Chine et Extrême-Orient/Les grottes de Quouida

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 230-249).

XIV.

LES GROTTES DE QUOUIDA.

Notre bonne étoile nous rit nous embarquer pour Penang sur un affreux bateau chinois, dont la principale cargaison consistait en coolis à destination des colonies anglaises ; car les fils d’Albion, malgré l’indignation dont ils poursuivent les Espagnols qui envoient des coolis dans leur île de Cuba, admettent parfaitement pour leur propre compte ces sortes de « contrats », où figurent parfois les plus iniques stipulations.

Ce bateau à vapeur, où se trouvaient pourtant quelques cabines pour les Européens, était bien le navire le moins confortable qu’on pût rêver, et le moins approprié à notre innocent goût de la propreté. La saleté chinoise y régnait en maîtresse, et quelle cuisine ! moitié chinoise, moitié malaise. Seuls, les couteaux et les fourchettes avaient vaguement la forme européenne, encore n’était-ce qu’une simple apparence, car je ne crois pas qu’on en puisse trouver d’aussi désargentées sur tout le continent ; avec cela, leurs dents gardaient les traces du menu de la veille et même de celui de l’avant-veille.

La bonne chance que nous avions eue ne consistait donc pas précisément dans le charme que présentait le séjour à bord de ce bateau, mais bien dans l’heureuse rencontre que nous y fîmes. Nous nous trouvions avoir pour compagnons de route le radjah ou sultan de Quouida et son frère, le prince ou tunkou Youseph. Tous deux revenaient de Bangkock, où ils étaient allés assister au couronnement du jeune roi de Siam. Le tunkou savait quelques mots d’anglais : la connaissance fut vite faite, il s’éprit même de nous et nous engagea à l’aller voir à Quouida. L’invitation nous semblait légèrement gasconne ; car il n’était là que chez son frère, qui, plus soucieux de sa dignité ou moins communicatif, se montrait peu et demeurait presque continuellement enfermé dans sa cabine. Toutefois, il nous confirma, avant de nous séparer, l’invitation de son frère : tous les arrangements furent pris alors, et il fut convenu qu’après avoir séjourné deux jours à Penang, nous nous mettrions en route pour la capitale du radjah.

Ce prince est le plus puissant de la péninsule de Malaca : il reçoit pour l’île du Prince de Galles et le petit territoire de Wellesley, situé en face sur ses États et occupé par les Anglais, la somme de cinquante-cinq mille francs qui lui est payée chaque année par le gouvernement de la Reine. Il compte ainsi, dans une certaine mesure, la Grande-Bretagne parmi ses tributaires. C’est un musulman des plus orthodoxes, et il ne se commet jamais, à vrai dire, avec les chrétiens : ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, d’opérer des réformes et des améliorations dans ses États. Mais les Anglais trouvent qu’il ne marche pas assez vite et cherchent à faire passer toute l’influence sur la tête du radjah de Johore, voisin de Singapoor, qui est tout à fait devenu leur homme lige. Ce dernier parle fort bien l’anglais ; il a vécu à Londres, où il était un des lions de la fashion, et la Reine l’a nommé maha-radjah, titre qui le place au-dessus des autres radjahs. Mais les populations conservent toujours un plus grand respect envers celui de Quouida.

Nous avions donc deux jours pour visiter Penang. Les splendides paysages qui l’environnent, la chute d’eau, les jolis bains de l’hôtel d’Alexandra, sont connus des touristes anglais, car les paquebots de la Compagnie péninsulaire s’arrêtent à Penang ; mais tout cela est à peu près ignoré des voyageurs français. Les messageries maritimes que nous prenons de préférence et qui, grâce à la supériorité de leur service, accaparent même un grand nombre de passagers anglais, ne s’arrêtent point à Penang.

Toute l’île est sillonnée de belles routes ; à la vue de ces jolies maisons, de ces jardins si coquets, on admire une fois de plus le génie colonisateur des Anglais, leur art à transformer une contrée et à lui donner en peu de temps, par l’introduction des mœurs de la mère patrie, une physionomie tout anglaise. L’air national est rendu plus frappant encore par la rencontre de ces nombreux colons, avec leurs femmes et leurs enfants qui se réunissent, se fréquentent et savent s’amuser entre eux comme en Angleterre. Il ne paraît guère croyable en France qu’un bal du gouvernement de Penang ou du club de cette ville de l’archipel malais, dont le nom est presque inconnu de nos compatriotes, puisse réunir jusqu’à soixante femmes très-élégantes. À Saïgon, à peine en pourrait-on rassembler tout au plus douze ou quinze.

L’art avec lequel les Anglais arrivent à faire revivre leur home au loin est un trait du génie national. Anglais et Français, nous aimons d’un égal amour la patrie, mais ce sentiment n’agit pas sur eux et sur nous de la même manière : il pousse les premiers à reproduire partout où ils se trouvent l’image de leur pays, pour vivre comme s’ils ne l’avaient pas quitté ; il fait que nous ne nous résignons à nous éloigner du nôtre qu’à la dernière extrémité, et jamais sans esprit de retour ; c’est surtout chez les femmes que cette répugnance est la plus vive.

En rentrant de notre promenade dans l’île, nous trouvâmes à l’hôtel un billet ainsi conçu : « Le départ est pour demain matin, les éléphants sont prêts. » On devine l’effet magique que ces quatre derniers mots produisirent sur nous. J’avais, en Mongolie, enfourché des chameaux, j’avais traversé en palanquin la Grande Muraille, et je m’étais ployé en quatre pour entrer dans un congo ou une norimon japonaise, mais il me manquait encore d’être initié à l’éléphant.

Une chaloupe à vapeur devait nous prendre à Penang et nous transporter en sept heures à Quouida. Pendant la première partie de la traversée du détroit qui sépare l’île de la terre ferme, où se trouvent les États de notre hôte, rien de particulier, si ce n’est la nécessité où nous sommes de déjeuner avec nos doigts. Notre guide était Anglais de naissance ; mais, depuis son mariage avec une Malaise, qui l’accompagnait, et son inféodation au radjah, il avait, je crois bien, adopté aussi les mœurs du pays : il jugeait les couverts un luxe inutile. Je sais assez bien manger à la chinoise avec des bâtonnets, mais j’avoue que cela m’a toujours paru la plus grande simplification que l’on puisse apporter au couvert ; je trouvai donc d’un fâcheux augure pour le reste du voyage d’être obligé, dès le début, de dépecer un canard et de manger du kurry avec les dix doigts. J’enviai la grande habileté que déployait dans cette circonstance le couple hétéroclite qui nous faisait les honneurs du repas.

Pendant la dernière heure de la traversée on remonte la rivière, peuplée de caïmans. Des singes de toute espèce et des oiseaux au riche plumage venaient jusque sur les arbres du bord. J’avais mon fusil, et je m’exerçai surtout contre les caïmans. Rien n’est plus amusant que les pirouettes de ces animaux, lorsqu’ils reçoivent une balle : ils font un saut de carpe en montrant leur ventre jaune ; puis, ouvrant leur gueule armée de dents aiguës, ils retombent dans l’eau, où ils disparaissent. Des troupes de singes se donnaient rendez-vous sur les hauts arbres, dominant la jungle et hors de portée.

Nous trouvâmes, en arrivant à Quouida, une foule immense rassemblée sur le rivage. La présence des voitures du radjah qui nous attendaient avait signalé l’arrivée de personnages d’importance. Le vizir lui-même était là pour nous recevoir.

Il nous fit monter dans une charmante Victoria attelée de beaux chevaux de Calcutta et conduite par le plus brillant cocher qui soit jamais monté sur un siège : c’était un Hindou des plus foncés, avec une belle barbe noire ; son costume consistait en une robe de satin violet, chamarrée de broderies, avec une écharpe de mille couleurs, un large pantalon rose et un turban de brocart d’or, de la grosseur d’une barrique. Deux saïs, moins richement vêtus, tenaient les chevaux par la bride, les suivant au galop ou montant derrière la voiture, quand leur allure était trop rapide.

Cet équipage nous conduisit à une jolie villa, que le radjah a fait construire, il y a quelques années, pour ses hôtes de distinction. Elle a été meublée en l’honneur du roi de Siam, lorsqu’il vint visiter son voisin. Là, les modes orientales disparaissent à peu près et ne sont plus représentées que par le costume éclatant et l’immense turban des serviteurs.

Tous les Malais sont bons musulmans, et plusieurs d’entre eux ont fait le pèlerinage de la Mecque, ce qui les entoure d’une auréole de sainteté. Pour se faire mieux reconnaître, les pieux pèlerins ont coutume de porter un immense turban : ce symbole matériel leur attire toute la vénération due à un mortel assez privilégié pour avoir foulé la terre sainte et visité le tombeau du Prophète. Les radjahs coiffent leurs serviteurs de turbans semblables, pour s’assurer du respect des populations ; aussi les indigènes ne manquaient-ils pas de s’accroupir sur le passage de nos voitures : c’est la façon malaise de s’agenouiller.

Au bout de quelques instants, le vizir nous rejoignit, et l’on nous annonça que le dîner nous attendait. Un jeune Anglais demi-sang nous avait été adjoint en qualité d’interprète. Nous goûtâmes du kurry malais, réputé le meilleur du monde entier. Au riz, qui sert de base aux ingrédients dont le mets se compose, on ajoute ce qu’il y a de plus fort en piments et épices de toutes sortes, et, en outre, de petits morceaux de poisson, de poulet, de mouton, de crevettes accommodées à une sauce spéciale, aussi très-épicée ; d’autres plats contiennent des tranches de concombres, de pommes de terre, et même d’ananas, à une sauce semblable. Enfin, on passe aux convives un plateau couvert de soucoupes ; elles contiennent chacune une épice différente, dont on prend suivant son goût, gros comme une tête d’épingle ; Les amateurs piquent dans toutes les soucoupes. Le kurry constitue donc à peu près à lui seul, en Malaisie, tout un dîner, auquel on peut reprocher une certaine monotonie, car toutes ces épices, quelque variées qu’elles soient, ne produisent à la fin d’autre résultat que celui d’emporter la bouche. Le reste du dîner se composait seulement de onze canards rôtis. Détail à noter : le mot dont on se sert pour se porter mutuellement les santés est « salamat » ; il doit avoir la même origine que le salamaleck des Arabes.

Le radjah nous avait organisés pour le lendemain une intéressante excursion. Son vizir vint nous prendre de bonne heure avec les voitures, aux brillants cochers, qui nous avaient servi la veille. Elles nous conduisirent d’abord, par une belle route de quelques milles à une autre villa, meublée plus luxueusement encore, et aussi en l’honneur du roi de Siam.

Cette habitation est située sur une éminence, d’où l’on aperçoit les immenses plaines couvertes de riz affermées aux Chinois par le radjah. Mais bientôt le vizir nous arrache à ce spectacle pour nous conduire au bateau qui nous attend ; c’est une espèce de pirogue où nous nous asseyons, sur un faux tapis turc, dans une posture qui, elle, est trop réellement turque.

Dix rameurs armés de pagaies, espèces de rames courtes paraissant fort incommodes, nous font glisser lentement sur une étroite rivière, au-dessus de laquelle les arbres forment, en se rejoignant, un dôme de verdure.

Ce petit canal au milieu de la jungle est ravissant. Ici, ce sont des banians dont les innombrables racines, tombant des branches, forment une sorte de colonnade le long de l’eau, où notre léger esquif a peine à trouver un passage ; là, des palmiers, plus loin des mimosas, une infinie variété d’arbres, de plantes au feuillage sombre ou vert tendre, qui se mêlent et s’entre-croisent dans l’harmonieux désordre de la nature. À chaque instant, se montre quelque pirogue classique, taillée dans le tronc d’un arbre séculaire, avec ses deux extrémités relevées comme celles d’une gondole. Elle contient un ou deux Malais qui cherchent à attraper leur dîner à la ligne.

On ne rencontrait plus de caïmans, mais seulement des iguanes, animaux plus petits et à la carapace moins épaisse. J’en tuai quelques-uns, ainsi qu’un singe. Il y avait beaucoup de ces derniers ; mais les pauvres animaux avaient l’air si heureux dans leurs branches ; ils venaient avec tant de confiance boire à nos côtés, suspendus à un arbre par la queue et par une des mains de derrière, tandis qu’ils puisaient de l’eau avec celles de devant, que je n’eus pas le cœur d’en abattre d’autres.

Enfin, après une heure et demie de cette pittoresque traversée, nous arrivâmes à l’endroit où nous attendaient les éléphants. Ces majestueux animaux, leur cornac sur le cou, croquaient tranquillement quelques feuilles de bananiers ramassées avec leur trompe. Il faut leur tirer un peu l’oreille, non pas au figuré, car ils sont très-dociles, mais bien réellement au propre, pour les faire agenouiller ; nous nous installâmes deux sur une monture, un de chaque côté de la plate-forme qui tient lieu de selle. Les cinq hommes de notre suite montèrent avec les provisions sur le dernier, qui pourtant était le moins gros des trois ; mais partout le monde est le même : malheur aux petits, même chez les éléphants. Je n’insisterai point sur ce genre de promenade, qui est trop connu.

Un soleil ardent, pompant l’eau des rizières, remplissait l’air de l’humidité parfumée des serres chaudes. Autour de nous, nous ne voyions guère que deux tons : le bleu intense du ciel ou le vert un peu uniforme du riz naissant et de cette luxuriante végétation des tropiques qu’aucun automne ne vient jamais nuancer.

Les échassiers que nous dérangions s’enlevaient lourdement pour aller se poser un peu plus loin. La nature était calme, tout semblait étouffé par la chaleur. Les éléphants enfonçaient sans bruit leurs pas pesants dans le sol mou et spongieux de la sente que nous suivions. Ils ne risquent leurs grosses pattes qu’à bon escient, et dans les mauvais endroits, qui sont nombreux, ils s’assurent prudemment avec leur trompe de la solidité du terrain sur lequel ils doivent marcher ; aussi ne tombent-ils jamais, fort heureusement pour ceux qu’ils portent.

Leurs larges oreilles, toujours en mouvement, leur servent d’éventails. Ils ne perdent pas leur temps en route : tout en s’avançant gravement, ils cueillent avec leur trompe des touffes de riz, adroitement coupées au ras du sol d’un coup de leur énorme pied, et s’en régalent sans s’arrêter.

Le but de notre excursion était de visiter des grottes situées dans une éminence qu’on appelle la Montagne de l’Éléphant, à cause de sa forme, semblable à l’un de ces animaux agenouillé. Cette élévation, qui se dresse isolée dans la plaine, parait être la pointe d’une immense fusée, c’est-à-dire, en termes de géologie, l’extrémité d’un jet volcanique. Elle ne se compose pourtant pas de roches éruptives, et doit avoir été creusée à l’intérieur par les eaux qui, à une époque ancienne, sont arrivées à son niveau. Elle est maintenant percée à jour comme une gigantesque éponge. Les parois extérieures sont presque verticales ; mais le temps a amassé des dépôts de terre végétale dans les anfractuosités, où l’action puissante du climat des tropiques a fait pousser une végétation vigoureuse qui s’élance pittoresquement de ces rochers à pic.

L’entrée par laquelle nous pénétrâmes dans les grottes est située à mi-côte ; nous l’atteignîmes par une sorte d’escalier naturel qui tourne et serpente sons les lianes. Il conduit à un cirque immense entouré d’une muraille de cent pieds de haut, découpée de la manière la plus fantastique.

Les plantes au riche feuillage, qui étalent dans chaque déchirure leur verdure éblouissante, contrastent avec l’éclatante blancheur de la roche. De cette espèce de vestibule, une arcade naturelle donne accès dans les grottes. Cette ouverture laisse apercevoir dans la pénombre, au fond de la première salle, d’énormes stalactites que les siècles ont lentement sculptées. Elles forment tantôt de gigantesques piliers, tantôt une immense dentelle qui sert à les relier entre eux, se repliant, se drapant, et courant d’une pointe de rocher à l’autre.

Notre suite se composait d’une cinquantaine de Malais qui nous éclairaient les uns avec des torches de palmiers, de dix pieds de long, les autres avec de plus petites en résine. Ces hommes au corps de bronze, aux volumineux turbans dorés, à peine couverts de quelques lambeaux d’étoffes jaunes, bleues, violettes ou d’autres couleurs vives, apparaissant tantôt groupés, tantôt dispersés dans l’ombre où brillaient leurs flambeaux, ajoutaient encore à la magie du spectacle. Par l’effet du scintillement de la lumière qui se jouait dans les cristallisations, les guirlandes, les aiguilles, les franges diamantées jetaient ici des lueurs d’un rouge de feu, là des reflets de topaze ou d’émeraude, selon la direction et l’intensité de la flamme qui les éclairait.

Dans certains endroits, la voûte s’élevait à une telle hauteur, et les dimensions de la salle étaient si vastes qu’un navire à toutes voiles aurait pu y évoluer. La lueur des torches n’arrivait pas alors à percer complètement l’obscurité au-dessus de nos têtes, et des parties de rocher blanc apparaissaient çà et là comme des flocons de nuages éclairés par la lune.

À certaines places l’eau a creusé par ses infiltrations des réservoirs autour desquels la matière calcaire, en se déposant sur les bords, forme une sorte de bourrelet ; celui-ci, s’étendant peu à peu, donne à ces bassins l’aspect d’une vaste coquille ou d’un immense bénitier bien proportionné aux voûtes de la cathédrale. L’eau qui s’en échappe, se cristallisant encore, forme au-dessous des pendentifs qui ressemblent à de grands poulpes pétrifiés.

Il est impossible de décrire ces merveilles, dont certains dessins de Gustave Doré, parmi les plus extravagants, peuvent seuls donner quelque idée. Encore son crayon hardi paraît-il bien timide et de beaucoup distancé par la nature, quand on voit les grottes de Quouida.

Nous passâmes deux heures dans ce monde souterrain, et nous sommes loin d’avoir tout visité. Au pied de la montagne, sous un petit toit de feuilles de cocotier, le tiffyn, lunch de l’Orient, nous attendait, et nous trouvâmes avec plaisir le Champagne de notre hôte. Du Champagne ! voilà qui manque peut-être un peu de couleur locale. Mais en courant beaucoup le monde, on découvre que cette boisson est encore mieux en harmonie que toute autre avec les différents sites, et qu’elle est surtout bien appropriée aux cuisines chinoise, malaise, japonaise ou birmane.

Nos bons éléphants n’avaient pas bougé, et de nouveau nous les escaladâmes pour retourner. Chemin faisant, nous nous amusâmes beaucoup, en voyant la manière originale dont on s’y prenait pour rassurer un éléphant effrayé. J’avais tiré et abattu un héron de dessus celui qui me portait : c’était un vieux routier, il ne broncha pas. Mais un autre, plus jeune, manifesta à cette détonation la plus grande terreur. Il élevait sa trompe, criait et cherchait à s’enfuir, malgré tous les efforts de son cornac ; enfin, ce dernier réussit à le rapprocher du mien. Quand ils furent à portée l’un de l’autre, le plus raisonnable, à un signe de son conducteur, enlaça sa trompe autour de celle de son camarade et se mit à pousser des cris qui me paraissaient aussi lamentables que les siens. C’était tout simplement un mutuel échange de confidences. Lorsque les cornacs jugèrent qu’ils s’en étaient dit assez, ils les séparèrent ; tout signe d’inquiétude avait disparu, et les deux éléphants reprirent leur route aussi paisiblement l’un que l’autre.

Quelques jours après, j’eus encore l’occasion d’admirer la sagacité et l’intelligence de ces animaux. A Maulmein, on les emploie dans les grandes scieries de bois de teck, qui forment le principal commerce de ce port. Ils chargent sur leurs défenses, avec leur trompe, des pièces de bois que quarante coolis parviendraient à peine à remuer, puis ils vont les empiler les unes sur les autres, avec tout le soin qu’y pourrait mettre un ouvrier consommé, les poussant avec leur front ou les tournant avec leur trompe jusqu’à ce qu’elles soient placées bien régulièrement. Ce qu’il y a de plus intéressant à voir, ce sont les vieux éléphants qui dressent les jeunes, les initient aux mystères de l’échafaudage du bois et leur apprennent à enlever adroitement les morceaux inutiles.

Le lendemain de notre excursion aux grottes, le radjah, en bon propriétaire, nous envoya visiter sa plantation de café. Il en est fier, ajuste titre, et pourra en tirer, lorsqu’elle aura pris l’extension qu’il compte lui donner, un revenu très-considérable. Elle est située dans des terrains en pente, relativement plus secs. Nous y allâmes encore à dos d’éléphant, à travers les rizières qui couvrent la plaine.

À notre retour, la politesse exigeait une visite à notre hôte. Le seul sentiment des convenances nous inspirait, sans aucun mélange de curiosité ; car nous savions que nul n’a le droit de pénétrer dans le palais, et, quelque envie que nous en eussions, nous ne pouvions espérer d’en voir l’intérieur. Le radjah nous reçut dans une grande salle assez nue, et le soir même il nous fit reconduire à Pénang, où nous étions très-désireux de nous trouver pour le jour de Noël ; nous fîmes le trajet dans un joli petit bateau de quatorze rameurs, à quatre belles voiles, qui filait comme le vent.