Chine et Extrême-Orient/Appendice

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 259-297).

APPENDICE


Il nous a paru assez intéressant de mettre sous les yeux du lecteur quelques extraits de la traduction des classiques militaires chinois, qui fut faite, au siècle dernier, par le P. Amiot [1].

On y verra comment le métier des armes était compris en Chine à une époque très-ancienne. Outre l’intérêt historique que présentent ces textes, ils donnent une idée assez juste des méthodes d’après lesquelles, aujourd’hui encore, les Chinois font la guerre : on sait que la Chine est le pays classique de l’immobilité. Cette connaissance a donc pour nous, au point de vue pratique, une sérieuse importance. Il est clair que le voisinage de notre colonie de Saïgon et du Tonkin, sans parler des autres causes de conflit, peut, un jour ou l’autre, nous amener à faire de nouveau la guerre à cette nation. Or, on ne connaît jamais trop exactement le fort et le faible de ses adversaires. La science militaire, en ce qui concerne les rapports avec un peuple ennemi, n’a même d’autre précepte à donner que de discerner le point par où il est vulnérable, afin de l’attaquer de ce côté.

On verra, dans ces fragments, avec quelle duplicité les affaires militaires sont conduites en Chine et quel fond nos diplomates peuvent faire sur la parole de mandarins, formés à l’école de Sun-tse, d’Ou-tse et des autres écrivains classiques. Il faut que nos officiers soient bien avertis qu’ils auraient à lutter contre une tactique de mensonge et de perfidie, bien plus que contre des résistances effectives.

Les auteurs des traités chinois traduits par le P. Amiot sont Sun-tse, Ou-tse et Se-ma. Mais laissons le traducteur les présenter lui-même.

« Le premier de ces ouvrages est le plus estimé de tous : il a été composé par Sun-tse, un des plus vaillants et des plus habiles généraux que la Chine ait eus. Les Chinois font si grand cas de cet ouvrage, qu’ils le regardent comme un chef-d’œuvre en ce genre, comme un vrai modèle et comme un précis de tout ce qu’on peut dire sur l’art des guerriers. Leurs docteurs d’armes (car la milice a ici ses docteurs comme les lettres), leurs docteurs d’armes, dis-je, ne sont parvenus au grade qui les distingue, que parce qu’ils ont su l’expliquer ou en commenter simplement quelques articles, dans l’examen qu’on leur a fait subir avant que de les admettre.

« Le second, composé par Ou-tse, va presque de pair, et n’a pas moins une approbation universelle. Celui qui l’a composé est un héros, dont les brillantes actions sont un des principaux ornements de l’histoire de son temps. Le grand empereur Kang-hi fit traduire, en langue tartare mandchou, l’un et l’autre de ces ouvrages, pour les mettre entre les mains des Tartares, et aujourd’hui même, il n’est personne qui se crût en état d’être à la tête des troupes, s’il ne savait par cœur son Sun-tse et son Ou-tse. Ces deux auteurs, disent les Chinois, sont, dans leur genre, ce que Confucius et Mong-tse sont dans le leur. Ceux-ci forment des philosophes, des hommes vertueux, des sages ; ceux-là forment de bons soldats, de grands capitaines, d’excellents généraux.

« Se-ma et les autres qui ont écrit sur l’art militaire ont également leur mérite ; ils sont néanmoins d’un rang inférieur, et on peut parvenir à être bachelier et docteur, même dans la science militaire, sans les savoir ou sans les avoir lus. Cependant, quoique ceux qui veulent s’élever par la voie des armes ne soient pas obligés, à la rigueur, de prendre des leçons dans l’ouvrage de Se-ma et dans les autres auteurs du second rang, il est fort rare qu’ils ne les lisent, qu’ils ne les apprennent, et qu’ils ne les sachent, du moins en substance.

« Le livre de Se-ma jouit d’une estime universelle ; c’est ce qui m’a déterminé à en donner la traduction, que l’on trouvera après les deux auteurs dont j’ai parlé. » (Art militaire des Chinois. Paris, Didot, 1772. Discours préliminaire, pages 4 et 5.)

La traduction d’un ouvrage chinois n’est pas aussi aisée que celle d’un livre écrit dans une de nos langues européennes. Le P. Amiot, dans le passage qui suit, signale les difficultés d’une telle entreprise et la manière dont il les a surmontées : « On a un grand avantage, lorsqu’on possède les deux langues, je veux dire la langue chinoise et celle des Tartares Mandchoux. Lorsqu’on ne comprend pas le chinois, on a recours au tartare, et lorsqu’on est embarrassé de trouver le vrai sens dans le tartare, on ouvre le livre chinois ; ou, si l’on veut mieux faire, on les a continuellement l’un et l’autre sous les yeux. C’est la conduite que j’ai tenue pendant le cours de mon travail, qui a été de bien des années. Je n’ai pas négligé de consulter les personnes habiles, lorsque je l’ai cru nécessaire. Néanmoins, il est arrivé bien des fois, malgré leurs longues explications, que le secours de leurs lumières ne m’a guère éclairé.

« Tous les hommes ont à peu près les mêmes idées, mais chaque nation a sa manière propre de les développer, toujours conformément à son génie, et conséquemment à la nature de la langue qu’elle parle. Ce qui paraît clair, brillant, pompeux et magnifique chez les unes, est embrouillé et plein d’obscurités, fade et insipide chez les autres. Les Chinois ont cela de particulier, que leur langue ne ressemble en rien à aucune de celles qu’on parle dans le reste du monde, si l’on excepte quelques nations limitrophes, qui probablement leur doivent leur origine. Cette langue singulière, que les Japonais appellent la langue de confusion, ne présente que des difficultés à un Européen, sous quelque point de vue qu’il l’envisage. Les caractères qui sont faits pour exprimer les idées chinoises sont comme ces belles peintures dans lesquelles le commun ou les connaisseurs médiocres ne voient qu’en gros l’objet représenté, ou, tout au plus, une partie des beautés qu’elles renferment, tandis qu’un vrai connaisseur y découvre toutes celles que l’artiste a voulu exprimer.

« La langue tartare, beaucoup plus claire, sans comparaison, méthodique même, comme nos langues d’Europe, a néanmoins aussi ses difficultés. » (Ibid., p. 9 et 10.)

Voici quelle est, d’après une note du P. Amiot, l’organisation intérieure des troupes dans le pays : « Les garnisons chinoises, dit-il, diffèrent des nôtres : 1° en ce que les soldats qui les composent ne sont point ambulants, comme chez nous. Ce n’est point tantôt un régiment, ni tantôt un autre qui garde telle ou telle ville, tel ou tel poste ; mais les mêmes soldats demeureront dix ou vingt ans de suite dans un même lieu. 2° Les troupes qui composent la garnison sont dans des lieux séparés du reste des habitants. Elles ont des espèces de casernes, dans l’enceinte desquelles chaque soldat a sa petite maison d’environ dix pieds en carré. Sur le devant de chacune de ces maisons, il y a une petite cour, et par-derrière, un petit jardin : la cour et le jardin sont à peu près de la même grandeur que la maison. Il faut qu’il y ait là de quoi loger un soldat, sa femme et ses enfants ; car ici les soldats, comme le reste du peuple, sont tous ou presque tous mariés. De plus, ces maisons ne communiquent point les unes aux autres, elles sont séparées par des murailles de la hauteur de six à sept pieds, afin que les familles ne puissent pas voir ce qui se passe les unes chez les autres, ou plutôt afin que les femmes ne soient pas vues dans la liberté de leurs ménages ; car ici c’est une espèce de crime à un homme de regarder la femme d’un autre. » (Ibid.Les Dix Préceptes de Yong-Tcheng, p. 23.)

Le P. Amiot ne s’occupe ici que des troupes des bannières, formées de Tartares, dont l’organisation, à l’époque où cet écrivain se trouvait à Pékin, moins éloignée du moment de la conquête, était meilleure que maintenant.

Les trois notes suivantes contiennent d’assez curieux traits de mœurs :

« Après que les Tartares Mandchoux se furent emparés de la Chine, l’empereur, sans toucher aux terres du peuple, se saisit de toutes celles qui étaient incultes, qui appartenaient aux princes et aux grands, qui avaient constamment suivi le parti des restes de la dynastie qui venait d’être éteinte, et celles aussi de tous ceux qui se trouvèrent atteints de quelque crime auprès du vainqueur. Il en fit comme l’apanage de ceux de sa nation, auxquels il les distribua toutes.

« Les huit bannières, sous lesquelles sont tous les Mandchoux, eurent, par les règlements qui furent faits alors, des fonds de terre déterminés, dont, à proprement parler, elles ne sont que les usufruitières, car le droit d’aliénation ne leur appartient pas. Un particulier pouvait bien vendre les fonds de terre dont il était possesseur, mais seulement à un autre particulier de la même bannière que lui. Malgré cela, les Chinois trouvaient les moyens de s’en rendre peu à peu les maîtres, soit en les achetant sous des noms empruntés, soit en trompant de mille manières ces nouveaux venus, qui n’avaient point encore perdu leur ancienne bonne foi, ni leur sincérité naturelle. Les empereurs de cette dynastie ont fait chacun des règlements pour tâcher de remédier à cet abus ; mais il paraît qu’ils n’ont pas eu tout le succès qu’ils avaient droit d’en attendre ; l’Empereur régnant a publié un édit, par lequel il permet aux descendants des propriétaires de terres aliénées hors de la bannière de les reprendre, en rendant seulement le prix du premier achat. » (ibid., p. 27.)

« Lorsque quelqu’un est coupable de quelque crime, il est puni, non-seulement dans sa propre personne, mais encore dans celle de sa femme et de ses enfants. qu’on donne pour esclaves à quelques seigneurs, s’ils sont de bonne famille, ou qu’on vend à qui veut les acheter, s’ils sont gens communs. Cette loi, barbare en elle-même, est comme nécessaire ; elle est une espèce de frein qui arrête bien des crimes qui se commettraient sans cela. Ici les hommes ne s’embarrassent pas trop de mourir ; pourvu qu’ils soient enterrés en lieu honorable, et qu’ils laissent des descendants qui les pleurent dans les temps, prescrits, ils sont contents. La seule idée qu’ils pourraient être privés de ces honneurs, s’ils étaient sûrs que leurs femmes et leurs enfants ne dussent couler que des jours malheureux, dans une honteuse servitude, les fait frémir, et les empêche de se livrer à certaines passions, qu’ils suivraient aveuglément sans cette crainte. Malgré cela, il ne s’en trouve encore que trop qui se défont eux-mêmes pour se venger de leurs ennemis, ou pour telle autre raison semblable ; mais ce sont des monstres dont on a horreur, et que toute la nature abhorre. Je dis qu’ils se donnent la mort pour se venger de leurs ennemis, parce que, suivant les lois du pays, quand quelqu’un a été trouvé mort, on recherche tous ceux qu’on croit avoir été ses ennemis ; on les interroge, on les met à la question, pour savoir d’eux si, par leurs mauvaises manières, ils n’ont pas porté cet homme à une action si détestable. » (Ibid., p. 37.)

« Les Chinois et les Mandchoux, qui sont aujourd’hui dans la Chine, sont peut-être de toutes les nations du monde celles qui, en apparence, ont le plus d’aversion pour le jeu. Un joueur, un homme capable de tous les crimes, et un malfaiteur avéré, sont ici des termes presque synonymes. On ne laisse pas cependant que de jouer, et de jouer même avec fureur. On a fait, en différents temps, des ordonnances très-sévères contre le jeu. Les empereurs de cette dynastie (par une politique semblable à celle d’un de nos rois qui, pour arrêter le cours du luxe qui se répandait en France, permit aux courtisanes seulement ce qu’il défendait aux personnes d’honneur), en défendant rigoureusement le jeu dans toute l’étendue de l’empire, l’ont permis aux porteurs de chaise seulement, gens sans aveu, qui sont dans un mépris général ; mais cette politique n’a pas eu tout le succès qu’on s’en était promis. L’empereur régnant n’a excepté personne de la loi commune. » {Ibid., p. 41.)

Outre les ouvrages classiques, le P. Amiot a encore traduit un autre traité, sur lequel il s’exprime en ces termes : « Afin de ne rien omettre de ce qui a été fait pour les militaires de ces contrées, je joins ici la traduction d’un petit livre que Yong-tchen, fils de Kang-hi et père de l’Empereur régnant, a composé autrefois, pour l’instruction des troupes, comme membres de la société civile. Le premier soin d’un empereur de la Chine, c’est de travailler à faire de bons citoyens ; il tâche ensuite de faire de bons guerriers. » (Art militaire des Chinois. — Discours préliminaire, p. 11.)

L’ouvrage de Yong-tchen, bien postérieur aux précédents, puisqu’il date de 1728, est divisé en dix chapitres ou préceptes, qui sont les suivants :

  1. Il faut aimer et respecter ses parents ;
  2. Il faut honorer et respecter ses aînés ;
  3. Il faut être en bonne intelligence avec tout le monde ;
  4. Il faut instruire ses enfants et ses frères cadets ;
  5. Il faut cultiver la terre avec soin ;
  6. Il faut se rendre habile dans l’exercice de la flèche, tant à pied qu’à cheval ;
  7. Il faut user d’économie ;
  8. Il faut s’abstenir du vin et des liqueurs qui enivrent ;
  9. Il faut éviter le jeu ;
  10. Il faut éviter les combats et les querelles.

SUN-TSE

Avant de donner la traduction du traité de Sun-tse, voici l’histoire, plus ou moins authentique, que reproduit le P. Amiot dans sa Préface, et qui est destinée à peindre le caractère du général chinois :

« Avant que d’exposer les ouvrages de Sun-tse, il convient, disent les commentateurs, de faire connaître sa personne, et de donner une idée de ses talents pour former les troupes et pour en entretenir la discipline militaire. Voici en peu de mots comment ils remplissent ce double objet, et l’histoire, vraie ou supposée, qu’ils racontent de ce général.

« Le roi de Ou, ayant des démêlés avec les rois de Tcheou et de Ho-lou, fit venir Sun-tse : — J’ai vu, lui dit-il, l’ouvrage que vous avez composé sur l’art militaire, et j’en ai été content ; mais les préceptes que vous donnez me paraissent d’une exécution bien difficile ; il y en a même quelques-uns que je crois absolument impraticables. Vous-même pourriez-vous les pratiquer ?

« — Prince, répondit Sun-tse, je n’ai rien dit dans mes écrits que je n’aie déjà pratiqué dans mes armées, et je suis en état de le faire pratiquer par qui que ce soit, et de le former aux exercices militaires, quand j’aurai l’autorité pour le faire.

« — Je vous entends, répliqua le roi, vous voulez dire que vous instruirez aisément de vos maximes des hommes intelligents et qui auront déjà la prudence et la valeur en partage ; mais le grand nombre n’est pas de cette espèce.

« — N’importe, répondit Sun-tse, j’ai dit qui que ce soit, et je n’excepte personne de ma proposition.

« — À vous entendre, reprit le roi, vous inspireriez, même à des femmes, les sentiments qui font les guerriers, vous les dresseriez aux exercices des armes.

« — Oui, Prince, répliqua Sun-tse, d’un ton ferme, et je prie Votre Majesté de n’en pas douter.

« Le roi, que les divertissements ordinaires de la cour n’amusaient plus guère, dans les circonstances où il se trouvait alors, profita de cette occasion pour s’en procurer d’un nouveau genre : — Qu’on m’amène ici, dit-il, cent quatre-vingts de mes femmes. Il fut obéi, et les princesses parurent. Parmi elles, il y en avait deux, en particulier, que le roi aimait tendrement ; elles furent mises à la tête des autres. — Nous verrons, dit le roi en souriant, nous verrons, Sun-tse, si vous nous tiendrez parole. Je vous constitue général de ces nouvelles troupes. Dans toute l’étendue de mon palais, vous n’avez qu’à choisir le lieu qui vous paraîtra le plus commode pour les exercer aux armes. Quand elles seront suffisamment instruites, vous m’avertirez, et j’irai moi-même pour rendre justice à leur adresse et à votre talent.

« Le général, qui sentit tout le ridicule du personnage qu’on voulait lui faire jouer, ne se déconcerta pas, et parut, au contraire, très-satisfait de l’honneur que lui faisait le roi, non-seulement de lui laisser voir ses femmes, mais encore de les mettre sous sa direction. — Je vous en rendrai bon compte, Sire, lui dit-il d’un ton assuré, et j’espère que dans peu Votre Majesté aura lieu d’être contente de mes services ; elle sera convaincue, tout au moins, que Sun-tse n’est pas homme à s’avancer témérairement.

« Le roi s’étant retiré dans un appartement de l’intérieur, le guerrier ne pensa plus qu’à exécuter sa commission. Il demanda des armes et tout l’équipage militaire pour ses soldats de nouvelle création ; et en attendant que tout fut prêt, il conduisit sa troupe dans une des cours du palais qui lui parut la plus propre pour son dessein. On ne fut pas longtemps sans lui apporter ce qu’il avait demandé. Sun-tse adressant alors la parole aux princesses : — Vous voilà, leur dit-il, sous ma direction et sous mes ordres ; vous devez m’écouter attentivement et m’obéir dans tout ce que je vous commanderai. C’est la première et la plus essentielle des lois militaires ; gardez-vous bien de l’enfreindre. Je veux que dès demain vous fassiez l’exercice devant le roi, et je compte que vous vous en acquitterez exactement.

« Après ces mots, il les ceignit du baudrier, leur mit une pique à la main, les partagea en deux bandes et mit à la tête de chacune une des princesses favorites. Cet arrangement étant fait, il commença ses instructions en ces termes : — Distinguez-vous bien votre poitrine d’avec votre dos, et votre main droite d’avec votre main gauche ? Répondez. Quelques éclats de rire furent toute la réponse qu’on donna d’abord. Mais comme il gardait son silence et tout son sérieux : — Oui, sans doute, lui répondirent ensuite les dames d’une commune voix. — Cela étant, reprit Sun-tse, retenez bien ce que je vais vous dire. Lorsque le tambour ne frappera qu’un seul coup, vous resterez comme vous vous trouvez actuellement, ne faisant attention qu’à ce qui est devant votre poitrine. Quand le tambour frappera deux coups, il faut vous tourner de façon que votre poitrine soit dans l’endroit où était ci-devant votre main droite. Si, au lieu de deux coups, vous en entendiez trois, il faudrait vous tourner, de sorte que votre poitrine fût précisément dans l’endroit où était auparavant votre main gauche. Mais lorsque le tambour frappera quatre coups, il faut que vous vous tourniez, de façon que votre poitrine se trouve où était votre dos, et votre dos où était votre poitrine.

« Ce que je viens de dire n’est peut-être pas assez clair, je m’explique. Un seul coup de tambour doit vous signifier qu’il ne faut pas changer de contenance, et que vous devez être sur vos gardes ; deux coups, que vous devez vous tourner à droite ; trois coups, qu’il faut vous tourner à gauche ; et quatre coups, que vous devez faire le demi-tour. Je m’explique encore :

« L’ordre que je suivrai est tel : je ferai d’abord frapper un seul coup ; à ce signal, vous vous tiendrez prêtes à ce que je dois vous ordonner. Quelques moments après, je ferai frapper deux coups ; alors, toutes ensemble, vous vous tournerez à droite avec gravité ; après quoi, je ferai frapper, non pas trois coups, mais quatre, et vous achèverez le demi-tour. Je vous ferai reprendre ensuite votre première situation, et, comme auparavant, je ferai frapper un seul coup, Recueillez-vous à ce premier signal. Ensuite, je ferai frapper, non pas deux coups, mais trois, et vous vous tournerez à gauche ; aux quatre coups, vous achèverez le demi-tour. Avez-vous bien compris ce que j’ai voulu vous dire ? S’il vous reste quelque difficulté, vous n’ayez qu’à me la proposer, je tâcherai de vous satisfaire. — Nous sommes au fait, répondirent les dames. — Cela étant, reprit Sun-tse, je vais commencer. N’oubliez pas que le son du tambour vous tient lieu de la voix du général, puisque c’est par lui qu’il vous donne ses ordres.

« Après cette instruction répétée trois fois, Sun-tse rangea de nouveau sa petite armée ; après quoi, il fait frapper un coup de tambour. À ce bruit, toutes les dames se mirent à rire ; il fait frapper deux coups : elles rirent encore plus fort. Le général, sans perdre son sérieux, leur adressa la parole en ces termes : — Il peut se faire que je ne me sois pas assez clairement expliqué, dans l’instruction que je vous ai donnée. Si cela est, je suis en faute ; je vais tâcher de la réparer en vous parlant d’une manière qui soit plus à votre portée. (Et sur-le-champ, il leur répéta jusqu’à trois fois la même leçon, en d’autres termes). Puis nous verrons, ajouta-t-il, si je serai mieux obéi. Il fait frapper un coup de tambour, il en fait frapper deux. À son air grave, et à la vue de l’appareil bizarre où elles se trouvaient, les dames oublièrent qu’il fallait obéir. Après s’être fait quelques moments de violence pour arrêter le rire qui les suffoquait, elles le laissèrent enfin échapper par des éclats immodérés.

« Sun-tse ne se déconcerta point ; mais, du même ton dont il leur avait parlé auparavant, il leur dit : — Si je ne m’étais pas bien expliqué, ou que vous ne m’eussiez pas assuré, d’une commune voix, que vous compreniez ce que je voulais vous dire, vous ne seriez point coupables ; mais je vous ai parlé clairement, comme vous l’avez avoué vous-mêmes ; pourquoi n’avez-vous pas obéi ? Vous méritez punition, et une punition militaire. Parmi les gens de guerre, quiconque n’obéit pas aux ordres de son général mérite la mort : vous mourrez donc. Après ce court préambule, Sun-tse ordonna à celles des femmes qui formaient les deux rangs de tuer les deux qui étaient à leur tête. À l’instant, un de ceux qui étaient préposés pour la garde des femmes, voyant bien que le guerrier n’entendait pas raillerie, se détacha pour aller avertir le roi de ce qui se passait.

« Le roi dépêcha quelqu’un vers Sun-tse pour lui défendre de passer outre, et, en particulier, de maltraiter les deux femmes qu’il aimait le plus, et sans lesquelles il ne pouvait vivre.

« Le général écouta avec respect ces paroles qu’on lui apportait de la part du roi ; mais il ne déféra pas pour cela à ses volontés. — Allez dire au roi, répondit-il, que Sun-tse le croit trop raisonnable et trop juste pour penser qu’il ait sitôt changé de sentiment, et qu’il veuille véritablement être obéi dans ce que vous venez d’annoncer de sa part. Le prince fait la loi, il ne saurait donner des ordres qui avilissent la dignité dont il m’a revêtu. Il m’a chargé de dresser aux exercices des armes cent quatre-vingts de ses femmes, il m’a constitué leur général ; c’est à moi à faire le reste. Elles m’ont désobéi, elles mourront. À peine eût-il prononcé ces derniers mots, qu’il tira son sabre ; et du même sang-froid qu’il avait témoigné jusqu’alors, il abat la tète aux deux qui commandaient les autres. Aussitôt, il en met deux autres à leur place, fait battre les différents coups de tambour dont il était convenu avec sa troupe, et, comme si ces femmes eussent fait toute leur vie le métier de la guerre, elles se tournèrent en silence et toujours à propos.

« Sun-tse adressant la parole à l’envoyé : — Allez avertir le roi, lui dit-il, que ses femmes savent faire l’exercice, que je puis les mener à la guerre, leur l’aire affronter toutes sortes de périls, et les faire passer même au travers de l’eau et du feu. » (Art militaire des Chinois. Sun-tse, Préface, p. 47-35.)

Sun-tse a divisé son traité en treize articles, qui sont les suivants :

  1. Fondement de l’art militaire ;
  2. Des commencements de la campagne ;
  3. De ce qu’il faut avoir prévu avant le combat ;
  4. De la contenance des troupes ;
  5. De l’habilité dans le gouvernement des troupes ;
  6. Des véritables ruses ;
  7. Des avantages qu’il faut se procurer ;
  8. Des neuf changements ;
  9. De la conduite que les troupes doivent tenir ;
  10. De la connaissance du terrain ;
  11. Des neuf sortes de terrain ;
  12. Précis de la manière de combattre par le feu

(il ne s’agit pas, bien entendu, des armes à feu) ;

  1. De la manière d’employer les dissensions et de mettre la discorde.

Sun-tse estime qu’avant tout un général doit être doublé d’un diplomate ; sur ce point, ses préceptes sont fort bien pratiqués. C’est pourquoi, en Chine, le rhinocéros est, plus que toute bête féroce, le symbole de la guerre ; en effet, quoique beaucoup plus petit que l’éléphant, il parvient cependant à le terrasser et même à le tuer, non par la force, disent les Chinois (car l’éléphant est plus fort que lui), mais par la valeur et la ruse. En cela, ajoutent-ils, il est le véritable emblème du bon guerrier.

DE CE QU’IL FAUT AVOIR PRÉVU AVANT LE COMBAT.

« …Sans donner de batailles, dit Sun-tse, tâchez d’être victorieux : ce sera là le cas où plus vous vous élèverez au-dessus du bon, plus vous approcherez de l’incomparable et de l’excellent. Les grands généraux en viennent à bout, en découvrant tous les artifices de l’ennemi, en faisant avorter tous ses projets, en semant la discorde parmi ses gens, en les tenant toujours en haleine, en empêchant les secours étrangers qu’il pourrait recevoir et en lui ôtant toutes les facultés qu’il pourrait avoir de se déterminer à quelque chose d’avantageux pour lui… » (Ibid., art. III, p. 70.)

Les passages suivants du même article renferment des conseils donnés aux généraux. Il en est qui, à force de justesse, semblent des banalités : pourtant, celui qui, le premier, a su les formuler ainsi devait posséder un excellent jugement. Tout au plus serait-on en droit de demander à l’auteur de plus amples détails sur la manière de mettre en pratique les bons conseils qu’il donne ; mais ses nombreux commentateurs y ont pourvu. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que Sun-tse est presque contemporain d’Homère, et c’est pour lui un titre d’honneur suffisant d’avoir, à cette époque, formulé des principes et développé des théories militaires encore si vivantes aujourd’hui :

« Si vous êtes dix fois plus fort en nombre que n’est l’ennemi, continue Sun-tse, environnez-le de toutes parts ; ne lui laissez aucun passage libre, faites en sorte qu’il ne puisse ni s’évader pour aller camper ailleurs, ni recevoir le moindre secours. Si vous avez cinq fois plus de monde que lui, disposez tellement votre armée, qu’elle puisse l’attaquer par quatre côtés à la fois, lorsqu’il en sera temps.

« Si l’ennemi est une fois moins fort que vous, contentez-vous de partager votre armée en deux. Mais si, de part et d’autre, il y a une même quantité de monde, tout ce que vous pouvez faire, c’est de hasarder le combat ; si au contraire vous êtes moins fort que lui, soyez continuellement sur vos gardes, la plus petite faute serait de la dernière conséquence pour vous. Tâchez de vous mettre à l’abri, et évitez autant que vous le pourrez d’en venir aux mains avec lui : la prudence et la fermeté d’un petit nombre de gens peuvent venir à bout de lasser et de dompter même une nombreuse armée… »

« Un général ne peut bien servir l’État que d’une façon, mais il peut lui porter un très-grand préjudice de bien des manières différentes. Il faut beaucoup d’efforts et une conduite que la bravoure et la prudence accompagnent constamment pour pouvoir réussir ; il ne faut qu’une faute pour tout perdre, et, parmi les fautes qu’il peut faire, de combien de sortes n’y en a-t-il pas ? S’il lève des troupes hors de saison, s’il les fait sortir, lorsqu’il ne faut pas qu’elles sortent, s’il n’a pas une connaissance exacte des lieux où il doit les conduire, s’il leur fait faire des campements désavantageux, s’il les fatigue hors de propos, s’il les fait revenir sans nécessité, s’il ignore les besoins de ceux qui composent son armée, s’il ne sait pas le genre d’occupation auquel chacun d’eux s’exerçait auparavant, afin d’en tirer parti suivant leurs talents ; s’il ne connaît pas le fort et le faible de ses gens, s’il n’a pas lieu de compter sur leur fidélité, s’il ne fait observer la discipline dans toute la rigueur, s’il manque du talent de bien gouverner, s’il est irrésolu et s’il chancelle dans les occasions où il faut prendre tout à coup son parti, s’il ne sait pas dédommager à propos ses soldats lorsqu’ils auront eu à souffrir, s’il permet qu’ils soient vexés sans raison par leurs officiers, s’il ne sait pas empêcher les dissensions qui pourraient naître parmi les chefs ; un général qui tomberait dans ces fautes épuiserait d’hommes et de vivres le royaume, déshonorerait sa patrie, et deviendrait lui-même la honteuse victime de son incapacité. » (Ibid., art. III, p. 73-74.)

DE LA CONTENANCE DES TROUPES.

« Pour nos anciens, comme rien ne leur était plus aisé que de vaincre, ils ne croyaient pas que les vains titres de vaillants, de héros, d’invincibles, fussent un tribut d’éloges qu’ils eussent mérité. Ils n’attribuaient leur succès qu’au soin extrême qu’ils avaient eu d’éviter jusqu’à la plus petite faute. » (Ibid., art. IV, p. 78.)

DE L’HABILETÉ DANS LE GOUVERNEMENT DES TROUPES.

« Ayez, dit Sun-tse, les noms de tous les officiers, tant généraux que subalternes, inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les employer avec avantage, lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persuadés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage. Les troupes que vous ferez avancer contre l’ennemi doivent être comme des pierres que vous lanceriez contre des œufs. » (Ibid., art. V, p. 80.) DES VÉRITABLES RUSES.

« Le grand art d’un général est de faire en sorte que l’ennemi ignore toujours le lieu où il aura à combattre et de lui dérober avec soin la connaissance des postes qu’il fait garder. S’il en vient à bout, et qu’il puisse cacher de même jusqu’aux moindres de ses démarches, ce n’est pas seulement un habile général, c’est un homme extraordinaire, c’est un prodige. Sans être vu, il voit : il entend, sans être entendu ; il agit sans bruit et dispose, comme il lui plaît, du sort de ses ennemis… »

« Ce n’est pas tout : comme il est essentiel que vous connaissiez à fond le lieu où vous devez combattre, il n’est pas moins important que vous soyez instruit du jour, de l’heure, du moment même du combat ; c’est une affaire de calcul sur laquelle il ne faut pas vous négliger. Si l’ennemi est loin de vous, sachez, jour par jour, le chemin qu’il fait, suivez-le pas à pas, quoiqu’en apparence vous restiez immobile dans votre camp : voyez tout ce qu’il fait, quoique vos yeux ne puissent pas aller jusqu’à lui ; écoutez tous ses discours, quoique vous soyez hors de portée de l’entendre : soyez témoin de toute sa conduite, entrez même dans le fond de son cœur pour y lire ses craintes ou ses espérances.

« Pleinement instruit de tous ses desseins, de toutes ses marches, de toutes ses actions, vous le ferez venir chaque jour précisément où vous voulez qu’il arrive. En ce cas, vous l’obligerez à camper de manière que le front de son armée ne puisse pas recevoir du secours de ceux qui sont à la queue, que l’aile droite ne puisse pas aider l’aile gauche, et vous le combattrez ainsi dans le lieu et au temps qui vous conviendront le plus.

« Avant le jour déterminé pour le combat, ne soyez ni trop loin ni trop près de l’ennemi. L’espace de quelques lis [2] seulement est le terme qui doit vous en approcher le plus, et dix lis entiers sont le plus grand espace que vous deviez laisser entre votre armée et la sienne.

« Ne cherchez pas à avoir une armée trop nombreuse ; la trop grande quantité de monde est souvent plus nuisible qu’elle n’est utile. Une petite armée bien disciplinée est invincible, sous un bon général. À quoi servaient au roi d’Yué les belles et nombreuses cohortes qu’il avait sur pied, lorsqu’il était en guerre contre le roi de Ou ? » (Ibid., art. VI, p. 87-89.)

DES AVANTAGES QU’IL FAUT SE PROCURER.

« Sous prétexte de faire reposer vos gens, dit Sun-tse, gardez-vous bien de manquer l’attaque, dès que vous serez arrivé. Un ennemi surpris est à demi vaincu ; il n’en est pas de même s’il a eu le temps de se reconnaître ; bientôt il peut trouver des ressources pour vous échapper et peut-être même pour vous perdre. Ne négligez rien de tout ce qui peut contribuer au bon ordre, à la santé, à la sûreté de vos gens, tant qu’ils seront sous votre conduite ; ayez grand soin que les armes de vos soldats soient toujours en bon état ; faites en sorte que les vivres soient sains et ne leur manquent jamais ; ayez attention à ce que les provisions soient abondantes et rassemblées à temps ; car si vos troupes sont mal armées, s’il y a disette de vivres dans le camp, et si vous n’avez pas d’avance toutes les provisions nécessaires, il est difficile que vous puissiez réussir. N’oubliez pas d’entretenir des intelligences secrètes avec les ministres étrangers, et soyez toujours instruit des desseins que peuvent avoir les princes alliés ou tributaires, des intentions, bonnes ou mauvaises, de ceux qui peuvent influer sur la conduite du maître que vous servez, et vous attirer des ordres ou des défenses qui pourraient traverser vos projets, et rendre par là tous vos soins inutiles. Votre prudence et votre valeur ne sauraient tenir longtemps contre leurs cabales ou leurs mauvais conseils. Pour obvier à cet inconvénient, consultez-les dans certaines occasions, comme si vous aviez besoin de leurs lumières ; que tous leurs amis soient les vôtres, ne soyez jamais divisé d’intérêt avec eux, cédez-leur dans les petites choses : en un mot, entretenez l’union la plus étroite qu’il vous sera possible.

« Je demande de vous quelque chose de plus encore ; ayez une connaissance exacte et de détail de tout ce qui vous environne ; sachez où il y a une forêt, un petit bois, une rivière, un ruisseau, un terrain aride et pierreux, un lieu marécageux et malsain, une montagne, une colline, une petite élévation, un vallon, un précipice, un défilé, un champ ouvert, enfin tout ce qui peut servir ou nuire aux troupes que vous commandez. S’il arrive que vous soyez hors d’état de pouvoir être instruit par vous-même de l’avantagé ou du désavantage du terrain, ayez au moins des guides sur lesquels vous puissiez compter sûrement. » (Ibid., art. VII, p. 94-96.)

DES NEUF CHANGEMENTS.

« Ne négligez pas, dit Sun-tse, de courir après un petit avantage, lorsque vous pourrez vous le procurer sûrement et sans aucune perte de votre part. Plusieurs de ces petits avantages qu’on pourrait acquérir et qu’on néglige, occasionnent souvent de grandes pertes et des dommages irréparables.

« Avant que de songer à vous procurer quelque avantage, comparez-le avec le travail, la peine, les dépenses et les pertes d’hommes et de munitions qu’il pourra vous occasionner. Sachez à peu près si vous pourrez le conserver aisément ; après cela vous vous déterminerez à le prendre ou à le laisser, suivant les lois d’une saine prudence.

« Dans les occasions où il faudra prendre promptement son parti, n’allez pas vouloir attendre les ordres du prince. S’il est des cas où il faille agir contre des ordres reçus, n’hésitez pas, agissez sans crainte. La première et principale intention de celui qui vous met à la tête de ses troupes, c’est que vous soyez vainqueur des ennemis. S’il avait prévu la circonstance où vous vous trouvez, il vous aurait dicté lui-même la conduite que vous voulez tenir.

« Voilà ce que j’appelle les neuf changements ou les neuf circonstances principales qui doivent vous engager a changer la contenance ou la position de votre armée, à changer de situation, à aller ou à revenir, à attaquer ou à défendre, à agir ou à vous tenir en repos. Un bon général ne doit jamais dire : Quoi qu’il arrive, je ferai telle chose, j’irai là, j’attaquerai l’ennemi, j’assiégerai telle place. La circonstance seule doit le déterminer, il ne doit pas s’en tenir à un système général, ni à une manière unique de gouverner. Chaque jour, chaque occasion, chaque circonstance demande une application particulière des mêmes principes. Les principes sont bons en eux-mêmes ; mais l’application qu’on en fait les rend souvent mauvais.

« Un grand général doit avoir l’art des changements. S’il s’en tient à une connaissance vague de certains principes, à une application uniforme des règles de l’art, à certaines lois de discipline toujours les mêmes, à une connaissance mécanique de la situation des lieux, et, si je puis m’exprimer ainsi, à une attention d’instinct pour ne laisser échapper aucun avantage, il ne mérite pas le nom qu’il porte, il ne mérite pas même de commander.

« Un général est un homme qui, par le rang qu’il occupe, se trouve au-dessus d’une multitude d’autres hommes ; il faut, par conséquent, qu’il sache gouverner les hommes ; il faut qu’il sache les conduire ; il faut qu’il soit véritablement au-dessus d’eux, non plus seulement par sa dignité, mais par son esprit, son savoir, par sa capacité, par sa conduite, par sa fermeté, par son courage et par ses vertus… »

« Le général doit éviter une trop grande ardeur à affronter la mort ; ardeur téméraire, qu’on honore souvent des beaux noms de courage, d’intrépidité et de valeur, mais qui, au fond, ne mérite guère que celui de lâcheté. Un général qui s’expose sans nécessité, comme le ferait un simple soldat, qui semble chercher les dangers et la mort, qui combat, et qui fait combattre jusqu’à la dernière extrémité, est un homme qui mérite de mourir. C’est un homme sans tête, qui ne saurait trouver aucune ressource pour se tirer d’un mauvais pas ; c’est un lâche qui ne saurait souffrir le moindre échec, sans en être consterné, et qui se croit perdu, si tout ne lui réussit.

« Il doit éviter également une trop grande attention à conserver ses jours. On se croit nécessaire à l’armée entière ; on n’aurait garde de s’exposer, on n’oserait, pour cette raison, se pourvoir de vivres chez l’ennemi ; tout fait ombrage, tout fait peur, on est toujours en suspens, et on ne se détermine à rien ; on attend une occasion plus favorable, on perd celle qui se présente, on ne fait aucun mouvement ; mais l’ennemi, qui est toujours attentif, profite de tout, et fait bientôt perdre toute espérance à un général ainsi prudent. Il l’enveloppera, il lui coupera les vivres, et le fera périr par le trop grand amour qu’il avait de conserver sa vie… »

« Il doit éviter enfin une trop grande complaisance ou une compassion trop tendre pour le soldat. Un général qui n’ose punir, qui ferme les yeux sur le désordre, qui craint que les siens ne soient toujours accablés sous le poids du travail, et qui n’oserait, pour cette raison, leur en imposer, est un général propre à tout perdre. Ceux d’un rang inférieur doivent avoir des peines, il faut toujours quelque occupation à leur donner ; il faut qu’ils aient toujours quelque chose à souffrir. Si vous voulez tirer parti de leur service, faites en sorte qu’ils ne soient jamais oisifs. Punissez avec sévérité, mais sans trop de rigueur. Procurez des peines et du travail, mais jusqu’à un certain point… » (Ibid., art. VIII, p. 101-106.)

DE LA CONDUITE QUE LES TROUPES DOIVENT TENIR.

« …Il faut conclure de tout ce qui a été dit que les hauteurs sont en général plus salutaires aux troupes que les lieux bas et profonds, parce que c’est dans les lieux élevés que l’on trouve, pour l’ordinaire, cet air pur et sain qui met à couvert de bien des maladies, dont on ne pourrait se préserver dans les lieux humides et bas. Dans les élévations mêmes, il y a un choix à faire ; c’est de camper toujours du côté du midi, parce que c’est là qu’on trouve l’abondance et la fertilité. Un campement de cette nature est un avant-coureur de la victoire. Le contentement et la santé, qui sont la suite ordinaire d’une bonne nourriture prise sous un ciel pur, donnent du courage et de la force au soldat, tandis que la tristesse, le mécontentement et les maladies l’épuisent, l’énervent, le rendent pusillanime et le découragent entièrement… »

« Enfin, quel que soit le lieu de votre campement, bon ou mauvais, il faut que vous en tiriez parti, n’y soyez jamais oisif, ni sans faire quelque tentative : éclairez toutes les démarches de l’ennemi, ayez des espions de distance en distance, jusqu’au milieu de leur camp, et jusque sous la tente de leur général. Ne négligez rien de ce qu’on pourra vous rapporter, faites attention à tout.

« Si ceux de vos gens que vous avez envoyés à la découverte vous font dire que les arbres sont en mouvement, quoique par un temps calme, concluez que l’ennemi est en marche. Il peut se faire qu’il veuille venir à vous ; disposez toutes choses, préparez-vous à bien le recevoir, et allez même au-devant de lui. Si l’on vous rapporte que les champs sont couverts d’herbes, et que ces herbes sont hautes, tenez-vous sans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peur de quelque surprise. Si l’on vous dit qu’on a vu des oiseaux attroupés voler par bandes sans s’arrêter, soyez en défiance, on vient vous espionner ou vous tendre des pièges ; mais si, outre les oiseaux, on voit encore un grand nombre de quadrupèdes courir la campagne, comme s’ils n’avaient point de gîte, c’est une marque que les ennemis sont aux aguets. Si l’on vous rapporte qu’on aperçoit au loin des tourbillons de poussière s’élever dans les airs, concluez que les ennemis sont en marche. Dans les endroits où la poussière est basse et épaisse, sont les gens de pied ; dans les endroits où elle est moins épaisse et plus élevée, sont la cavalerie et les chars. Si l’on vous avertit que les ennemis sont dispersés et ne marchent que par pelotons, c’est une marque qu’ils ont eu à traverser quelque bois, qu’ils ont fait des battues et qu’ils sont fatigués ; ils cherchent alors à se rassembler. Si vous apprenez qu’on aperçoit dans les campagnes des gens de pied et des gens à cheval aller et venir, dispersés çà et là par petites bandes, ne doutez pas que les ennemis ne soient campés… »

« Si vos troupes paraissent pauvres et qu’elles manquent quelquefois d’un certain petit nécessaire, outre la solde ordinaire, faites-leur distribuer quelque somme d’argent, mais gardez-vous bien d’être trop libéral, l’abondance d’argent est souvent plus funeste qu’elle n’est avantageuse, et plus préjudiciable qu’utile ; par l’abus qu’on en fait, elle est la source de la corruption des cœurs et la mère de tous les vices… » (Ibid., art. IX, p. 109-118.)

DE LA CONNAISSANCE DU TERRAIN.

« Un bon général doit connaître tous les lieux qui sont ou qui peuvent être le théâtre de la guerre aussi distinctement qu’il connaît tous les coins et les recoins des cours et jardins de sa propre maison… »

« Avec une connaissance exacte du terrain, un général peut se tirer d’affaire dans les circonstances les plus critiques, il peut se procurer les secours qui lui manquent, il peut empêcher ceux qu’on envoie à l’ennemi : il peut avancer, reculer et régler toutes ses démarches comme il le jugera à propos ; il peut disposer des marches de son ennemi et faire, à son gré, qu’il avance ou qu’il recule ; il peut le harceler, sans crainte d’être surpris lui-même ; il peut l’incommoder de mille manières et parer de son côté à tous les dommages qu’on voudrait lui causer, il peut finir ou prolonger la campagne, selon qu’il le jugera plus expédient pour sa gloire ou pour ses intérêts. » (Ibid., art. X, p. 123-124.)

DES NEUF SORTES DE TERRAINS.

« Si vous faites la guerre dans le pays ennemi, dit Sun-tse, ne divisez vos troupes que très-rarement, ou mieux encore, ne les divisez jamais ; qu’elles soient toujours réunies et en état de se secourir mutuellement ; ayez soin qu’elles ne soient jamais que dans des lieux fertiles et abondants. Si elles venaient à souffrir de la faim, la misère et les maladies feraient bientôt plus de ravages parmi elles que ne pourrait faire dans plusieurs années le fer de l’ennemi. Procurez-vous pacifiquement tous les secours dont vous aurez besoin ; n’employez la force que lorsque les autres vous auront été inutiles ; faites en sorte que les habitants des villages et de la campagne puissent trouver leur intérêt à venir d’eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais, je le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées. Tout le reste étant égal, on est plus fort de moitié lorsqu’on combat chez soi… »

« Lorsque vous aurez tout disposé dans votre armée, et que tous vos ordres auront été donnés, s’il arrive que vos troupes, nonchalamment assises, donnent des marques de douleur, si elles vont jusqu’à verser des larmes, tirez-les promptement de cet état d’assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins, faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instruments militaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions, faites-leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peu difficiles où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez la conduite de Tchouan-tchou et de Tsao-houei, vous changerez le cœur de vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s’y endurciront, rien ne leur coûtera dans la suite.

« Les quadrupèdes regimbent quand on les charge trop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux, au contraire, veulent être forcés pour être d’un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les uns et les autres ; il faut les charger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il faut même les forcer, mais avec discrétion et mesure… »

« Si vous ne savez pas en quel nombre sont les ennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne connaissez pas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifs ni les dispositions nécessaires pour la conduite de votre armée, vous ne méritez pas de commander.

« Si vous ignorez où il y a des montagnes et des collines, des lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleins de défilés, des lieux marécageux ou pleins de périls, vous ne sauriez donner des ordres convenables, vous ne sauriez conduire votre armée ; vous êtes indigne de commander.

« Si vous ne connaissez pas tous les chemins, si vous n’avez pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles, pour vous conduire par les routes que vous ignorez, vous ne parviendrez pas au terme que vous vous proposez, vous serez la dupe des ennemis, vous ne méritez pas de commander… »

« Dès que votre armée sera hors des frontières, faites-en fermer les avenues, déchirez la partie du sceau qui est entre vos mains [3], ne souffrez pas qu’on écrive ou qu’on reçoive des nouvelles [4] ; assemblez votre conseil dans le lieu destiné à honorer les ancêtres [5], et là, eu présence de tout le monde, protestez-leur que vous êtes disposé à ne rien faire dont la honte puisse rejaillir sur eux ; après cela, allez à l’ennemi.

« Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d’aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait par mille détours de trouver enfin son gîte, pour s’y réfugier en sûreté. » (Ibid., art. XI, p. 133-145.)

PRÉCIS DE LA MANIÈRE DE COMBATTRE PAR LE FEU.

« Les différentes manières de combattre par le feu, telles que je viens de les indiquer, dit Sun-tse, sont ordinairement suivies d’une pleine victoire, dont il faut que vous sachiez recueillir les fruits. Le plus

considérable de tous, et celui sans lequel vous auriez perdu vos soins et vos peines, est de connaître le mérite de tous ceux qui se seront distingués, c’est de les récompenser en proportion de ce qu’ils auront fait pour la réussite de l’entreprise. Les hommes se conduisent ordinairement par l’intérêt ; si vos troupes ne trouvent dans le service que des peines et des travaux, vous ne les emploierez pas deux fois avec avantage.

« Faire la guerre est en général quelque chose de mauvais en soi. La nécessité seule doit la faire entreprendre. Les combats, de quelque nature qu’ils soient, ont toujours quelque chose de funeste pour les vainqueurs eux-mêmes ; il ne faut les livrer que lorsqu’on ne saurait faire la guerre autrement. » (Ibid., art. XII, p. 149.)

DE LA MANIÈRE D’EMPLOYER LES DISSENSIONS ET DE METTRE LA DISCORDE.

« Quand un habile général se met en mouvement, l’ennemi est déjà vaincu ; quand il combat, il doit faire, lui seul, plus que toute son armée ensemble ; non pas toutefois par la force de son bras, mais par sa prudence, par sa manière de commander, et surtout par ses ruses. Il faut qu’au premier signal une partie de l’armée ennemie se range de son côté pour combattre sous ses étendards… »

« Soyez vigilant et éclairé ; mais montrez à l’intérieur beaucoup de sécurité, de simplicité et même d’ indifférence ; soyez toujours sur vos gardes, quoique vous ne paraissiez penser à rien ; défiez-vous de tout, quoique vous paraissiez sans défiance ; soyez extrêmement secret, quoiqu’il paraisse que vous ne fassiez rien qu’à découvert ; ayez des espions partout ; au lieu de paroles, servez-vous de signaux ; voyez par la bouche, parlez par les yeux ; cela n’est pas aisé ; cela est très-difficile. On est quelquefois trompé, lorsqu’on croit tromper les autres. Il n’y a qu’un homme d’une prudence consommée, qu’un homme extrêmement éclairé, qu’un sage du premier ordre qui puisse employer à propos et avec succès l’artifice des divisions. Si vous n’êtes point tel, vous devez y renoncer ; l’usage que vous en feriez ne tournerait qu’à votre détriment.

« Après avoir enfanté quelque projet, si vous apprenez que votre secret a transpiré, faites mourir sans rémission, tant ceux qui l’auront divulgué que ceux à la connaissance desquels il sera parvenu. Ceux-ci ne sont point coupables encore à la vérité, mais ils pourraient le devenir. Leur mort sauvera la vie de quelques milliers d’hommes, et assurera la fidélité d’un plus grand nombre encore.

« Punissez sévèrement, récompensez avec largesse, multipliez les espions, ayez-en partout, dans le propre palais du prince ennemi, dans l’hôtel de ses ministres, sous les tentes de ses généraux ; ayez une liste des principaux officiers qui sont à son service ; sachez leurs noms, leurs surnoms, le nombre de leurs enfants, de leurs parents, de leurs amis, de leurs domestiques ; que rien ne se passe chez eux que vous n’en soyez instruit.

« Vous aurez vos espions partout : vous devez supposer que l’ennemi aura aussi les siens. Si vous venez à les découvrir, gardez-vous bien de les faire mettre à mort ; leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Les espions des ennemis vous serviront efficacement, si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions, qu’ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés. » (Ibid., art. XIII, p. 153-158.)


FIN.
  1. Le P. Amiot, savant Jésuite du dix-huitième siècle, a été le créateur de la sinologie, comme Champollion le fut un demi-siècle plus tard de l’égyptologie. — C’est lui, on peut le dire, qui a révélé la Chine à l’Europe. Envoyé d’abord en mission à Macao, où il arriva en 1750, il avait été appelé presque immédiatement par Khian-loung à la cour de Pékin (1751). C’est dans cette ville qu’il passa les quarante dernières années de sa vie, et qu’il mourut en 1794. Ses vastes connaissances scientifiques l’avaient mis en grande faveur auprès de l’empereur lettré, dont il traduisit en français plusieurs des œuvres poétiques, en autres l’Éloge de la ville de Moukden : l’original du poème mandchou se trouve à la Bibliothèque nationale.

    Outre l’Art militaire des Chinois, le P. Amiot est l’auteur d’une Vie de Confucius, la plus exacte que l’on possède encore aujourd’hui ; d’un Dictionnaire tartare-mandchou-français, compose d’après un dictionnaire mandchou-chinois ; d’une curieuse étude sur la musique chinoise ; enfin de nombreux mémoires pour servir à l’histoire de la Chine. Il parait même que le docte et spirituel missionnaire s’était donné le plaisir de traduire en mandchou les Fables de la Fontaine. Jamais, certes, notre fabuliste n’avait rêvé pareil honneur pour son œuvre, même en écrivant le Songe d’un habitant du Mongol. Avis aux bibliophiles en quête de raretés littéraires !

  2. Le li vaut cinq cents mètres.
  3. Les généraux avaient entre les mains la moitié d’un des sceaux de l’Empire, dont l’autre moitié restait entre les mains du souverain ou de ses ministres ; et quand ils recevaient des ordres, ces ordres n’étaient scellés que d’une moitié de sceau, laquelle ils joignaient avec la leur, pour s’assurer qu’ils n’étaient pas trompés ; mais quand une fois cette moitié de sceau était déchirée ou rompue, ils n’avaient plus d’ordres à recevoir. Les inconvénients qui étaient arrivés par des ordres souvent contraires aux intérêts de l’État et aux véritables intentions du souverain, obligèrent à cette coutume. Ils pensent qu’un général choisi par un prince éclairé est un homme sur lequel on a droit de compter. Il est à présumer, disent-ils, qu’il fera tout ce qui dépendra de lui pour venir à bout de ses fins. Il est sur les lieux, il voit tout, ou par lui-même ou par ses émissaires ; on peut donc croire raisonnablement qu’il est beaucoup mieux en état de juger sainement des choses que ne peut l’être un ministre qui n’est peut-être jamais sorti de la sphère de la cour, et qui a souvent des intérêts différents de ceux de son souverain et de l’État. Tel est le raisonnement que font les Chinois.
  4. Une autre maxime que la politique chinoise regarde comme d’une extrême importance, c’est celle par laquelle il est défendu à ceux qui sont à l’armée d’écrire rien de ce qui se passe sous leurs yeux à leurs parents et à leurs amis. Par là, les officiers généraux sont les maîtres d’écrire au souverain tout ce qu’ils veulent, et de la manière dont ils le jugent à propos. Ils ne courent point de risque de voir leur réputation entamée par des relations déguisées ou fausses, faites souvent sans connaissance de cause par des officiers subalternes, qui leur prêtent des intentions qu’ils n’ont jamais eues, des desseins mal concertés auxquels ils n’ont jamais pensé, et un total de conduite qui n’a de réalité que dans leur imagination.

    Tous les officiers généraux ont droit de s’adresser directement à l’Empereur ; il y a même des temps et des circonstances où ils doivent le faire par obligation. Quand ils ont quelque fait à annoncer, ou à faire passer quelque nouvelle jusqu’à la cour, ils conviennent auparavant entre eux de la manière dont ils doivent s’y prendre pour ne pas taire ce qu’il est à propos de dire, ou pour ne pas dire ce qu’il faudrait cacher. Il est difficile qu’ils puissent tous s’accorder à tromper leur maître dans une chose de conséquence ; ainsi, on peut penser raisonnablement que l’Empereur est à peu près au fait du vrai : mais comme il n’y a que lui qui le sache, hors de l’armée, il n’en fait passer au public que ce qu’il juge à propos. Il fait composer des nouvelles, plus ou moins favorables, suivant les circonstances, il se fait féliciter par les princes, les grands et les principaux mandarins de l’Empire, sur des succès chimériques, dont il s’applaudit aux yeux de ses sujets ; on les insère dans les fastes, pour servir un jour de matériaux à l’histoire de son règne. Si les armées, après plusieurs campagnes, sont enfin victorieuses, tous les succès annoncés en détail passent pour constants : il fait la paix, ou, comme ils disent ici, il pardonne aux peuples vaincus, leur fait des dons pour se les attacher, et leur fait

    promettre une soumission inviolable et éternelle. Si, au contraire, ses troupes ont été vaincues, il en est quitte pour faire couper quelques têtes, en disant qu’on l’a trompé. II envoie de nouveaux généraux avec des sommes considérables, pour réparer les pertes passées, et, après une campagne, tout est soumis, tout est rentré dans l’ordre. Le secret de tout cela n’est su que de quelques grands du conseil secret de Sa Majesté, et le reste de l’empire est toujours persuadé que le grand maître qui gouverne la Chine n’a qu’à vouloir pour dompter le reste de l’univers. Les officiers et les soldats se trouvent récompensés ; à leur tour on les vante comme des héros, il ne leur vient même pas en pensée de contredire leur panégyriste. Telle est la politique que les Chinois mettent en pratique aujourd’hui. En était-il de même autrefois ? Il y a grande apparence : c’est cependant ce que je n’oserai garantir.
  5. L’usage des Chinois, tant anciens que modernes, a toujours été d’avoir, chacun chez soi, un lieu destiné à honorer les ancêtres. Chez les princes, les grands, les mandarins, et tous ceux qui sont à leur aise, et qui ont un grand nombre d’appartements, c’est une espèce de chapelle domestique, dans laquelle sont les portraits ou les tablettes de tous leurs aïeux, depuis celui qu’ils comptent pour le chef de la famille jusqu’au dernier mort, ou seulement le portrait ou la tablette du chef, comme représentant tous les autres. Cette chapelle, ou salle, n’a absolument pas d’autre usage. Toute la famille s’y trouve dans des temps déterminés pour y faire les cérémonies d’usage : elle s’y transporte encore toutes les fois qu’il s’agit de quelque entreprise de conséquence, de quelque faveur reçue, de quelque malheur essuyé : en un mot, pour avertir les ancêtres et leur faire part des biens et des maux qui sont arrivés.

    Ceux qui sont à l’étroit et qui n’ont que les appartements nécessaires pour loger les vivants, se contentent de placer dans un des fonds de leur chambre intérieure, s’ils en ont plusieurs, la simple tablette qui est censée représenter les aïeux, à laquelle ils rendent leurs hommages et devant laquelle ils font toutes les cérémonies dont je viens de parler. Dans les camps et armées des anciens Chinois, le général avait dans sa tente, ou près de sa tente, un lieu destiné pour la tablette des ancêtres. Il s’y

    transportait, à la tête des officiers généraux : 1° en commençant la campagne ; 2° lorsqu’il commençait le siège de quelque place ; 3° à la veille d’une bataille, et enfin toutes les fois qu’il y avait apparence de quelque grande action. Là, après les prosternations et les autres cérémonies, il avertissait ou donnait avis de ce qui était sur le point d’arriver. Il protestait à haute voix que, dans toute sa conduite, il ne ferait rien de contraire à l’honneur, à la gloire et à l’intérêt de l’État, et qu’il n’oublierait rien pour se montrer digne descendant de ceux dont il tenait la vie. Chaque chef de corps en faisait de même à la tête de ceux qu’il commandait dans son propre quartier. C’est peut-être à cette cérémonie que les Chinois ont donné le nom de serment militaire.