la baie très-large et formée par une ceinture de montagnes aux découpures les plus pittoresques. À côté, s’élève un boarding-house, tenu par un Italien. On admire encore deux ou trois villas, pour les princes du commerce de ces mers : ce sont les maisons Russel, Jardyne et autres. Des consuls de presque toutes les nationalités sont réunis à Tche-fou, qui passe pour un lieu sain et toujours frais, contrairement aux autres points du littoral, véritable zone torride en été. La plage, couverte du sable le plus fin, invite à se baigner dans des eaux limpides. Elle est magnifique : il n’y manque qu’un peu plus de promeneurs, d’animation et de musique.

La rade est bonne et surtout très-fréquentée. Le port, un peu en arrière, est bordé d’hôtels élégants. Il y a un commerce si considérable dans ces mers, que presque tous les jours des bateaux à vapeur partent de Shang-haï pour Tien-tsin ; tous relâchent à Tche-fou. Cette rade, lorsqu’on y entre, offre un splendide panorama : de petits villages chinois, semés le long de la mer, émergent de la verdure et font de loin un effet charmant ; mais il ne faut pas les visiter, sous peine d’être désenchanté par une saleté abominable et toutes les exhalaisons infectes qui s’y répandent. La Chine justifie bien sa réputation générale de mauvaise odeur. Il est impossible de pénétrer à l’intérieur des maisons, qui, d’ailleurs, sont toutes d’apparence uniforme.

On ne rencontre jamais ce qu’on appellerait en Europe un château ou maison bourgeoise. Les Chinois ne peuvent étaler aucun luxe ; les mandarins ne manqueraient pas de leur faire observer que Confucius a prescrit de tout partager avec son frère, et que l’État en est un ; il y aurait à tirer de ce précepte des conséquences désagréables. On envoie parfois les enfants à l’école dans les pagodes ; aux environs de la ville j’en ai visité une, où sept ou huit gamins épelaient, en criant à tue-tête, leurs livres d’éléments chinois. Bâtie sur une montagne, elle servait de refuge à une dizaine de bonzes et à autant de bouddhas en terre cuite peinte, de grandeur naturelle. On brûle de petits bâtonnets d’encens devant le plus beau, qui est juché sur l’autel.

Je fus transporté de Tche-fou à Tien-tsin par la petite canonnière française la Couleuvre, sous les ordres de l’aimable commandant Pougin de Maisonneuve.

Au bout de dix-huit heures de traversée, nous arrivâmes à Ta-kou, à l’embouchure du Pei-ho. Pour défendre l’entrée de la rivière, les Chinois ont construit des forts hérissés de canons : ils ne leur sont pas d’une grande utilité, attendu qu’ils n’ont pas d’artilleurs ; mais cela peut leur inspirer confiance à un moment donné. Le fleuve serpente au milieu de la contrée la plus plate que l’on puisse imaginer. C’est un terrain d’alluvion très-productif, mais en hiver les récoltes sont enlevées, et la terre forme une poussière fine et légère, balayée par le vent, qui tourbillonne en nuages épais.

Dès que vient l’été avec sa température chaude et humide, le voyageur étonné voit le désert qu’il a traversé se transformer en plaine fertile et se couvrir de riches moissons de riz, de maïs, de millet et autres plantes auxquelles deux mois ont suffi pour atteindre plusieurs pieds de haut. Toutefois, les arbres ne commencent à se montrer que lorsqu’on approche de Pékin.

Les villages, dans cette plaine, ont tous le même aspect pauvre, misérable et bas : les maisons n’ont qu’un étage : elles sont construites en briques grises cuites au soleil, qui se délitent à la pluie et donnent aux murs un air de délabrement.

Tien-tsin, qui n’est plus qu’à quatre-vingts kilomètres de Pékin, peut compter de sept à huit cent mille âmes.

On y trouve des consulats des diverses puissances, des agents de toutes les compagnies de navigation à vapeur, et un hôtel à l’anglaise : les Chinois ont créé clans le voisinage un petit arsenal pour la fabrication des cartouches et l’entretien des armes de provenance européenne.