Chine et Extrême-Orient/Un séjour en Mongolie

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 173-185).

XI.

UN SÉJOUR EN MONGOLIE.

Le P. Étienne, prédécesseur du supérieur général actuel des Lazaristes, était assez porté à diminuer l’importance donnée par l’Ordre qu’il dirigeait aux missions lointaines.

Peut-être estimait-il que ses religieux avaient assez à faire en France, et regardait-il cette double tâche comme préjudiciable à l’œuvre, plus importante à ses yeux, qu’ils accomplissent dans nos villes. Peut-être aussi pensait-il que d’autres étaient plus en position qu’eux de réussir, et qu’il valait mieux leur laisser cultiver seuls cette portion de la vigne du Seigneur.

Malgré tout, les missions lazaristes de l’extrême Orient n’ont pas laissé de jeter quelque éclat dans le monde savant du siècle actuel ; le P. Huc et le P. David seront toujours regardés, le premier, comme l’un des explorateurs qui ont su le mieux intéresser le public à leurs voyages ; le second, comme un des naturalistes qui ont le plus fait avancer leur science. La direction du Muséum montrait, du reste, combien elle appréciait les travaux du P. David ; elle s’honorait elle-même autant que lui, en lui confiant les deux tiers de la maigre somme mise à sa disposition par le gouvernement pour favoriser les études et les recherches dans les sciences naturelles. Jamais assurément ressources ne furent employées d’une façon plus consciencieuse, plus scrupuleuse et plus intelligente.

Le P. David avait la passion de l’histoire naturelle. Dans le bel établissement que possèdent les PP. Lazaristes à Pékin, au Pétang, ou temple du Nord, il a organisé un cabinet d’histoire naturelle et de physique.

Ce musée est riche en animaux du pays, et renferme également des spécimens étrangers ; on y voit entre autres la peau du lion du Jardin des plantes mangé pendant le siège de Paris, en 1870, et dont la dépouille fut envoyée au P. David.

En Chine, le lion est considéré comme un animal fabuleux. On en sculpte à la porte des palais et des temples, qui ont l’air de chimères ; aussi, celui du Pétang, fort bien empaillé par le P. David lui-même, excite-t-il une vive curiosité. Les mandarins les plus considérables viennent visiter cette collection ; ils y envoient même quelquefois leurs femmes et leurs enfants, ce qui est la marque d’une grande confiance.

La courtoisie avec laquelle les Pères leur en font les honneurs ne peut que prévenir favorablement les hauts dignitaires chinois à l’égard de l’Œuvre ; la science établit ainsi de bons rapports entre les missionnaires et les autorités locales. C’est là sans doute un très-habile moyen de propagande.

Autrefois, les PP. Lazaristes avaient, avec les missions de Mongolie, le vicariat apostolique du Pe-tchi-li septentrional. Depuis longtemps déjà, le Pe-tchi-li méridional est confié aux Jésuites, dont le principal établissement dans cette province se trouve à Chien-chien.

Mais, comme je l’ai dit, ce double fardeau paraissait au P. Étienne beaucoup trop lourd. Or, vers 1850, se fondait à Bruxelles l’Ordre des missions étrangères belges, dont les statuts rappellent beaucoup ceux des Missions étrangères de Paris, bien qu’elles soient entièrement indépendantes. La Reine des Belges s’intéressait à cette œuvre, et allait souvent entendre la messe dans la chapelle de l’établissement où l’Ordre débuta sous la direction du P. Becks.

Pour donner aux nouveaux missionnaires une terre à évangéliser, le Saint-Siège releva les Lazaristes de la charge de la Mongolie, l’érigea en provicariat apostolique, et l’attribua aux missionnaires belges.

On donne le nom de Mongolie à tout le pays qui s’étend au nord de la Chine : il est habité par un grand nombre de tribus, comme les Mongols, les Ouirates ou Eleuthes, etc. ; toutes s’adonnent exclusivement à la garde des troupeaux. C’est un immense plateau assez semblable au désert de l’Obi, mais moins aride et mieux pourvu d’eau.

Dans la saison où je l’ai visité, une herbe fine d’une teinte un peu monotone, couvrait les légères ondulations qui s’étendent uniformément à perte de vue ; ces plis de terrain presque insensibles sont si parfaitement égaux que nous ne fussions jamais parvenus, sans le secours d’un guide connaissant très-bien le pays, à en découvrir un dominant les autres, et d’où le regard s’étendît au loin. Les différences de niveau entre les sommets sont à peine de quelques décimètres : on ne peut s’en rendre compte sans aller constater sur place que l’œil embrasse de l’un ou de l’autre un panorama plus ou moins étendu.

Cette monotonie d’une nature spéciale a son charme ; on se sent invité par elle, beaucoup plus que par les horizons plats, mais infinis du désert, à marcher en avant ; en Mongolie, on éprouve l’illusion de croire toujours qu’on découvrira quelque chose de nouveau, en gravissant la petite hauteur qui borne l’horizon à un kilomètre ou deux. On monte, et l’on est tout étonné de se retrouver en face d’un spectacle absolument identique ; partout même teinte, même vallonnement, même sommet qui paraît devoir dominer au loin ; on s’y rend, c’est encore la même chose, et ainsi de suite indéfiniment, en avant, à droite, à gauche ; on pourrait marcher quinze jours sans trouver le moindre changement dans le paysage.

De distance en distance, se dressent les tentes d’un village indigène, transporté, suivant la saison, sur une pente exposée au nord en été, au sud en hiver.

Depuis quelques années, la population chinoise du Pe-tchi-li déborde en Mongolie : il y a trois causes de ce fait. D’abord l’accroissement du nombre des habitants ; en second lieu, l’émigration venant des provinces ruinées par le changement de lit du fleuve Jaune. On sait que ce cours d’eau a rompu, il y a vingt-cinq ans, les digues au milieu desquelles il était conduit depuis Kai-fong-fou jusqu’à la Mer de Chine, et qu’ayant changé de lit, il suit maintenant, à partir de ce point, une direction plus septentrionale pour aller se jeter dans le golfe du Pe-tchi-li.

Le Shang-tung, où il apportait l’eau nécessaire aux irrigations, a été ruiné ; et son nouveau lit n’étant pas encore tracé, il ne forme à cette heure, dans les nouvelles provinces qu’il traverse et fertilise pour l’avenir, qu’une vaste inondation. Des villages entiers ont été détruits, et les habitants doivent chercher de nouveaux foyers.

Enfin, il faut ajouter à ces causes l’existence de bandes de rebelles pillards (résultat ordinaire de l’inondation, qui laisse beaucoup de bras inoccupés). Plus ou moins en rapport avec les Taï-pings du sud, ces bandes chassaient les paisibles habitants qui avaient échappé au fléau.

Les terres ne manquent pas aux émigrants chinois, et les chefs mongols les leur abandonnent moyennant une légère redevance.

Peu à peu les villages se forment, les Mongols sont refoulés vers le nord, et la culture gagne sur ce que l’on appelle la terre des herbes. Déjà on trouve des Chinois installés à deux jours de marche au-delà de Kalgan, nom tartare de la ville aujourd’hui entièrement chinoise de Tchang-kia-kou, située à la porte de la grande muraille. C’est par là que passe une partie considérable du commerce entre la Mongolie et la Chine, ainsi que les caravanes qui portent en Russie le thé venu par mer à Tien Tsin. Kalgan est quelquefois traversé dans un sens ou dans l’autre par trois mille chameaux en un seul jour.

La région envahie par les Chinois a un aspect tout différent de la partie encore consacrée aux pâturages. Elle est entièrement cultivée et produit des céréales ou des légumes. Les villages chinois y sont pauvres et misérables, mais il faut faire la part du dénuement où se trouvent les colons quand ils arrivent.

Le sol étant entièrement vierge, ils doivent apporter les semences, les instruments de travail, attendre durant une année la récolte, et payer la redevance aux Mongols, ainsi qu’aux mandarins chinois envoyés par le pouvoir central pour administrer le pays au fur et à mesure qu’il se peuple.

Malgré toutes ces difficultés, ces établissements prospèrent toujours ; les maisons sont construites comme dans la mère patrie ; le toit est supporté sur des colonnes de bois et recouvert de tuiles.

On reconnaît vite, ici comme ailleurs, les instincts mercantiles de cette race. La moitié des maisons au moins sont transformées en boutiques ; le volet de la fenêtre s’abaisse et forme un étal, sur lequel le propriétaire expose tout ce qui peut être vendu et acheté.

Je profitai pendant quelque temps en Mongolie, avec d’autres membres de la légation, de l’hospitalité des missionnaires belges de Si-in-ze. C’était le quartier général d’où nous partions chaque jour pour aller chasser. Le pays abonde en perdrix, cailles, lièvres ; nous trouvions aussi des bandes de pluviers dorés : on en faisait des pâtés, et, comme ces oiseaux étaient fort gras, ils composaient un mets excellent. Nos hôtes avaient certainement besoin d’évoquer la mémoire lointaine de la mère patrie pour retrouver le souvenir d’un ordinaire aussi succulent. En échange, ils nous offraient leur bière, fabriquée par eux-mêmes avec des grains du pays et qui, malgré l’absence de houblon, constituait une agréable boisson.

Quelquefois nous poussions une pointe dans la terre des herbes. Nous nous arrêtâmes un jour près d’un groupe de tentes, et nous pénétrâmes dans l’une d’elles, appartenant au chef de la petite tribu.

C’était, comme les autres, une tente cylindrique, aux parois verticales et au toit conique, formée d’une carcasse de roseaux, soutenant des plaques de feutre roussâtres, d’un demi-centimètre d’épaisseur ; le toit n’était pas construit autrement.

Le propriétaire nous reçut fort bien, et nous offrit quelques rafraîchissements. L’intérieur de son établissement pouvait avoir quatre à cinq mètres de diamètre et deux, mètres de haut sur les côtés ; le centre était un peu plus élevé. Au milieu de la pièce brûlait, dans une grille de fer, un feu d’argols secs, dont la fumée s’échappait par un trou pratiqué dans le toit. Quelques coffres de bois, rappelant les arches de nos paysans du centre de la France, formaient tout l’ameublement. La famille couche sur des couvertures ouatées qu’on roule pendant le jour. Notre hôte nous fit servir un peu de lait aigri, mélangé avec du thé salé. On nous proposa d’y ajouter quelques pincées de farine de millet ou de blé concassé provenant d’échanges de chevaux ou de bétail faits avec les Chinois. On nous présenta aussi un fromage mince et boursouflé comme une galette, mais tout cela sentait le rance.

La maîtresse de la maison, la femme de celui qui nous avait introduits, était une belle personne, aux grands yeux noirs, et dont les traits tenaient plus de la race caucasique que de la race jaune. Ses yeux, fort beaux, n’étaient pas bridés, et les pommettes de ses joues faisaient moins saillie que chez les Chinoises. Elle portait des vêtements de couleur foncée, et avait la tôle couverte d’un petit morceau d’étoffe noire. Des espèces de grandes boucles d’oreilles en argent, accrochées à droite et à gauche de la tête, constituaient la partie la plus caractéristique de sa toilette. Ces ornements, formés de plaques articulées, avaient environ quinze centimètres de long ; ils étaient bombés en avant, et allaient en s’élargissant par le bas, comme les glands d’un chapeau de cardinal. Elle ne portait pas d’autres bijoux. Sur la demande de notre cornac, transmise à son mari, elle envoya chercher une voisine qui passait pour avoir une belle voix. Celle-ci nous arriva vêtue comme la première et chanta, d’un ton un peu nasillard, une mélodie d’un rythme lent et bizarre, mais avec des modulations, un charme et une poésie étranges que certainement on chercherait en vain chez tout ce qui tient au Chinois pur sang.

Il serait difficile de voir une habitation aussi primitive que celle de ce pauvre Mongol. À l’extérieur elle doit ressembler aux huttes des sauvages de l’Afrique ou des îles de l’Océanie, et pourtant, les manières de notre hôte, son air, son costume, révélaient une éducation physique et intellectuelle très-supérieure à celle de ces derniers.

Il est interdit aux habitants de ces steppes de cultiver les terres ; ils sont uniquement pasteurs, vivent de la vente de leurs chevaux, de leurs chameaux et de la conduite des caravanes. Ils n’ont certainement pas les aptitudes des Chinois pour le négoce, mais ils sont plus francs, plus braves, moins méfiants ; ils paraissent capables d’égaler, sinon de surpasser les Chinois sur tous les points, excepté la ruse et la finesse, si la civilisation venait à les entraîner dans son courant ; mais, en Europe même, nous ne voyons pas non plus les peuples d’un tel caractère tenir la première place.

Notre Mongol nous montra l’enceinte en pierres sèches où, par peur des loups, on rentre le bétail pendant la nuit, sous la garde d’énormes chiens.

Les Mongols montent beaucoup à cheval. Parmi leurs cérémonies du mariage, ils en ont une qui consiste à faire franchir à la fiancée une selle placée par terre, pour signifier qu’elle doit être capable de monter, elle aussi, à cheval et d’accompagner son mari partout. Ils aimaient à nous suivre dans nos chasses au lièvre. Nous étions sûrs d’en trouver, au rendez-vous indiqué la veille, tout un petit peloton en robes jaunes, montés sur leurs poneys et attendant nos lévriers.

Nos chevaux, nourris avec plus de grain et entraînés à aller au galop, laissaient ordinairement les leurs en arrière. À moins de circonstances exceptionnelles, les Mongols ne vont que le pas ou l’amble ; leurs chevaux, trapus et mastocs, au poil hérissé, se prêteraient mal aux fantasias qu’exécutent les cavaliers des pays de soleil et de sable. Rien de brillant non plus sur les cavaliers et les montures.