Chine et Extrême-Orient/L’armée chinoise

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 152-172).

X.

L’ARMÉE CHINOISE.

L’Empire chinois est un pays d’une immense étendue, dont le peuple a une grande vitalité et des ressources considérables. Comment donc une nation aussi puissante a-t-elle été incapable de résister aux Anglais en 1840, dans la guerre de l’opium, et aux alliés en 1860 ? Pourtant, aucun des agresseurs, à ces époques différentes et pendant ces campagnes si connues, ne disposait de moyens d’action en rapport avec l’étendue et la population du pays attaqué. Quelles peuvent avoir été les causes d’une telle faiblesse au point de vue militaire ? Il y en a de morales et de physiques. D’abord les Européens sont incontestablement plus braves que les Chinois, qui savent attendre la mort de pied ferme, mais n’ont pas l’audace nécessaire pour attaquer. D’autre part, ils manquent presque absolument d’organisation militaire.

La Chine est entourée de tous côtés de peuples moins civilisés, depuis longtemps ses tributaires, et qu’elle n’a pas besoin de contenir. L’armée y devient une institution en apparence inutile, ce qui explique le peu déconsidération dont elle jouit, et partant son recrutement très-défectueux. Enfin, la décentralisation y est si grande, qu’elle ne permettrait guère de ramasser les forces du pays dans un commun effort.

Les dix-huit provinces sont groupées sous l’autorité de dix vice-rois. Chacun d’eux est à peu près tout-puissant dans son gouvernement. En théorie, il doit rendre compte de tout à la cour de Pékin ; mais, en pratique, s’il paye régulièrement les impôts fixés pour sa circonscription, si surtout il en affecte une large part aux mandarins de Pékin, enfin, s’il a soin d’éviter que les affaires de sa province ne deviennent une source d’embarras pour le gouvernement, il jouit, pour tout le reste, d’une indépendance à peu près complète.

Il est difficile de donner un aperçu de l’armée chinoise : il n’existe pas dans le pays de corps homogène dont on puisse, comme pour une armée européenne, esquisser en quelques lignes l’organisation, déterminer l’effectif, décrire les insignes, l’armement et l’uniforme.

Les forces militaires de la Chine se divisent en trois catégories :

  1. Les Tartares, ou troupes des bannières ;
  2. Les troupes de l’étendard vert ;
  3. Les volontaires, appelés aussi Braves.

Les troupes des bannières se composent des descendants des Mandchoux et des Mongols, venus il y a deux siècles avec la dynastie conquérante, et de ceux de quelques Chinois qui s’étant soumis les premiers, ont été incorporés parmi eux ; ils sont environ cinq cent mille, répartis en deux groupes ; le premier, dans le Pe-tchi-li ; le second, dans les provinces. Mais ils ne forment pas un véritable corps d’armée ; c’est seulement une classe d’hommes qui bénéficient encore de la conquête de la Chine faite par leurs ancêtres ; afin même que certains privilèges dont ils jouissent restent toujours entre les mains des premiers titulaires, il ne leur est permis d’épouser les femmes chinoises qu’à défaut de filles appartenant à une famille inscrite sur le contrôle des bannières. Ce cas se présente très-rarement, d’ailleurs. Dans les premiers temps de leur arrivée en Chine, les Tartares avaient besoin de se maintenir en force armée afin d’affermir leur domination ; mais actuellement elle leur est de moins en moins contestée, et les bannières ne conservent plus que l’appareil militaire. Ils n’ont fait d’ailleurs que garder les divisions traditionnelles, d’où ils tirent leur nom ; et cette organisation, importée de leur pays, est encore celle des tribus restées en Mongolie et en Tartarie. Ils sont tous répartis en huit bannières, qui se distinguent par leurs couleurs :

  • La première est jaune ;
  • La deuxième, jaune à bordure rouge ;
  • La troisième, blanche ;
  • La quatrième, blanche à bordure rouge ;
  • La cinquième, rouge ;
  • La sixième, rouge à bordure blanche ;
  • La septième, bleue ;
  • La huitième, bleue à bordure rouge.

De ces huit bannières, les trois premières sont considérées comme les plus honorables et appartiennent au service de l’Empereur, tandis que les cinq autres sont affectées à celui des princes. Chacune de ces bannières renferme des hommes des trois nationalités, plus un groupe formant la garde, dans lequel toutes trois sont également représentées. Cette dernière création date des guerres qu’eurent à soutenir les souverains mandchoux dans les premiers temps de leur établissement en Chine, et son nom actuel de Hu-kun-ying remonte à 1660. À la tête de chaque bannière, sont placés quatre personnages marquants, au titre mandchou, mongol, chinois, et de la garde. Leurs fonctions sont viagères, et ils n’ont pas besoin d’appartenir à la nation au nom de laquelle est leur charge. L’Empereur nomme, pour une durée de cinq à six ans, des officiers qu’on pourrait assimiler à des inspecteurs généraux ; ils président aux rares manœuvres qui s’exécutent, et pourvoient aux vacances produites parmi les soldats de toutes classes.

Chaque bannière se compose d’un certain nombre de tso-lings, ou compagnie ne comprenant que des hommes de même race, commandés par un officier ; l’effectif n’en est pas limité, mais cent ou cent cinquante hommes seulement reçoivent une solde et sont astreints à quelques exercices. Les soldats de 1ʳᵉ classe, ou ma-kia, touchent par mois trois taels ou 24 francs ; ceux de 2° classe, ou yang-yu-pings, un tael 1/2, ou 12 francs ; dans les tso-lings chinois, il existe une classe intermédiaire appelée leuh-kiao-pings, ou porteurs de chevaux de frise, qui touchent deux taels. Tous, à quelque classe qu’ils appartiennent, ont droit en outre à une ration de riz.

Quelquefois la charge de Tso-ling (on donne aussi ce nom au capitaine de la compagnie) est héréditaire. Ce fonctionnaire tient les registres et s’occupe de toute la comptabilité. Les hommes ne sont pas casernés ; ils habitent avec leur famille, dans les quartiers affectés à leur tso-ling, des maisonnettes ayant chacune leur petite cour. Ceux qui ne reçoivent pas de solde sont entièrement libres et peuvent même, si bon leur semble, quitter la résidence du tso-ling. Il en reste toujours un grand nombre retenus par l’espoir d’entrer dans les cadres des soldats rétribués, quand se produit une vacance.

Tous les savants sinologues qui ont compulsé les écrits chinois font une énumération plus ou moins longue et différente avec chaque auteur, des divers corps spéciaux recrutés parmi les hommes des bannières, mais je suis porté à croire que toutes ces divisions n’existent que sur le papier. Pour ma part, je n’ai réussi à en découvrir que quatre ou cinq :

  1. La garde personnelle de l’Empereur, composée d’environ quatre cents hommes ;
  2. La garde intérieure du palais, qui en compte un millier ;
  3. La garde extérieure du palais, dont l’effectif s’élève à sept cent quatre-vingts hommes ;
  4. Un corps de fusiliers, comprenant deux mille trois cents hommes. Il y a encore, à Yuen-min-yuen ou aux environs, deux mille à deux mille cinq cents ouvriers et mille cavaliers. Le septième prince, oncle du dernier Empereur, a, en outre, organisé en 1862 un corps d’environ dix à quinze mille hommes, recrutés parmi les tso-lings. Cette troupe d’élite est seule armée de fusils et à peu près exercée à l’européenne. Tous les autres tso-lings savent seulement tirer de l’arc et exécuter quelques mouvements avec plus ou moins d’ensemble.

Les gardes du palais sont chargés du service intérieur, et font la haie sur le passage de l’Empereur, quand il sort. Les ouvriers sont employés à fabriquer ce qui se consomme dans l’intérieur du palais, dont les vastes magasins sont approvisionnés par les tributs de tout l’extrême Orient, la Chine, Siam, le Thibet et la Corée.

Les bannières tartares occupent, en outre, comme il a été dit plus haut, dix provinces, parmi lesquelles se trouvent toutes celles des côtes. Elles y sont réparties en dix-huit garnisons, sans compter quatre camps en dehors de la frontière de l’ouest.

Ces troupes sont placées dans chaque province sous les ordres d’un grand dignitaire portant le nom de général tartare, qui a la préséance sur le vice-roi ou gouverneur général lui-même, quoique son autorité ne s’étende en réalité que sur sa petite troupe des bannières.

Les troupes de l’étendard vert, ou lou-yings, forment la milice qui, dans toute l’étendue de la Chine, est mise à la disposition des mandarins pour la police, la poste, etc. Ces soldats, mal payés, ont presque tous une autre profession et n’endossent que le moins possible leur casaque. D’après l’almanach général de l’empire, l’effectif des troupes de l’étendard vert serait de six cent cinquante mille hommes ; ces soldats sont chargés de porter la correspondance officielle (l’État ne s’occupe pas de celle des particuliers). Les dépêches que les mandarins envoient à Pékin et celles qu’ils en reçoivent sont transmises par des courriers échelonnés à cet effet ; quelquefois, dans les grandes circonstances, elles sont expédiées avec une vitesse de deux cent cinquante kilomètres en vingt-quatre heures [1].

Mais ni les troupes tartares, ni les milices de l’étendard vert ne forment une véritable armée active. Lorsqu’il y a à châtier quelque rébellion ou résister à une attaque quelconque, ce qui est tout un aux yeux des Chinois, il faut recourir à d’autres moyens. Les mandarins chargés de la répression recrutent à cet effet des soldats qui prennent leur nom de « braves » du caractère chinois, peint en noir au milieu du disque d’étoffe dont est orné le devant de leur casaque bleu ciel bordée de rouge ou de jaune. Cette inscription est destinée à effrayer l’ennemi en lui faisant croire que tous ceux qui la portent en sont dignes par leur courage personnel.

On emploie, pour les enrôler, toutes sortes de moyens, depuis la prime jusqu’à la contrainte.

Quelle est la valeur de ces divers éléments qui constituent les forces de l’empire chinois ? Un de nos écrivains militaires les plus autorisés [2] attribue à deux causes différentes la puissance d’une armée. Les unes, selon lui, tiennent au caractère de la nation, à son tempérament, à ses traditions, à son histoire, à son degré d’instruction générale, etc. ; on peut les appeler des causes morales. Les autres résultent du mode d’organisation de l’armée, du degré d’instruction militaire des officiers, sous-officiers et soldats, du matériel de guerre, de l’armement, de l’équipement, etc. Ce sont les causes matérielles. Or, ces deux sortes de conditions indispensables font complètement défaut en Chine. Tout semble y concourir à l’affaiblissement de la force militaire.

La Chine était autrefois soumise à un régime assez semblable à celui de l’Europe au Moyen Âge. Elle se divisait en un grand nombre de royaumes, plus ou moins indépendants. Ces petits États, tout en reconnaissant l’autorité de l’Empereur, étaient souvent en guerre entre eux. Il est probable qu’à cette époque, les armées étaient aguerries par les campagnes qu’elles avaient l’occasion de faire, et que le métier des armes jouissait d’un plus grand prestige qu’aujourd’hui. C’est à cette date que remontent les traités classiques qui, maintenant encore, forment la base fondamentale de l’art militaire en Chine, et sur lesquels portent les examens que doivent subir les candidats aux grades d’officiers. Ces livres, au nombre de six, sont antérieurs à l’ère chrétienne, excepté un seul, qui est du septième siècle après Jésus-Christ. Le plus ancien ne compte pas moins de trois mille ans d’existence. Les Mémoires sur les Chinois, publiés au dix-septième siècle, en contiennent de nombreux fragments ; quelques passages ont le caractère d’une simplicité tout à fait primitive qui, en telle matière, semble au premier aspect bien naïve. Mais il ne faut pas perdre de vue l’antiquité reculée à laquelle ils ont été composés et le léger bagage d’expérience que possédait alors l’humanité. Quoi qu’il en soit, on voit tout de suite, par la lecture de ces ouvrages, combien les Chinois de tous les temps ont entendu d’une autre façon que nous l’art de la guerre.

Nous qui sommes convaincus de l’excellence de nos méthodes appuyées sur le raisonnement, qui n’estimons que les vérités démontrées et rejetons tout principe purement conventionnel, nous serions bien souvent étonnés, en lisant les recommandations adressées aux généraux chinois.

Le savant traducteur de ces ouvrages, le P. Amiot, dit lui-même dans son avant-propos : « Comme le goût des Chinois est aussi différent du nôtre, que nos usages, nos mœurs, nos coutumes diffèrent des leurs, il pourra se faire que ce qui est si fort estimé chez eux ne soit regardé chez nous qu’avec une certaine indifférence. Ainsi, ceux qui pourraient avoir la curiosité de lire les ouvrages de Sun-tse et des autres, qui ont écrit sur l’art militaire, ne doivent pas s’attendre à y voir des détails amusants, des préceptes instructifs, ou des pratiques pour le pays où ils vivent. Si j’avais un conseil à donner, je dirais volontiers qu’ils ne doivent se proposer d’autre but que celui de savoir ce qu’on a pensé dans ces pays lointains, dans ces temps reculés, sur un art connu de toutes les nations et différemment exercé par chacune d’elles. Je dirais encore qu’ils doivent se rappeler que ce sont des auteurs chinois qu’ils lisent, et que ce sont des Chinois qui leur parlent Français : alors ils excuseront facilement les défauts qu’ils pourront rencontrer et tout ce qui leur paraîtra n’être pas conforme aux lumières de la raison, à leur expérience et à leur bon goût. » Quoi qu’il en en soit, c’est dans ces temps reculés que l’art militaire a brillé du plus vif éclat en Chine, et certains des principes que ces âges nous ont transmis forment encore une sorte de monnaie courante, répandue dans tous les pays du monde.

Quand on a séjourné en Chine, on reconnaît la justesse de l’appréciation suivante, empruntée à l’auteur des Mémoires sur les Chinois : « À juger des Chinois, dit-il, par leurs coutumes, par leurs lois, par la forme de leur gouvernement et en général par tout ce qui s’observe aujourd’hui parmi eux, on conclurait sans hésiter que c’est la nation du monde la plus pacifique et la plus éloignée d’avoir les brillantes qualités qui font les guerriers. Leur génie naturellement doux, honnête, souple et pliant, doit les rendre beaucoup plus propres au commerce de la vie qu’aux actions militaires et au tumulte des armes. Leur cœur, toujours susceptible de la crainte des châtiments, toujours resserré entre les bornes d’une obéissance aveugle envers tous ceux que la Providence a placés sur leurs têtes, doit être comme incapable de former ces projets hardis qui font les héros. Leur esprit, toujours étouffé par un nombre presque infini de petites pratiques, fait que, dans l’âge même le plus bouillant, le sang ne semble couler dans leurs veines qu’avec une lenteur qui fait l’étonnement de tous les Européens. Leurs préjugés ou, si on veut, leur bon sens, ne leur font envisager qu’avec une espèce d’horreur cette triste nécessité où des hommes se trouvent quelquefois réduits d’attenter à la vie d’autres hommes. Tout cela doit contribuer, à la vérité, à faire des fils respectueux, de bons pères de famille, de fidèles sujets et d’excellents citoyens, mais ne doit pas inspirer de courage au soldat, de valeur à l’officier, ni de vues au général [3]. »

Tel est le jugement porté sur ce pays par les Pères Jésuites, qui y étaient fixés depuis la fin du dix-septième siècle. Si j’aime à citer cet ouvrage, c’est qu’il est écrit par les hommes qui ont le mieux connu la Chine. La mission catholique de Pékin, établie depuis longtemps dans la capitale, n’inspirait aux indigènes aucune défiance ; ses membres étaient en contact beaucoup plus intime avec la société chinoise qu’aucun Européen ne l’a jamais été depuis ; le grand empereur Kang-Chi ne dédaignait pas de s’entretenir souvent avec eux. D’autre part, bien que ces Mémoires aient deux cents ans d’existence, ils peuvent être considérés comme presque contemporains, dans un pays où l’immobilité des institutions est absolue.

En résumé, la Chine n’est point une nation militaire. La civilisation chinoise est le fruit d’une culture intellectuelle, développée à l’excès, de ce que nous appellerions le bel esprit, le raffinement littéraire. Arriver à briller en ce genre est le rêve de tout ambitieux dans le Céleste-Empire. Les honneurs, les distinctions, appartiennent à ceux-là seuls qui excellent à tourner les vers et connaissent à fond leurs classiques. L’influence de cette éducation dont l’objet est purement littéraire, a rendu l’esprit des Chinois tout à fait antimilitaire. L’emploi de la force leur est profondément antipathique, et à peine osent-ils même recourir à celle du raisonnement : ils ne discutent pas ouvertement ; ils cherchent à persuader leur interlocuteur en feignant de l’approuver, et ne soulèvent jamais que de timides objections. Cette manière de convaincre, qui peut avoir son mérite, fait juger de leur caractère insinuant. Il n’est pas jusqu’aux généraux placés à la tête d’une armée qui ne mettent bien au-dessus d’une bataille gagnée un résultat obtenu par de cauteleuses négociations. Leur diplomatie consiste ordinairement à faire croire à l’ennemi qu’on veut s’entendre avec lui, ou aux rebelles que grâce leur sera faite, à leur promettre des honneurs pour les attirer dans son camp et à les massacrer à loisir. Aussi trouve-t-on les conseils suivants donnés à un général dans le Sun-tse, le second des classiques militaires chinois :

« Travaillez sans cesse à créer des embarras à l’ennemi ; vous le pouvez de plusieurs façons, mais voici la meilleure. N’oubliez rien pour lui débaucher ce qu’il aura de mieux dans son parti : offres, présents, caresses, que rien ne soit omis. Trompez même, s’il le faut, engagez les gens d’honneur qui sont chez lui à des actions honteuses et indignes de leur réputation ; à des actions dont ils aient lieu de rougir quand elles seront connues, et ne manquez pas de les faire divulguer. Entretenez des relations directes avec tout ce qu’il y a de plus vicieux du côté de l’ennemi, servez vous-en pour arriver à vos fins en leur adjoignant d’autres vicieux ; traversez leur gouvernement, semez la discorde parmi leurs chefs, fournissez des sujets de colère aux uns contre les autres, faites-les murmurer contre leurs officiers, ameutez les officiers subalternes contre les supérieurs, faites en sorte qu’ils manquent de vivres et de munitions, répandez parmi eux quelques airs d’une musique voluptueuse qui leur amollisse le cœur, envoyez-leur des femmes pour achever de les corrompre. Tâchez qu’ils sortent lorsqu’il faudrait qu’ils soient dans leur camp, et qu’ils soient tranquilles dans leur camp quand il faudrait qu’ils tinssent la campagne. Faites-leur donner sans cesse de fausses alarmes et de faux avis. Engagez dans vos intérêts les gouverneurs des provinces ; voilà à peu près ce que vous avez à faire si vous voulez triompher par l’adresse et la ruse. »

C’est en combattant les Tai-pings d’après ces principes que le fameux vice-roi Li-hong-chang s’est acquis la grande renommée militaire qui l’a élevé au premier rang de l’Empire et fait considérer comme le bouclier de la Chine.

Il était secondé par les corps anglo et franco-chinois qui, sous le commandement d’officiers européens, se battaient fort bien et conquirent sur les rebelles un grand nombre de villes ; mais ces triomphes de la force, accomplis par les Européens, excitaient peu l’admiration des Chinois. De son côté, Li-hong-chang traitait avec les rebelles, promettant aux chefs des honneurs, des emplois, de l’argent, offrant aux soldats de les enrôler sous ses drapeaux, et de leur donner une belle solde. Tous ceux qui croyaient à ces avances et venaient dans son camp, étaient impitoyablement massacrés. À Nankin, la garnison, après s’être rendue sur la promesse d’avoir la vie sauve, fut tout entière passée au fil de l’épée. Il y eut plus de deux cent mille hommes tués, sans compter les femmes et les enfants. Ne croirait-on pas lire les antiques histoires des Mèdes et des Perses ? Quelques-uns des vaincus cependant furent enrôlés et formèrent l’armée qui, à Tien-tsin, sert encore de garde prétorienne au vice-roi Li. Ces beaux exploits couvrirent de gloire leur auteur. Après son entrée à Nankin, l’empereur lui envoya la robe jaune, l’honneur le plus insigne et la marque de la plus haute faveur. Le major Gordon, maintenant au Soudan, et qui commandait alors le corps anglo-chinois, avait signé avec Li-hong-chang la capitulation. Il eut beau protester contre cette violation des engagements pris, il ne fut pas écouté.

Aujourd’hui qu’il a des Européens devant lui, Li-hong-chang a recours à une autre tactique : « On combat le poison par le contre-poison et les étrangers par des étrangers rivaux… Jetons-les les uns sur les autres. » Telle est la manière dont il s’exprimait il n’y a pas bien longtemps, dans un document adressé au premier ministre du roi de Corée.

Ce serait assurément une opération militaire très-peu compliquée que de s’emparer de la Chine. L’expédition de 1860, qui s’est rendue par le cap de Bonne-Espérance, passerait maintenant par Suez et pourrait ainsi compter un effectif et des ressources au moins triples pour une dépense beaucoup moindre. L’occupation de Pékin ne présenterait aucune difficulté, et si, à l’exemple des Mandchoux, on continuait à faire administrer le pays par les mandarins chinois, sans heurter les préjugés des lettrés, on pourrait arriver à s’établir utilement dans cette vaste possession.

Mais quelle puissance européenne sera jamais assez délivrée d’embarras intérieurs ou extérieurs de la part de ses plus proches voisins, pour porter ses vues aussi loin et se consacrer à une telle entreprise ? — M. Prévost-Paradol, dans sa France nouvelle, semble indiquer que ce rôle appartiendra à l’Australie.

  1. Pour plus de détails sur l’organisation intérieure de l’armée chinoise, les titres des mandarins qui composent la hiérarchie, etc., consulter : The Army of the chinese empire, dans The chinese repository, vol. XX, et The Chinese Government, par MAYERS (Shang-haï, 1878.)
  2. Le général Trochu.
  3. M. Jametel porte encore, en 1883, un jugement semblable. (La Jeune France, tome VI, page 440.) Le trait le plus caractéristique de la race chinoise est bien certainement son amour de la paix et sa haine profonde pour toute espèce d’aventures. Ce sentiment a probablement eu pour origine première la configuration géographique du territoire formant la Chine proprement dite, qui a presque exactement la forme d’un immense cercle, placé de telle façon sur la surface de la terre, qu’il renferme dans ses limites tous les climats sous lesquels la vie est possible à l’homme. La race qui a été appelée à vivre et à se développer dans ce cercle a trouvé dans cette situation une force qui tendait d’autant plus à la rendre homogène que les productions variées de son berceau lui permettaient de se procurer tout ce qui lui était nécessaire pour son existence. Placée dans de semblables conditions, le peuple chinois n’a jamais senti le besoin d’aller conquérir par la force ce qu’il ne pouvait trouver sur son propre territoire. La nécessité ne lui a point fait une loi de se former de bonne heure au maniement des armes, et il s’est toujours laissé envahir par ses voisins moins bien partagés que lui par la nature, sans opposer la moindre résistance, confiant dans sa vitalité qui lui a permis de s’assimiler successivement ses conquérants, jusqu’au point de les faire disparaître complètement.