Chine et Extrême-Orient/Le Japon

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 198-229).

XIII.

LE JAPON.

On arrive en trois jours de Shangaï à Nangasaki. J’accomplis la traversée sur le New-York, de la Compagnie du Pacifique, qui fait le service entre Hong-kong et San-Francisco, en longeant les côtes de Chine et en passant par le Japon. Le premier aspect de ces îles, perles de l’extrême Orient, justifie bien leur renommée de pittoresque.

Des coteaux boisés, limitant de riantes vallées, entourent la rade de tous côtés ; la ville s’élève au fond. Tout est vert ; malheureusement cette fraîcheur de végétation s’achète au prix d’une grande humidité. Il pleut souvent au Japon, de même qu’en Irlande, et dans tous les pays verts ; le beau ciel bleu n’est l’apanage que des contrées brûlées. Les deux choses ont chacune leur charme et leur poésie.

À Nangasaki, on doit visiter le cimetière, très-bien situé sur une hauteur dominant le golfe et la ville ; il faut également voir l’île de Décima (anciennement Kisma), où se trouvait le comptoir de la Compagnie des Indes hollandaises.

Ce sont les Portugais qui ont découvert le Japon ; les Hollandais ne tardèrent pas à s’y établir peu de temps après.

Les premiers, outre le commerce qu’ils faisaient dans le pays, tentèrent d’évangéliser les indigènes, comptant s’appuyer sur les Japonais convertis pour établir leur domination. Ils suscitèrent ainsi beaucoup d’embarras au gouvernement, et il en résulta même une guerre civile, à la suite de laquelle les Japonais chrétiens furent battus et presque tous exterminés.

On défendit alors de recevoir aucun étranger, de peur qu’il ne fût Portugais. Les Hollandais seuls obtinrent l’autorisation de commercer avec les insulaires, mais on leur imposa de nombreuses conditions. Ils ne devaient pas sortir de l’île de Kisma, en face de Nangasaki ; à peine leurs bateaux arrivaient-ils que les voiles et les gouvernails en étaient enlevés et portés chez le gouverneur de la ville, il fallait que toutes les marchandises fussent immédiatement déchargées, et ils n’avaient le droit de repartir qu’après y avoir été autorisés.

Après l’expulsion des Portugais, on voulut imposer aux étrangers l’obligation de jurer qu’ils n’étaient pas chrétiens ; les Hollandais tournèrent la difficulté en jurant qu’ils étaient simplement Hollandais.

Cette situation convenait peu à la Compagnie des Indes, puissante société comme il en existait de semblables à cette époque en France et en Angleterre, et à laquelle le gouvernement néerlandais avait concédé le monopole du commerce avec ses possessions d’Extrême Orient. Aussi chercha-t-elle plusieurs fois à se rendre plus indépendante. Le célèbre voyageur Tavernier raconte à ce sujet une tentative assez intéressante à rapporter.

Le général de Batavia, d’accord avec le président du comptoir de Nangasaki, avait chargé un amiral de faire une reconnaissance sur les côtes du Japon et d’y chercher un point où l’on pût s’établir pour exploiter des mines d’or, qui eussent été une source très-importante de richesse. Mais les bateaux pris par le mauvais temps, vinrent échouer sur la côte japonaise ; comme il était défendu de recevoir des étrangers, les indigènes qui les recueillirent les conduisirent à l’empereur.

L’amiral, ne voulant pas avouer le véritable but de sa mission, n’imagina rien de mieux que de se donner pour un très-grand seigneur hollandais, victime d’une fâcheuse aventure. Il avait eu le malheur, disait-il, de tuer en duel un membre de la famille royale, et force lui avait été de s’expatrier momentanément pour laisser à la colère de son souverain le temps de se calmer ; mais voulant utiliser ses loisirs forcés au service de son pays, il avait équipé une flotte pour donner la chasse aux pirates qui pillaient le commerce hollandais ; les hasards de la tempête l’avaient heureusement jeté sur la côte japonaise, et il se félicitait de la fortune qui l’avait amené dans les États d’un aussi grand prince.

L’empereur ajouta foi à ce roman et fit reconduire le naufragé avec les plus grands honneurs au président de Nangasaki : l’amiral séjourna quelque temps dans ce port, attendant une occasion pour rentrer à Batavia.

Un jour, un domestique du président, qui savait le hollandais, surprit la vérité dans une conversation qu’il entendit. Le gouverneur japonais, instruit par lui, en informa l’empereur : celui-ci, furieux d’avoir été mystifié et surtout de voir les projets que tramaient les Hollandais, ne parlait de rien moins que de les jeter à la mer, eux et leurs marchandises, et de rompre à l’avenir toute espèce de relations, si on ne lui livrait immédiatement le traître et l’espion. Entre temps, l’amiral avait regagné Batavia. La nouvelle des menaces de l’empereur du Japon faillit y faire éclater une révolution. Le conseil des marchands prétendait obliger le général à céder à ces menaces et à renvoyer le pauvre amiral. Ce dernier se défendait de son mieux, alléguant qu’il ne relevait pas de la Compagnie. Enfin, voyant que la sédition ne se calmait pas, il conçut un dessein hardi. Il se déclara prêt à retourner au Japon, pourvu qu’on lui donnât deux vaisseaux magnifiquement équipés et une suite considérable, enfin tout ce qu’il fallait pour jouer un personnage important. On lui accorda ce qu’il demandait, et il revint en cet équipage au Japon. Il se fit conduire, en arrivant, à la cour. L’apparat avec lequel il se présenta, le train qui l’accompagnait, ne laissèrent pas de faire impression et de confirmer l’assurance qu’il donnait d’être réellement un personnage considérable de son pays, obligé de s’expatrier pour une affaire d’honneur. Amené en présence de l’empereur, bien qu’il eût déjà commencé à apprendre le japonais, il demanda encore huit mois pour l’étudier. Il affirmait qu’il le parlerait alors couramment et arriverait à se justifier du crime dont il était accusé. Sa bonne mine, son habileté, ses largesses aux principaux personnages de la cour, lui firent obtenir la grâce qu’il sollicitait. Il profita si bien de ce répit, que le souverain changea complètement de sentiments à son égard. La fable inventée par lui fut tenue pour vraie, et le malheureux Japonais, coupable d’avoir divulgué la vérité, fut exécuté.

L’amiral comblé de présents put retourner en Hollande ; son premier soin, dès en arrivant, fut d’intenter un procès à la Compagnie, pour la violence qu’on lui avait faite en le renvoyant au Japon au péril de ses jours. Il obtint des dommages et intérêts très-considérables.

En sortant de Nangasaki, on ne tarde pas à entrer dans la Mer Intérieure, par le détroit de Simonozaki. Le coup d’œil est féerique. Le bateau à vapeur circule à travers un archipel de petites îles, où, pour le plus grand charme de la vue, les rochers se mêlent à une végétation presque tropicale, venant baigner jusque dans la mer. Celle-ci pénètre par de nombreuses criques dans les terres, qui, à leur tour, poussent dans l’eau des caps de toute forme. Le bateau, pour suivre ce dédale, est obligé à tout instant de changer de direction, et chaque île remplit, pour ainsi dire, le rôle d’un verre dans une lanterne magique ; tout à l’heure elle formait fond de tableau ; dix minutes après, elle est dépassée, rentrée dans la boîte, et c’est le verre suivant qui déroule aux regards des spectateurs une petite baie, quelques jonques de pêcheurs, avec un village dans le fond. Le tableau change ainsi à chaque instant pendant plusieurs heures. On passe parfois à quelques encablures seulement de terre.

Kobé, autrement dit Hiogo, au centre de la Mer Intérieure, nous retint trois jours. Une magnifique cascade y sert de but de promenade ; il y a tout autour des établissements pour prendre le thé, au milieu de pittoresques jardins.

Contrairement à leurs voisins de Chine, les Japonais sont la propreté même. Tout le monde connaît maintenant, grâce à la dernière Exposition, leurs maisons de bois qui ressemblent aux petits chalets en miniature qu’on vend aux touristes en Suisse. Ces habitations sont presque toujours neuves, car l’incendie ne leur laisse pas le temps de vieillir ; mais les tremblements de terre, si fréquents dans ce pays, rendent impossibles et même dangereuses les maisons de pierre. De Kobé, nous fûmes en deux jours à Yokohama, établissement européen à l’entrée de la rade de Yeddo.

Tokio, anciennement Yeddo, capitale du Japon, compte de douze à quinze cent mille habitants. Au centre, s’élève le Scho-dji-rho, ou palais du Micado. Tout autour s’étend le quartier des yas-kis, hôtels des anciens daïmios ou seigneurs féodaux. Ces palais sont aujourd’hui abandonnés, et les rues ne voient plus passer les brillants cortèges qui venaient les animer, il y a vingt ans encore.

Avant 1868, le Japon était, en effet, un pays féodal avec dix-huit grands feudataires ou principaux daïmios, soixante ou soixante-cinq seigneurs, moins considérables, et au-dessous d’eux deux cent cinquante autres encore. Cet ensemble constituait une aristocratie qui avait ses armoiries, ses châteaux, ses hommes d’armes, ses pages et ses gentilshommes. La noblesse seule avait le droit de faire ferrer ses chevaux : le commun des mortels remplaçait la ferrure par une sorte de chausson de paille retenu autour du paturon par des tresses de même matière.

La dignité de daïmios a été abolie en 1868. À cette époque, quelques-uns des plus puissants du Sud, parmi lesquels le prince de Satzouma était le plus considérable, se liguèrent contre l’autorité du Taïcoun, principal daïmio et maître effectif du pays où son autorité s’était substituée à celle de l’Empereur. Pendant longtemps l’Europe, regardant ce premier des vassaux comme le véritable souverain, traitait avec lui, et lui-même n’avait ouvert au commerce étranger que les ports qu’il possédait en propre ; or, ce n’était, en réalité, qu’une sorte de maire du palais, dignité que se transmettaient, avec tous leurs autres biens, les héritiers de la puissante famille To-koun-gawa, descendant du grand Taï-ko-sama, le fondateur de cette domination. Les Taïcouns gouvernaient à la place du Micado, l’Empereur véritable, qui résidait, dans une complète inaction, à Kioto, et dont les parents les plus proches étaient placés dans des bonzeries et pourvus de riches bénéfices.

Le dernier Taïcoun, avec l’aide des daïmios du Nord, serait cependant parvenu à maintenir son autorité, si ses adversaires n’avaient trouvé moyen de mettre le Micado dans leurs intérêts. La négociation fut conduite par un ambitieux cougaie, nom qui désignait les seigneurs de l’entourage particulier du Micado. Cette noblesse, à la différence de celle formée par les daïmios, ne possédait pas de terres et n’avait par conséquent aucune influence ; mais on servait aux chefs de ces anciennes familles des revenus qui leur permettaient de soutenir le luxe d’une cour assez fastueuse et tout à fait oisive. Ils recevaient de grands honneurs et étaient entourés de nombreux domestiques. Les Taïcouns les entretenaient comme des hochets autour des Micados et les maintenaient à dessein dans l’ignorance la plus absolue et l’éloignement le plus complet des affaires.

Une fois l’autorité du Taïcoun détruite, le Micado, remis en possession d’un pouvoir plus effectif, établit le siège de son gouvernement à Yeddo, qui prit alors le nom de Tokio ; la révolution fut consommée par l’abandon de la plupart des anciennes coutumes et l’adoption en principe de la civilisation européenne. On supprima la puissance des daïmios, mais plusieurs d’entre eux firent partie du nouveau gouvernement et conservèrent leur situation sous un autre nom. Les autres perdirent presque toute leur fortune, mais ils n’eurent plus à entretenir les armées de samouraïs et de koskaïs qui autrefois vivaient aux frais de leurs maisons ; s’ils ont beaucoup perdu de leur importance, leur bien-être et leur confortable n’en sont en rien diminués. D’ailleurs, tous ceux de la classe dépossédée, daïmios ou samouraïs, qui avaient un peu l’esprit d’intrigue, sont entrés dans le nouveau personnel gouvernemental, où ils trouvent de nombreux moyens débattre monnaie ; l’héritier des To-koun-gawa lui-même vit, en simple particulier, à Yeddo, d’une modeste pension.

Yeddo occupe une superficie à peu près égale à celle de Paris et renferme de vastes parcs avec de beaux ombrages, au milieu desquels s’élèvent des temples, constructions légères dont la laque forme le principal ornement. Le sol, les murs, les colonnes qui soutiennent, le plafond, les dieux, les autels, les vases, les chandeliers, les brûle-parfums, tout est laqué. Ce vernis rouge, noir ou doré, recouvre tout au Japon. Ces jardins sont également semés de petites maisons de thés, tenues par de jolies Japonaises, qui vous invitent avec la plus gracieuse insistance à leur donner la préférence, quand on passe à leur portée.

Rien n’est attrayant comme ces petites fées, dans leur élégant costume aux larges manches tombantes, d’où s’échappent de jolis bras blancs. Les magnifiques robes et ceintures brodées que nous admirons en Europe, ne sont portées que par les chanteuses et les danseuses. Les autres femmes s’habillent d’étoffes unies ou à très-petits dessins, et le plus souvent de couleur foncée. Il n’y a que les revers croisés sur la poitrine qui soient plus voyants. Leurs robes traînantes sont relevées avec une ceinture large de vingt-cinq centimètres et doublée d’étoffe roide, dans laquelle elles emprisonnent leur petite taille ronde. Tous leurs vêtements, ceux de dessous comme ceux de dessus, ont la même forme. Ces robes sont fendues du haut en bas et seulement très-croisées, sans être retenues autrement que par la ceinture ; il en résulte que, par un grand vent, elles s’entr’ouvrent quelquefois, et lorsqu’elles laissent apercevoir un petit pied, on n’en est pas réduit à deviner que la jambe est jolie. Quelques-unes ajoutent à leur débit de thé un tir à l’arc ou quelque autre petit trafic, mais rarement celui de leurs charmes.

Autant les Chinoises sont roides et gauches dans leur tournure, autant les Japonaises paraissent élégantes et souples dans tous leurs mouvements ; mais la plus grande ne dépasse guère quatre pieds de haut : ce sont de vrais petits bijoux d’étagère. Malheureusement les femmes mariées ont la déplorable habitude de se laquer les dents en noir et de se raser les sourcils. Elles sortent aussi beaucoup plus que les Chinoises, et on les rencontre à chaque pas dans les rues, par petits groupes de deux ou trois amies, courant les boutiques. Elles forment la majorité du public des théâtres, tandis qu’en Chine elles n’y constituent que la minorité. Les Japonaises ne se fatiguent jamais de la longueur des représentations, qui durent du matin au soir. Elles y remplissent les loges et les petites cases du parterre, formées par de minces divisions sur lesquelles les garçons de service courent incessamment, comme de vrais équilibristes, leur plateau de rafraîchissements à la main en guise de balancier.

À Yeddo, les rues sont très-larges et très-propres, un sable fin y tient lieu de pavé. Avant l’arrivée des Européens, les voitures étaient presque inconnues, et tous les transports se faisaient à dos d’homme ou de cheval. La grande route du To-kaïdo elle-même, qui traverse le Japon dans toute sa longueur, franchissait la plupart des pentes à l’aide d’escaliers, que les chevaux étaient habitués à gravir.

Les maisons n’ont, au plus, qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Les plus belles boutiques ne possèdent pas de devanture.

De Yeddo, je revins à Osaka, port principal de la Mer Intérieure, grande et belle ville très-régulière. Les rues y sont toutes percées à angle droit, comme dans les cités de la nouvelle Amérique. Osaka est du reste une ville relativement moderne, qui a été construite tout d’une pièce, sous le règne du grand Taï-ko-sama, le fondateur de la dynastie des Taïcouns ou Siogouns.

Quand on a admiré le château, qu’on est monté dans une tour à sept étages, construite dans le goût chinois et la plus haute de tout l’empire, lorsque enfin on a visité quelques temples, Osaka n’a plus de mystères pour le touriste.

En allant voir un négociant français, M. Real des Perrières, à qui j’avais été recommandé, je trouvai chez lui un ingénieur, M. Mouchez, notre compatriote, employé par le gouvernement japonais à l’exploitation d’une mine d’or et d’argent, à Ikouno, dans les montagnes de l’intérieur. Ces messieurs devaient partir le lendemain pour cet établissement ; ils me proposèrent de les accompagner, et je n’eus garde de refuser cette occasion unique qui m’était offerte de pénétrer au cœur du Japon ; nous revînmes donc par mer à Kobé. Il n’y a que cent dix kilomètres de cette ville aux mines. Nous devions les parcourir en trois jours.

Notre caravane se composait de quatre djinrikichas, ou petits cabriolets à bras, destinés à chacun de nous trois et à un interprète japonais, le seigneur Kataoka. C’était un jeune homme fort élégant, avec ses bottines, son chapeau mou de feutre gris, ses épais cheveux noirs courts et hérissés et son pardessus noisette recouvrant un costume entièrement japonais. Il était convaincu d’être mis comme le Parisien le plus accompli, et avec cela il ne doutait de rien. Sa présence ne contribua pas peu à l’agrément de notre voyage. Il était heureux comme un roi de tirer quelques grives que nous rencontrions sur la route, et qu’il manquait régulièrement. Kataoka devait remplir les fonctions de courrier en s’occupant de nos moyens de transport et de notre logement dans les hôtels ; il était aussi chargé de nous procurer des nidzogos pour traîner nos petites voitures. C’est ainsi qu’on appelle les hommes qui font ce service et qui portent les palanquins. Nidzogo signifie mot à mot pied d’homme ; on leur donne ce nom parce qu’ils remplacent les pieds des personnes qu’ils portent.

Notre première étape fut Acachi, jolie ville de vingt à vingt-cinq mille habitants. L’hôtel où nous descendîmes se composait d’une enfilade de pièces, séparées par de petites cours carrées plantées de trois ou quatre arbres, camélias, pins ou palmiers, tous taillés et entremêlés de petits monuments en pierre. Chaque appartement comprend deux chambres avec salle de bain [1] et autres dépendances. Tout cela est fort propre, élégant même ; de petites peintures sur les murs, mais de meubles pas l’ombre. On est donc fort embarrassé quand on n’a pas, comme les indigènes, l’habitude de s’asseoir sur les talons.

Le plancher est partout recouvert de nattes très-fines : pour dormir, on s’étend dessus en s’enveloppant d’épaisses couvertures ouatées qu’on nomme phétons ; pendant le jour on les roule et on les serre dans un placard ménagé à cet effet dans la paroi du mur et dissimulé par une porte à coulisse. Ces couvertures présentent une particularité assez singulière : elles sont taillées en forme de robe de chambre avec manches, de sorte que si, pendant le sommeil, il survient quelque alerte, un incendie ou un tremblement de terre par exemple, on trouve dans la couverture un vêtement prêt, avec lequel tout bon Japonais peut très-convenablement affronter le froid de la nuit.

Le dîner nous fut servi sur des tables laquées, hautes de dix centimètres, par deux jolies petites Japonaises, qui ne nous présentaient nos assiettes qu’à genoux. Chaque hôtel possède ainsi pour servir les voyageurs deux ou trois jeunes personnes au regard avenant et des plus accortes. Elles portent comme insigne professionnel une large ceinture de crêpe rouge par-dessus leur petite robe. Cet ornement est breveté comme autrefois la ceinture dorée chez nous, mais pas plus au Japon qu’en France avec garantie du gouvernement, et je crois qu’on pourrait aussi appliquer à l’autre hémisphère notre proverbe : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture rouge ou dorée. »

Kataoka dîna avec nous de fort bon appétit. Avant de nous rouler dans nos phétons, nous fîmes une partie de whist. Kataoka nous considérait d’un air entendu. « Savez-vous jouer ? lui demanda l’un de nous. — Un peu, répondit-il, mais pas très-bien. » On lui montre un trois de cœur ; il le prend pour un valet de carreau. La plupart des Japonais ont la même confiance en eux que Kataoka, ce qui les pousse à se lancer dans des entreprises quelquefois au-dessus de leurs forces. Ils ne les mènent pas souvent à bonne fin, mais cet esprit d’audace n’en produit pas moins des résultats avantageux à la transformation de leur pays.

Le lendemain, à six heures et demie, Kataoka nous réveilla, et nous remontâmes dans nos djinrikichas. Nous abandonnâmes la mer que nous avions longée la veille sur une route bordée de bois de pins, et nous nous enfonçâmes dans l’intérieur des terres. La campagne que nous traversions est extrêmement riche et bien cultivée ; les villages s’y touchent les uns les autres. Après la récolte de riz, dont le produit revient presque tout entier au gouvernement, qui lors de la dernière révolution s’est substitué aux seigneurs féodaux, le paysan peut, sur le même terrain, obtenir encore une et quelquefois deux récoltes ; cela suffit à faire vivre une population agricole nombreuse, mais trèssobre, il faut le dire. La misère semble inconnue à ces braves gens qui ont si peu de besoins.

L’hôtel où nous déjeunâmes, à Kakougaraa, ressemblait à celui d’Acachi. Cependant, pour avoir la clientèle des nombreux voyageurs européens que la mine d’Ikouno attire dans le pays, on y a fait les frais d’une table et de deux bancs. Nous eûmes donc le plaisir de manger assis, ce qui est incontestablement très-favorable à la digestion.

Imedgi, où nous devions passer la nuit, était, avant le 93 japonais, la résidence d’un seigneur important ; la tour de son château domine encore la ville au fond de la vallée. Les rues sont larges et spacieuses ; c’est une place de commerce importante, qui compte environ trente mille âmes. La principale industrie consiste dans la fabrication des cuirs maroquinés et leur imitation avec le papier. On en fait des coffrets, des meubles, des blagues à tabac. Tout cela est fort joli, mais horriblement cher.

De retour à l’hôtel, j’allai, avant de dîner, faire un petit tour aux cuisines. Le fourneau en brique occupe le milieu de la pièce, comme dans les laboratoires de nos grands restaurants.

Il y a tout autour plus de femmes que dans les cuisines chinoises, où l’on n’emploie guère que des hommes. Les plats japonais ressemblent beaucoup à ceux des Chinois. Nous vivions, du reste, à l’européenne et étions suivis d’un maître queux fort expert. Il nous donna à goûter d’une sauce indigène très-appréciable, appelée choïa, et qui sert à assaisonner différents mets ; elle rappelle certaines sauces anglaises et faisait très-bien surtout avec un poisson fendu par le milieu, simplement grillé sur des charbons ardents et saupoudré de gros sel.

Les cuisinières attisent le feu avec deux bâtonnets de fer d’un mètre de long, qui remplacent les pincettes et qu’elles manient fort adroitement de leurs mains mignonnes. Les bâtonnets tiennent lieu de fourchettes, de cuillers, etc., etc. On les emploie à tout, même à écumer le pot-au-feu. Il va sans dire qu’on ne les tient pas, un dans chaque main, comme on le croit généralement en France, mais bien tous les deux dans la même, de telle sorte que leurs extrémités appuyant l’une contre l’autre forment pince.

À notre troisième journée de marche, nous devions pénétrer dans les montagnes et abandonner nos djinrikichas pour un autre mode de transport. Kataoka nous avait retenu des norimons, la veille, au gouvernement. Ces palanquins japonais se composent d’une boîte carrée de soixante centimètres de large sur quatre-vingts de long et autant de haut, suspendue à un bambou que deux ou quatre hommes placent sur leurs épaules. Il faut être Japonais et avoir acquis dès l’enfance une souplesse toute spéciale pour arriver à tenir dans ces instruments de supplice. La cage illustrée par le cardinal de la Ballue était certainement plus spacieuse, sans quoi il n’eût pu supporter aussi longtemps qu’il le fit une semblable torture. Cet appareil, réduit à sa plus simple expression, se compose d’un petit rond de rotin, grand comme un plat et fixé par deux montants à quatre-vingts centimètres au-dessous d’un bambou horizontal. Ces singes de Japonais trouvent moyen de s’installer et de voyager sur ce perchoir d’écureuil.

Nos porteurs ne vont pas vite, et si je ne peux tenir dans mon équipage, il me sera du moins possible de faire une partie de la route à pied sans être trop en retard.

Mes compagnons de voyage s’installent tant bien que mal dans les leurs, et Kataoka parvient à se pelotonner dans sa boîte de façon à s’y trouver parfaitement à l’aise. Il a même de la place de reste, et me fait de profonds saluts quand je passe auprès de lui.

À une montée, las de tirer la jambe, j’essaye enfin de m’introduire dans ma norimon. Au bout de quelques instants, le tassement se fait, et j’y puis demeurer sans trop de fatigue.

Grâce à Kataoka, de nouveaux porteurs sont prêts, et nous attendent à chaque relais, c’est-à-dire tous les dix ou douze kilomètres.

Nous arrivons ainsi à Iokata, où l’on doit faire halte pour déjeuner. Élégant hôtel, jolies ferrures ciselées reliant les poutrelles de l’établissement ; gracieuses moussemés [2], grands honneurs rendus à Kataoka, qui est, paraît-il, le rejeton d’une famille distinguée du pays.

Après le déjeuner, M. Mouchez a l’amabilité de m’offrir sa norimon particulière, un peu plus vaste et plus confortable que celles de louage.

La route à partir de Iokata est des plus pittoresques. Elle suit le fond d’un ravin dont les pentes sont couvertes d’arbres verts et qui s’élargit de temps en temps, laissant alors apercevoir des champs merveilleusement travaillés, avec le soin que savent y apporter ces Japonais, pour qui toute culture est un jardinage.

On étonnerait bien les laboureurs français en leur apprenant que là le blé se cultive comme les radis, et que chaque tige est plantée et repiquée avec plus d’amour que nos maraîchers n’en mettent à soigner leurs laitues.

L’arrosage qu’on leur prodigue est malheureusement pour les nez européens un des défauts de ce joli pays. Il répand une odeur sui generis qui gâte les plus beaux points de vue.

À huit heures du soir, nous atteignons Ikouno : là, je reçois le plus gracieux accueil de madame Mouchez, dont le charme contraste avec la sévérité de ce séjour.

Je fais grâce au lecteur de la description technique de la mine. Il suffira de savoir qu’elle rapporte, bon an mal an, au gouvernement japonais huit millions en lingots d’or et en cuivre.

Ikouno est situé au sommet de la chaîne de montagnes qui sépare la mer de Chine de la Mer Intérieure. Aussi y fait-il très-froid.

On me mena visiter une cascade très-pittoresque en été, et qui n’était, quand je la vis, qu’un bloc de glace. Néanmoins, le sol du Japon est si privilégié que tout autour de ces glaces poussaient des bambous et des camélias. Au nord, aussi bien que sur le flanc de la montagne exposé au midi, c’étaient des forêts d’azalées roses et blanches. Les bourgeons commençaient à poindre. Les sommets les plus élevés ont environ mille mètres de haut, et la maison que nous occupions était à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Dans une des promenades que je fis aux environs, je rencontrai un chasseur du pays qui, le fusil sur l’épaule et la mèche allumée, n’attendait que le gibier. Je lui demandai de nous montrer son fusil. — Voulez-vous le vendre ? lui dis-je. — Oui. — Combien ? — Trente-deux francs. — Marché conclu !

Pour décharger son arme avant de me la remettre, il en appuya la petite crosse à sa joue, il poussa un ressort, la mèche s’abattit dans le bassinet, et le projectile alla se loger à quarante pas de là, dans un arbre gros comme le bras. Mon bonhomme chassait le faisan à balles et ne devait pas être maladroit pour arriver à pourvoir ainsi son garde-manger.

Le lendemain, le bruit de mon acquisition s’étant répandu, on venait m’offrir des fusils, de quoi armer toute une compagnie. Quelques-uns étaient plus beaux que le mien, mais ils n’avaient pas pour moi le mérite d’originalité de ma première trouvaille.

La maison du directeur japonais de la mine, M. Asakoura ou Asakoura-San, comme on dit au Japon, est très-élégante et remplie de ces bibelots, vases, étagères, boules de cristal, dont le plus élevé n’a pas un mètre de haut. De belles peaux de tigre cachent en partie les nattes, qui pourtant sont de la plus grande finesse.

Pendant que nous causons, madame Asakoura vient nous offrir une tasse de thé. Servir le thé aux étrangers est une des trois seules choses que sache faire une Japonaise de qualité. Ses deux autres talents consistent à danser et à chanter en s’accompagnant sur le samichen, espèce de guitare à trois cordes. Quelques femmes, dont l’éducation est très-soignée, jouent, en outre, d’une sorte de harpe appelée koto, ou encore d’un petit tambourin. Là se borne toute leur science. Ce ne sont donc pas des bas-bleus, et pourtant elles seraient parfaitement incapables de recoudre les boutons des vêtements de leurs maris, si les boutons étaient connus au Japon.

Je profitai, pour partir, d’un convoi escortant 120,000 francs en lingots, que la mine envoyait à Osaka, où les Japonais ont établi leur hôtel des monnaies.

D’Osaka, j’allai visiter Kioto, où un Français, qui est à la tête d’une école japonaise, M. Dury, m’offrait l’hospitalité. Son établissement est installé dans un temple, en compagnie des bonzes, qui en occupent encore une partie, mais où l’appartement de l’abbé lui est réservé ; son salon se distingue par le luxe des boiseries, des panneaux couverts de dessins sur fond d’or, des laques et des ornements de bronze, ce qui en fait une pièce des plus élégantes. Les temples sont, avec l’ancien palais du Micado, ce qu’il y a de plus remarquable à Kioto. Le premier que j’ai visité porte le nom de Chioïn. Le supérieur des bonzes qui y résident doit toujours être un Mia ou proche parent du Micado ; aussi son logement est-il digne de cette haute parenté. Il communique avec le temple par une galerie couverte en bois, semblable aux cloîtres de nos anciennes abbayes. L’édifice se compose de plusieurs salles, dont la principale a deux cents mètres carrés de superficie. Le plafond à compartiments repose sur des colonnes de bois poli et laqué.

C’est dans ce temple que se trouvent les appartements du fameux Tai-ko-sama, dont nous avons parlé plus haut, et qui vivait il y a un peu plus de deux cents ans. On montre la baignoire dont il se servait, sa chambre à coucher, la pièce où il recevait ses officiers, etc. Le jardin, encore tel qu’il était au temps du grand Tai-koun, est orné de petits ponts en pierre, de cascades, d’arbres taillés et de bassins où nagent des poissons rouges d’un pied de long.

Dans un temple des environs, on me raconta qu’à l’époque de la fête, qui a lieu au mois de juillet, on couvre le sommet d’une montagne voisine de bandes de soie blanche, pour simuler l’aspect de la neige.

Je fis aussi, à douze kilomètres de Kioto, l’excursion du lac de Biva, qui tire son nom d’une espèce de guitare dont il offre la forme. C’est un lac qui se respecte : montagnes obligées tout autour, beaux arbres qui se reflètent dans ses eaux, quelques temples épars çà et là (en Suisse, ce seraient des chalets) ; enfin le programme est rempli, et le voyageur n’a pas à se plaindre que la nature ne tienne pas les promesses de ceux qui lui ont conseillé l’excursion ; il y a même un hôtel avec de nombreux cabinets de société, à l’instar de tous les schweizerhofs.

De retour à Kioto, je recommençai mes visites dans les temples ; j’allai voir, entre autres, celui des trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois idoles. S’il n’en possède pas ce nombre exact, il en approche beaucoup : parmi ces idoles, il y en a plus de cent qui sont de grandeur naturelle, en bois doré, ayant chacune quatre ou cinq têtes et huit ou dix bras.

En parcourant le quartier des maisons de thé, je vis deux jeunes gens qui venaient de terminer un joyeux festin dans une salle donnant sur une pièce d’eau ; ils achevaient cette partie fine par une promenade en bateau, avec des chanteuses ou guechas, qui s’accompagnaient sur le samichen et le tambourin.

Kioto est le Lyon du Japon pour la fabrication des soieries, mais, depuis la chute des daïmios, cette industrie, qui vivait de leur luxe, est bien tombée. Les draps, les cotonnades étrangères et surtout anglaises, tendent de plus en plus à se substituer aux soieries indigènes. Ce n’est pas sans l’arrière-pensée d’écouler leurs produits que les Anglais poussent les Japonais à renoncer à leur costume national, au grand détriment du pittoresque. Ils leur persuadent également qu’un peuple qui ne mange pas de beefsteaks ne saurait occuper qu’un rang très-inférieur dans l’échelle de l’humanité, ils les engagent à créer des établissements pour l’élève des bêtes à cornes et s’en font nommer directeurs avec de gros appointements.

Les fabricants de soie de Kioto forment une véritable corporation, semblable à celles qui fleurissaient autrefois en France. Le nombre des patrons et des ouvriers est limité, La corporation a sa maison où les membres se réunissent ; elle est ornée de pièces de soie tissées en présence des grands personnages ses protecteurs, qui ont visité les fabriques. On y fait reproduire dans le tissu, en leur présence, quelques caractères tracés par leur auguste pinceau, de même que chez nous, lorsqu’un prince visitait une manufacture et qu’il mettait sa main à une pièce d’étoffe, elle se déroulait aussitôt du métier avec son nom ou son portrait.

Quoi qu’il en soit, les règlements qui sont censés protéger la corporation, ont eu au Japon, comme en Europe, le résultat de rendre stationnaire la fabrication de la soie ; l’industrie japonaise ne pourra lutter avec la nôtre que lorsqu’elle se sera retrempée clans le système de la libre concurrence, quitte à revenir à la réglementation, quand les abus, dont le temps se sert pour saper toutes les institutions, auront rendu nécessaire un nouveau changement.

Kioto est un des points où l’on trouve à acheter le plus de bibelots et de curiosités. Les Cougais, presque réduits à la mendicité par la révolution de 1868, se défont, pour vivre, de tous leurs costumes, armes et objets d’art. Mais on éprouve un certain serrement de cœur à aller faire le juif chez ces victimes toujours intéressantes de la politique.

  1. Les baignoires sont de petits tonneaux verticaux où l’on se tient debout.
  2. Demoiselles.