Chine et Extrême-Orient/Les émaux cloisonnés

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 130-145).

VIII.

LES ÉMAUX CLOISONNÉS.

Depuis que les Européens ont pénétré dans l’Extrême-Orient, le prestige attaché jadis à ces contrées mystérieuses ne s’est pas évanoui pour nous ; mais il a fait place aux impressions nouvelles d’une curiosité que les événements de nos dernières guerres en Chine ont singulièrement accrue. Jusque-là, tous nos renseignements sur ces peuples lointains se bornaient aux observations, nécessairement incomplètes, de nos courageux missionnaires, ou aux récits, souvent inexacts, de voyageurs isolés. Mais un contact plus intime s’est établi entre les deux civilisations ; en se voyant de plus près, il leur a été donné d’observer mutuellement leurs arts et leur industrie.

À ce double point de vue, si nous avons beaucoup à apprendre aux Orientaux, ils ont aussi bien des choses à nous communiquer. La splendide nature qui les environne a été leur première éducatrice ; leur soleil leur a enseigné cette couleur et cette harmonie de tons, que l’œil enchanté du voyageur trouve merveilleusement reproduites sur les étoffes, les armes, les bijoux, et jusque sur les tombeaux de l’Inde, tout éblouissants de mosaïques et de pierres précieuses, à Agra, par exemple, ou à Bénarès, à Lahore, à Delhi, dans les temples, les palais et les mosquées.

La Chine, dans sa partie septentrionale, moins baignée de lumière, a tiré davantage de son propre fonds, et a trouvé en elle-même une originalité tout aussi puissante, moins gracieuse peut-être, dont les beaux émaux cloisonnés qu’elle nous expédie depuis quelques années semblent les spécimens les plus marquants. La richesse de couleur et l’harmonie de tous ces grands vases aux dessins fantastiques, les font à juste titre rechercher par les amateurs comme des pièces d’ornement de premier ordre.

Les Chinois, qui ne sauraient passer pour des maîtres en fait d’art, entendent cependant assez bien la décoration. Leurs sujets, très simples en général, ne sont le plus souvent que des esquisses, où ils indiquent l’idée, sans la noyer dans des détails qui nuiraient à l’impression totale. Cette sobriété est une des causes de leurs succès dans l’art décoratif : ils excellent en outre dans le fini des petites choses, et on doit les louer de savoir réserver la minutie de l’exécution au genre qui le comporte.

Il ne faut pas juger de l’art des Chinois d’après les ouvrages destinés à l’exportation ; ils y modifient leur goût naturel pour le plier à celui des Européens, dont la grande majorité ne comprendrait pas les conceptions purement indigènes. L’artiste ne travaillant pas alors d’après sa seule inspiration, son talent se trouve de beaucoup diminué, et ses œuvres n’ont guère plus de mérite que les chinoiseries de contrebande fabriquées en Europe ; aussi, toute question de fini dans le travail mise à part, les ouvrages anciens sont d’un goût bien plus pur et ont beaucoup augmenté de valeur. Les vrais amateurs les apprécient alors qu’ils dédaignent ces produits bâtards expédiés maintenant de Chine sous le faux nom d’objets d’art.

On connaît assez peu, en général, les procédés de fabrication du cloisonné chinois. On n’en fait guère qu’à Pékin, capitale de l’empire, résidence du souverain, de tout le personnel du gouvernement et des représentants des puissances européennes, mais dont le séjour est interdit aux commerçants étrangers. Ni Shang-haï ni Canton, villes industrielles de premier ordre cependant, n’ont encore essayé de faire en cela concurrence à Pékin. Plusieurs raisons s’y opposent : d’abord, le secret de la fabrication de cet émail est assez bien conservé par les familles qui le possèdent ; puis, il faudrait un apprentissage pour les ouvriers. À la vérité, les hommes des provinces du Sud, plus intelligents que ceux du Nord, auraient bien vite appris, et sans doute perfectionné les procédés de Pékin ; mais le déplacement d’une industrie demande des années, dans ce pays, où tout se fait avec lenteur. Dans la capitale, l’industrie du cloisonné est liée à d’autres. La matière première vient de la province de Shan-ton, limitrophe de celle du Petche-li ; la préparation de l’émail est entre les mains d’un petit nombre de familles, dont les relations avec Pékin sont anciennes, et dont quelques-unes sont même associées aux fabricants.

Une douzaine de maisons au plus possèdent donc à Pékin le monopole de ce commerce, dont les Européens sont les seuls clients ; car les Chinois n’achètent pour eux-mêmes que fort peu de cloisonnés. Les riches amateurs du Céleste-Empire lui préfèrent les jades, le cristal de roche, les ivoires curieusement travaillés, les porcelaines, et, par-dessus tout, un tableau ou une pièce de poésie signée du nom d’un lettré célèbre, ou simplement quelques caractères tracés par le pinceau d’un grand mandarin ; il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la manie des autographes, née en Chine, eût été importée chez nous dans une caisse de thé.

Les Chinois payent généralement fort cher tout objet dont l’antiquité est à peu près authentique. Les traditions de leurs ancêtres, aussi bien que les vieilles porcelaines, les bronzes anciens, en un mot, tout ce qui rappelle les dynasties antérieures, a droit à leur respect. Ils n’oublient pas qu’ils sont gouvernés par des étrangers, les Mandchoux, et conservent religieusement le souvenir de leurs souverains nationaux ; tout ce qui appartient à ces temps reculés de leur histoire leur devient précieux. Le costume est la trace la plus apparente qu’ait laissée la conquête. Bien qu’ils aient adopté sans esprit de changement celui des Mandchoux, les Chinois cherchent une revanche dans leurs tableaux : jamais ils ne se font peindre qu’avec le vieux costume national de la dynastie des Mings, et dans tous les dessins d’ornementation on retrouve invariablement le vêtement et le chapeau à ailettes d’il y a deux cents ans.

Les anciennes modes et la vieille coiffure chinoise se retrouvent, paraît-il, en Corée. Mais il est difficile d’aller s’en enquérir sur place, l’accès de ce pays étant interdit aux étrangers ; on peut néanmoins les observer sur les ambassadeurs coréens, qui viennent tous les deux ans à Pékin, et habitent la partie de la ville où se trouvent les légations des puissances européennes. Comme collectionneur, le Chinois est donc plus encore antiquaire qu’artiste ; de là son indifférence actuelle pour les brillants émaux qui nous donnent une idée si fausse de la décoration des palais de la Chine.

Les heureuses tentatives de M. Christofle ont démontré quelle pourrait être, en ce genre comme en d’autres, notre supériorité ; mais, devant l’énormité du prix de revient, en France, nos fabricants ont, en général, abandonné la partie ; aussi, à part quelques pièces de luxe, que leur valeur considérable rend inaccessibles au grand nombre, ils ont dû se borner au champlevé, dont la fabrication, plus économique, exige moins de main-d’œuvre et permet l’emploi de l’eau-forte et des autres procédés mis aujourd’hui par la science au service de l’art ; pour le champlevé, l’émail, comme on le sait, est coulé dans des cavités pratiquées dans le métal où sont ménagées les séparations ; on employait autrefois le burin, mais il a été remplacé par les acides, comme pour la gravure.

Dans la fabrication du cloisonné proprement dit, celui où les émaux de différentes couleurs sont séparés par des cloisons rapportées, les Chinois, malgré leurs procédés très-rudimentaires, luttent avec avantage, grâce à l’étonnante modicité du prix de la main-d’œuvre. Les ouvriers gagnent en moyenne huit francs par mois (ceux qui sont occupés aux fourneaux, dix francs) ; ils ont en plus la nourriture, c’est-à-dire le riz, qui représente une somme à peu près égale.

Leur travail, de huit à dix heures par jour, revient donc au maître à seize ou dis-huit francs par mois ; or c’est environ le salaire que MM. Christofle et Barbedienne donnent par jour à quelques-uns de leurs ouvriers.

L’art de faire des émaux cloisonnés remonte à la plus haute antiquité. Les magnifiques spécimens sur or représentant des scarabées, réunis au musée égyptien du Louvre, en font foi.

Il est aujourd’hui démontré que cet art fut importé d’Occident en Chine par les Arabes, au treizième ou quatorzième siècle.

Les émaux cloisonnés étaient désignés autrefois en Chine sous le nom de ta-che-tze, porcelaine des Tozi ou Arabes, ou bien encore sous le nom de fa-lan-tze, porcelaine des Francs.

La carcasse du vase se fabrique à part ; elle est en cuivre rouge assez pur, et martelée, comme cela se pratique chez nous dans la petite chaudronnerie. L’épaisseur du cuivre est d’un millimètre environ. Prenons-le à son arrivée à la fabrique de cloisonné, et voyons comment on le recouvre d’émail.

La première opération consiste à former les cloisons qui doivent contenir les émaux de différentes couleurs : pour cela, on fixe par la tranche, sur les parois, de petits rubans de cuivre d’un millimètre de large sur un quart d’épaisseur : on se sert à cet effet d’une composition dont le borax forme la base. L’artiste en découpe des morceaux de longueur convenable, les recourbe suivant les contours du dessin qu’il veut reproduire, trempe la tranche dans la composition, et les applique, en les tenant avec une petite pince, sur le vase à décorer. Lorsque le dessin lui est familier, il n’a pas besoin de modèle ; mais pour les belles pièces, le dessin, plus compliqué, est toujours tracé d’avance sur le papier. Quelques-uns de ces dessins sont payés à l’artiste jusqu’à deux cents francs.

Les cloisons une fois placées, on procède à l’argenture. Cette opération est-elle nécessaire pour donner plus d’adhérence ou plus d’éclat à l’émail ? je ne saurais le dire ; mais j’ai entendu attribuer à l’omission de ce détail dans l’exécution les couleurs ternes du cloisonné japonais ; c’est ce qui le rend, malgré la finesse plus grande du travail, si inférieur au chinois.

Pour l’argenture, chaque pièce est chauffée d’abord jusqu’au rouge, afin de souder les cloisons au corps du vase ; puis elle est refroidie et plongée dans un bain d’argent, d’où elle ressort entièrement blanche. Si quelque cloison s’est trouvée dérangée pendant l’opération, on la remet en place, on la ressoude et on la réargente à part.

Ensuite vient le tour des émailleurs ; les ouvriers, rangés autour d’une table, ont entre les mains les différentes pièces où les cloisons tracent déjà une esquisse en relief du dessin ; devant eux de petites soucoupes avec autant de couleurs différentes contiennent, dans très-peu de liquide, le sable fin, légèrement agglutiné, qui forme la pâte. On le met en place avec une cuiller en cuivre, grande à peu près comme nos cuillers à sel. La couche d’émail, à peine posée, se consolide, et il ne reste plus qu’à la faire cuire.

Les fours dans lesquels s’opère la cuisson sont loin d’être des monuments comme à Sèvres, ou même de petites constructions comme chez nos moindres potiers : dans la cour, autour de laquelle se trouvent les ateliers, on voit simplement, çà et là, de grands gobelets en grillages de fer, variant de un à six pieds de hauteur ; on y place l’objet à chauffer, entouré de tous côtés de charbon de terre : sept ou huit gaillards rangés autour du brasier avivent le feu avec le plus grand sérieux du monde, à l’aide d’immenses éventails de plumes d’oie : curieux pays, où l’absence de grèves permet encore l’usage de l’éventail comme soufflet de forge ! C’est dans ces fours en plein vent que l’on place le vase une première fois, pour la soudure des cloisons ; une seule cuite suffit alors, mais pour l’émail il en faut trois. Après chacune d’elles, la pièce revient à l’émailleur, qui renforce les couches et comble les vides produits par les boursouflures ; on n’arrive guère cependant à les faire disparaître complètement. Souvent il se produit des piqûres qui déparent les cloisonnés ; elles sont dues à un dégagement de gaz causé pendant la cuisson par l’impureté de l’émail ou par un feu mal conduit. Ce travail est on ne peut plus délicat ; et c’est à cause de la difficulté et de la fatigue de leur métier que les ouvriers qui s’y consacrent sont payés plus cher que les autres, savoir deux francs de plus par mois.

Les pièces doivent refroidir lentement. Mais l’émail est encore rugueux ; il n’affleure pas exactement au bord des cloisons ou le dépasse ; il faut lui donner cet uni dont l’effet sera d’augmenter encore l’éclat des couleurs. Autrefois, on polissait à la main ; aujourd’hui, on emploie le tour dans tous les cas où son usage est possible. Le polissage se fait avec une pierre ponce ou un grès humide. Le tour permet d’obtenir une régularité mathématique et une correction industrielle peu agréables dans un objet d’art : le travail à la main, quoique moins parfait, a un caractère plus artistique.

La dernière opération consiste dans le dorage des cloisons, qui conservent toute la crudité du cuivre rouge, encore avivée par le frottement. Cette dorure se fait simplement au feu et au mercure, à l’aide d’un mélange qui ne prend pas sur l’émail.

Il faudrait, pour donner au lecteur une idée complète de cette fabrication, pouvoir le transporter au milieu de ces établissements pittoresques et simples en même temps, composés de quelques hangars autour d’une cour de dix à quinze mètres de côté. Le premier étage y sert de magasin. Les façades sur la cour sont fermées, comme dans toutes les maisons chinoises, par des treillages de bois recouverts d’un papier qui tamise un jour très-doux.

En sortant de la fabrique, le cloisonné est aussitôt emballé pour Shang-haï, ou bien il passe dans les boutiques des marchands de curiosités, stations obligées de tout visiteur à Pékin. Les mieux fournies sont dans une rue de la ville chinoise nommée Ta-sha-la ; mais il y en a aussi de fort belles disséminées dans la ville tartare. Les cloisonnés y sont placés sur des rayons au milieu d’objets d’art de toutes sortes, entassés un peu pêle-mêle, mais disposés de façon à se faire valoir mutuellement.

Quand on va les visiter, on est reçu en entrant par quelques commis en belle robe bleue qui font les honneurs et présentent l’objet qu’on leur désigne. Si on leur en demande le prix, ils taxent à dix fois sa valeur la moindre bagatelle. Mais le propriétaire ou son représentant ne tarde pas à paraître ; on apporte du thé dans de jolies tasses, on vous fait asseoir, on vous offre même une pipe, qu’il est sage de refuser, car le tabac des Chinois est loin de valoir leur excellent thé. C’est alors que se débattent les prix ; si l’acheteur est expérimenté, il se garde de conclure l’affaire séance tenante et se retire ; revenir trop tôt, serait montrer un empressement dont le marchand ne manquerait pas de tirer parti. Tout est généralement très-cher. Les Européens sont surtout frappés du prix qu’atteignent les jades : la plus petite tasse en jade blanc ou en feizoui (jade vert) coûte des centaines de francs : les marchands trouvent à les vendre à ce prix, à quelque particulier chinois qui doit offrir un cadeau à un mandarin. Nous ne faisons guère de concurrence aux Chinois pour les jades ; ils n’ont pour nous aucune valeur artistique ; les indigènes, au contraire, apprécient la rareté de la matière, lorsqu’elle est belle, et surtout le temps qu’on a mis à la travailler, car le jade est une pierre très-dure.

Il ne serait pas hors de propos de donner ici un aperçu des destinées probables du cloisonné en France. Les belles pièces des époques anciennes, où ce luxe était réservé aux palais impériaux, ou encore à ceux des très-grands mandarins, auxquels l’empereur faisait des cadeaux, ces pièces, dis-je, sont de véritables œuvres d’art ; elles auront toujours aux yeux des connaisseurs une valeur très-différente des produits de l’industrie actuelle, et leur place est marquée dans les riches collections. Mais il n’en est pas de même de cette grande quantité de cloisonnés arrivant pour ainsi dire tout chauds des mains du fabricant ; déjà, l’engouement qu’ils ont inspiré au début disparaît ; les connaisseurs les abandonnent, et leurs prix commencent à baisser. Ce sont, en effet, de simples objets d’ornement ; seules les grandes fortunes peuvent les acquérir comme curiosités, et le dédain des vrais amateurs les fera sous peu passer de mode ; il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’ils fussent bientôt meilleur marché à Paris qu’en Chine, jusqu’au jour où la fabrication du cloisonné viendrait à se transformer. Cette transformation consisterait à en vulgariser l’emploi et à l’appliquer non-seulement à la décoration proprement dite, mais à mille détails d’ameublement ou d’aménagement intérieur, dans lesquels il pourrait remplacer le bronze uni ou sculpté.

Pour modifier en ce sens le cloisonné, il faudrait se rendre sur les lieux, se mettre en relation avec les fabricants, leur fournir des modèles et les amener à travailler pour des commandes venues d’Europe.

Tel est, à coup sûr, le parti qu’un jour ou l’autre quelque industriel intelligent ne manquera pas de tirer du cloisonné ; il est à craindre seulement que les Anglais ne nous devancent dans cette voie, comme ils le font presque toujours dans tout ce qui se rapporte au commerce et à l’industrie. La chose serait d’autant plus regrettable que cette branche de l’art industriel exige un goût délicat, dont ils ne sont pas doués en général.