Chincholle - Les Survivants de la Commune/Chapitre V

L. Boulanger. Éditeur (p. 251-303).

QUATRIÈME SÉRIE

LES SECTAIRES
DE LA COMMUNE

ALLEMANE

Le typographe Allemane est un homme de quarante-deux ans, au teint brun et bilieux, aux cheveux abondants, ébouriffés, tout noirs, aux longues moustaches se confondant avec la barbiche. Il à vraiment une tête d’illuminé. Le geste et la parole sont emphatiques. Il y en a qui l’appellent l’homme aux cinq kilos de fer, parce que, dans de nombreuses réunions publiques, il s’est écrié en se frappant la cuisse droite :

— Voyez cette jambe, citoyens, elle a porté cinq kilos de fer pour la défense de la liberté !

Allemane est né à Sauveterre (Haute-Garonne) en 1842.

Pendant le siège de Paris, il se fit remarquer par la violence de ses discours dans les clubs du Ve arrondissement où il habitait. Sous la Commune, il remplit les fonctions de délégué à la mairie de cet arrondissement, fonctions pour lesquelles il fut condamné, le 22 septembre 1871, à la déportation.

Quand on a porté cinq kilos de fer pour la défense de la liberté, c’est bien le moins qu’on essaie de reconquérir la sienne. Allemane s’évada en compagnie de Trinquet. Arrêté de nouveau, il fut condamné à cinq ans de double chaîne.

À son retour de la Nouvelle, il se maria et reprit son ancien métier de typo, tout en écrivant dans le Prolétaire des articles intitulés : « Ces bonnes Compagnies de chemins de fer ! — La Torture au bagne, etc. »

En août 1881, il posa sa candidature aux élections législatives du 11e arrondissement, mais en vain.

Quatre mois après, il servit de témoin avec Digeon au citoyen Fournière quand celui-ci voulut se battre en duel avec Massard, du Citoyen.

En 1882, il fut délégué aux congrès ouvriers de Saint-Étienne et de Roanne.

Il est membre du comité national du parti ouvrier qui a sous sa dépendance 350 chambres syndicales ouvrières et cercles d’études sociales.

Comme Louise Michel, le citoyen Allemane est poète à ses moments perdus. Pendant sa détention à l’île de Nouméa, il a composé dans sa cellule une pièce de vers intitulée : Les Transportés, qui se chante sur l’air des Sapins.

En voici les deux premiers vers :

Vaste Océan, tes vagues écumantes
Ont vu passer ces soldats d’avenir.

La chose a pour refrain :

Si la Patrie est enchaînée,
Par eux qu’elle-soit délivrée.
Par eux que la France chérie
Retrouve l’énergie
Et soit regénérée.

Allemane n’a jamais cessé de prendre une grande part au mouvement révolutionnaire.

Il fut de ceux qu’on arrêta en mars 1883, au lendemain de la fameuse manifestation de l’Esplanade des Invalides.

Son journal le Prolétaire, dans une seconde édition, annonça ainsi son arrestation :

Le citoyen Allemane, membre du Comité national et rédacteur du journal le Prolétaire, et le citoyen Bestetti membre du Cercle des travailleurs du Ve arrondissement, ont été arrêtés vendredi matin à 6 heures.

On ne sait encore aujourd’hui dimanche, à sept heures du matin, le motif de ces arrestations d’autant

<noinclud>
</noinclude> plus extraordinaires que nos camarades du Parti ouvrier n’ont assisté à aucune des manifestations dernières.

Leurs familles n’ont pu communiquer avec eux.

C’est le Vendredi matin, 16 mars, à six heures, que le commissaire de police du quartier Ménilmontant s’est présenté, accompagné de deux agents, au domicile d’Allemane, rue du Pressoir, 11.

Allemane, qui travaille à l’imprimerie Schiller et qui fait partie de l’équipe du Voltaire, était rentré à trois heures du matin de son atelier. Il était donc au lit quand le commissaire et les agents frappèrent à la porte de son logement, situé au deuxième étage, au fond du corps de bâtiment.

Madame Allemane vint ouvrir. Le commissaire lui exhiba un mandat d’amener signé de M. Barbette, juge-d’instruction, en lui disant qu’il venait procéder à l’arrestation de son mari. Allemane se leva immédiatement et se mit à la disposition du commissaire de police, en protestant contre son arrestation. Le magistrat fit ensuite une perquisition dans les deux pièces qu’occupe la famille d’Allemane, mais ne trouva aucun papier.

Allemane fut conduit au commissariat, puis au dépôt de la préfecture de police, où il occupe la cellule 106.

Madame Allemane s’est rendue dans la matinée au Dépôt, mais elle n’a pu voir son mari, qui a été i interrogé dans l’après-midi par M. Barbette.

— Je ne puis comprendre, lui dit-il, le motif de mon arrestation, car je n’ai jamais cessé de m’opposer aux manifestations de la rue, et j’ai toujours conseillé le calme dans les réunions où j’ai pris la parole.

Quelques jours après, la police le relâchait.

L’année suivante, le 17 mars 1884, Allemane cessait de conseiller le calme. Il écrivait en effet dans le Prolétaire un virulent article qui se terminait par ces mots, suffisamment explicites :

Que nos toasts enthousiastes rappellent, en même temps que l’héroïsme de nos morts, le devoir étroit qui incombe aux vivants de persévérer dans la voie libératrice. Faisons aussi des vœux afin que désormais les mers, les fleuves et les monts ne soient plus un obstacle à l’union des exploités, et que notre ardent et fraternel appel soit entendu par les travailleurs du monde entier ; car il faut que le 18 Mars devienne la fête universelle, afin que, si l’internationale noire, blanche ou tricolore tentait, une fois encore, de faire reculer la civilisation, les vaillants n’aient cure des frontières et se précipitent, unis et conscients, là où flottera le rouge étendard qui claquait au vent en l’an révolutionnaire 1871.

Et si, après le formidable cri de : « Vive la Commune ! » qui, demain, sortira de tant de poitrines, il en est d’assez osés pour rêver d’hécatombes prolétariennes, nous leur dirons que le peuple a dressé la statistique de ses morts, et que, si leurs coupables agissements soulèvent la tempête, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes de ce qu’il pourra advenir.

À bon entendeur, salut !

Le grand jour, Allemane sera au premier rang. Ce survivant n’a pas désarmé. Pourtant je dois ajouter que son ancien patron, M. Schiller, le considère comme un excellent typo et comme un très honnête homme.

Aujourd’hui Allemane va d’imprimerie en imprimerie, où l’appelle le meilleur ouvrage.

CAMILLE BARRÈRE

Condamné à la déportation pour avoir participé à la Commune, le citoyen Barrère se retira de l’autre côté du Rhin, d’où il envoya des correspondances à la République française, alors suffisamment communarde.

A-t-il changé en même temps que Gambetta ? La vérité est qu’après avoir été nommé secrétaire d’ambassade de 1re classe, il a été délégué à la commission européenne du Danube.

M. Barrère occupe aujourd hui le poste exceptionnellement important de chargé d’affaires de France en Égypte.

Il a été récemment nommé chevalier de la Légion d’honneur pour titres exceptionnels.

La Commune a mené à tout, même à l’opportunisme.

Dr BRICON

Un homme excessivement dangereux, précisément parce qu’il est rangé et travailleur.

On ne l’a jamais vu mêlé aux manifestations publiques, mais c’est son cerveau qui est armé.

Ancien secrétaire de Protot au ministère de la Justice, il est resté, de cœur et d’esprit, fidèle à la Commune.

Comme médecin, il ne veut pas « faire de clientèle. » Il est très riche.

Il se contente de travailler à l’hospice de Bicêtre avec son ami le docteur Bourneville.

Malgré sa fortune, le docteur Bricon ne sera jamais conservateur que d’une seule chose : sa bibliothèque dont il est très fier et qui est d’ailleurs fort importante.

JULES DALOU

Au dire de Maxime Lisbonne, c’est uniquement pour s’être battu comme un héros pendant la Commune que l’éminent sculpteur a été décoré en 83. Lisbonne sera toujours fantaisiste.

DIGEON

Un comique farouche qui, dans toutes les réunions publiques, a la rage de bondir à la tribune et de s’écrier, en brandissant le poing :

— Il faut nous mettre en état d’insurrection !

Généralement on répond : « Oui ! oui ! » Mais jusqu’à ce jour, cela est heureusement resté à l’état platonique.

Séide de Louise Michel, il l’accompagnait partout. C’est lui qui, certain dimanche, salle Lévis, dans un meeting organisé par la grande citoyenne en faveur des femmes, a défini le mariage ordinaire, un esclavage qui a toujours la porte ouverte sur la débauche.

FLOTTE

Il est très aimé dans le parti, le « père Flotte. » Dans sa jeunesse, il était cuisinier. À la chaleur de ses fourneaux, il s’éprit de Blanqui, dont il devint le partisan fidèle.

Il fut condamné avec lui le 15 mai 1848 par la Haute-Cour de Bourges.

Après sa détention, il passa en Amérique où il fonda, à San Francisco, un grand Hôtel-Restaurant qui réussit admirablement.

En 70, il éprouva le besoin de « saluer la République française. » Il céda sa maison de San Francisco à son neveu et revint à Paris. Il y est resté depuis.

Il a raconté lui-même dans une brochure récente le rôle qu’il a joué pendant la Commune. Il s’est alors exclusivement consacré à négocier l’échange de l’archevêque et de ses compagnons de captivité contre Blanqui…

GAUSSERON

« Il fallait un calculateur. Ce fut un danseur qui l’obtint… »

Beaumarchais aura toujours raison.

Gausseron, officier de mobiles pendant le siège, entra, dès les premiers jours de la Commune, dans la magistrature ! Il fut nommé commissaire aux délégations judiciaires !!

Pendez-vous, M. Clément.

Vint la tourmente finale. Il gagna l’Angleterre où il s’établit professeur. Que de métiers divers !

À l’heure qu’il est, M. Gausseron occupe, à Paris, une importante situation dans une des grandes écoles de la Ville.

Il n’est plus terrible que pour les « jeunes élèves ».

GIFFAUT

Un adorable garçon qui est aujourd’hui l’un des principaux rédacteurs du journal l’Intransigeant.

On ne saurait vraiment trouver un jeune homme plus tranquille, plus doux, de meilleure compagnie.

Pendant la Commune, il était employé à la Préfecture de Police, au bureau des Archives, sous les ordres de Jeunesse, qui depuis est mort diabétique.

Giffaut avait la mission de rechercher dans les archives les noms de ceux qui avaient trahi le parti.

À ce titre, il fut un jour l’instrument d’un procès intime éminemment dramatique.

En parcourant des dossiers, il acquit la preuve certaine qu’un des républicains les plus estimés, Joseph Ruault, ami intime de Ranc, n’était qu’un espion politique.

Giffaut était contraint de faire connaître sa découverte.

Quand on lui dit que Ruault avait trahi, Ranc, qui est pourtant l’homme le plus froid du monde, pleura…

Aux derniers jours de mai, l’espion fut conduit rue Haxo avec les otages et fusillé à côté d’eux.

Après la Commune, Giffaut, accusé d’avoir participé à l’incendie de la Préfecture de Police, fut transporté à l’Ile-Nou où sa jeunesse et son air doux lui valurent un bien-être relatif. Au lieu d’être condamné comme les autres à labourer la terre et à nettoyer des écuries, l’ancien employé de la Préfecture fut attaché aux bureaux de l’administration. Il faisait des plans et portait des habits propres.

Ancien élève d’Elisée Reclus, il avait des aptitudes géographiques que les officiers pouvaient utiliser. Ils lui firent faire des travaux topographiques, cartographiques, etc. Ainsi la carte de la colonie a été dressée par l’ancien employé des Archives de la Commune.

GOIX

Ancien transporté de décembre, ancien président de la cour martiale sous la Commune, il est aujourd’hui employé à Bercy, chez un courtier en vins.

Goix est un des membres les moins connus et les plus intelligents du parti blanquiste.

Seulement, c’est plus qu’un ardent. C’est un féroce.

On se souvient que, rue Haxo, un homme, resté inconnu, donnait des ordres à ceux qui allaient fusiller les otages. Cet inconnu était Goix.

Après la fusillade, il vint, du bout de sa botte, compter un à un les cadavres qui devaient être au nombre de quarante-huit.

— Allons, c’est bien, fit-il, il y en a un de plus.

Toujours voué au rouge, Goix est resté l’ami de Louise Michel, des Jules Allix, des Eudes. Il ne demande qu’à présider une nouvelle cour martiale.

GRANGER

Partisan acharné de Blanqui, Granger, qui nous vient de Mortagne, où son père était avoué, essaya, pendant la Commune, de faire évader le créateur de Ni Dieu, ni Maître. Au besoin, il eût attaqué la prison avec des partisans qu’il tâcha de rallier en province.

Ni par la force, ni par l’intrigue, il ne put réussir.

Il n’y a pourtant pas, assure-t-on, de tacticien plus habile que lui.

D’aucuns prétendent qu’il est aujourd’hui le véritable chef des blanquistes.

JACLARD

On se souvient peut-être que, du temps où il n’était encore qu’étudiant en médecine, mais où il était déjà blanquiste, Jaclard fut un des orateurs les plus véhéments du congrès de Liège. Il fut même, après ce congrès, chassé avec Germain Casse, Régnard et Aristide Rey, de la Faculté de Paris.

Un heureux, malgré cela.

Il épousa, à la fin de l’Empire, la fille d’un général russe, une jeune nihiliste réfugiée à Paris.

Pendant le siège, Jaclard, très exalté, ami de Clémenceau, fut nommé adjoint au maire du XVIIIe arrondissement. Colonel de la garde nationale de la Commune, il fut élu chef de légion du XVIIe arrondissement. Les habitants de Montmartre et de Batignolles l’ont vu bien souvent, en avril et en mai de l’année rouge, caracoler, roide et mince, sur son cheval noir, des Ternes à Clignancourt, dans les rares intervalles que lui laissait le service des avant-postes.

Chargé de défendre la barricade très compromise du boulevard Voltaire, il y faillit dix fois mourir. À ses côtés, Vermorel fut tué et Lisbonne blessé. Après l’entrée définitive des troupes, Jatlard s’exila en Russie, où il publia de nombreux articles dans des revues locales.

Cinq ans après, sa position littéraire était faite.

Jaclard occupe aux Batignolles un bel appartement d’où il continue à envoyer en Russie des correspondances sur le mouvement parisien.

Fidèle à ses anciens amis, il assistait au mariage de Fortin et à l’enterrement de Jules Vallès.

JACQUOT

Ancien élève de l’École de Saint-Cyr, ancien officier, Jacquot entra dans le journalisme républicain quelque temps avant le siège. Il devint pendant la Commune un des principaux rédacteurs du Réveil, de Delescluze.

Après avoir été secrétaire de la sage rédaction des Débats, M. Jacquot est aujourd’hui consul quelque part.

LISSAGARAY

Après M. Gambetta, nous avons vu exécuter M. Clémenceau. Le 16 août 1882, c’était le tour de M. Lissagaray. Presque tout le monde y a passé.

La guillotine était dressée rue Saint-Antoine, salle Rivoli, sur l’estrade où d’habitude on se contente d’exécuter les Volontaires de Métra.

Deux mille personnes dans un rectangle où douze cents seraient serrées.

Le crime reproché à l’accusé était « de n’avoir pas assez fait pour le parti ouvrier et de l’avoir, en tant que journaliste, sacrifié aux intérêts de son journal ».

Au fond, c’était absolument idiot.

En tant que directeur responsable, M. Lissagaray avait voulu que son journal, la Bataille, eût tout ce qui fait vivre un journal : Des feuilletons, des faits divers, des comptes-rendus judiciaires.

Les ouvriers qu’il avait pris pour collaborateurs voulaient au contraire qu’il ne publiât que des tartines socialistes.

On n’abandonne pas plus autoritairement un journal, c’est-à-dire une valeur commerciale, à l’indifférence publique.

Président du tribunal : L’éternel Joffrin.

Avant l’audition des témoins, un avocat improvisé, le citoyen Crié, se lève :

— Citoyens, dit-il, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous n’allez pas exécuter le citoyen Lissagaray…

Monsieur Lissagaray, crie une voix.

— Monsieur, soit ! Je ne tiens pas aux formules ; je voulais vous dire que vous n’exécuterez pas monsieur ou le citoyen Lissagaray en effigie. Il va venir. Il sera ici à dix heures. Il saura, espérons-le, faire triompher son innocence !

— Oh ! là là ! Nous verrons ! Ce sera difficile. Je demande la parole.

C’est le citoyen Brousse qui dit ce dernier mot. Il tient à manger, en guise de hors-d’œuvre, M. Crié, qui s’est permis d’écrire dans « le journal bourgeois de M. Clémenceau ». Puis il cède la parole au citoyen Labusquière, l’accusateur public qui, pendant une heure et demie, — pas une minute de moins, — va flétrir Monsieur Lissagaray.

Le citoyen Lissagaray, crient les défenseurs de celui-ci.

— Il lui arrivait de m’appeler monsieur. Je peux bien le désigner ainsi.

La salle est très houleuse. Elle se divise en deux camps bien distincts. Les uns voudraient sau ver la victime contre laquelle les autres voudraient s’acharner. C’est toujours, on ne l’ignore pas le parti cruel qui l’emporte.

Toutefois les défenseurs de monsieur ou du citoyen Lissagaray obtiennent qu’une demi-heure après son arrivée, on lui permette de parler.

Il gagne la tribune ; mouvement d’attention, suivi d’un tumulte inénarrable. L’accusé est enrhumé. Il demande un jury d’honneur.

— Plus haut, crient les uns. Nous ne sommes donc pas des gens d’honneur ? beuglent les autres. — Prends du jujube, hurle-t-on au fond de la salle.

L’accusé se démène, s’efforce, crie, proteste. On l’interrompt à chaque phrase, ses amis le défendant moins haut que ne l’incriminent ses ennemis.

Et ainsi jusqu’à une heure et demie du matin, heure à laquelle l’exécuteur Joffrin parvenait seulement à faire tomber le couperet de la guillotine.

À qui le tour ?

Nous devons ajouter que, malgré cette exécution, M. Lissagaray se porte admirablement bien.

À l’heure de l’action, ses adversaires lui pardonneraient ses feuilletons, ses faits-divers, ses comptes-rendus judiciaires et nous le verrions alors à l’un des postes les plus avancés, — et les plus dangereux pour nous, — du parti ouvrier.

LONGUET

Notre confrère qui débuta dans des journaux du quartier latin était, à la fin de l’Empire, l’un des, disciples les plus fervents de Proudhon.

Ses premiers écrits le recommandaient aux socialistes qui le nommèrent membre de la Commune, le 16 avril seulement.

Après les journées de mai, il échappa aux poursuites en se retirant à Londres, où il passa tout le temps de la proscription. Il entra comme professeur au King’s College.

Il est aujourd’hui l’un des principaux rédacteurs de la Justice.

MAÎTRE

Il n’y a pas d’existence plus bizarre que celle de cet ancien sous-officier qui vivait, avant la guerre, en donnant des leçons de mathématiques.

Éclate la Commune. Maître est élu commandant des Enfants du père Duchesne. Après le combat, il se retire en Valachie où il se fait alors professeur d’escrime. L’amnistie lui rouvrit, comme à tous, ce qu’on appelle les portes de la France.

Et voilà maintenant l’ex-commandant, l’ancien professeur d’escrime qui, de nouveau, donne à Paris des leçons de mathématiques.

JEAN MARRAS

Qui l’a vu se souviendra de sa tête de médaille : front découvert, cheveux noirs rejetés en arrière, nez fort, barbiche et moustache noires, yeux de la même couleur, teint d’ascète.

Marras a quarante-six ans. À l’encontre de beaucoup de communistes, il était donc un homme fait quand son ami Andrieux, membre de la Commune, lui confia, à la fin de mars 71, le poste de délégué à la direction du matériel de l’Hôtel de Ville.

Le poste était délicat. Il y avait beaucoup d’argenterie à garder au palais municipal. Avec Pinguy, gouverneur militaire de l’Hôtel de Ville, et Leo Meillet, questeur, Marras s’installa dans les appartements qu’occupait naguère le baron Haussmann.

Pendant les quinze premiers jours, il fit à peu près tout à la Ville. Rien n’était organisé. Marras, qui avait la confiance de la commission exécutive, fut à la fois préfet, maire, chef de plusieurs divisions, caissier, etc.

Ainsi les cartes de membres de la Commune portèrent la signature du délégué au matériel. Plus de trois mille laisser-passer ont été délivrés par lui. Etc.

Après la répression, il se retira en Espagne. Im était à Barcelone quand il apprit par hasard qu’il était déféré au troisième conseil de guerre.

Il écrivit au président qu’il jugeait absolument inutile de faire de la prison préventive, mais que l’on pouvait compter sur sa présence, le jour où elle serait nécessaire.

L’affaire cependant le préoccupait. Il revint à Paris, fit savoir qu’il y était et pria même le conseil de lui envoyer le mandat de comparution chez son frère, domicilié à Montrouge. Il va sans dire que le jour où le président apprenait cette nouvelle, Marras était en lieu sûr. Catulle Mendés, son ami, lui avait offert l’ hospitalité.

Notre charmant confrère, qui reste poète, même quand il est simple chroniqueur, fit mieux. Il accompagna son hôte jusque dans le cabinet du Capitaine instructeur.

L’interrogatoire de Marras fut épique.

L’ancien délégué à la Ville avait par bonheur pour juge d’instruction un lettré, le capitaine Issaley, qui se montra ravi d’avoir devant lui le protégé de plusieurs poètes. Leconte de Lisle lui avait écrit qu’il ne connaissait point d’homme plus honnête que Marras. De même, Théophile Gautier s’était fait un devoir de déclarer qu’il avait pu sortir de Paris avec sa fille grâce à un laisser-passer de Marras « qui en délivrait à quiconque ne partageait point les idées de la Commune. »

Ici une parenthèse : Un seul mot avait alors chiffonné l’ancien rédacteur du Moniteur universel : « Je ne pardonnerai jamais à Marras, répétait souvent Gautier, d’avoir appelé ma fille, sur le laisser-passer : La citoyenne Mendès. »

L’interrogatoire dura quatre heures. Le capitaine Issaley l’agrémenta de citations littéraires. Il y avait une chose qui ne pouvait manquer de plaider en faveur de l’inculpé : Marras avait trouvé à la ville pour 650,000 francs d’argenterie qu’il eut assez de peine à défendre et qu’il parvint à sauver.

Bref le capitaine Issaley rendit une ordonnance de non-lieu qu’il accompagna même de compliments.

Aujourd’hui Marras est un de nos plus laborieux confrères.

Laborieux, parce que délicat et soigneux.

Il lime son style. On lui a même reproché de le limer trop. On lui dit :

— Vous feriez mieux de faire parler vos personnages comme tout le monde.

Il répond :

— Je ne comprends pas. « Tout le monde » n’est pas une unité. « Tout le monde » se compose d’individualités dont chacune a son langage. Ainsi, moi, j’ai ma façon de parler et je serais désolé qu’elle fût celle d’un autre.

La Famille d’Armelles qu’il a fait jouer à l’Odéon est trop près de nous pour que j’insiste sur ce drame qui a été l’objet d’un procès encore pendant.

Aujourd’hui Marras semble avoir renoncé au théâtre pour le roman. Il en a récemment publié un dans le Petit Parisien. Il travaille à un autre.

C’est un persistant qui remplace l’espérance par un courage opiniâtre.

OLIVIER PAIN

On a raconté qu’un des nôtres, un journaliste, parti comme reporter au Soudan, était devenu généralissime, puis ministre des affaires étrangères auprès du vainqueur des Anglais !

La chose peut paraître singulière à ceux qui ne connaissent pas Olivier Pain. Elle n’a étonné aucun de ses amis. Personne, en effet, n’a le pied plus voyageur, la main plus belliqueuse, l’esprit plus aventureux que notre confrère, qui semble être d’un autre âge. Nul roman n’a l’intérêt de sa vie. Je vais essayer de la raconter.

À la fin de l’Empire, Pain, qui n’avait que vingt-trois ans, sacrifiait, en vrai jeune homme, à la Muse, qu’il essayait parfois de rendre vengeresse. Il détestait l’Empereur, ce qui était fort à la mode chez les tout jeunes gens. En 1869, il allait à Sainte-Pélagie consoler la victime de Napoléon III, Charles Dacosta, que les « tendresses » de l’époque appelaient Coco. C’est dans le vaste couloir de cette prison qu’il connut Rochefort, également privé d’air.

Si Pain se mit à aimer le tombeur de l’Empire, on s’en doute. Il lui voua une réelle adoration que Rochefort, bien que stupéfait, se mit à lui rendre. Le « lanternier » l’attacha à sa fortune et le fit nommer, après le 18 mars, secrétaire général au ministère des affaires étrangères. C’est peut-être depuis ce temps que Pain s’imagine avoir été créé et mis au monde pour réformer la carte de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique.

Au 24 mai, pourtant, il oublia la diplomatie pour prendre un fusil. Les anciens fédérés racontent qu’il n’a cessé de se battre, sur la place du Château-d’Eau, qu’après plusieurs blessures. Vermorel le fit transporter chez deux jeunes filles qui le soignèrent. À peine guéri, Olivier ne pensa qu’à s’évader. Paris n’était point sûr pour lui. Grâce à la protection d’un officier, il se rendit à Rouen où il avait un ami de collège.

Il lui dit :

— Je viens te demander l’hospitalité.

— Y penses-tu ? On te recherche ! Si on allait m’arrêter avec toi ?

Bref, l’ami, fort inquiet, alla demander conseil au commissaire de police. Celui-ci, le soir même, arrêtait l’ancien sectaire de la Commune et le dirigeait vers Paris.

Voilà Pain en prison, puis devant le conseil de guerre. On l’envoya à la Nouvelle-Calédonie, où il se retrouva avec Rochefort.

Là encore, il chercha à s’évader. Rochefort, qui pensait à se sauver avant même de partir, avait emporté dans ce but des fonds de bain, c’est-à-dire des planches de liège. Arrivé là-bas, il les coupa en morceaux, en fit deux ceintures.

— Nous ne pouvons fuir, dit-il à Pain, que par la mer. Comme nous ne savons pas combien de temps nous aurons à nager, il est bon que nous ayons de quoi nous soutenir en cas de besoin.

— Mais je ne sais pas nager du tout, répondit Pain.

— Eh bien ! apprenez.

Là-bas, vu la chaleur, on passait une partie de la journée dans l’eau. On serait mort sans cela. À la fin du mois, Pain nageait comme un poisson Quand la chose fut bien avérée, les deux amis mirent chacun une ceinture et ne reparurent plus à la Nouvelle-Calédonie.

Une barque payée par des amis les attendait à une lieue de leur cantonnement, puis plus loin un vaisseau. Ils parvinrent en Angleterre, d’où ils gagnèrent la Suisse.

Éclata la guerre turco-russe. Pain chercha dans les journaux parisiens une place de correspondant militaire. Menier, qui dirigeait alors le Bien public, s’engagea à publier ses lettres. L’aventurier partit. Il franchit, non sans difficulté, les lignes russes, arriva à Plewna où il gagna la confiance d’Osman-Pacha.

Mais il ne pouvait suffire à l’ancien fédéré d’être journaliste. La guerre l’excita. Il demanda des armes et fit le coup de feu contre les Russes. Entre temps, il servit d’intermédiaire entre le grand-duc qui écrivait en français et Osman-Pacha. Après la défaite des Russes, les Roumains trouvèrent Pain vêtu en artilleur turc. Vainement il arrache ses boutons. Ils le prennent quand même, l’emmènent par un froid atroce et lui font faire quatre cents lieues en charrette. On le conduit sur les bords du Volga, à Sizerane. On l’enferme dans une prison où deux Russes le gardent à vue.

Un jour, Rochefort recoit du père de Pain une lettre désolée. Son fils venait de lui écrire : « Mon procès va être instruit. On me dit que je suis sûr d’être fusillé. Je t’écris pour que tu saches au moins où et à qui réclamer mon corps. »

Aussitôt Rochefort va trouver le ministre de l’intérieur suisse, M. Héridier, et le chancelier, M. Patru. Il les intéresse au sort de son ami. Le conseil d’État s’émeut et télégraphie au chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg, lui enjoignant de réclamer Pain comme citoyen suisse.

Celui-ci demande une audience à Alexandre II qui répond :

— On ne peut mettre en jugement un journaliste. Il s’est battu contre nous, c’est vrai, mais un reporter emploie les moyens qu’il veut.

Et voilà comment un communard a été mis en liberté par un empereur.

Un mois après, c’était à Genève. Il était minuit. Rochefort dormait. On frappe à coups redoublés à sa porte.

— Qui est là ?

— Mais c’est moi.

Il reconnaît la voix. Il ouvre et voit entrer Pain encore vêtu de son uniforme turc, la tête couverte d’un fez, mais tout déguenillé, sordide.

Vint l’amnistie. L’échappé de la Nouvelle voulut être le premier à recevoir ses anciens amis les déportés. Il alla au-devant d’eux, à Port-Vendres.

Il rentra alors dans le journalisme parisien. Tout à coup éclata la guerre entre l’Angleterre et le Soudan. Il y avait là de nouveaux risques à courir. Pain offrit au Figaro d’aller dans le camp du Maahdi. L’offre était tentante. Le voilà parti, accompagné de M. Henri Rochefort fils, devenu, lui aussi, reporter.

Dès son arrivée dans la Haute-Égypte, Pain se trouva en butte à mille tracasseries que lui firent les autorités anglaises et principalement M. Clifford Lloyd, attaché au ministère de l’intérieur. Ce dernier ne pouvait d’ailleurs voir sans dépit un Français essayer de se rendre dans le camp de l’ennemi de l’Angleterre.

Les reporters, empêchés de passer les lignes, durent revenir au Caire. M. Rochefort fils, rappelé par des engagements militaires, fut contraint de se rendre en Algérie. Pain, resté seul, résolut de faire une deuxième tentative.

Accompagné cette fois d’un drogman, M. Guéry ; et d’une escorte, il gagna les confins du désert, mais là, son escorte, qui avait sans doute reçu des instructions précises et monnayées, voulut l’abandonner. Il protesta. Les Arabes s’élancèrent, le couteau à la main, sur lui et sur le drogman. Sans un excellent fusil que lui avait donné Rochefort, il eût été certainement tué. Il mit en fuite les Arabes, mais par malheur vit mourir à côté de lui son compagnon de route. Gravement atteint lui-même, il dut demander du secours aux subordonnés de M. Clifford Lloyd. Dans leur méfiance, ils le conduisirent à Esneh et le jetèrent dans une prison, où il resta trois jours sans recevoir la moindre nourriture.

Les Anglais croyaient ainsi-avoir eu raison de celui qu’ils traitaient en véritable ennemi. Ils comptaient sans son énergie. Pain n’avait pas eu le courage de tant faire pour ne point accomplir jusqu’au bout la mission choisie.

Après avoir envoyé à son autorité consulaire une plainte longuement motivée contre les agissements anglais, il attendit sa guérison, chercha des guides fidèles et gagna le Kordofan par la route d’El-Arbaïn.

Il envoya en tout deux ou-trois articles au Figaro. Puis on n’entendit plus parler de lui. Il était allé si loin qu’il lui était impossible de communiquer avec la France.

Les mois se passèrent.

Dans une lettre datée du 4 novembre 1884 et qu’ont publiée les journaux anglais, le général Gordon disait : « Plusieurs Européens, parmi les quels un Français, sont attachés au camp du Maahdi et l’aident de leurs conseils. »

Or, d’après les nouvelles qu’on nous communiqua, ce Français n’était autre qu’Olivier Pain qui, paraît-il, s’était donné là-bas pour tâche d’adoucir la situation des prisonniers. Il réalisait ainsi la promesse qu’il faisait à ses amis du Caire :

— Si j’ai accepté, leur disait-il, d’aller chez le Maahdi comme reporter, c’est surtout pour tenter d’obtenir la liberté des malheureux missionnaires et des Européens qui sont prisonniers à El-Obéïd.

Mais les Anglais, qui se sont montrés si sévères à notre égard en racontant nos premières victoires en Chine, tremblaient à la pensée que Pain serait à même de publier ce qu’il pourrait voir à Khartoum. Aussi préférèrent-ils le considérer tout de suite comme un traître. Au commencement de décembre 84, les journaux anglais qui se publient au Caire demandaient que « le plus honteux des supplices : la pendaison » fût infligé à Pain à son retour dans la Haute-Égypte.

Puis, soudain, arrivèrent par voie gouvernementale ces nouvelles : « Olivier Pain est parvenu auprès du Maahdi… Il est général en chef… Il a participé à la prise de Khartoum… Il est ministre des affaires étrangères… »

Ai-je dit qu’il était parti là-bas avec des lettres le recommandant chaleureusement au Maahdi ? Une, entre autres, venait de l’ancien professeur de celui-ci, alors à Paris.

Quel est le degré de vérité des nouvelles en cours ? Tous ceux qui ont recommandé le reporter ont reconnu sa main dans les derniers événements.

L’un d’eux me disait :

— Il s’est passé à Khartoum une chose bien française. Le Maahdi s’était emparé du fort le plus proche. Il n’avait qu’à lancer son armée pour entrer dans la ville. Les musulmans devaient être pressés de marcher en avant. Ils ont tardé pourtant, malgré leur fougue native. Il y a là évidemment l’influence de Pain, qui a voulu laisser venir les Anglais afin de rendre leur défaite plus décisive.

Un dernier détail : Qui croirait qu’au milieu de tant d’événements, Olivier Pain eût trouvé le temps de se constituer un ménage ? Il n’y a cependant point de meilleur père de famille que lui. Il a fait à Genève un mariage d’amour. Il a quatre enfants qu’il adore… mais de loin.

C. PERRET

Il y avait un jour dans un petit village situé, je crois, aux environs de Lyon, un bambin qui ramassait des crottins sur les routes.

Un maçon qui cherchait un apprenti le rencontra et lui offrit de l’ouvrage.

L’enfant, qui se nommait Charles Perret, accepta et d’apprenti devint maçon à son tour ; comme tel, il courut la France, allant au travail comme l’oiseau à la graine.

En 70, il était à Paris. Il avait vingt-deux ans. Il fut incorporé dans la garde nationale. Après la guerre, il resta dans son bataillon. Le 18 mars, il fut élu lieutenant de la 4e compagnie du 1er Fédérés.

Traduit plus tard devant le conseil de guerre pour complicité d’incendie du Palais-Royal, il fut condamné à mort par contumace.

Ah, il a fait du chemin, le bambin qui ramassait sait des crottins, depuis cette platonique condamnation à mort !

Il s’était réfugié en Belgique où il ne tarda point à devenir contre-maître, puis patron.

Pour arriver, il ne s’agit vraiment que d’être intelligent et travailleur.

Charles Perret, grâce au crédit, édifia à Bruxelles le Jardin d’Hiver du Palais du Roi, puis à Spa le monument de Pierre le Grand.

La fortune venait. J’ai l’air de raconter une féerie. L’ancien bambin qui ramassait des crottins rentra en France dès que le lui permit l’amnistie. Il y avait alors à Paris un redoublement d’activité. Le bâtiment allait ! Perret construisit successivement la plupart des maisons neuves de la rue de Rocroy, de la rue de Dunkerque, du quartier Saint-Philippe du Roule et tout le pâté qui fait l’angle de l’avenue du Maine et du boulevard Montparnasse.

Il a aujourd’hui cinq millions.

C’est un superbe garçon, qui ressemble assez au peintre Guillemet. Il est, comme lui, blond, rose et fort.

Ne rêvez pas, mesdemoiselles.

Perret est marié.

PIAT

Employé de chemin de fer avant la guerre, il monta vite en grade sous la Commune qui le nomma directeur de ses voies ferrées.

Il faut croire d’ailleurs qu’il à été jugé digne de ces fonctions, car il occupe aujourd’hui un des plus hauts emplois dans les Chemins de fer de l’État.

POTTIER

Un jour, — il y a de cela longtemps, — Gustave Nadaud, qui venait de lire une chanson signée Pottier, demanda à Pierre Dupont :

— Est-ce que vous connaissez ce garçon-là ?

— Si je connais Pottier ! s’écria l’auteur des Louis d’or. Ah ! celui-là est un poète qui nous dégotera tous les deux…

Nadaud lut alors les autres chansons de son confrère et s’en éprit tellement que, quand celui-ci les réunit en un volume, il offrit lui-même d’en faire la préface.

Le chansonnier que vantait tant Pierre Dupont avait témoigné en 1848 d’un républicanisme exalté, que développaient encore les théories qu’il avait reçues de Fourier.

Le 4 septembre réveilla son ardeur. Le 18 mars l’enflamma. Pottier fut nommé membre de la Commune, mais aux secondes élections seulement.

Aujourd’hui il est revenu tout entier à sa Muse. Le chansonnier même s’est fait poète lyrique. Qu’on en juge :

LES DIEUX DE LA FORÊT

Ouvre, forêt, ta cathédrale sombre ;
Ouvre au penseur, qui traverse à pas lents
Ta haute nef, les ogives sans nombre
Que font entr’eux tes arbres de mille ans.
La feuille y tend sa voûte de dentelle ;
Par sa rosace on entrevoit les cieux
Et l’âme cherche un Dieu qui s’y révèle…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Novembre mord ta coupole échancrée ;
Comme une rouille, il ronge ton portail ;
Il pleut à flots. La fougère cuivrée
À l’ouragan tord son frêle éventail.
Ah ! quand le vent, cet orgue des tempêtes,
Fait éclater l’hymne religieux,
Dieux, montrez-vous, qu’on sache qui vous êtes…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Il fut ton Dieu, l’esprit des funérailles,
Le noir chaos, fièvre de l’infini ;
Mais, de ses mains, il s’ouvrit les entrailles
Et nous marchons sur ses os de granit.
Toujours la Terre a créé par secousses.
Pétrifié, ce Titan monstrueux
S’est tapissé de lichens et de mousses…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Quand Phydias sculptait des dieux de marbre,
Faune et Silvain hantaient les bois profonds ;
Vos cœurs battaient sous l’écorce de l’arbre,
Sèves de chair, nymphes aux cheveux blonds ;
Et dans la nuit qu’épaississent les branches,
Quand vous dansiez vos chœurs mélodieux,
L’œil devinait vos rondes formes blanches…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Cueillant Le gui qui pousse au chêne immense,
Vient le Druide à la faucille d’or.
La Mort s’ausculte et se sent Renaissance,
Pour s’éveiller nouveau, le corps s’endort.

Géant d’osier, l’on brûle un édifice
Plein de captifs, holocauste odieux ;
Toujours l’esclave est chair à sacrifice !…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Gloire ! Hosannah ! courez, fils des misères,
Courez au Christ, vos rameaux à la main !
Sur son passage, étalez vos ulcères !
Dieu vient à vous sous un visage humain.
Hélas ! sa croix aux carrefours placée
Pour enseigner les siècles radieux
Semble un poteau d’une route effacée…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Dans tes fourrés plus d’ogre à jeun qui rôde ;
Petit Poucet n’émiette plus son pain.
Titania sur son char d’émeraude
A dû passer par ce bois de sapin ;
Sur son chemin jonché de pierreries,
Elle allumait des palais merveilleux ;
Culte jamais valut-il tes féeries ?…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

Oracles sourds, à l’heure où nous en sommes,
Nous envions l’heure où vous nous trompiez,
Les nations, ces vastes forêts d’hommes,
Fouillent en vain la terre sous leurs pieds,
Fouillez toujours, fouillez, souches divines,
Car la science est votre instinct pieux ;
Vous pompez Dieu par toutes vos racines…
Église sombre, as-tu de nouveaux dieux ?

De tels vers devraient nourrir leur homme. On me dit pourtant que Pottier, maintenant fort âgé, se félicite surtout d’avoir eu une fille.

Le mari de celle-ci lui sert en effet une pension de quinze cents francs.

ROQUES DE FILHIOL

Ancien courtier en vins, mais se livrant également au courtage politique, Roques de Filhiol devint, après le 4 septembre, le grand républicain de Puteaux.

Comme tel, il essaya d’embaucher les troupes versaillaises au profit de la Commune. Il fut pour ce fait condamné à la déportation.

Il méritait donc bien d’être député. Il l’est.

TAVERNIER

Vous le verriez passer, vous diriez :

— Voilà une tête de greffier bien caractéristique !…

Tavernier a été fidèle à son type.

Il s’est laissé nommer pendant la Commune greffier à la Roquette, puis à Saint-Lazare.

Le conseil de guerre séant à Versailles l’a condamné pour immixtion sans titre dans les fonctions publiques, pour complicité de séquestration et d’évasion, aux travaux forcés à perpétuité.

Sic itur à l’Ile-Nou, d’où il est revenu en 79 sur la Picardie.

Grâce à un ancien communard, qui est resté son ami et qui a aujourd’hui un certain pouvoir, — ô bascule de la politique ! — Tavernier est maintenant expéditionnaire à la préfecture de la Seine.

VUILLAUME

Avec Alphonse Humbert et Vermesch, Vuillaume publia, pendant la Commune, ce fameux et terrible Père Duchesne qui, chaque matin, demandait en termes si virulents l’exécution des otages.

À l’entrée des troupes, Vuillaume put leur échapper. Il ne fut condamné que par contumace.

Le directeur des travaux de percement du Gothard le prit pour secrétaire.

Après la fin des travaux, Vuillaume entra, en qualité d’ingénieur, à la compagnie de dynamite Nobel. C’était indiqué.

Il occupe aujourd’hui, près de Savone, un poste important dans une fabrique de dynamite ; il ne pense, assure-t-on, à se servir de ses produits que pour faire sauter des rochers ou des minières.

ETC.
(Les survivants de la Commune à l’enterrement de Jules Vallès, ancien membre de la Commune.)

Si les manifestations qui devaient avoir lieu, le lundi 9 février 1885 et les jours suivants, sur la place de l’Opéra ont avorté, il n’en a pas été ainsi de celle dont la mort de Jules Vallès fut l’occasion. On a pu, le jour de son enterrement, compter les chefs de l’armée blanquiste.

Le général Vaillant qui, se lassant d’être conseiller municipal, voudrait bien être député, avait réuni la veille ses soldats à la salle Graffart.

Son entrée a été saluée par le cri unanime de : « Vive la Commune ! » Cela promettait.

Vaillant a provoqué les révolutionnaires à prendre leur revanche aux obsèques de son ancien collègue de la Commune, de son ami Jules Vallès, victime de la police.

— Ce sont, en effet, dit-il, les agents qui l’ont tué en allant, pendant sa maladie, faire des perquisitions illégales jusque dans son lit. Que tous les anciens membres de la Commune, que tous les révolutionnaires viennent avec moi derrière le convoi, témoigner par leur seule présence de leur indignation contre les manœuvres inqualifiables d’un gouvernement qui n’a plus rien à envier à l’Empire.

Cette proposition a été accueillie par des acclamations.

À côté de la tribune, était collé le dernier numéro du Cri du Peuple qui avait paru encadré de noir.

Après des discours de Ponchet et d’Eudes, tout le monde s’est donné rendez-vous aux obsèques de Vallès. On voulait que la manifestation fût générale et réunît blanquistes et anarchistes.

Le soir, la plupart des membres de la Commune qui vivent encore se sont réunis au Cri du Peuple :

Il a été décidé que le convoi serait conduit par eux.

Dans son testament, Vallès a demandé la bière des pauvres.

Ses amis toutefois ont payé une classe supérieure, mais n’ont emprunté à celle-ci que les tentures de la porte.

Et le lendemain, 16 février, veille du mardi-gras, on a vu pour la première fois, en plein Paris une manifestation révolutionnaire se produire en dehors de toute intervention de la police. Si scandaleux que le spectacle ait pu paraître à quelques-uns, je crois que le gouvernement a eu raison de suivre le conseil que, moi-même d ailleurs, j’avais donné dans le Figaro.

Il est vrai qu’un immense cortège de révolutionnaires a promené, des hauteurs du boulevard Saint-Michel au Père-Lachaise, l’apothéose de la Commune, mais à part trois incidents étrangers au parti, il n’y a eu nulle tentative d’émeute. Tout au contraire, si les agents s’étaient montrés, on aurait peut-être eu cinquante arrestations à enregistrer.

Dès onze heures du matin, les voitures avaient le plus grand mal à circuler sur le boulevard Saint-Michel. Entre la maison mortuaire, située au no 77, et l’École des Mines qui lui fait face, il y avait bien huit mille révolutionnaires ou curieux. Un grand nombre.de blanquistes, ayant des immortelles rouges ou jaunes à la boutonnière, se pressaient devant la porte. Le corridor de la maison, l’escalier étaient pleins.

M. Blanck descend de l’appartement où est mort Vallès et monte sur une chaise :

Citoyens, dit-il, nous vous prions de ne plus essayer d’entrer. On va mettre le corps en bière. Immédiatement après, la levée aura lieu.

Pendant ce temps, les curieux, à tous moments dérangés par le passage des tramways, posent des pierres sur les rails. Le premier tramway qui veut passer, déraille. La scène devient comique. Les voyageurs, apeurés, se sauvent et sont aussitôt remplacés par deux fois plus de curieux que la voiture n’en peut porter. Derrière celle-ci, cinq ou six tramways s’arrêtent. On monte sur les roues. On envahit les marchepieds. La foule est absolument dépourvue de recueillement. On jette du sable dans les yeux des voyageurs payants pour les forcer à descendre et pour les remplacer.

Du haut de son fiacre, un habitué des réunions publiques, le cocher Mohr, récite une pièce de vers de sa composition. Il a fait entrer dans un alexandin le célèbre mot : « La propriété, c’est le vol. »

— Connu ! s’écrie un étudiant.

— Citoyens, dit-il, le mot a été dit, il est vrai, par le citoyen Proudhon, mais comme il est très beau, j’ai cru pouvoir le mettre dans mes vers.

On rit. Les étudiants acclament le cocher Mohr. La scène eût paru navrante aux véritables amis du défunt, à ceux qui gardaient le corps sur le petit lit de fer où il était exposé depuis la veille… Mais derrière le tramway déraillé, d’autres voitures se succèdent. Le cocher de celui-ci supplie la foule de l’aider à remettre le tramway sur ses rails. On y consent, à la condition qu’il laissera attacher un crêpe à la tête de ses chevaux. Il se prête à cet étrange désir. On pare ses bêtes, puis on l’aide. On entend enfin sonner une heure. La bière est placée sur le corbillard des pauvres. On la recouvre d’un drap noir, sur lequel on dépose une couronne rouge et l’écharpe de membre de la Commune.

On forme le cortège. Le deuil est conduit par le docteur Guebhard, l’ami le plus dévoué qu’ait eu Vallès. Une jeune femme blonde, tout en larmes, s’appuie à son bras. C’est sa fiancée, l’élève et la collaboratrice de Vallès, la célèbre Séverine. Derrière eux se placent les anciens membres de la Commune, restés fidèles à la cause, les citoyens Amouroux, Arnaud, Avrial, Champy, Cournet, Dereure, Dupont Clovis, Eudes, Gérardin, Longuet, Malon, Martelet, Pottier, Régère, Rochefort, Urbain, Vaillant, Viard. Viennent ensuite les rédacteurs du Cri du Peuple, puis MM. Arsène Houssaye, représentant la Société des gens de Lettres, Alphonse Humbert, Cladel, Laguerre, Lisbonne, Robert Caze, Clémenceau, Duportal, Carjat, etc.

Pendant la formation du cortège, le plus grand tumulte se produit. À tout moment, ceux dont la place a été désignée d’avance sont repoussés par des intrus désireux d’être aux premiers rangs.

Le corbillard s’ébranle. Un formidable cri retentit : « Vive la Commune ! » Tout le long de la route, principalement aux angles des rues, ce cri se fait entendre, alternant avec celui de « Vive la révolution sociale ! » Derrière les premiers groupes sont portées deux couronnes. Puis on se montre les bannières, les drapeaux, onze en tout. Les bannières sont rouges et garnies de mentions comme celle-ci : « Les Égaux du XIe arrondissement ». Sur l’un des drapeaux on lit : « Vive la Commune ! » Un deuxième est tout rouge, sans inscription aucune. Un autre est noir. Celui-ci représente le parti de Louise Michel. Dix mille badauds, stationnant sur les trottoirs, regardent ce défilé sans souffler mot, quand, au milieu des bannières, se dresse, au bout d’un long bâton, une couronne de violettes attachée par des rubans rouges, noirs et blancs.

Entre les fleurs est cette inscription qui se détache en lettres noires sur un carton blanc : « Les Socialistes allemands de Paris, à Jules Vallès. »

— À bas l’Allemagne ! crie un étudiant.

Une vingtaine d’Allemands entourent cette couronne. Sur le trottoir, les étudiants se réunissent. Ils délibèrent. Devant la rue Royer-Collard, ils s’élancent, criant : « Pas d’Allemands ! » Ils veulent arracher la couronne allemande. Les blanquistes défendent les étrangers. Des pourparlers ont lieu. Les blanquistes disent : « Ce ne sont pas les socialistes allemands qui ont fait la guerre, puisqu ils sont opposés à toute guerre. » Malgré ces paroles, une lutte s’engage. Un Français d’une cinquantaine d’années s’est mêlé aux étudiants. Il est plus excité qu’eux. Les Allemands le rouent de coups et le rejettent sur le trottoir. Tel est le premier des trois incidents mentionnés plus haut. Les deux autres, bien que plus violents, lui ressembleront.

Ici une observation : Était-ce à l’heure où le gouvernement lui-même proclamait la liberté en laissant circuler sur les boulevards les emblèmes de l’émeute, qu’il était bien convenable de ne pas laisser aux socialistes, même allemands, la liberté de manifester ?

Puisque les porteurs de la couronne étaient défendus par les blanquistes, il n’appartenait pas aux étudiants, il n’appartenait à personne, patriote ou non, de les attaquer.

Et pourtant, à partir de cette minute, le cortège qui toujours criait : « Vive la Commune ! » eut à sa droite un groupe de deux cents étudiants qui, sur l’air des Lampions, disait : « Pas d’Allemands ! Pas d’Allemands ! » Au nom de la liberté, rien à reprocher à ce cri ; mais on ne s’est pas contenté de crier.

Boulevard Saint-Germain, devant le Théâtre-Cluny, le second incident se produit. Les deux cents étudiants se précipitent une deuxième fois sur les Allemands, essayant d’arracher la couronne !

Cette fois encore, ils furent vaincus, mais après une mêlée où l’on a vu à plusieurs reprises couler le sang. Rue Saint-Jacques, un étudiant reçoit un coup de canne plombée. Là aussi il y a du sable. On: en prend. On s’en jette dans les yeux. Puis on se poursuit. On se rencontre. On tombe dans une vitrine, que l’on casse.

Lentement le corbillard continue sa marche. Et de ci de là : « Vive la Commune ! Vive la Révolution sociale ! À bas les Allemands ! »

On arrive ainsi rue de la Roquette. Là au coin de la rue Daval, troisième et dernier incident patriotique. Maintenant ce sont des pierres que l’on jette aux Allemands. Ceux-ci répondent en en lançant d’autres. Comme toujours, c’est un passant inoffensif qui reçoit en plein nez une de ces dernières.

À partir de ce moment, chacun se hâte vers le cimetière. C’est à qui y arrivera le premier, par les chemins les plus détournés.

Déjà le Père Lachaise est plein de curieux dont le nombre est inappréciable. Le caveau où doit être déposé le corps est situé au milieu de la première voie à droite. Jusqu’à la chapelle, l’allée est encombrée. Dans la première voie de droite, impossible de circuler. On se demande comment le corbillard pourra pénétrer.

Il vient, cependant. Il approche. On se serre. C’est une mêlée dont on a pas idée. On ne peut faire un mouvement. On crie : « Chapeau bas ! » Mais il serait impossible de lever les bras pour prendre son chapeau. On est encaqué. On a le corps comprimé. On ne respire plus.

À peine la bière est-elle enlevée du corbillard, dix, vingt, trente citoyens grimpent sur celui-ci. Autour de nous, tous les monuments sont encombrés. Les arbres ploient sous les grappes humaines. On ne voit plus une tombe. Il n’y a plus que des curieux.

— Respect aux morts ! crie quelqu’un.

— Vive la Commune ! répond la foule.

Comment les orateurs ont-ils pu approcher de la tombe ? Mystère.

— Citoyens… crie le premier d’entre eux, le citoyen Massard, du Cri du Peuple.

À sa parole, le silence se fait.

Nous regardons la foule. Elle se compose de tous les malheureux de Paris. Le voilà, le meeting des ouvriers sans ouvrage. Pour l’instant, les manifestants sont bien heureux. Ils se croient au théâtre. Ils se montrent, il se nomment les acteurs qui sont de vrais hommes, tous connus.

Il y a bien dans la foule trois membres de la police, les commissaires Dresch et Lejeune et l’inspecteur divisionnaire Honnorat ; mais ils sont en bourgeois. On ne les reconnaît pas.

Parlent ensuite les citoyens Vaillant, Rochefort et Longuet. Puis commence, devant la tombe, le défilé des bannières et des délégations, qui a duré une heure.

Pendant que les anciens communards se rendent dans l’enclos des fédérés, la sortie s’effectue sans incident. On est fatigué d’avoir été pressuré. Toutefois, on suit Rochefort jusqu’à sa voiture. On l’acclame : « Vive Rochefort ! »

Place Voltaire, est joué le vaudeville final.

Tout le temps, les anarchistes se sont tus. Ils n’ont pas été invités à jouer de grands rôles dans la petite pièce. Ils ne sont pas contents. Aussi veulent-ils leur revanche. L’un d’eux, se plaçant sur le socle de pierre où se dressait la statue de l’auteur de Candide, fait un discours incendiaire.

Tout à coup, les anarchistes s’élancent vers lui, le saisissent au collet. Peut-être le prennent-ils pour un agent provocateur. Le fait est qu’ils le conduisent au poste de la mairie et le remettent aux mains des gardiens de la paix. Par malheur, ceux-ci ont reçu l’ordre de n’arrêter personne. Ils pourchassent la foule. Tel est le dernier incident de cette mémorable journée à laquelle il n’a manqué, du commencement à la fin, que le respect de la mort.