Chine et Extrême-Orient/Les mandarins

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 146-151).

IX.

LES MANDARINS.

Le terme de mandarin, dont nous nous servons pour désigner les officiers civils et militaires de la Chine, est étranger à la langue du pays. Il vient d’un mot portugais qui, selon les uns, serait un dérivé du verbe latin mandare (mander, ordonner) ; selon les autres, une corruption d’un mot indien (du sanscrit mantrin, conseiller, ministre) ; Littré considère comme la plus vraisemblable cette dernière étymologie.

Les titres au mandarinat s’obtiennent à la suite d’examens, qui portent exclusivement sur la littérature et la connaissance des textes anciens et de leurs commentaires.

À ce point de vue, la Chine réalise l’idéal de l’égalité parfaite ; tous les postes y sont accordés à l’érudition littéraire : parfois des gens du peuple s’associent pour faire instruire le fils de l’un d’entre eux, qui manifeste de grandes dispositions pour l’étude. Celui-ci peut ainsi subir ses examens et s’élever aux plus hauts degrés de la hiérarchie officielle ; il est alors en mesure de rembourser au centuple les frais de son éducation. Tous les mandarins ont, en effet, autour d’eux une camarilla qui encombre perpétuellement leurs yamens et en est la véritable plaie. Mais ces élévations extraordinaires sont rares, et la grande majorité des fonctionnaires chinois se recrute habituellement dans la classe des lettrés.

Le premier grade donne le titre de joli talent, et s’acquiert à la suite d’un concours qui a lieu tous les deux ans, dans certaines villes. Le degré le plus élevé de la hiérarchie, auquel correspond le titre de Han-lin ou académicien, est conféré à la suite d’examens qui se passent à Pékin tous les trois ans ; les concurrents sont alors enfermés pour composer, dans de petites baraques en bois, d’où il leur est impossible de communiquer avec l’extérieur ; c’est absolument comme l’entrée en loge pour nos candidats au prix de Rome.

Ceux qui sont revêtus des différents titres académiques forment la hiérarchie officielle ; les divers grades sont indiqués par la couleur d’un bouton, de trois centimètres de diamètre, placé au sommet de la coiffure. Voici l’ordre de ces couleurs, en commençant par la moindre dignité : 1° bouton doré ; 2° bouton de cristal ; 3° bouton blanc opaque, en porcelaine ; 4° bouton bleu clair, en verre ; 5° bouton bleu foncé, en lapis-lazuli ; enfin, 6° bouton rouge de corail, insigne du rang le plus élevé.

Ce personnel peut aspirer à toutes les fonctions administratives, judiciaires et financières : non-seulement la séparation des pouvoirs n’existe pas en Chine, mais même celle des attributions et des spécialités y est inconnue. Il arrive bien parfois que quelques-uns soient particulièrement chargés de la surveillance de la navigation, de la pêche sur un grand fleuve ou sur la côte, ou encore de l’inspection de quelque industrie, comme l’exploitation des mines, le commerce du sel, etc. ; mais ils sont le plus ordinairement préposés à la police générale et au maintien de la paix entre les citoyens, auxquels ils rendent un semblant de justice. Pour tous, le premier devoir consiste à remplir la caisse de supérieurs avides.

Les impôts réguliers sont assez légers ; ils se perçoivent au moyen de douanes intérieures et d’une faible contribution foncière. C’est surtout en vendant la justice et en confisquant les biens de ceux qui, pour une raison ou une autre, ont un démêlé avec l’autorité, que les fonctionnaires battent monnaie. Les plaideurs se retirent la plupart du temps comme ceux de la fable, en n’emportant chacun qu’une écaille ; bien heureux quand ils ne perdent pas l’objet en litige.

Les mandarins sont craints comme le feu ; la plus grande préoccupation de leurs administrés est de n’avoir aucun rapport avec eux. Eussiez-vous cent fois raison, si quelqu’un se plaint de vous, il vous en coûtera gros, ainsi qu’au plaignant, du reste.

Pour citer encore La Fontaine, les juges chinois appliquent souvent la formule du singe : Toi, loup, tu as pris ce qu’on te réclame, et toi, renard, tu te plains sans qu’on t’ait rien pris : je vous condamne tous les deux.

Ces procédés arbitraires et vexatoires sont d’ailleurs employés par les grands mandarins, vis-à-vis des mandarins subalternes, aussi bien qu’à l’égard des simples particuliers, et ils ne laissent pas d’avoir leur bon côté : ils contribuent notablement à modérer les exactions des magistrats inférieurs, en leur faisant craindre des réclamations dont leurs chefs hiérarchiques ne manqueraient pas de profiter pour exiger d’eux beaucoup d’argent et les ruiner au besoin.

En Chine, le principe de la solidarité est appliqué en grand. Un crime est-il commis quelque part, tous ceux qui habitent dans le voisinage en deviennent les auteurs présumés, et sont, exposés aux poursuites. Ils ne se tirent jamais d’affaire sans débourser une somme qui varie suivant leurs ressources et la rapacité du mandarin ; pour cette raison, les habitants d’une même rue forment entre eux une sorte de syndicat, et personne ne peut venir s’y établir sans leur autorisation préalable.

L’application de cette règle de la responsabilité fait qu’un malheureux, en se tuant à la porte d’un riche, est sûr de lui causer les plus grands embarras, peut-être même d’entraîner sa ruine totale.

Comme les plus misérables n’en viennent jamais à cette extrémité sans de sérieux motifs de vengeance personnelle, les mandarins trouvent un prétexte apparent de justice pour exercer alors leurs poursuites acharnées. Ce système a du moins l’avantage de faire régner partout la plus grande sécurité.