Chine et Extrême-Orient/Batavia

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 250-258).

XV.

BATAVIA.

La traversée de Singapoor à Batavia ne prend que quelques heures et procure à ceux qui l’exécutent la gloire de franchir l’équateur.

Le bateau des messageries de service sur cette ligne s’offre cette distraction trois fois par semaine, de sorte que tout le personnel du bord est un peu blasé sur ce genre de plaisir et ne le fête par aucune cérémonie extraordinaire. On longe tout le temps, de fort près, les côtes verdoyantes de Sumatra et de quelques petites îles avoisinantes.

L’aspect de Batavia, vu de la mer, n’est pas très-imposant ; la côte est basse, il faut, pour débarquer, se transborder sur des chalands plats qui remontent la rivière jusqu’à la douane. Les sévérités du contrôle causent, dès le début, une impression fâcheuse, surtout lorsqu’on arrive des ports de l’Inde ou de la Chine, où ces inutiles tracasseries sont épargnées au voyageur inoffensif.

Il faut que les Hollandais aient une bien grande peur de la révolte de leurs vingt millions de sujets (nombre, il est vrai, très-respectable), pour mettre tant de rigueur à interdire l’importation des armes. Mon arsenal se composait d’un fusil de chasse ordinaire, de l’instrument que j’avais acheté au Japon : c’était une sorte de mousquet, à mèche en forme de pistolet, dont la crosse, aplatie et longue de quinze centimètres, s’applique à la joue ; je possédais, en outre, deux arcs chinois, avec leurs carquois munis de flèches. Tout cela fut considéré comme pouvant, au besoin, servir à armer les Javanais contre leurs maîtres, et gardé en consigne pour m’être rendu seulement à mon départ.

On va du port à la ville par une longue route d’une demi-heure, longeant le canal, bordée de villas et sur laquelle courent les rails d’un tramway.

Le principal hôtel, celui des Indes, où je descendis, se compose, comme tous ceux de ces pays, d’un ensemble de maisons à un étage, avec vérandas, salle à manger pavée de marbre, jardins immenses et cours plantées de palmiers ou autres arbres tropicaux.

Batavia couvre une très-grande étendue de terrain. Chaque maison, qui n’a que le rez-de-chaussée, s’élève au milieu d’un joli jardin entouré d’une grille. La ville possède deux cercles, superbes constructions, formées de salles grandes et petites séparées entre elles par des portiques : le tout richement pavé de marbres blancs et orné de sculptures.

Les Européens ne sortent de chez eux qu’à la fin de la journée, beaucoup font la sieste jusque vers les quatre heures. Bien que certaines parties de l’île soient assez malsaines, le climat de Java, pour un pays des tropiques, est vraiment privilégié ; la température y est constante presque toute l’année. Des pluies un peu plus fréquentes distinguent seules la saison chaude de la froide. Mais il n’y a jamais, pendant le jour, beaucoup plus de trente-trois degrés, et il est agréable de sortir à partir de cinq heures.

Batavia est, de tout l’extrême Orient, le point où les Européennes entendent le mieux leur costume, au point de vue de la chaleur ; elles le réduisent le plus souvent à une sorte de jupon nommé sarron, dans lequel elles s’enroulent, et à une camisole de fine percale blanche, appelée cabaille, descendant jusqu’aux genoux ; elles chaussent de babouches leurs pieds nus, et laissent leurs magnifiques cheveux blonds flotter librement sur leurs épaules.

C’est dans ce costume que demeurent tout le jour des femmes qui, par leur grâce, leur distinction, leur éducation et leur habitude du monde, ne seraient pas déplacées dans nos salons d’Europe. Mais, le soir, elles reprennent les toilettes de la mère patrie. À ce moment, les habitants de chaque maison se réunissent sur la galerie ouverte qui forme une sorte de portique avancé. Un lustre à dix becs de gaz éclaire ces différents groupes qui, aperçus de la rue à travers le feuillage, produisent l’effet le plus charmant.

Les familles sont fort nombreuses ; les Hollandaises surpassent les Anglaises en fécondité ; il est fréquent de leur voir de huit à dix enfants.

Le costume des indigènes est des plus primitifs ; ils circulent aussi peu vêtus que les Cochinchinois, ayant pour tout habillement le pagne aux couleurs voyantes, qu’ils affectionnent par-dessus tout. Ils se distinguent en cela des Chinois, qui ne portent que des étoffes aux nuances indécises, bleues, grises, ou d’un tissu marron imperméable ; à Java, comme dans le sud de la Chine, ceux qui travaillent se contentent d’un simple pantalon.

La civilisation javanaise semble dériver de l’Inde plutôt que de la Chine ; l’écriture est empruntée aux Arabes.

Le système de colonisation des Hollandais, décrit déjà bien souvent, est parfait dans son genre, mais il diffère entièrement de celui pratiqué par les Anglais, leurs voisins.

Les uns et les autres ont respecté l’organisation indigène, et leur commune politique consiste à maintenir la paix entre tous les principicules, auxquels ils ont conservé leurs pouvoirs. Mais les Anglais font tous leurs efforts pour développer chez les indigènes les besoins de toutes sortes et principalement la consommation des produits manufacturés anglais ; c’est sur les bénéfices de ce commerce que reposent les avantages de la possession pour la mère patrie. Les Hollandais, n’étant pas un peuple industriel, ne pourraient tirer le même parti de leur colonie ; aussi l’exploitent-ils plutôt à la manière d’une ferme. Ils se montrent d’ailleurs excellents fermiers, et gèrent, comme le prescrit notre Code civil, en bons pères de famille.

Le café est le principal objet de leur sollicitude. Tous les pieds du précieux arbuste sont comptés, et la récolte ne peut être vendue qu’au gouvernement, qui fixe lui-même le prix d’achat bien au-dessous de celui auquel il doit livrer ensuite les produits.

De Batavia, un petit chemin de fer conduit, en trois heures, à Buitenzorg, séjour du vice-roi. Cette résidence est située dans un endroit assez élevé pour que le climat y soit relativement sain à des Européens. Elle est entourée d’un magnifique parc, où deux cent cinquante jardiniers cultivent des spécimens de toutes les plantes tropicales connues.

L’île est traversée par une route construite au temps où la Hollande était française et où Java était administrée par le général Dentzel, à qui Napoléon avait confié cette charge.

Le gouverneur hollandais qui s’y trouvait à l’époque de mon voyage, était M. Loudon. Il voulut bien mettre la poste à ma disposition pour me rendre, avec un compagnon de route, à Sindanglaya, au pied du Pangerangon, montagne sur laquelle on retrouve la flore des Alpes et une fraîcheur bienfaisante.

Le voyage se fit dans une bonne berline, traînée par quatre chevaux nerveux qui, dans les descentes, nous entraînaient à toute vitesse. Aux montées on leur adjoignait des buffles, appelés carbos dans le pays. Des relais de ces animaux attendent les voitures aux passages difficiles ; on en attelle parfois jusqu’à huit, deux à deux, les uns derrière les autres.

Nous passâmes une nuit à Sindanglaya ; pour nous distraire, on nous servit le soir une demi-douzaine de bayadères (topeng). Ces ballerines se drapaient gracieusement, dans leurs écharpes de soie, de pourpre et d’or. Elles avaient les bras et les chevilles chargés de bracelets à clochettes d’argent. Un étroit sarron à raies multicolores leur serrait les hanches, en laissant nu le bas de la jambe.

La gaze du corsage permettait d’entrevoir au-dessous d’une courte brassière, couvrant seulement la poitrine, leur taille souple et bronzée. Les reflets cuivrés de leur peau lisse se mêlaient aux scintillements des paillettes de leurs ceintures.

Les sons discordants d’un orchestre d’instruments à une ou deux cordes et de tamtams bruyants marquaient la mesure ; elles dansaient en s’accompagnant de chants bizarres, et tournaient lentement sur elles-mêmes en faisant des ronds de bras.

La scène se passait sous une véranda de la résidence, avec la jungle comme toile de fond : la lueur vacillante des torches achevait de donner à ce spectacle un aspect étrange et fantastique.

La soirée se termina en mangeant quelques friandises avec nos belles danseuses, dont l’amabilité et la bonne volonté à tous égards ne connurent plus de bornes.

À mon retour à Buitenzorg, je partageai l’hospitalité princière du gouverneur avec M. Micklouko, un savant russe qui, par dévouement à l’ethnographie, venait de passer chez les Papous six mois, pendant lesquels il s’attendait chaque jour à être mangé par les hôtes dont il étudiait les mœurs. Il était justement fier de cet exploit et des résultats importants qu’il avait obtenus.

Je quittai peu de temps après cette terre hospitalière, et me rembarquai à Batavia pour Singapoor, d’où je rentrai en France par les Indes.